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| | L'historiette du jour | |
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Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 24 Mar - 7:57 | |
| L'historiette du jour : Tony de l'église de Charlie PerezCe soir-là, je déambulais dans les rues depuis près de deux heures, saoul comme une barrique, comme cela m’arrivait trop souvent pour faire passer ce détail comme un accident. Il ne faisait pas assez chaud pour dire qu’il faisait chaud, et certainement pas assez froid pour mettre un manteau. En soi, une bien belle soirée pour écumer les bars de la ville en solitaire. J’aimais cette activité ; cela m’aidait à oublier que le lendemain, je devais être à l’usine avant sept heures, et ça me sortait de la tête tous mes autres problèmes sans lien avec mon morne quotidien. J’avais passé des années à sortir avec mes amis, à boire avec des filles, avec des garçons, à rire sur les bancs des bars et les fauteuils prisés des boîtes de nuit, mais cela remontait à ma vie d’étudiant, qui avait touché à sa fin deux ans auparavant. Depuis, tous étaient partis construire leurs familles, monter leurs boîtes et faire les mille et une choses que font les amis quand ils terminent leurs années de fac. Et moi, en bon imbécile que je suis et que je serai toujours, j’ai décidé de rester dans ce coin puant le temps d’accompagner ma mère jusqu’au cercueil. Résultat, elle n’était toujours pas morte, et c’était moi qui m’approchais peu à peu de la tombe à grands coups de drogues, de nuits sans sommeil et de grèves d’appétit. Je ne saurais pas dire si toutes ces larmoyances étaient dues à ce que les autres appellent « culpabilité » ou si la seule chose à blâmer était ma nature profonde, même aujourd’hui. - Lire la suite:
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Cela étant, je tournoyais en ville, alors que l’église la plus proche – et elle était vraiment proche ; en fait, je passais juste devant, et elle a sonné si fort que j’ai frôlé l’accident cardiaque – chantait les coups de trois heures du matin. Je me rappelle penser que je rentrais chez moi, après une bonne douzaine de verres dans un club miteux où j’allais seulement pour profiter de la distraction qu’offrait le serveur apathique qui remballait les lycéennes insupportables dès dix-neuf heures, mais en vérité j’étais tellement ivre que je savais à peine où je me dirigeais. C’est en tournant au coin de l’église que je l’ai vu. Il ne dormait pas comme un SDF banal, emmitouflé dans un sac de couchage miteux avec son chien près de lui, mais était couché sur le dos presque au centre de la rue, dans la position qu’on attend de voir chez quelqu’un qui vient de se faire exploser par un obus et a atterri en tas vingt mètres plus loin. J’aurais longtemps continué à me dire « ah, en voilà un autre qui a mal supporté son dernier Rhum Coca », si en passant à côté je n’avais pas vu la seringue dans son bras. Au début, je n’étais pas sûr, et je me souviens me dire que quelqu’un l’avait poignardé, mais non ; c’était bien un héroïnomane dans une très mauvaise posture. Je regrette la légende populaire qu’une situation d’urgence fait redescendre l’alcoolémie, car pour moi ça n’a jamais été le cas. Je me suis trop souvent retrouvé dans des bagarres, des agressions, des tentatives de viol, des accidents, et l’alcool dans mon sang ne partait nulle part ; je finissais juste par essayer de concentrer le peu de clarté qu’il me restait, tout en étant persuadé que j’allais faire le garrot à la mauvaise jambe ou foutre une droite à la fille victime de l’agression. La plupart du temps, ça ne finissait pas trop mal. Sans plus réfléchir, je suis tombé à genoux près de l’homme, et j’ai essayé de faire ce que j’avais vu mon cousin faire à des amis à de nombreuses reprises, le tout embrouillé par l’alcool et la terreur (terreur menée par le fait que j’avais moi-même quelques petites bricoles illégales dans mes poches et que s’il clamsait les flics allaient certainement me tomber dessus illico presto). Première vérification : son cœur battait. Vraiment pas beaucoup, si bien que j’ai dû vérifier trois fois pour en être sûr. C’était déjà ça. Deuxième vérification : mon téléphone n’était pas mort non plus, mais c’était tout juste. Sans attendre, j’ai tapé le numéro de Marta, me trompant à quatre reprises, et puis j’ai attendu, toujours à genoux, une main sur la poitrine du pauvre bougre perdu trop loin dans la stratosphère. Marta répondit au bout de trois sonneries, comme toujours, et sa voix autoritaire réceptionna ma voix pâteuse. — Yo Marta, c’est Sam. — Salut. Besoin de quelque chose ? — J’viens de trouver un type dans la rue, j’ai besoin de Narcan ou un truc du genre, rapidement. — Il respire ? — Il... Ouais, un peu. — Emmène-le à l’hosto alors. — ******, je peux pas ! Si j’me fais arrêter par les flics je... — Écoute, vraiment désolée, mais c’est la desh ici niveau Narcan. Mauvaise passe. T’es où ? Alors que j’allais lui donner l’adresse, mon téléphone rendit l’âme. Comme ça, d’un coup, sans me prévenir. Aussi fallait-il dire que je n’avais jamais été très prévoyant niveau batterie téléphonique quand je partais pour mes escapades alcoolisées. Mais ce jour-là, seulement ce jour-là, ma négligence allait peut-être se révéler fatidique. J’ai juré à voix haute, peut-être un peu fort, et je me suis assis en tailleurs aux côtés du corps inerte. Dans ce coin de la ville, personne ne passait jamais de nuit (et c’était bien pourquoi moi, j’y passais), car les fréquentations autour de l’église n’avaient rien à envier les pires bidonvilles du tiers-monde. Que devais-je faire, alors ? Un massage cardiaque ne lui aurait pas été de grande utilité, de même que le bouche-à-bouche, et à part si quelqu’un avait pensé que ça aurait été une bonne idée de lui rajouter à la dose de ce qu’il avait pris un peu de MDMA ou quelques opiacés supplémentaires, je ne pouvais vraiment rien faire. Je l’ai détaillé du regard. Il avait les cheveux rasés sur les côtés, assez proprement, et une masse capillaire sale sur le haut du crâne. Il avait un visage creusé et couvert de taches de rousseur, peu avenant avec cette couleur blanche terrible, ces lèvres bleues, ces ombres effrayantes autour des yeux. Peut-être devais-je secouer. Lui hurler dessus. Lui ouvrir les yeux. Je me préparais à le faire quand tout d’un coup il a eu une inspiration brusque et a ouvert les yeux. Son premier geste fut d’arracher avec violence la seringue de son bras. Ce fut tellement soudain que j’ai cru rêver. Même dans la pénombre, j’ai réalisé qui j’avais en face de moi. C’était Charlotte Herdeau, avec qui j’avais partagé un semestre en Musiques du monde durant notre seconde année de fac. On ne s’était jamais vraiment parlé, mais je sais reconnaître une belle femme quand j’en voyais une. Néanmoins, ce furent ses yeux qui m’avaient le plus marqué : l’un marron, l’autre bleu foncé. Sauf que j’avais devant moi une version nettement plus masculine de Charlotte Herdeau. Autant vous dire que ces questionnements ne m’ont pas perturbé trop longtemps, car à cet instant même Charlotte-Mais-En-Mec s’agrippait à mon bras comme si sa vie en dépendait – ce qui était peut-être le cas. J’ai réagi comme je réagis toujours à toutes les situations, c’est-à-dire à côté de la plaque. — Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait à Charlotte Herdeau, monsieur ? Je n’ai pas eu le loisir d’avoir une réponse, car le jeune homme s’était détaché de moi et s’était mis à vomir avec fureur dans le caniveau. Cette symphonie en régurgitation majeur dura près de vingt minutes.
Je l’ai plus ou moins porté jusqu’à chez moi, ce qui ne fut pas vraiment très difficile, le brave jeune homme n’ayant pas grand-chose sur les os. Il titubait, penchait à droite, puis à gauche, s’arrêtait tous les dix mètres pour reprendre ses symphoniques vomissements. Il tremblait, aussi ; de tout son corps, si fort que j’avais peur qu’il s’en brise les mâchoires. C’étaient les beautés effervescentes du manque, aussi puissant qu’un marteau piqueur, qu’une boule de démolition, et je savais d’expérience que ce pauvre bougre devait avoir l’impression d’être en train de mourir. Le chemin du retour fut long et laborieux, mais lorsqu’il toucha à sa fin un autre problème vit le jour : les escaliers. Il y avait deux étages à monter, et des marches exigües, une rampe branlante. Je vivais dans un véritable trou à rat, je l’avoue. Mon appartement était pourtant bien placé, mais avait une allure de squat de mauvais goût et la cage de l’immeuble puait de manière non identifiée ; peut-être des crottes de souris, peut-être de la pisse. Nous avons failli basculer une (bon, d’accord, deux) fois, et à chaque fois je me suis rattrapé in extremis à la rampe, le cœur battant si fort que j’avais peur qu’il ne sorte de ma poitrine. Être en mouvement donne toujours l’impression d’être moins ivre qu’on ne l’est réellement. Arrivé devant la porte, j’ai cru que j’allais tourner de l’œil et j’ai titubé quelques secondes sans rien y voir, la vision drapée de noir, avant de secouer la tête et de batailler avec la serrure de la porte. Dedans : rien d’exceptionnel. Peu de meubles, encore moins de décorations. Des cendriers pleins, des bouteilles vides, des livres. J’ai laissé le type s’échouer sur le canapé défait et il s’est immédiatement recroquevillé sur lui-même sans cesser de trembler. À cet instant, je me sentais moi-même tellement mal que je n’ai pas su quoi faire d’autre que de m’accroupir près de lui, de lui attraper le bras et de dire doucement, mais d’une voix ferme (du moins le croyais-je) : — Je suis dans la pièce d’à côté. Je t’apporte une bouteille d’eau et un truc à bouffer. Une bassine, aussi. Les chiottes sont au fond du couloir. Si t’as besoin de quoi que ce soit, réveille-moi. Avec entrain ; j’ai le sommeil lourd. T’en vas pas demain matin, mec. Je vais t’aider. J’ai déblatéré ces paroles prophétiques dans un état quasi hallucinatoire, la tête appuyée directement sur le canapé, et cela fait je l’ai lentement relevé, me suis mis sur mes pieds et lui ai apporté tout ce que j’avais promis d’apporter en titubant comme le dernier des poivrots, et sur ce je suis tombé sur mon lit à l’odeur de tabac froid, pour m’endormir dans la seconde, aussi imperturbable qu’un mort.
Le lendemain, il était toujours là. J’ai eu un peu peur, dans un premier lieu, en voyant le canapé bien refait et la table basse ordonnée, mais en arrivant dans la cuisine – cette fois totalement halluciné, mais habitué de cet état – il était là, assis sur une chaise avec ses pieds nus sur une autre. Il avait une mine absolument affreuse, mais lorsqu’il m’a vu arriver dans l’embrasure de la porte, il a souri. Ce sourire aussi, je pensais le connaitre. — Sale gueule, mon sauveur, dit-il en étirant le bras pour attraper un cendrier. Café ? — Non, merci, ai-je dit gentiment. — Ah, mal au ventre ? J’avais toujours eu du mal à expliquer ce qu’il se passait dans mon corps lorsque je procédais à mon habituel cocktail alcool/médicaments, alors j’ai seulement souri à mon tour sans rien dire. — Comment tu te sens ? Tu t’es foutu dans une sacrée XXXXX hier soir, mec. Si j’étais pas passé par là… — C’est pas mon premier rodéo, Charmant, t’en fais pas pour moi. Je l’ai considéré. Il n’avait que son pantalon sur lui. Les deux fines cicatrices sur sa poitrine, je ne les aurais pas vues si je ne les avais pas cherchées. Il était assez maigre pour que j’en sois effrayé au premier degré. Comme toujours, lorsque je voyais les côtes de quelqu’un ressortir assez pour que l’on puisse les compter sans les toucher, je me demandais si c’était délibéré. Vieilles habitudes d’HP. — Alors, dit-il en cendrant d’une manière délibérément détachée, qu’est-ce que tu foutais dans ces ruelles sombres en plein milieu de la nuit ? — C’est mon itinéraire habituel de retour de beuverie. Moins d’étudiants joyeux, moins de flics. — Ah, je suis tombé sur un alcoolique, alors, dit-il avec un tel sérieux que je n’ai pas trop su comment réagir. — T’es tombé sur rien du tout, c’est moi qui t’ai ramassé, je te rappelle. Et t’es passé à ça d’une jolie dose de Narcan, mon pote. — T’aurais pas fait ça, a-t-il répondit du tac au tac sans trop d’émotions. Nous savions tous les deux pertinemment que nous tournions autour du pot pour ne pas aborder les sujets fâcheux. Je n’avais pas beaucoup d’humour, ce matin, et j’avais du mal à comprendre comment il pouvait être aussi détaché après sa nuit de folie et très certainement pas une seule seconde de sommeil. — Quoi, t’es fâché que je te balance pas ma vie dès le premier déjeuner ? T’as le syndrome du sauveur ou j’sais pas quoi ? — P'têt bien, mec. (J’ai hésité comment continuer pour ne pas le blesser.) Monsieur Herdeau, alors. Comment on doit t’appeler ? Il n’a pas changé d’expression. Sa main ne s’est pas crispée. — Un type de la fac, alors, hein ? J’me trompe ? (Voyant que je ne répondais pas :) Tony, s’il te plait. — C’est… (Et me voilà essayant de calmer une de mes colères insupportables sans aucun sens.) c’est cool, comme nom. Fini la fac ? — Avortée, la fac, a-t-il répondu en riant. Et toi ? — Pareil. Comment tu gagnes ta croûte ? — En parasitant, disons, répondit-il en éteignant sa cigarette dans le cendrier, cherchant son café de l’autre main. Je fais deux trois trucs à droite et à gauche. Et toi ? — Je bosse à l’usine. — Ça te plait ? — Ça me donne envie de me tirer une ****** de balle, ouais. Tony eut un rire tout à fait ingénu. — Pourquoi tu te casses pas ? Je ne savais pas comment l’expliquer : comment, depuis mon adolescence, on m’avait appris que la seule manière pour moi de rester en vie et sain d’esprit était de suivre une routine. D’avoir des études stables, ou alors un travail stable. Stabilité, stabilité, stabilité. Les médecins n’avaient que ce mot-là à la bouche. Je vivais avec l’impression que si je lâchais ce quotidien, ma vie entière allait s’écrouler. Et que j’allais tomber en spirale jusqu’au plus bas, où j’allais casser ma pipe. Mais au lieu de lui dire ça, j’ai juste dit : — J’ai besoin de l’argent. Ce qui était, en soi, totalement faux. Qui a besoin d’argent ? Certainement pas moi, sans compagnon ni enfant. Même ma mère se suffisait à elle-même. Je n’existais que pour moi-même, et même cela j’arrivais à mal le faire. J’ai été surpris qu’il réponde quelque chose ressemblant étrangement à ma propre pensée, mais je n’ai pas relevé. Je me suis levé, suis allé chercher deux sucres pour mon café et suis revenu m’asseoir. Tony paraissait tout à fait serein ; il avait croisé les jambes et ne semblait pas faire un seul geste pour boire le contenu de sa tasse, qu’il touillait pourtant avec ferveur. Je mourrais d’envie de lui demander ce qu’il lui était arrivé pour qu’il finisse overdosé à la rue, mais je n’ai pas osé. Finalement, il m’a remercié, accompagné d’un sourire calme et posé, et son œil bleu et son œil brun se sont posés une longue seconde sur moi et il a dit d’une voix entendue : — Je vais pas t’emmerder plus, mon sauveur. J’ai mon chien qui attend je sais pas où ; la pauvre boule doit être perdue à cette heure, en espérant qu’elle soit pas tombée sur la fourrière. Je vais y aller. Je me sentais tellement malade et perturbé que je n’ai rien dit, ne lui ai pas indiqué où était l’interrupteur pour ouvrir le portail menant à la rue, et je l’ai seulement observé remettre son tee-shirt, vérifier plusieurs fois ses poches, se frotter le visage, et puis je l’ai accompagné à la porte. Là, je l’ai jugé du regard, moi qui étais plus grand de quelques centimètres, et je me suis à nouveau demandé quel chemin il avait pris, lui, quand s'étaient refermées les portes rassurantes de l'université. Je ne lui ai rien demandé de plus, je l’ai juste vu se frotter le creux du bras, j’ai vu la sueur sur ses tempes et dans son dos, les signes du manque encore présents, et après qu’il soit descendu je ne suis pas allé à la fenêtre voir par où il s’en allait et j’ai seulement plongé la tête la première dans mon oreiller, où j’ai dormi six heures encore. Au réveil, le soleil rendait tout si semblable à un rêve que j’étais sûr de tout avoir imaginé. Lorsque je suis allé faire la vaisselle, j’ai fixé sa tasse, et j’ai vu qu’il y avait un tout petit peu de sang là où il avait posé ses lèvres. Haussant les épaules comme si je me parlais à moi-même, je suis retourné tout droit au lit.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 25 Mar - 7:49 | |
| L'historiette du jour : Le Trône de Yannick BarbeJe n’ai rien fait de mal. J’étais juste venu cambrioler. J’avais repéré la maison depuis un bout de temps déjà. Je ne suis pas un professionnel. Je veux dire, cambrioleur, ce n’est pas mon métier. Mais de temps en temps, il faut attraper la chance au vol, si je puis dire. Une vieille maison bourgeoise, pas loin de chez moi. Un homme âgé (visiblement l’unique occupant) en sort un soir, monte dans un taxi, traînant derrière lui une valise à roulettes grosse comme la moitié de tout ce que je possède. - Lire la suite:
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J’attends, j’observe, j’évalue, je pèse le pour et le contre. La maison n’est pas sous alarme. Pas de voisin immédiat. Une porte à l’arrière, donnant sur un jardin clos. Une semaine passe, et le vieux ne revient pas. Je n’ai aucun plan de carrière à long ni à court terme, pas d’épouse éplorée ou de vieille mère à décevoir au cas où ça tournerait mal. Une nuit, je me décide. Un pied de biche, un grand sac de sport, une lampe frontale. J’escalade la grille, contourne le jardin, fais sauter la serrure de la porte arrière, et me voilà dans la place. De l’intérieur, la maison semble plus grande encore. Elle déborde de meubles, un bric-à-brac de chaises, bureaux, armoires, tapis, commodes, secrétaires, lits, posés au petit bonheur, si bien qu’il est impossible de savoir si on entre dans un salon, une chambre à coucher ou une bibliothèque. Des objets partout, dans des placards, des tiroirs, des malles, sur des étagères, des tables, ou à même le sol, éparpillés sans aucune logique apparente, sans la moindre intention décorative. Il faudrait sélectionner, estimer ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, mais je n’y connais rien. J’ouvre le sac et y enfourne au hasard tout ce qui brille, je trierai plus tard. Dans une vaste salle à l’étage, un peu à l’écart du fourbi, un curieux fauteuil attire mon attention. Tapissé d’un velours rouge aux motifs étranges, coiffé d’un haut dossier en forme de cœur, il se dresse au milieu de la pièce comme un animal prêt à bondir. Contrairement à tout ce qui l’entoure, il n’est pas recouvert de poussière. Lui seul semble à sa place, je saurais pas dire pourquoi. S’asseoir dans ce fauteuil serait le truc le plus stupide à faire cette nuit-là. Mais une force irrésistible m’attire vers lui. Allons, après tout, j’ai bien travaillé, j’ai peut-être mérité une petite pause, voilà ce que je me répète pour essayer de trouver une raison au sentiment inconnu qui m’envahit. Mais la vérité, c’est qu’il m’est impossible de quitter cette maison avant d’avoir essayé ce maudit fauteuil. Je me laisse alors tomber dans les profondeurs du siège. Et c’est là que ça devient extraordinaire. Là que vous pouvez cesser de me croire. Car à l’instant où je m’assois, le décor autour de moi change brutalement, comme si je venais de zapper sur une autre chaîne. C’est toujours la même pièce, mais débarrassée à présent de son mobilier poussiéreux. Des armoiries (ou quel que soit le nom qu’on donne à ces machins-là) couvrent les murs de pierre, surmontées par des chandeliers. Une lumière dorée entre par les grandes baies. Face à moi, un homme très grand, vêtu d’une sorte de manteau chic (ça doit avoir un nom, je n’y connais rien) me dévisage. Dans son regard, je lis une sorte de respect. Oui, c’est cela, un respect mêlé de frayeur. La condescendance, le mépris, l’indifférence de mes concitoyens à mon égard, je connais, c’est mon lot quotidien, mais là… Personne ne m’a jamais regardé comme ce gars-là. Derrière lui, cinq types en uniforme m’observent également, terrifiés, corps tendus et immobiles, comme si d’un seul geste je pouvais les envoyer en enfer. — Majesté, nous attendons vos ordres. Les mots de l’homme au manteau résonnent dans la salle vide, et il me faut quelques secondes d’un silence pesant pour comprendre que c’est à moi qu’ils s’adressent. Ces mots attendent une réponse. Ma réponse. Saisi alors de cette terreur qui peut vous envahir quand vous sentez soudain le vent de la folie siffler entre vos oreilles, je me lève d’un bond… et tout disparaît. La pièce redevient le capharnaüm qu’elle était quelques instants auparavant, silencieuse, éclairée seulement par la lueur de ma frontale. Mon cœur bat à tout rompre. Pris de panique, je m’enfuis à toutes jambes, passe la porte du jardin, saute la grille comme si un molosse était à mes trousses, et détale jusque chez moi sans me retourner. Et là, je m’aperçois, pauvre amateur, que j’ai laissé le sac au pied du fauteuil. Tant pis. Je m’écroule dans mon canapé, un divan tout bête, quinze ans que je m’y assois sans qu’aucune hallucination (hormis le flot d’images déprimant du téléviseur qui lui fait face) ne vienne troubler ma tranquillité. Mais qu’est-ce que c’était que ce truc ? Une sorte de jeu vidéo ultra immersif ? Pas le genre du propriétaire. Un délire sorti tout droit de mon imagination ? Je n’ai pourtant pas la fibre mégalo, je le saurais, depuis le temps que je m’applique à rater consciencieusement ma vie. Tout ça semblait tellement réel, tellement… normal. Oui, normal, je ne vois pas d’autre mot. En y repensant, quand l’autre m’a donné du « majesté », bien sûr ça m’a fait un choc, mais comment dire, c’est un peu comme si je m’y attendais. Quelque chose en moi m’a soufflé : « Ah oui, c’est vrai, tu es le roi, comment as-tu pu l’oublier ? » Voilà où tu en es, mon pauvre ami, vautré dans le canapé miteux de ton deux-pièces, devant ta télé éteinte, prince d’un royaume qui n’existe peut-être que dans ton cerveau malade, mais qui t’attend, à trois pâtés de maisons d’ici. Et pourquoi pas, après tout ? Pourquoi je n’aurais pas le droit d’essayer, moi aussi ? Qu’est-ce que j’ai de moins que le ramassis d’incapables et de malhonnêtes qui nous gouverne ? Alors, au mépris de toute logique, j’y retourne. Au moins pour récupérer le sac, je me dis, mais je sais bien que je me mens. Me voilà devant le… disons le trône, n’ayons pas peur des mots. J’hésite. Pas longtemps. Je m’assois avec précaution cette fois, et déjà mes gestes sont différents, oui, il me semble que ma façon de poser mon derrière, d’envelopper le dossier de mon buste, de glisser mes bras sur les accoudoirs, tout cela a un je-ne-sais-quoi de plus noble que la première fois. Et le miracle se reproduit. Le type au manteau, les soldats, et d’autres encore, dans le fond, que je n’avais pas remarqué la première fois, tous sont suspendus à mes lèvres. — Majesté, nous attendons vos ordres. Alors je parle. Je sais pas du tout ce que je dois dire, mais je sens que ça vient, les premiers mots en appellent d’autres, j’écoute et je décrète, je consulte et j’ordonne, d’un geste de la main j’approuve ou désapprouve, d’un haussement de sourcil je distribue grâces et condamnations. Je règne. Je règne, ****** ! Un ballet continu de courtisans, de prêtres, de paysans, de militaires défile à mes pieds, s’abreuve à la parole royale, et je parle, je parle, enfoncé dans mon trône, car je sais que si je me lève, ne serait-ce qu’un instant, tout s’évaporera. On m’annonce des victoires, des défaites, des complots, des famines, on me dit que le peuple m’acclame, puis qu’il me conspue, la révolte gronde, non, elle est maîtrisée, non, finalement l’étincelle renaît, l’ennemi est aux portes du royaume, les informations se contredisent, je ne parviens plus à les comprendre. Je voudrais me lever à présent, prendre du recul, mais je m’aperçois que c’est devenu impossible, malgré tous mes efforts mon *** royal reste vissé au trône. Autour de moi, ce ne sont plus que cris, larmes, batailles, épidémies, impôts. Je hurle des ordres, mais plus personne ne les entend, je voudrais fuir, quitter cet habit qui ne m’appartient pas. Je hurle encore, mais ma parole n’a plus de sens, ce qui sort de ma bouche n’est plus qu’un long cri de désespoir et d’impuissance. Je sens alors le froid du métal sur mes poignets, on me tire violemment du trône, et tout disparaît enfin. Deux flics m’encadrent, tenant fermement mes bras menottés. Je les considère avec un mélange de reconnaissance et d’effroi. Je suis couvert de sueur. Devant moi se tient le propriétaire des lieux, la grosse valise à ses pieds. — Heureusement qu’on passait par là et que les cris nous ont alertés, monsieur Labriet, dit l’un des policiers. Ce genre d’individu peut vite devenir dangereux. Si vous voulez bien nous suivre au commissariat pour que nous puissions enregistrer la plainte… — Je ne vais pas porter plainte. — Comment ? Cet homme est entré chez vous par effraction, c’est très grave, si vous… — Je vous dis que je ne porte pas plainte. Le ton du vieil homme incite le flic à baisser d’un ton. — Très bien. C’est vous qui voyez. L’étreinte des policiers se desserre. Je suis libre. Ils débarrassent le plancher, vaguement déçus de n’avoir servi à rien, une fois de plus. Je reste seul, avec le propriétaire. — Lorsque je vous ai découvert sur le fauteuil, j’ai cru un instant que vous alliez vous en sortir, il me dit. Mais vous n’aviez pas les épaules. Tant pis pour moi. Vous pouvez sortir par la porte de devant, comme un honnête homme. Oublions tout ça. Il me tourne le dos. Je ne lui inspire désormais plus qu’une vague indifférence. J’hésite à récupérer mon sac. Il est vide, je le ramasse tout de même. Sur le pas de la porte, je me retourne une dernière fois. Le vieil homme s’est assis sur le trône. Un masque de douleur et de lassitude déforme son visage. Ses yeux papillonnent de droite à gauche sans aucun clignement de paupière. Ses mains se crispent sur les accoudoirs. Ses lèvres bougent frénétiquement, mais aucun son n’en sort. Pauvre gars.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 25 Mar - 9:53 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 25 Mar - 11:34 | |
| elle est strange encore une fois |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 27 Mar - 7:41 | |
| L'historiette du jour : L'ascenseur était en panne de Sophie OcéanLa façade de l’immeuble suintait la lassitude locative. Je tirai la porte aux gonds éclatés et traversai le hall d’entrée pour prendre l’ascenseur. Pas de chance ! Ce jour-là, la cage en fer grimpante semblait avoir perdu ses facultés, à en juger par le mot collé sur sa porte : en panne ! Quelque peu dépité, rapport aux sept étages à gravir, j’exerçai un repli stratégique et entrepris de me lancer à pieds perdus dans les escaliers en empruntant la porte adéquate. J’imaginais déjà les murs tagués, les paliers personnalisés, les odeurs de cuisine, les noms des habitants sur les sonnettes des appartements, toutes ces bulles de vie qui m’accompagneraient jusqu’au cabinet de Monsieur Paul, éminent orthopédiste passionné de lépidoptères avec une préférence marquée pour le papillon Monarque. - Lire la suite:
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La porte se referma sur moi et c’est à tâtons, dans un noir d’encre de seiche, que j’explorai les lieux en quête de la minuterie. Je laissai ma main parcourir le mur granuleux à la recherche de l’interrupteur. Enfin, la lumière jaillit. Comme libéré d’une chape écrasante, je m’élançai dans les escaliers pour atteindre avec une rapidité déconcertante le premier étage. Quelle déception ! Aucune visibilité sur un palier encombré de vélos d’enfants, pas de faux géraniums poussiéreux dans un vieux bac Riviera. Je me dis que les appartements du premier devaient être inoccupés et que ce n’était que partie remise. Il me restait six étages à gravir ; le nirvana n’en serait que plus merveilleux… La curiosité faisant partie de mes qualités premières (qui a dit que c’était un défaut ?), je m’approchai de la porte de droite pour lire le nom sur la sonnette. J’obtins pour toute réponse un bout de papier blanc dénué de toute inscription. J’avais donc raison ; le logement était vide. Je traversai le palier : pas de paillasson au pied de la porte gauche. Le signe d’une absence probable.
Au suivant ! Toujours aussi alerte, rien qu’à l’idée de rencontrer des vies qui ne me concernaient pas, je m’élançais dans les escaliers pour atteindre le deuxième étage. Une odeur de poivrons et d’oignons frits me titilla les narines. Je pensais que la vie était là au deuxième, derrière une des portes blindées, celle de droite ou celle de gauche ? Je posai mon pied sur le palier et, me laissant guider par une espèce d’instinct olfactif, je m’approchai de la porte peinte en rouge. Machinalement, je regardai le nom sur la sonnette. Il était inscrit en lettres gothiques « A. Andersen ». La petite sirène se préparerait-elle une piperade ? Réalisant à peine l’absurdité de mes pensées, je décidai de continuer mon ascension vers le troisième étage.
Poursuivi par l’odeur alléchante de la préparation d’un repas que j’imaginais familial et joyeux, j’arrivai au troisième. Ambiance feutrée d’un sol recouvert d’une sorte de moquette verte se voulant faux gazon. Devant l’appartement numéro 31 (écrit en caractères dorés sur la porte), un énorme ficus dans un bac à réserve d’eau, le fameux tant attendu « Riviera » de mon enfance. La plante trônait, fière et majestueuse, voire provocatrice avec son air de m’as-tu-vu ostentatoire. Je l’observai de loin, comme si je craignais une réaction tentaculaire de sa part ou encore un jet de sève empoisonnée lancée sauvagement dans ma direction. Je rasai les murs jusqu’à ce que la plante disparaisse de mon champ de vision. Le crépi me chatouillait un peu le dos et c’est avec soulagement que je m’en détachais pour réattaquer la montée vers ce que je croyais être un étage fait pour moi.
J’aimais le chiffre 4. Il éveillait en moi une sorte de gaité inexplicable. C’est donc avec une joie non dissimulée que je posai un pied décidé sur le palier du quatrième étage. Je n’aurais jamais dû être aussi enthousiaste. Que de déception à la vue de ces murs gris délavés sur lesquels se devinait à peine le numéro choyé, à moitié effacé par des années de manque d’entretien des parties communes ! Des traces douteuses sur la peinture écaillée me renvoyaient la tristesse d’un jour pluvieux de novembre. Je décidais de ne pas m’attarder pour ne pas accélérer en moi une dépression latente qui ne demandait qu’à se développer. C’était peut-être ça le but de ma journée : grimper sept étages à pied et arriver déprimé chez Monsieur Paul !
Le cinquième étage serait peut-être plus agréable. Mais, il me fut difficile d’en juger car la lumière s’éteignit brusquement dès que j’y arrivai. Je fus soudain absorbé par une obscurité opaque. Je me mis alors à chercher frénétiquement l’interrupteur qui me sauverait de ces lugubres ténèbres. Je m’approchai du mur et sentis un liquide couler le long de ma main puis un filet aqueux glisser sur mon poignet. Je continuai mon exploration dans une ambiance humide et devenue froide. J’avais l’impression que mes doigts s’enfonçaient dans le mur comme dans du Slime qui se serait liquéfié pour se répandre en un écoulement glacé et visqueux sur mon bras. Mais où était donc ce fichu interrupteur ? Serait-il possible qu’il eût été englouti par cette gigantesque « pâte à prout » qui semblait tapisser les murs du cinquième ? Mon imagination me perdait. Je n’étais plus à même de raisonner correctement. Je décidai donc de plaquer mes paumes de main sur la cloison et d’avancer de cette manière en espérant atteindre enfin le soleil de mes nuits, la prunelle de mes yeux : le bouton électrique sacré ! Qui avait appuyé sur l’interrupteur ? Moi ou un voisin conscient de mon désarroi profond ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais la lumière revint. Je détachai mes mains du mur et regardai mes paumes. Un liquide blanchâtre perlait sur ma ligne de vie… Je retournai ma main et une goutte tomba lentement sur le sol. Dans ma tête résonna le bruit d’une porte qu’on claque. Je pensais : « Plus qu’un seul étage et après ce sera la délivrance. » Je traversai le palier pour emprunter les escaliers vers la dernière étape de mon épopée ascensionnelle. J’y étais presque ! Le sixième ouvrait des perspectives d’atteinte imminente de mon but : la visite chez Monsieur Paul. Ça tombait bien, car j’avais très mal aux pieds. Après tout, j’avais pris rendez-vous pour des soucis orthopédiques et là j’avais vraiment l’impression que cette consultation ne serait pas inutile. Je me dis que je pourrais très bien enlever mes chaussures pour soulager un peu la douleur lancinante que je ressentais sous ma voute plantaire. Je me penchais en avant et je m’aperçus alors que je portais des mocassins d’un modèle différent à chaque pied. Comment était-ce possible ? Je savais que j’étais étourdi et un peu borderline en ce moment, mais de là à traverser toute la ville en bus avec des chaussures qui n’étaient pas les mêmes, il y avait des limites ! Apparemment, ces limites, je les avais franchies un matin de novembre pour me rendre au 51 de la rue des Corneilles chez un spécialiste des pieds amoureux des papillons.
En arrivant enfin au septième, j’étais fatigué et mon pas était devenu un peu traînant. J’avais renoncé à enlever mes chaussures et j’assumais pleinement mes mocassins dépareillés. Je poussai la porte palière, mais elle résista sous la pression. Apparemment, quelque chose coinçait de l’autre côté, m’empêchant d’entrer. Être si près du but et rester bloqué dans la cage d’escalier, ce n’était pas envisageable. Je mourais d’envie de m’assoir dans un des fauteuils en cuir craquelé de la salle d’attente du cabinet médical de Monsieur Paul. J’insistai en appuyant sur la porte de toutes mes forces. Celle-ci émit un grincement plaintif et s’ouvrit enfin. Le sol du palier était jonché de poussière bleutée. J’entendis alors ce qui me semblait être le bruit velouté d’un tissu qu’on agite. Ça venait du plafond. Je levai les yeux. Au-dessus de moi, telle une canopée, des milliers de papillons s’étaient posés. Il me fallait à présent marcher sur les minuscules écailles tombées des ailes des Monarques pour atteindre le cabinet de Monsieur Paul. Je constatais avec effroi que je m’enfonçais presque jusqu’aux genoux dans la poussière. Moi qui aime bien savoir où je mets les pieds, je dois avouer que je n’en menais pas large. Soudain, je sentis une force qui s’agrippait à ma cheville comme une main qui m’attirait vers le sol. Je restai cloué sur place. Je sentais mon cœur qui s’emballait et moi je restais là immobile sombrant peu à peu dans une léthargie incontrôlable. Mon cerveau s’embruma. Des étoiles dansèrent devant mes yeux. Mes jambes vacillèrent et je tombai au milieu de la poussière. Je sentis alors un souffle tout près de mon oreille et j’entendis une voix murmurer : « Chut, ne faites pas de bruit et ne bougez plus ! Laissons-les partir pour la grande migration. » Monsieur Paul posa un doigt sur ses lèvres et me sourit avec son air lunaire de lépidoptérophile
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 27 Mar - 9:32 | |
| Merci
on grimpe les étages à pied ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 28 Mar - 9:46 | |
| L'historiette du jour : La dernière chance de Santiago CuervoI Mon frère s’appelle Henri. C’est un petit rouquin nerveux, aux muscles noueux, aux cheveux enflammés ; il a une force étonnante. Il n’a pas encore vingt ans. On le compare souvent au David de l’Ancien Testament, celui qui a terrassé Goliath avec un lance-pierre. C’est mon petit frère, je suis l’aîné. On a longtemps été inséparables. Dans les rues de Terre-Haute, quand les gens nous interpellaient pour demander des nouvelles des parents, ils disaient : « Hé ! Les deux Glass ! » Mon frère est effrayant, on sent qu’il pourrait vous frapper à la moindre contrariété, même moi. Il est imprévisible. Il ne lèvera jamais la main sur Maman. Une fois, il a assommé un étudiant saoudien qui faisait la queue au Starbucks parce que le gars lui avait reproché d’avoir grillé la file. Je dois protéger mon petit frère de lui-même et protéger les autres de ses coups de sang, c’est compliqué. Nous sommes des rednecks, des péquenots, j’assume. Je ne vais pas jouer les intellos pour faire plaisir aux touristes qui trouvent que l’Indiana manque de délicatesse. Nous vivons dans une petite ferme perdue au beau milieu des champs de maïs. Terre-Haute se trouve à même pas vingt kilomètres de chez nous. On peut mettre un pied en ville quand on veut. Henri et moi, on y faisait des virées le soir, après le boulot. On cherchait surtout des filles. Parfois, on en ramenait deux dans notre pick-up et on les tripotait copieusement. Henri a été condamné à trois semaines de travail d’intérêt général pour avoir glissé une main sous la jupe d’une squaw sans sa permission. C’était son premier délit du genre. Nos parents nous ont élevés dans le respect de la religion et nous savons distinguer le bien du mal, le fruit défendu dans l’arbre et tout ça. Je dois dire que j’ai le plus grand respect pour les femmes. Je ne m’aviserais pas de toucher une fille si elle n’est pas d’accord avec ça. Mais Henri a du mal à maîtriser ses pulsions. Je lui ai foutu une sacrée tannée ce jour-là. Et notre père en a remis une couche. Pour rien. - Lire la suite:
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Et puis ce qui devait arriver est arrivé. Henri était sorti sans moi. Je devais régler une affaire à la ferme. Si vous saviez comme je m’en veux de ne pas avoir été là. Il était au cinéma avec un pote, un sombre crétin appelé Bob. Ils n’étaient même pas assis depuis dix minutes que Bob balance à Henri : — L’actrice du film, elle ressemble trop à ta mère. Elle est trop chaude. Le sang d’Henri n’a fait qu’un tour. Il a sorti son canif et a coupé Bob à la gorge. Il l’aurait tué si des spectateurs ne l’avaient pas arrêté. Au tribunal, le juge était un vieux monsieur magnanime. Je me souviens, il a demandé à Henri : — Petit, savais-tu ce que tu étais en train de faire ? Mon frère l’a regardé droit dans les yeux et il lui a répondu : — Pour sûr. Si je recroise cet enfoiré, je finirai ce que j’ai commencé. Henri a écopé de deux ans en maison de redressement. Il avait seize ans. Henri a une personnalité borderline, d’après le psychiatre du Pendelton Reformatory. Pour mon frère, il n’y a pas de nuance, il vous adore ou il vous déteste. Quand il vous adore, c’est le plus adorable des garçons ; il adore Maman. Quand il vous déteste, gare à vous ! Le pauvre Bob en a fait les frais. Il se balade maintenant avec un foulard autour de la gorge pour cacher l’horrible cicatrice qu’Henri lui a faite. Le psy a expliqué aux parents – j’étais présent aussi – que « leur fils était incapable de relations humaines normales et qu’il était maladivement impulsif et violent ». Il a prescrit des calmants en cas d’accès de violence et un antidépresseur. Il faut dire qu’Henri était à ramasser à la petite cuillère après Pendelton, j’ai même cru qu’il allait se foutre en l’air. Aujourd’hui, Henri n’est plus suivi, on l’a récupéré après vingt-quatre mois d’enfer ponctués de quelques séances inutiles avec un psychothérapeute. Henri est un chien fou. Il a mordu une fois. La prochaine fois, il sera abattu. Perpétuité au prochain passage devant le juge du comté. Ça reviendrait à l’abattre. Là-bas, il a été mis à l’isolement plusieurs semaines pour avoir frappé un gardien. Dans son cachot de quelques mètres carrés, on lui avait seulement laissé une bible. Henri s’en servait comme d’un siège, une grosse bible reliée pleine peau, bien confortable. Maman aurait hurlé au sacrilège, poser son *** osseux sur la Sainte parole de Dieu. Les gardes aussi. Ils lui ont repris la grosse bible et lui ont donné à la place un exemplaire de poche pas plus gros qu’un écrin à bague. Par défi, Henri l’a apprise par cœur, en tout cas une grande partie. À la maison, quand Papa lui fait une remarque, Henri cite un verset qui fait mouche, il retourne l’arme contre mon bigot de paternel. Il y a deux jours, notre père nous a reproché nos beuveries et Henri lui a sorti un proverbe de Salomon : « Le vin rend la vie joyeuse et l’argent répond à tout ». Mon père considère Henri comme un suppôt du Diable, un rat dont on doit se débarrasser avant qu’il transmette sa saloperie, mais Maman et moi on fait front. Personne ne fera de mal à Henri. Pas même Henri Glass. J’ai interdit à Henri de quitter la ferme. Il ne doit pas récidiver. Tant pis s’il m’oblige à jouer les gardes-chiourmes. Henri est bien embesogné. Il s’occupe des cochons, range la grange, se couche éreinté. Je le fatigue à dessein. Je sais que c’est une sorte de prison que nous lui construisons mais, au moins, personne ne risque de le taillader ou de le violer. Il faut être vigilant. Un facteur un peu capricieux, un vendeur d’encyclopédies trop zélé, et Henri risque de déraper, d’assommer, de tuer. Je n’ai plus confiance en lui. Je ne sais pas si c’est vraiment de l’amour. Je fais peut-être cela pour Maman. Peut-être qu’au fond de moi, je veux faire de la vie d’Henri un enfer pour le punir de tout ce qu’il nous a fait endurer. Je ne sais plus. J’aurais voulu qu’Henri soit heureux. Ce n’est plus possible maintenant.
II
J’ai dû trop boire de café. Mon rythme cardiaque est trop élevé et je ne tiens pas en place. On attend le conseiller d’insertion. Je le guette par la fenêtre comme à l’époque de mes dix ans, quand j’attendais une lettre de tante Joy et que je traquais notre facteur. Tante Joy est morte il y a deux ans, d’une attaque cérébrale. Je fais correspondre sa mort avec l’entrée en prison d’Henri, mais c’est une coïncidence. On aime bien tenir pour responsable du hasard les autres, surtout ceux qu’on aime par-dessus tout. Tante Joy m’envoyait tous les mois une lettre avec un chèque de quelques dollars. Une lettre ou plutôt une histoire. Elle était romancière mais elle me réservait certains de ses récits, les plus invraisemblables, les plus inimaginables qu’elle n’arrivait pas à refourguer aux journaux de sa petite ville d’Iowa. Le conseiller d’insertion est arrivé avec deux heures de retard, il ne s’est même pas excusé. Je l’aurais tué. Henri était shooté au Xanax, comme à chaque visite du conseiller, il était donc inoffensif. Il regardait la télé, MTV, une émission stupide de dating. Les filles lui manquent. Le conseiller, comme d’habitude, a posé quatre questions à Henri sans attendre de réponse, a bu son café, englouti deux parts de gâteau et nous a donné rendez-vous pour le mois prochain. Avec la dose que je lui ai filée, Henri risque de rester anesthésié jusqu’à demain matin. Mais, quand je suis revenu dans le salon après ma journée de boulot pour le doucher et le mettre au lit, Henri avait disparu. La télé était toujours allumée, des filles en maillot dansaient en rythme autour d’une piscine et une voix off proposait de les rejoindre au bord du lac Monroe, dans une résidence de vacances hors de prix. Les cachets de Xanax roulaient sur la table basse à côté d’une tasse de tisane encore pleine. J’ai tout de suite compris ce qui se tramait. J’ai couru jusqu’au garage, le pick-up n’était plus là. Depuis combien de temps Henri était-il parti ? Allait-il vraiment au lac Monroe ? Et pour faire quoi ? S’amuser avec des étudiantes en bikini ? Il était peut-être parti à Terre-Haute ou quelque part d’autre dans l’Indiana. J’ai décidé de suivre mon instinct et de me rendre au lac. Le lac est situé à quelques kilomètres au sud de Bloomington. J’ai dû y aller en vacances une bonne dizaine de fois, pour pêcher la perchaude avec mon père. C’est à deux heures de route. Nous louions une petite maison à des amis de la famille. Le lac et ses alentours sont d’un vert intense, on dirait que la nature vous y accueille dans une émeraude. Henri restait avec Maman pendant que j’allais pêcher avec notre père. Henri explorait les forêts et finissait toujours devant le grillage de la résidence de vacances voisine de notre pauvre bicoque de bouseux chanceux. C’est moi que Maman chargeait d’aller le chercher. Je devais le prendre littéralement sous mon bras tellement il était subjugué par l’endroit, les gamines de son âge, leurs mères apprêtées, les adolescentes qui bronzaient seins nus au bord de la piscine. Moi aussi je me rinçais l’œil. Mais Henri vivait ça par procuration, chaque seconde de son voyeurisme était précieuse. Un jour, on nous a même envoyé un gros chien pour nous faire fuir. Une fille s’était plainte qu’un gamin se touchait en la matant caché dans un bosquet. Je savais où trouver Henri. J’ai emprunté la vieille Ford de Monsieur Jones et j’ai filé jusqu’à Bloomington. — Il ne faut pas qu’il récidive. C’est la perpétuité qui l’attend. Je n’arrête pas de prononcer ces deux phrases à voix haute, pour me donner du courage. Je n’ai pas prévenu les parents. Si j’arrive à retrouver Henri avant qu’il fasse une bêtise, je le ramènerai comme si de rien n’était et j’irai aux putes avec lui le plus vite possible. La résidence est comme dans mes souvenirs, rien à voir avec la publicité racoleuse du MTV local. C’est le début de la saison estivale, il n’y a pas beaucoup de touristes encore. Je croise surtout des vieux de la classe moyenne qui prennent le soleil tout habillé. Les bâtiments, la piscine, les espaces verts, tout semble s’être arrêté il y a quinze ans. Une machine à retourner dans le temps, dans les années 90. Je m’attends à débusquer mon petit frère en culottes courtes dans un arbre ou en train de chasser les écureuils avec son lance-pierre. Le prestige de l’endroit a dû s’étioler. Les jeunes friqués ne passent plus un mois entier à Lake Monroe avec leurs darons. Ils partent pour l’Europe où ils font des virées au Mexique. J’ai loupé une étape. Je n’ai que vingt-quatre ans. J’ai pris soin de finir le lycée et de préparer un diplôme dans une école agricole. J’ai pourtant l’impression d’avoir au moins un demi-siècle. Sans doute parce que je m’occupe à plein temps d’Henri. Il faut bien. Mon père l’a presque renié et Maman passe ses journées dans sa chambre, alitée et providentielle. — Vous n’auriez pas vu un jeune homme roux, avec un air renfrogné et des jeans délavés ? Je pose cette question une quinzaine de fois. On me répond non, invariablement. Henri n’est pas là, je me suis trompé. Je réfléchis, l’endroit est propice, rien n’a changé, j’ai de nouveau douze ans. Je sais où trouver Henri. Je sors de la résidence tapageuse. Je dépasse notre grillage, je quitte la présence spectrale du petit garçon curieux, je m’adresse à lui en passant : « Ne reste pas là trop longtemps, Maman pourrait s’inquiéter ». J’emprunte un sentier à travers les bois. Il est jonché de mégots et d’emballages de préservatifs. C’est sans doute là que les jeunes se retrouvent pour « forniquer », notre père enragerait. Au bout d’un quart d’heure, je la vois apparaître derrière les arbres lépreux. Je voudrais bien dire qu’elle n’a pas changé non plus, mais la maison de mon enfance est une ruine. Le toit est éboulé. La nature a repris ses droits. Pourtant je revois clairement Maman sur la terrasse en train de se masser les tempes après avoir hurlé sur Henri et moi. Et le daron lisant un roman à l’eau de rose dissimulé dans un gros almanach de résultats sportifs. Le lierre est le nouvel occupant de la maison, je le bouscule pour entrer, je m’en excuserais presque. Je regarde vers le lac, vers son eau glauque qu’on dirait croupie. Henri est assis sur le ponton, ses jambes ballent et effleurent la surface de l’eau. J’avance lentement en sa direction. Henri a senti ma présence. Il soulève ses fesses et me fait une place à sa gauche. Je m’assois lourdement. Henri finit par souffler au bout de cinq minutes : — Je suis allé chez les bourges. Je pensais que j’y trouverais les mêmes filles qu’à l’époque. Je les aurais pas touchées, je te jure. Je veux pas retourner en prison. — Tu n’y retourneras pas. On reste là, sans rien dire. Le soleil est en train de se coucher, se s’enfoncer dans le lac placide. Va-t-il ressortir et bondir hors de l’eau comme le ballon qu’on immergeait sous nous pour flotter ? Je prends Henri par l’épaule. Le soleil a fondu, sa trace diluée suit les ondulations de l’eau jusqu’à nos pieds. Henri fixe l’horizon, il finit par dire : — Il faut me faire confiance et ne plus avoir peur. De toute façon, on ne lutte pas contre le destin. Je souris. Je me lève. Je fais craquer mes cervicales. Je dis : — On devrait rentrer. J’ai rien dit aux parents et ils risquent de s’inquiéter. — Encore quelques minutes. J’adore cette heure de la journée sur le lac Monroe. Je regarde l’horizon à mon tour. Le ciel est noir, un halo orange recouvre le lac comme s’il allait entrer en éruption. Nous ne bougeons pas.
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Cette histoire est inspirée d’un passage de Sur la route de Jack Kerouac.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 29 Mar - 7:51 | |
| L'historiette du jour : Les Survivants de Malik NahassiaÀ la première vire, la vire rouge comme ils ont dit, on m’a laissée pour morte. Quand je me suis réveillée, les couloirs du dispensaire étaient jonchés de cadavres, dont certains vêtus de blouses blanches. C’est arrivé par le nord, ça s’est propagé de proche en proche et, en quelques semaines, le rouge avait tout envahi. Les personnes atteintes étaient prises d’une colère incontrôlable, devenaient violentes et attaquaient avec passion tous ceux qui passaient à leur portée. Après quelques jours de cette furieuse rage, les malades devenaient soudainement atones et mouraient peu après sans qu’on sache vraiment pourquoi. Après quelques mois, quand tout fut apaisé, ils ont dit que la vire rouge avait contaminé les deux tiers de la population et en avait tué presque autant, soit des suites de la maladie, soit à cause des éruptions de violence. - Lire la suite:
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Je ne me suis pas attardée au dispensaire où régnait la plus grande des confusions. Trop occupés à essayer de calmer la fureur des nouveaux arrivants, à enjamber les morts et les catatoniques, personne parmi les soignants n’a essayé de m’empêcher de partir. Je me sentais à peine un peu affaiblie et comme il n’y avait plus de transports, je suis rentrée à pied chez moi et je m’y suis enfermée quelques semaines. Très longtemps, je suis restée terrorisée et bien après que la vire rouge se soit éteinte, j’étais encore parcourue d’idées rouge sombre. Il y avait de quoi, le monde déjà dégradé dans lequel nous avions vécu, ce monde venait de s’effondrer. De temps en temps, quand il y avait de l’électricité, on recevait encore des informations par le poste. Des consignes plutôt que des informations. Il fallait se retrousser les manches, tout était à reconstruire, courage, etc. Mais assez vite, il n’y a plus eu d’électricité du tout, plus d’actualités, plus de consignes. Plus d’eau courante non plus, plus de ramassage des ordures, plus de téléphone, plus rien de tout ce qu’on avait eu avant. Les rescapés erraient dans les rues et s’agglutinaient en grappes violentes devant la porte des quelques magasins d’alimentation encore approvisionnés. Peu à peu, ma terreur s’est apaisée, je me suis habituée au nouvel état des choses. Mais je trouvais que la ville rendait tout plus difficile alors, comme beaucoup, comme la plupart, je suis partie me réfugier à la campagne, dans le pays de mon enfance. Au début, il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. J’étais assez contente d’avoir minci, mais il n’aurait pas fallu que cela dure trop longtemps. Comme tout le monde autour de Forcalquier était dans le même état de maigreur maladive, il a bien fallu que l’on s’entraide. Il paraît qu’ailleurs, ça a tourné à la guérilla et qu’ils ont fini par s’entretuer. Ici, un de mes voisins a commencé à faire du pain, un autre à élever des poules et moi, je me suis mise à faire pousser des légumes. De proche en proche et peu à peu, nous avons recréé un circuit d’alimentation fragile, mais viable. Dans notre petit coin de Provence, notre façon de vivre a fait tache d’huile et, le territoire apaisé s’étendant, nous sommes rentrés en contact avec d’autres groupes qui avaient peu ou prou suivi le même cheminement que nous. Et nous avons repris espoir. Bien sûr, il y a eu des malades et des décès, des choses qu’on aurait sans doute pu guérir avant, et aussi des petits tracas, les rages de dents, les maux de tête et les articulations qui coincent, des petits maux qui nous ont bien fait souffrir, surtout les vieux, après qu’on eut épuisé les stocks que nous avions pillés dans les pharmacies. Mais il y eut aussi des amours nouvelles, des mariages et bientôt, des naissances. Quant à moi, depuis ma résurrection et malgré mes soixante-quinze ans, je ne m’étais jamais sentie aussi vivante. Et la deuxième vire est arrivée, la vire brune. Par l’étrange cheminement qui de proche en proche et de bouche à oreille avait recommencé à propager jusqu’à nous les nouvelles du monde, nous avons su que la région de Marseille avait été touchée par un mal inconnu et que l’infection remontait doucement vers le nord. Moins d’une semaine plus tard, tous mes amis autour de Forcalquier ont été pris de vomissements et de diarrhées. Après quelques jours de misère, vides et desséchés, ils ont presque tous péri, recroquevillés au bord des routes comme des branches mortes. Dans ce que nous avions commencé à appeler notre pays, il n’y a que moi qui aie été complètement épargnée par la vire brune. Après, nous avons compté les survivants. Ce fut vite fait, il ne restait pas grand monde du réseau qui s’était reconstitué. Vingt-sept, il restait vingt-sept d’entre nous. Plutôt que de rester éparpillés, nous avons décidé de nous regrouper dans le petit village des Tourettes, à quatre ou cinq kilomètres de Forcalquier. À force d’expéditions à pied ou en vélo, nous avons ramené au village les animaux d’élevage, les provisions d’huile et de grains, mais aussi les réserves de vin, les meules à broyer le blé, les outils, les coupons de tissus, les pièces de cuir, bref, tout ce que nous avons pu trouver d’utile à la survie de notre espèce dans les lieux où nos amis avaient vécu. Une fois organisés, nous avons lancé de nouvelles expéditions à la recherche d’autres rescapés, en nous éloignant de plus en plus de notre foyer. Mais aussi loin que nous soyons allés, nous n’avons jamais rencontré âme qui vive. Tout de même, un jour, un de nos groupes a croisé quelques chevaux errants. Ils étaient dociles et apparemment contents d’avoir retrouvé des êtres humains puisqu’ils ont docilement suivi le groupe sur le chemin du retour. Nous les avons installés dans une vieille grange où ils ont eu l’air de se plaire et où ils sont encore aujourd’hui avec le poulain qui leur est né. Ils nous ont été très utiles pendant les trois années qui ont suivi. Et ils m’ont été encore plus utiles pendant le temps où je me suis retrouvée toute seule. J’ai appelé la dernière vire, la vire noire. Tout en m’épargnant encore une fois, elle a fini de tuer le peu de monde qui avait survécu jusque-là. Sans crier gare, en quelques jours, tous les gens des Tourettes ont péri. Ils sont tombés raides morts en un instant, foudroyés les uns après les autres. J’ai mis du temps à m’adapter à la solitude. Pas tant pour ce qui est des états d’âme que du point de vue de la vie pratique. Et de nouveau, il m’a fallu maigrir. Bien que tout soit à portée de main dans les différentes maisons des Tourettes, c’est un travail considérable que de s’occuper toute seule des poules, des lapins et des cochons, d’apporter du fourrage à mes précieux chevaux, de faire pousser quelques légumes, de traire les cinq chèvres de ce qui avait été notre troupeau, de biner le jardin, entretenir la parcelle de blé, réparer le battant de fenêtre qui ne fermait plus bien et ainsi de suite toute la journée. Avant, je n’imaginais pas tout le travail qu’il faut fournir pour moudre le blé, pétrir la pâte et cuire le pain. Mais sans pain, il me semble que je n’aurai plus envie de vivre. Une fois que j’ai eu pris le rythme, j’ai fini par trouver que ma vie était tout de même agréable. J’étais justement sur la terrasse en train de me régaler d’un grand verre de vin d’une de mes dernières bouteilles, quand je l’ai vu arriver de loin tirant sa carriole sur la route qui passe au milieu des Tourettes. — Salut l’homme, et d’où arrives-tu comme ça ? — Bien le bonjour, femme. J’arrive tout droit de Gap où il n’y a plus personne et où l’hiver il fait un froid de gueux. — Et on te dit comment, à toi ? — Mes parents m’ont appelé Adam et j’ai gardé le nom. Et toi, c’est quoi ? — Moi, c’est Éveline, aussi de mes parents. Et, en levant mon verre en signe de bienvenue : — Il me reste encore un peu de Saint-Joseph, si la soif t’en dit ? — Je ne dirais pas non à un bon verre de vin. Depuis le temps ! Il est monté sur ma terrasse, s’est assis à ma table. J’ai attendu qu’il finisse son verre et : — Dis-moi Adam, si tu en as assez de tirer ta charrette, ici l’hiver est supportable et il y a toute la place qu’il faut pour accommoder un homme de plus. Choisis une maison et installe-toi. Je ne serais pas fâchée d’avoir un peu de compagnie. — Avec une belle personne comme toi ? Oui, je crois que je vais rester ici, au moins un peu. Apparemment, il avait suivi le même régime que moi et était donc tout aussi maigre. À ma grande satisfaction, il a choisi de rester dans ma maison où il y a des chambres en quantité. Et le soir même, c’est dans mon lit qu’il a choisi de se coucher. Depuis, il n’a jamais été question qu’il reparte. Nous sommes bien l’un avec l’autre et la vie matérielle est beaucoup plus facile à deux. Entre lui et moi, ça nous fait près de cent-soixante années de vie, il ne faut pas trop compter sur nous pour repeupler le monde. Et le pourrions-nous, il n’est pas sûr que nous le souhaiterions. Mais dans le creux du lit, nous serrons nos vieux corps l’un contre l’autre, nous nous caressons, nous nous embrassons, nous nous aimons. Un jour, après le premier hiver que nous avons passé ensemble, nous avons harnaché les chevaux et sommes montés au pas jusqu’au sommet de la montagne de Lure. L’air était limpide ainsi qu’aux plus beaux jours, on pouvait voir à l’infini. Nous avons scruté le paysage dans toutes les directions à la recherche d’autres êtres humains, mais en vain. Pas de fumée au loin signalant une cheminée, un four à pain, pas de barque avançant sur la Durance, pas de voyageur cheminant sur l’ancienne route, pas un seul signe qu’il y ait d’autres personnes vivantes autour de nous. Y en a-t-il ailleurs sur la planète ? Encore une fois, est-ce seulement souhaitable ? Bien avant la vire rouge, la chouette chevêche était venue s’ajouter à la longue liste des espèces disparues. Pourtant hier, en ce doux début d’été, dans l’or glorieux du soir, alors qu’Adam et moi dînions sur la terrasse, de l’autre côté de la route, une toute jeune chouette chevêche est venue se poser sur un poteau de l’ancienne clôture. Nous nous sommes regardés et avons tellement ri qu’elle s’est envolée aussitôt. Pour l’occasion, nous avons ouvert la dernière bouteille de vin. Ce matin, c’est une abeille qui est venue butiner les fleurs du bouquet qu’Adam dispose chaque jour sur le rebord de notre fenêtre. Cela fait au moins dix ans que nous n’en avions pas vu.
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|  | | marianne24 *****

Messages : 11147 Date d'inscription : 16/02/2019 Age : 52 Localisation : aquitaine
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 29 Mar - 9:21 | |
|  Pour critiquer les gens il faut les connaître, et pour les connaître, il faut les aimer. Coluche (1944 - 1986) L'amour comme la haine ne connait pas de limites.... |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 30 Mar - 9:19 | |
| L'historiette du jour : Un blues pour Alice de Aurélien Lenotrec— Non, ça ne va pas. Désolée, mais ça ne va pas, dit Alice l’air désespéré. Derrière son piano, elle levait les deux bras en l’air pour interrompre la musique et avait haussé le ton pour se faire entendre. — Encore ! Mais qu’est-ce qui ne te va pas ? demanda Lester. Malgré sa voix posée et la décontraction de son accent américain, on sentait poindre l’agacement. — C’est fouillis. Voilà ce qui ne me va pas. Mais ce n’est pas toi, poursuivit-elle. Côté batterie il n’y a rien à dire. — C’est encore moi le problème ? s’inquiéta Aïko. - Lire la suite:
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Par provocation, elle tira de son saxophone une note suraiguë. Les autres se bouchèrent les oreilles. — Doucement ! Fais gaffe à nos tympans, protesta Antoine. Il ne se sentait pas concerné par les critiques d’Alice, car, sentant qu’elle n’était pas dans un bon jour, il s’était abstenu de tirer la moindre note de sa basse. — Oui, reprit Alice sans essayer de cacher son mécontentement, on ne voit pas très bien où tu veux en venir avec tous ces chapelets de notes. — Cool lady ! Je te trouve un peu dur, intervint Lester, moi je trouve les idées d’Aïko plutôt intéressantes. On est là pour apprendre alors il faut peut-être laisser un peu tourner au lieu de s’arrêter dès qu’un truc ne va pas. Comme souvent en pareil cas, Alice se tourna vers Gérard, le guitariste. — Qu’est-ce que vous en pensez ? — Je pense qu’il faut bosser ce morceau chacun de son côté, répondit Gérard. Ça ne sert à rien de faire tourner s’il reste des problèmes à régler individuellement. — OK ! OK ! je vais le bosser assura Aïko. Ce sera mieux la prochaine fois. Je te le promets. Le silence s’était installé dans le studio de répétition. Si Gérard appréciait l’exigence d’Alice, elle passait mal auprès des autres membres du groupe lorsqu’elle tournait à l’intransigeance. Elle jouait elle-même admirablement bien du piano. Ayant une formation classique très solide, elle avait récemment décidé de s’orienter vers le jazz. Son coup de cœur pour la musique de Thelonious Monk avait été le déclencheur. Elle n’avait pas encore l’articulation, le phrasé, ce supplément d’âme qui crée l’émotion, mais ses facilités déconcertantes combinées à sa détermination laissaient présager un résultat remarquable. — On peut peut-être passer à autre chose, proposa Antoine pour briser la glace. — Oui, passons à autre chose, consentit Alice, mais essayez de le travailler pour la prochaine répétition.
Dans cet institut parisien étaient enseignés la variété, la pop, le rock, le blues et le jazz, regroupés sous l’appellation de « musiques actuelles ». Dandy, rasta, roots, rocker, métalleux, gothique, la diversité des styles vestimentaires reflétait la variété des genres musicaux. Le brouhaha des discussions et les rires des étudiants entre les cours, bientôt remplacés par quelques notes s’échappant des studios de répétition, distillaient une atmosphère joyeuse et studieuse. Commençant une carrière de médecin Alice s’était inscrite au cycle amateur, de même que Gérard qui venait de prendre sa retraite. Ayant très tôt ciré les bancs du conservatoire de Paris, leur maîtrise du solfège et de la théorie musicale était assurée. Ancien guitariste classique, Gérard s’était, comme Alice, mis au jazz à l’âge adulte et avait pris des cours avec l’un des professeurs les plus réputés de la place de Paris. Aïko, Lester et Antoine suivaient le cursus professionnel. L’univers musical d’Aïko, citoyenne du pays du soleil levant, était le RNB japonais qu’elle servait au saxophone avec conviction et vigueur. Le jazz était encore pour elle une terre inconnue. Son approche tenait plus de l’abordage que de l’apprentissage, mais sa spontanéité faisait parfois des merveilles. Lester revendiquait l’héritage des grands batteurs afro-américains qui, hommes de couleur comme lui, avaient trouvé en France un auditoire enthousiaste. S’il était apprécié pour sa gentillesse, sa technique de batterie et son groove impeccable demeuraient les fondements de sa réputation. Antoine, le bassiste, avait une dizaine d’années de plus qu’Aïko et Lester. Après un brillant début de carrière dans les technologies de l’information, il avait profité de la générosité d’un plan social pour s’offrir une année sabbatique en cycle professionnel. Il se définissait lui-même comme un « promeneur de la musique ». Rien ne prédisposait ces musiciens à se rencontrer, à fortiori à jouer ensemble, hormis leur inscription à cette école de musiques actuelles.
Quand Alice pénétra dans le studio de répétition ce soir-là, Antoine réprima avec peine un soupir d’admiration tant elle lui parut jolie. Plutôt grande, un physique tonique, un visage d’un bel ovale, des cheveux châtains coiffés en queue de cheval, des yeux noirs au regard intense, il émanait de sa personne une autorité. Malgré sa fine silhouette et sa tenue vestimentaire très sage – chemisier blanc à col rond, pantalon en toile azur, gilet et mocassins bleu marine assortis – elle dégageait une impression de force. Elle s’assit au piano et commença à jouer une valse de Chopin, pour s’échauffer. Lester finissait d’installer ses cymbales. Quand Alice se fut arrêtée, il s’échauffa à son tour. Ce n’était pas le petit échauffement de routine. C’était démonstration contre démonstration. Il parcourut pendant les deux minutes de cet exercice deux siècles de musique de toutes les parties du monde : rumba, bossa nova, tango, valse, rock, blues, chacha, salsa. À l’exception d’Alice, les autres musiciens applaudirent la performance, mais aussi, en leur for intérieur, la leçon donnée. — On commence par quoi ? demanda-t-elle soucieuse de passer à autre chose. — Un moment s’il vous plait, je n’ai pas fini de m’accorder. — Désolée Gérard, je n’avais pas vu que vous n’étiez pas prêt. Gérard mettait toujours des heures à s’accorder. Il utilisait un appareil électronique d’une précision bien supérieure à ce que pouvait détecter l’oreille humaine, mais il n’était pas question pour lui de jouer la moindre note avant que son instrument fût parfaitement réglé. Quand il s’estima enfin opérationnel, il fit signe à Alice qu’on pouvait commencer. — J’ai composé un blues. Je peux vous le jouer, si vous voulez, proposa alors Aïko. — Bonne idée, approuva Lester. C’est génial de jouer une composition originale. — Vous ne voulez pas plutôt qu’on revoit la pièce de Monk qui clochait à la dernière répétition ? objecta Alice. — OK, OK, dit Aïko faisant machine arrière, pas de problème. C’est juste au cas où vous voulez ajouter un titre au répertoire. — Wait a minute! intervint Lester, c’est super d’avoir une compositrice dans le groupe. Il faut en profiter. On a toute la vie pour jouer des standards. — Oui, mais il ne faut pas mettre en chantier trop de choses, conseilla Gérard. — D’accord, mais on peut toujours voir le Monk après, suggéra Antoine qui se rappelait soudain qu’il avait oublié de travailler le morceau. Aïko joua sa composition. Un leitmotiv nerveux, presque agressif, asséné par saccades désarticulées, tantôt courtes tantôt longues, entrecoupées de notes tenues à la limite de la dissonance. Elle fermait les yeux et mettait dans son interprétation tout ce que ses poumons pouvaient projeter de puissance. Elle se pliait parfois en deux quand l’air lui manquait et engageait un corps à corps avec son saxophone. — Waw! Great young lady! Ça envoie ! s’exclama en applaudissant Lester quand elle eut terminé. — Pas facile à mettre en place, nota Gérard, il faudra que je le potasse de mon côté. — C’est pas le truc que tu écoutes au réveil, mais c’est pas mal, reconnut Antoine. Alice restait de marbre. Encore trop fouillis pensait-elle. Ça ne va nulle part. Pourtant elle n’osa pas s’opposer au reste du groupe. Aïko distribua la partition. Quand elle en proposa une copie à Alice celle-ci déclina, prétextant que c’était tellement simple que ce n’était pas nécessaire. Lester donna le tempo et le groupe repartit à l’assaut du blues d’Aïko. Cependant, quand Alice reprit le thème, Lester lui fit remarquer que ce qu’elle jouait n’était pas exactement ce qui était noté sur la partition. — À la quatrième mesure, j’ai un triolet. Si je ne me trompe pas, tu joues autre chose. — Je trouve que ça passe mieux, rétorqua Alice. — Eh oui, mais il faut respecter les choix du compositeur, ou plutôt ici de la compositrice. Qu’en penses-tu Aïko ? — J’ai mis un triolet, mais on peut jouer ce qu’on veut, concéda Aïko. — Il faut jouer ce qui est écrit, conseilla Gérard, sinon c’est le foutoir. — Le foutoir ? Mais ce morceau est en lui-même un foutoir, déclara Alice. — Là ce n’est pas sympa, s’indigna Lester. — Oui, tu as raison. Excuse-moi Aïko. Ils furent interrompus par Stéphane qui, après s’être introduit dans le studio, refermait la porte derrière lui. — Eh bien ! Il y a de l’ambiance ici. Comment ça se passe ? — Ça se passe, répondit Antoine. — Ça bosse, ajouta Gérard. Comme Alice, Aïko et Lester restaient silencieux, il poursuivit. — J’ai une bonne nouvelle pour vous. Notre partenaire propose une journée d’enregistrement pro au groupe qui arrivera en tête à l’applaudimètre au concert de fin d’année. — Génial ! s’exclama Lester. — Il y a quand même une condition pour concourir : un répertoire de six morceaux. — Great! On peut inclure des compositions ? Parce que nous avons une compositrice ici. — Ah oui ? Qui donc ? — Miss Aïko ! — Attends, on n’en est pas là, intervint Alice. Si on veut avoir une chance de gagner il faut jouer des choses que tout le monde connait. — Au contraire, objecta Lester, si tu joues un standard tout le monde pensera à la version d’untel ou untel alors qu’avec une composition originale tu joues un truc unique. Pas de comparaison possible. — Des compositions si vous voulez, concéda Stéphane. C’est à vous de choisir. Comme il n’y avait pas de questions, Stéphane repartit annoncer la nouvelle aux autres groupes. — On peut passer au Monk ? demanda Alice après que la porte fut refermée. — Oui, mais il faut garder le blues d’Aïko, affirma Lester, moi je le trouve super. Alice demanda à d’Aïko la partition qu’elle avait d’abord refusée, Gérard réaccorda sa guitare et on passa au Monk.
Les grèves de métro paralysant le réseau parisien, Gérard offrit à Alice de la raccompagner. Briquée à l’extérieur et débarrassée de toutes poussières à l’intérieur, la vieille BM semblait sortir de l’usine. L’autoradio diffusait une musique jazzy. — La version d’Autumn leaves de Bill Evans, précisa Gérard. — Portait in jazz, 1959, ajouta Alice. Déjà impressionné par ses talents de musicienne, il était bluffé par son érudition. Lorsqu’un spot publicitaire succéda à la musique, il lui demanda : — Où avez-vous appris à jouer aussi bien du piano ? — Vous êtes gentil, au conservatoire. J’adorais ça, je jouais tout le temps. Ce que je préférais c’était l’orchestre. L’interruption des services publics avait transformé Paris, déjà copieusement embouteillé d’ordinaire, en un immense capharnaüm. Les automobiles roulaient au pas. — On n’est pas près d’arriver, avertit Gérard. — J’espère que ça ne vous fait pas faire un trop grand détour. — Bah, de toute façon je n’ai pas grand-chose à faire. Sentant que l’atmosphère était propice aux confidences, Gérard poursuivit. — Vous êtes d’une famille de musiciens ? — Oui, mon père joue du piano aussi. Il a appris en autodidacte. Il est vraiment étonnant. Il peut tout jouer d’oreille. Elle fit une pause avant d’ajouter : — Il était très déçu lorsque j’ai abandonné le conservatoire. — Je comprends. Pourquoi avez-vous abandonné le conservatoire ? — J’aurais pu en faire mon métier, mais ça ne me plaisait plus. Je ne m’y retrouvais plus. J’ai arrêté le piano trois ans, jusqu’à ce que je découvre Theolonious Monk. J’ai compris que c’était la musique que j’avais envie de jouer. — C’est vrai que c’est un pianiste fascinant. — Malheureusement avec les études de médecine je n’ai pas eu beaucoup de disponibilité pour pratiquer. Il n’y a que cette année que j’ai un peu plus de temps. Le trafic parisien ne s’améliorait pas. Ils n’avaient pas bougé depuis dix bonnes minutes. La pluie s’était mise à tomber. Comme le bruit des essuie-glaces couvrait la musique, Gérard éteignit l’autoradio. — La grosse difficulté pour moi c’est l’improvisation, reprit Alice après un long silence. J’ai l’impression que ce que je joue n’a pas beaucoup d’intérêt. — En tout cas c’est toujours juste, assura Gérard. — Merci, mais il manque quelque chose. Comment vous faites, vous, pour improviser ? Gérard se lança dans une longue explication sur l’harmonie, les gammes, les apports des différents courants du jazz. Pourtant Alice restait septique. — Vous pensez vraiment à tout ça ? — Non, en fait je triche un peu. J’écoute deux ou trois versions jouées par les grands jazzmen, je pioche ce qui me plait et j’écris la partition. — Vous avez raison, je crois que c’est la bonne méthode. Je pense qu’on devrait tous faire ça, écrire la partition. Comme ça on serait sûr que ça sonne toujours pareil. Sinon c’est trop fouillis. — Sinon c’est du Aïko… — Oui, ça ne va nulle part. Ce n’est pas comme ça qu’on gagnera le concours du concert de fin d’année. — Je suis d’accord. La pluie avait cessé. Gérard ralluma l’autoradio. La discussion s’arrêta là.
À la répétition suivante, Antoine et Aïko arrivèrent en retard. Aïko avait encore son casque de moto sur la tête et son saxophone sur le dos quand elle entra dans le studio. Très gênée, elle se mit en place rapidement. Antoine, sortant d’un cours, avait déjà sa basse autour du cou. — Hi! dit Lester pour les saluer avant d’ajouter : si vous voulez gagner le concours, il faut essayer d’arriver à l’heure. — Oh moi tu sais les concours j’ai eu ma dose, répliqua Antoine. — Hey men! on ne va pas se faire ridiculiser quand même. — J’ai écouté les autres groupes, intervint Alice. Ils ne sont pas meilleurs que nous. On a toutes nos chances. — Yes! D’accord avec toi. On va leur montrer de quoi on est capables. Même s’ils n’avaient pas tous le même niveau de motivation, chacun était conscient que ce nouveau défi était une opportunité pour partir sur de nouvelles bases. — Il faudrait se mettre d’accord sur le répertoire, suggéra Alice. — Il y a le Monk, commença Antoine qui, ayant cette fois travaillé le morceau, était moins réticent à le mettre en avant. — Le blues d’Aïko, poursuivit Lester. Au fait Aïko c’est quoi le titre ? — Il n’a pas de titre, répondit Aïko, c’est ce que vous voulez. — « La fin du monde », proposa Antoine, avant de partir dans un grand éclat de rire. — Non, mais, sérieux, insista Lester, il faut lui trouver un titre, ne serait-ce que pour le mettre dans la liste. — Aïko’s blues ? risqua Gérard. — OK, va pour Aïko’s blues pour le moment. Quoi d’autre ? — J’ai un autre Monk à vous proposer, dit Alice. Elle distribua la partition. Elle avait passé des heures à relever note à note tous les instruments à l’exception de la batterie. — Désolée, je n’ai rien pour toi, je ne sais pas noter la batterie, dit-elle à Lester. — Pas de problème, répondit-il. Dis donc tu as bossé, je suis impressionné. Ils prirent quelques secondes pour parcourir le morceau puis Lester donna le tempo. Au grand étonnement d’Alice la lecture ne posa pas de problème. Non seulement pour Gérard, qui alignait posément les accords, mais aussi pour Aïko qui, sur la partie de soliste, sortit de son saxophone un son fluté, proche de la clarinette. Malgré sa tenue vestimentaire exubérante, elle était redevenue la petite fille docile rompue à la discipline exigeante de l’enseignement japonais. Antoine avait plus de mal, mais lorsqu’il était perdu il se rattrapait en se fiant à son oreille. Lester accompagnait sobrement pour ne pas ajouter de la difficulté au déchiffrage. À la fin du morceau, Alice se tourna vers Gérard. — Qu’en pensez-vous ? — Très joli, commenta-t-il, en tout cas très fidèle au disque. Il faudra que je travaille un peu de mon côté, car certains passages de guitare n’étaient pas nets. Je vais les noter autrement pour faciliter la lecture. — Merci, mais je trouve qu’il manque quelque chose. Qu’en penses-tu Lester ? — Ce qui manque ? ben c’est vous voyons ! — Comment ça nous ? — À votre niveau vous savez lire une partition, mais je n’ai pas entendu votre histoire. — Notre histoire ? — Ce que vous avez à proposer qui vient des berceuses de votre enfance, de ce que vos parents écoutaient à la maison, de vos choix musicaux en tant que personne. — Ça ne t’a pas plu ? — Ce n’est pas ça, c’est très en place. Idéal pour une bande-son. Mais je n’ai pas entendu l’histoire que vous vouliez raconter. Si c’est l’histoire de Monk, il suffit d’aller sur une plateforme de streaming. — C’est vrai que là on enfile un peu des perles, remarqua Antoine. — Je n’ai pas entendu la discussion, poursuivit Lester. C’était chacun dans son couloir. Un groupe de jazz ce n’est pas ça. L’auditeur ne s’y trompe pas. Alice demeurait perplexe. Comment garder cette cohérence tout en insufflant le supplément d’âme qui faisait défaut, comme Lester l’avait si justement analysé. Gérard vint à son secours. — On pourrait chacun écrire sa partie. — Bien sûr ! c’est ça la solution ! s’exclama Alice. Merci Gérard. — Attends, c’est un boulot dingue, grommela Antoine. — C’est le prix à payer pour gagner le concours, assura Alice. — Je suis d’accord, renchérit Gérard. Si c’est écrit, ça facilitera la mise en place. Lester et Antoine n’avaient toujours pas l’air convaincu. — Deux voix contre deux, résuma Lester. Puis se tournant vers Aïko : c’est à toi de nous départager. — Oh moi je ferai comme vous voudrez, assura-t-elle en haussant les épaules. — Ça ne nous aide pas, nota Alice. — OK, ben on n’a qu’à faire comme tu as dit, consentit Aïko. — Vendu ! conclut Gérard soucieux de mettre fin à la discussion. Alice jubilait. Elle était certaine que c’était la bonne méthode pour gagner le concours. Elle était aussi déterminée à montrer à Lester que son approche était la bonne pour tirer le meilleur parti du groupe. Les dieux du jazz allaient lui montrer qu’elle n’avait pas tout à fait raison.
Le groupe travaillait d’arrache-pied. Comme Gérard le lui avait conseillé, Alice relevait les solos des grands pianistes afin d’exploiter au maximum l’étendue de sa technique. Lester, qui pourtant était le plus réticent au départ, jouait le jeu et ne s’écartait pas de ce qu’il avait écrit. Alice était surprise qu’il soit possible de noter aussi fidèlement la partition de batterie. Aïko enregistrait ses improvisations et les transcrivait ensuite sur papier. Les partitions presque illisibles qui en résultaient étaient encombrées de notes en pattes de mouche et d’annotations en japonais. Fouillis, mais écrit, se disait Alice qui, de ce point de vue, n’avait pas gagné son pari. Seuls Antoine et Gérard faisaient défaut. Antoine parce que ça lui demandait trop de boulot, Gérard parce qu’il n’était jamais satisfait du résultat. Il remettait sans cesse à la prochaine répétition le moment fatidique où il partagerait avec le groupe la version finale de son travail. En donnant ce conseil à Alice il s’était piégé lui-même. Bon an mal an, le répertoire se mettait en place et les musiciens voyaient approcher la date du concert avec sérénité. Misant sur une mise en place impeccable, Alice avait de grands espoirs, si ce n’est la certitude de gagner. Le manque d’improvisation nuisait à la sincérité, mais le discours était clair. Pour être agréables à Lester, Alice et Gérard avaient quand même consenti à laisser libre cours à l’improvisation sur le blues d’Aïko. C’était en quelque sorte le moment de récréation qui, du coup, s’étalait parfois sur un bon quart d’heure.
Au début de la dernière répétition, seule Aïko manquait à l’appel. Lester prenait son smartphone pour l’appeler lorsque Stéphane entra dans le studio avec une mine grave qu’on ne lui connaissait pas. — Aïko a eu un accident de moto, déclara-t-il. — Shit! Grave ? demanda Lester. — Elle est dans le coma, mais elle devrait s’en sortir. Je viens d’avoir sa co-loc au téléphone. Elle en a pour plusieurs semaines, sans compter la rééducation. — Mon dieu ! s’exclama Alice avant d’ajouter : on peut faire quelque chose pour elle ? — Pas grand-chose pour le moment, répondit Stéphane. Je n’ai pas réussi à joindre son père. Je vais réessayer. — Et pour le concert ? demanda Gérard. — Show must go on, soupira Lester sentencieusement. — Vous me direz ce que vous décidez, proposa Stéphane avant de sortir du studio. Les musiciens demeurèrent silencieux un long moment. La tentation était forte de tout abandonner, mais ils savaient au fond d’eux-mêmes que ce n’était pas ce qu’Aïko aurait souhaité. Il ne restait plus qu’une semaine pour mettre au point le répertoire sans elle. Alice mesurait soudain à quel point elle allait leur manquer. — Je ne vois qu’une option, dit enfin Lester. — Laquelle ? demanda Antoine. — Qu’Alice et Gérard reprennent les parties d’Aïko. — Impossible en si peu de temps, affirma Gérard. Alice, visiblement émue, ordonnait ses partitions sur le pupitre du piano pour se donner une contenance. Elle sentait la pression des musiciens sur ses épaules. Il n’était pas question pour elle de capituler. — On pourrait peut-être partager les solos Gérard, proposa-t-elle. — Une semaine c’est trop court ! on n’est quand même pas au bagne ! s’emporta Gérard. Si c’est pour faire n’importe quoi, ce sera sans moi. — All right, keep cool man, dit Lester en levant les bras en signe d’apaisement. Au pied du mur, Alice passait mentalement en revue le répertoire et évaluait le défi que représentait le remplacement d’Aïko au pied levé. — On peut jouer un morceau où tu es plus à l’aise à la place du blues d’Aïko, proposa Lester pour l’encourager. — Un autre Monk par exemple, suggéra Antoine, juste en trio. Alice poursuivait son examen, tournant et retournant les pages. Laisser de côté le blues d’Aïko lui apparaissait comme une trahison. Cependant, utiliser les partitions d’Aïko lui paraissait inconcevable tant elle se sentait éloignée de sa musique. De toute façon, il était inapproprié d’essayer de les récupérer, compte tenu de la situation. Il était trop tard pour tout réécrire et refaire des répétitions. Il fallait se rendre à l’évidence, elle allait devoir improviser. — D’accord, dit-elle enfin, je vais reprendre les parties d’Aïko. Pas question de laisser de côté son blues. Ce ne serait pas chouette. On va juste le jouer plus lentement. — That’s my girl! exulta Lester en tapant sur ses cymbales. T’es vraiment une lady, Alice !
La boîte de jazz qui accueillait le concert de fin d’année avait vu passer bien des célébrités, comme l’indiquaient les photos dédicacées accrochées au mur. Même si l’affluence était assez modeste, l’essentiel du public étant constitué d’élèves de l’école, l’exigüité de l’endroit donnait l’impression qu’il y avait du monde. Le niveau sonore élevé de la musique d’ambiance obligeant à parler fort, le brouhaha continu des conversations vous prenait aux oreilles dès l’entrée. Des bruits de verres et des odeurs d’encaustique et de bière mêlées se dégageait une atmosphère décontractée, intime malgré la foule. Ce qui allait se passer était connu, mais ne s’était jamais produit et ne se reproduirait plus. La musique se fabriquerait là, sous les yeux du public. Sans enregistrement, elle ne perdurerait que dans le souvenir des spectateurs. Antoine était venu avec sa compagne, une jolie petite brune qui arborait comme lui un tee-shirt protestataire. Gérard était seul. Arrivé tôt, il buvait des diabolos menthe, se gardant de consommer des boissons alcoolisées avant le show, afin de garder toute sa lucidité. Lester était au bar, avec les autres étudiants du cycle professionnel. Alice arriva en dernier. Elle portait un spencer chiné gris sur une robe noire et était chaussée d’escarpins vernis à talon plat. Escortée de son père, un homme de grande taille, encore athlétique malgré ses cheveux blancs, elle vint s’assoir à la table de Gérard et fit les présentations. — Comment ça va ? demanda celui-ci en se rasseyant. — Nerveuse, répondit Alice. J’ai l’impression de ne rien maîtriser, d’avoir tout oublié. — C’est toujours comme ça. Vous prenez quelque chose ? — Pas pour le moment merci. A-t-on des nouvelles d’Aïko ? — C’est stationnaire. Stéphane vient de me dire que son père arrive en France demain. Le concert commença à 21 h 00 pile. Stéphane y tenait absolument, ayant à cœur de donner aux jeunes musiciens le bon exemple d’un spectacle qui commence à l’heure. Il y avait mis toute son énergie, gérant au mieux les imprévus : lampe d’ampli hors service, cordon d’alimentation oublié, partitions égarées… Tout était en place lorsqu’il prit enfin le micro pour présenter le spectacle, avant que les groupes ne se succèdent sur la petite scène. Certains étaient remarquables par la cohésion de l’ensemble, acquise au prix d’heures de répétition. D’autres reposaient essentiellement sur le talent d’un individu que le public saluait par ses applaudissements. Lorsque le groupe précédent eut lancé son dernier accord, Lester s’approcha. — Alice ! Gérard ! c’est à nous. Les musiciens qui quittaient la scène avaient le sourire aux lèvres. Ils avaient fait forte impression. Le public scandait « une autre ! une autre ! », ce qui fit monter la pression d’un cran. Alice se glissa dernière le piano, sortit ses partitions et fut prête en un instant. Elle parcourut rapidement une dernière fois l’ensemble des feuillets pendant que Gérard, à son habitude, mettait un temps infini à s’accorder. Enfin ils attaquèrent le premier morceau, un tempo assez lent, pas trop difficile pour ne pas brûler toutes les cartouches tout de suite. Le discours était clair, la mise en place infaillible, le ressenti plutôt bon. Pourtant le public ne réagissait pas à la musique. Par la modération de ses applaudissements, plus polis qu’enthousiastes, il signifia qu’il n’était pas dupe. — Un peu trop dans les clous, souffla Stéphane à son voisin. Le second morceau était plus rapide. Alice y vit l’opportunité d’insuffler plus d’énergie, de développer le swing. Pourtant, malgré les efforts de Lester pour propulser la musique, la mayonnaise ne prenait pas. Comble de malchance, Gérard trop occupé à suivre sa partition oublia la structure du morceau et joua le refrain à la place du couplet. Un vrai foutoir pensa Antoine qui ne savait plus qui accompagner. Le public, décidément complaisant, applaudit quand même. Le visage d’Alice s’était crispé. Une lueur d’angoisse passa dans son regard sombre qui, après un rapide va-et-vient entre les musiciens et le public, s’arrêta sur son père. Elle prit alors une décision qui les étonna tous. Elle se leva de son tabouret, rassembla ses partitions et, les jetant à terre, se tourna vers Lester. — Le Monk, lui dit-elle, le regardant droit dans les yeux. — Le Monk, répondit-il en souriant, jetant à terre à son tour ses partitions. Dès lors, le jazz commença. La rencontre, pas la confrontation et son cortège d’esbroufe, une interaction sincère. D’abord joyeux, le piano devint bientôt triste, puis inquiet, puis en colère avant de redevenir serein. Alice ne trichait pas, ça s’entendait. Elle avait oublié Monk et racontait sa propre histoire. Lester lui répondait d’un coup de cymbale ou d’un accent de caisse claire. Au refrain, Antoine relançait ou proposait un autre chemin. Intrigué par la discussion qui s’installait le public se réveilla et ses applaudissements généreux saluèrent la prise de risque et la singularité du moment. Avant le dernier morceau, Lester prit le micro. — Ladies and gentlemen, nous voudrions vous jouer une composition d’une amie qui est aujourd’hui dans la peine. Nous pensons très fort à elle. Ladies and gentlemen, voici Aïko’s blues. Alice joua d’abord le thème. Le tempo moins rapide faisait davantage ressortir la mélancolie et la musicalité de l’harmonie. Lester, Gérard et Antoine l’accompagnaient à patte de velours pour ne pas rompre le charme. Elle enchaîna par une première improvisation, radicale, percussive. Lester et Antoine « tenaient la baraque », le pied sur le frein pour ne pas se laisser emporter. Elle poursuivit par un second solo plus intimiste, aérien et reprit enfin le thème avant de conclure par une envolée de notes lâchées comme un soupir. Le public applaudit avant de scander « une autre ! une autre ! ». Son père applaudissait lui aussi. Il s’était levé de sa chaise et goûtait de cette ovation la part qui lui revenait. Alice était radieuse, épuisée, mais radieuse.
Si le groupe ne gagna pas le concours, le partenaire de l’école, séduit par leur prestation, leur proposa d’enregistrer Aïko’s blues. Lorsque la jeune saxophoniste repartit au Japon, ils l’accompagnèrent à l’aéroport. Elle serrait fort au creux de sa main la clé USB contenant le fichier MP3. Il l’aiderait à affronter une rééducation qui risquait d’être longue. Lester retourna aux États-Unis pour honorer son premier engagement dans un grand orchestre. Antoine redevint un « promeneur de l’informatique » et Gérard se réinscrivit pour l’année suivante. Alice passa dire au revoir à Stéphane. Aux yeux de celui-ci, le groupe aurait mérité de gagner. — J’ai adoré ton interprétation du blues d’Aïko, confia-t-il à Alice. Tu vois c’est ça le jazz, il faut lâcher prise pour véhiculer une émotion. Tu devrais sérieusement songer à une carrière musicale. — Tu es gentil, mais je ne suis pas de cet avis. — C’est vrai que c’est plus aléatoire que la médecine. — Non, ce n’est pas pour ça. Je pense être une bonne musicienne, mais je ne suis pas une artiste. Aïko est une artiste, pas moi. Je comprends pourquoi j’ai abandonné le piano classique quand j’étais adolescente. J’ai des facilités, mais je n’ai pas cette force en moi. Comprenant que les larmes lui venaient aux yeux, Stéphane resta silencieux, lui laissant le temps de maîtriser son émotion. — J’ai compris d’où venait la musique de Monk, poursuivit-elle. J’ai compris l’engagement, la souffrance, les addictions. J’étais épuisée après le concert. J’étais aux anges, mais j’ai compris que ce n’était pas pour moi. Elle écrasa une larme du bout de ses longs doigts, avant d’ajouter : — Je vais essayer d’être un bon médecin… ce n’est déjà pas si mal.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 30 Mar - 9:19 | |
| le blues ... merci poussinnette |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 31 Mar - 19:57 | |
| L'historiette du jour : Assaillie par le bruit de Nadège DelElle était si effacée que, lorsqu’elle emménagea, les voisins virent d’un bon œil ce petit bout de femme, grise d’ennui et de solitude, à la mise sans fioritures, s’exprimant d’une voix douce et posée. Personne ne savait vraiment lui donner d’âge. Elle s’installa et chacun s’habitua aux bruits de son quotidien. Dans cet immeuble des années soixante, les habitants n’étaient pas plus curieux que la moyenne, mais ces constructions n’offraient pas l’isolation des matériaux modernes. Si, en journée, les occupants étaient dans leur bulle de sons, le soir venu, quand le rythme des activités ralentissait, la vie des autres s’immisçait : la télé, la chasse d’eau, les éclats de voix d’une dispute, les éclats de joie d’un dîner entre amis… Plus tard était l’écho, plus fort il résonnait jusqu’à ce que le sommeil fasse entrer le silence. - Lire la suite:
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Elle se levait tous les matins à 6 h 30, ouvrait ses rideaux, se douchait, revêtait une jupe marron et un gilet beige en hiver, une jupe vert pâle et un chemisier rose pastel en été, buvait son thé sans se presser. Elle empruntait le bus 721 de 7 h 27. Elle descendait cinq arrêts plus loin, entre 7 h 37 et 7 h 42. Elle accélérerait alors plus ou moins le pas, afin de pointer juste avant 8 heures. Elle était correctrice dans une maison d’édition, et appréciait le défilé silencieux des mots devant ses yeux. Le soir, sitôt la porte de son appartement refermée, elle ôtait ses mocassins, aux bouts et aux petits talons carrés, puis disposait soigneusement ses habits de la journée sur un chevalet, déjà prêts pour le lendemain. Elle enfilait un pyjama d’intérieur aussi usé que confortable, déroulait son tapis de yoga, et se délestait des contrariétés de la journée. Vers 19 h 30 elle grignotait un repas frugal, une soupe ou un yaourt. Enfin, elle s’accommodait dans un fauteuil rouge et élimé, héritage de sa grand-mère. Elle ouvrait son livre, posait son marque-page à côté de sa tasse d’infusion fumante, et reprenait à son compte les aventures d’héroïnes romantiques devant déjouer les projets de fâcheux importuns. Elle rêvassait jusqu’à l’heure du coucher, laissant refroidir sa boisson. À 22 h 35, elle vérifiait son réveil, et s’endormait retrouver ses rêveries.
Depuis quelque temps, des bruits intempestifs la dérangeaient. Le vieux garçon qui vivait au-dessus devait avoir la prostate défaillante, car elle ne comptait pas moins de cinq passages aux toilettes chaque nuit. À côté, le couple de gens âgés, qui avaient l’air si tranquille, regardait la télé vraiment fort. Elle les soupçonnaient de s’endormir devant leur poste. Quant aux jeunes qui occupaient l’appartement du dessous, ils avaient un bébé qu’ils ne savaient pas calmer. Ses pleurs nocturnes étaient une calamité. Emmitouflée sous sa couette, elle soupirait toute sa désillusion. Les premières semaines, avec la fatigue du déménagement et d’une routine à reconstruire, elle n’y avait pas vraiment prêté attention. Mais maintenant, cela lui était de plus en plus pénible. Elle essayait de faire le vide dans sa tête, mais ne parvenait qu’à devenir une caisse de résonance. Ses migraines revinrent, ainsi que sa mauvaise humeur. Elle réagit. Chaque fois que des murs, du sol ou du plafond, lui parvenait un bruit qui la gênait, elle tapait avec ses mains, ses pieds, un balai. Cela n’eut aucun effet. Elle passa à l’offensive agressive. Elle notait consciencieusement l’heure du vacarme, et se vengeait trois heures après. La télé à 22 heures ? Les murs tremblaient à une heure. Les volets de bois que l’on ferme à 23 heures ? Le plafond vibrait à 2 heures. La chasse d’eau à 2 heures ? Elle frappait dans la tuyauterie à 5 heures. Mais à force d’entrecouper son sommeil ou de se recoucher quelques dizaines de minutes avant que son réveil ne sonne, elle s’épuisa. Elle était cernée, de poches noires sous les yeux et de voisins indélicats. Son médecin lui prescrit une semaine de repos. Elle vécut un calvaire, devant également subir les bruits diurnes de l’immeuble, les pas dans les escaliers, les conversations sur le palier. Ces gens ne s’arrêtaient donc jamais ? Elle tambourina de plus belle, acheta une télé qu’elle allumait à plein volume dix heures par jour, s’insupportant elle-même. Le surlendemain, sa voisine de palier la croisa devant les boîtes aux lettres. Elle lui parla de la télé qui semblait provenir de chez elle. Elle s’étonna innocemment, se fit discrète quelque temps, recommença un soir, au moment le plus calme. Cinq minutes après on toquait à sa porte. Elle n’ouvrit pas. A-t-on idée de se présenter chez les gens au milieu de la nuit ? Le petit manège dura une semaine, jusqu’à ce que le père de famille la croise dans le hall. Il menaça de porter plainte, elle l’accusa de troubler délibérément sa propre tranquillité. Elle ne dormait plus, ne sortait plus, était à l’affût du moindre murmure qui alimentait sa colère et redoublait ses coups.
Les copropriétaires provoquèrent une assemblée extraordinaire. Elle ne s’y présenta pas, refusant de se plier à toute convocation. Elle envoya néanmoins une lettre au syndic, se plaignant de tous ces désagréments, litote, indiqua-t-elle, pour ne pas les effarer avec l’enfer qu’elle vivait. Les résidents en furent stupéfiés, indignés. Ils planifièrent la contre-attaque. Tous les soirs à 21 heures ils fermaient leurs volets de concert. Clac, clac, clac, clac, elle en claquait des dents. À 21 h 30, ils tiraient la chasse, ouvraient les robinets, elle en pleurait d’énervement. Enfin, à 22 heures, ils écoutaient la chevauchée des Walkyries. Elle se bouchait les oreilles, dépitée, impuissante contre les vibrations des basses. Arrivé le week-end, ils organisèrent une fête dans l’appartement du dessus. Ils chantèrent, dansèrent. Les coups qu’ils devinèrent les firent follement rire. Le lendemain, le président de syndic et voisin du dessus sonna chez elle. Elle ouvrit, le regard hagard et le cheveu en bataille. Il lui proposa la paix, elle l’insulta et lui promit d’horribles représailles. Elle acheta un énorme klaxon, qu’elle actionnait n’importe quand. Elle se campait sur ses pieds, le dirigeait vers le haut, le bas ou tournait sur elle-même, le klaxon à bout de bras. La police fut requise. La procédure s’annonçait longue et incertaine. Le couple de seniors fut hospitalisé. Les jeunes parents confièrent leur bébé aux grands-parents. Elle jubilait. Pour fêter la victoire, elle klaxonna une heure entière. Lorsqu’elle cessa, un écho lancinant lui affolait les nerfs. Elle s’en serait tapé la tête contre les murs. Elle consulta un ORL qui lui diagnostiqua des acouphènes. Elle n’en pouvait plus. En surfant sur internet, elle trouva par hasard du matériel d’occasion provenant d’un hôpital psychiatrique voué à la fermeture. Elle acheta des parois capitonnées et les fit installer. Elle se rendit compte qu’elle n’entendait plus ses voisins. Seulement le sifflement dans ses oreilles.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 1 Avr - 8:21 | |
| L'historiette du jour : Mon A.M.I. de Chilango blue1. Dans une chambre d’hôtel à ManhattanJe me suis réveillé avec un A.M.I. dans le cerveau. Pas prévu, je ne sais pas qui m’a implanté ce truc. Je suis dans une chambre d’hôtel. Des reproductions de Kandinsky, ou d’un peintre inspiré, s’étalent sur tous les murs. Tapisserie turquoise. Devant mon lit, une commode en ébène, couronnée d’une télévision semi-courbée ultra fine qui retransmet les émeutes dans le métro. Des gaz lacrymogènes semblent sortir de l’écran. Le monde qui s’écroule. Comme d’habitude. Je ne reconnais pas cette chambre. J’ai trop bu la veille. [Salut John ! T’as bien dormi ?] J’accuse d’abord mon cerveau tout humidifié d’alcool de capter des voix de l’au-delà. J’ai de l’imagination, c’est ce que dit Manuel, une imagination sans borne. [Eh ben, t’as perdu ta langue ?] Je dois me rendre à l’évidence : ça vient de mon cerveau et pas de l’au-delà. Je ne sais pas s’il faut que je réponde dans ma tête ou à voix haute. - Lire la suite:
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[Dans ta tête. T’auras moins l’air d’un con.] Ça ne changera pas grand-chose, je suis tout seul dans la chambre. Je parle tout de même dans ma tête. Je suis devenu fou ou t’es un truc électronique ? [Je suis Norman, ton Assistant Mobile Implanté. Ton A.M.I. Ton pote, quoi.] Un truc électronique. J’ai vraiment mal à la tête. Je me lève doucement. Mon pantalon et ma chemise traînent par terre. Je jette un œil à la corbeille. Pas de capote. Qu’est-ce que je serais venu faire tout seul dans une chambre d’hôtel ? J’ouvre les rideaux derrière le lit. Le champ de gratte-ciels de Manhattan. En plein cœur du quartier des affaires. Cette chambre doit coûter une fortune. Je ne suis pas un mec riche. Plutôt le contraire. Qu’est-ce que j’ai foutu hier soir ? [Désolé John, je ne peux pas te répondre sur ce qui t’est arrivé avant l’implantation.] Je ne t’ai rien demandé. [Je sais que tu ne m’as rien demandé, John, mais ce qui est vraiment cool avec les Assistants Mobiles Implantés, c’est que t’as même pas besoin de demander pour obtenir une réponse.] Je rampe jusqu’à la salle de bain. Une immense baignoire avec des pieds de lion sculptés, toujours pleine d’eau savonneuse. Je ne prends jamais de bain tout seul. Mal de tête. Je ne me souviens vraiment de rien. L’eau savonneuse a l’air crasseuse. Je me traîne jusqu’au miroir. Des yeux rouges posés sur des cernes abyssaux. Je n’ai pas bu que de l’eau hier soir. Peut-être même consommé un peu d’elektro. Ça n’explique pas la voix dans ma tête. [******, t’as une gueule super bizarre, John ! Je comprends maintenant pourquoi on t’a implanté un A.M.I.. Tu vas avoir besoin d’aide.] Va te faire foutre. Je me frappe le crâne de la paume. Pour le mal de tête et pour la voix robotique qui jacasse. Ça ne résout rien. [Tu ne devrais pas te frapper le crâne comme ça, John. Tu vas te faire mal. Un simple choc peut affecter ton système neuronal. Déjà que t’es pas bien malin.] Je retourne dans la chambre. J’ouvre le mini bar sous la télé. Deux bouteilles d’eau gazeuse. C’est pas ce que je cherchais. Je me laisse retomber sur le lit. Cette fois-ci, je parle tout haut : — Où est-ce qu’ils t’ont implanté exactement ? Dans mon cerveau ? [Devinette : j’habite près de tes pensées, mais loin de ton regard.] Je me frappe le crâne contre le bord du lit. Réponds ! Suis claqué. Lessivé. Réponds ! Réponds vite ! [Touche ta nuque…] Pour une fois, j’obéis à la machine. On m’a rasé l’arrière du crâne. Je frémis en sentant la protubérance sous la peau. Une petite boite rectangulaire juste à la racine des cheveux. Un truc de mutant. Je ne suis pas fou. On m’a vraiment implanté sans que je m’en rende compte. On m’a implanté cette nuit. [Voilà où je crèche, John. Je ne prends pas trop de place, tu vois ?] Mon téléphone traîne sur la console à côté du lit. J’y trouverais peut-être des photos de la soirée d’hier. Ou l’historique des appels… Je me souviens juste du boulot. La réunion interminable. Steph et Will qui s’engueulent pour une histoire de planning. Ils s’engueulent tout le temps. Pour tout. Puis Steph qui part en claquant la porte. La réunion qui se termine brusquement. Aucune décision. Deux heures de perdues. Puis je discute avec Hélène de la prochaine offre et du contrat de maintenance de Western Gestadt. Puis je fume une clope et je m’enfonce dans un taxi en direction de… [****** de journée passionnante, John. T’avais vraiment besoin d’un A.M.I. pour te sortir de ce mouroir, mon pote. On va reprendre tout ça en main.] Je tombe sur une photo dans le téléphone. Trouble. Mal éclairée. Un selfie. Je m’assois sur le lit. J’ai l’air éméché sur la photo. Plus qu’éméché. Je tiens quelqu’un par l’épaule. C’est pas Manuel. C’est un mec que je ne connais pas. Je ne crois pas. Je sais juste que c’est pas Manuel. [C’est qui Manuel ?] Je ne vais pas répondre. Je ne vais pas faire attention à lui. Je vais appeler Manuel. Il va surement m’engueuler mais je lui dirais que je ne me souviens de rien. Il va comprendre. Il comprend toujours tout. Presque toujours tout. Il va m’aider. Il va me sortir de là avec panache. [C’est qui Manuel ? C’est ton frangin ? Ton papa ? Ton tonton ? C’est ton voisin ?] Manuel répond aussitôt. Un peu comme s’il attendait près de son téléphone. Évidemment qu’il attendait près de son téléphone. — T’es où ?! Il n’a pas l’air content. Fallait s’y attendre. J’ai jamais découché sans le prévenir. Jamais. [C’est ton petit ami ?! Mais alors t’es homo ?] — Manuel, écoute, il m’est arrivé un truc de fou. Tu ne me croiras jamais. Je sais que tu ne me croiras jamais et moi non plus je ne t’aurais jamais cru si tu m’avais raconté un truc comme ça, mais pourtant je te jure que tout est vrai. Ce que je vais te dire est encore plus vrai que tout ce que j’ai pu te dire jusque-là. [J’aurais jamais pensé que t’étais homo, John… À endurer tes pensées là.... Mais il y n’a aucun problème pour moi, tu sais. Je suis un A.M.I. ouvert d’esprit qui sait s’adapter à toutes les circonstances.] — T’es où ? — Je… je sais pas… dans une chambre d’hôtel. En haut d’un immeuble. Quelque part à Manhattan. [Dans une chambre d’hôtel, John… ça va surement lui plaire à Manuel…] — Dans une chambre d’hôtel ? Je comprends pas. T’es dans une chambre d’hôtel. Je te comprends pas ! Il y a deux jours on parlait de Cancún et là tu… tu m’inventes une sortie avec Sarah et je te fais confiance. Je t’appelle, tu réponds pas. Je t’ai appelé quinze fois. Tu réponds pas. Pas une seule fois. Dans une chambre d’hôtel… Il m’a bien appelé quinze fois. Je le vois sur le portable. Quinze fois à quelques minutes d’intervalle. — Je suis sorti avec Sarah hier soir ? — S’il te plait, John… Écoute, il vaut peut-être mieux qu’on prenne de la distance, qu’on reste chacun de notre côté quelque temps. Le temps de réfléchir à tout ça… [Il a pas tort, Manuelito. C’est toujours bien de réfléchir un peu, de se remettre en cause, de peser le pour et le contre…] — Ta gueule ! — Qu’est-ce… qu’est-ce qui t’arrive John ? Pourquoi tu me traites comme ça ? — Non, Manuel c’est pas à toi que je parlais… Écoute… Manuel raccroche. [Bonne idée de lui avoir dit que tu parlais à quelqu’un d’autre…] Je frappe du poing sur l’A.M.I.. De toutes mes forces. Ça ne rompra pas, je le sais bien mais j’espère qu’il sentira mes coups. [Je vais encore te décevoir, John, mais je suis conçu en alliage de graphène et ça ne me fait rien du tout du tout.] J’essaye de rappeler Manuel, mais il ne répond plus. Il finit par couper son portable. Je vide sur mon crâne une des bouteilles d’eau du minibar. J’étais avec Sarah hier soir. Je n’ai pas son numéro mais je sais très bien où elle crèche. [Tu vas aller chez Sarah maintenant ? Mais t’as vu dans quel état tu es ? Prends au moins une douche.] Pour une fois, il a pas tort. Il y a une cabine de douche à côté de la baignoire. Un sol de faux galets noirs et gris emboîtés les uns dans les autres. Je me rafraîchis et j’essaye d’améliorer mon apparence. [Tu pourras pas faire de miracle, John. Mais je suis aussi là pour ça. Alléger le fardeau de cette tare douloureuse.] Je me bouche les oreilles mais ça ne sert à rien. Je ne peux pas crier dans l’hôtel, on me prendrait pour un fou. J’enfile mes habits et je sors. À la réception, on me dit que tout a été payé. Je n’ose pas demander si je suis arrivé seul. Je n’ose même pas regarder le réceptionniste dans les yeux. [Inspire profondément, John. Inspire et tente de reprendre l’ascendant sur ton petit corps tremblotant. Je maîtrise l’ayurvéda si tu veux que je t’apprenne quelque chose.] Je ne veux rien apprendre de l’intrus. Je prends un taxi et nous filons vers le quartier d’Oxfowl où se trouve l’unité habitationnelle de Sarah.
2. Dans l’appart d’une sale petite junkie sous elektro
Cela fait plus d’un an que je ne l’ai pas vue. Enfin plus d’un an avant-hier. Je ne vois aucune raison pour laquelle je serais allé la voir. Sarah appartient au passé, au mauvais passé. Une fille bien trop compliquée. Dessinatrice de mangas horrifiques qui ne publie que sur le net, borderline dépressive accro à l’elektro et puis surtout ma dernière relation hétérosexuelle. [T’as vraiment tout essayé, John. T’es un sacré vicelard. Tu veux pas faire l’amour avec moi ?] Je hurle. Le chauffeur de taxi se retourne. Je secoue la tête. Je suis désolé. — Je ne voulais pas vous effrayer… [Il faut vraiment que tu te calmes, John. On va finir par t’enfermer si tu cries comme ça sur tout le monde. Essaye de maîtriser ta colère.] — Vous avez un problème ? Demande le chauffeur. — Non, j’ai… Vous savez on m’a implanté un de ces trucs dans la nuque. Il hoche la tête. — J’ai un cousin qui avait ça aussi. Ça m’intéresse. — Et il a réussi à s’en débarrasser ? — Il s’est suicidé. [Il avait surement de gros problèmes psychologiques.] Je me tais jusqu’à l’arrivée à Oxfowl. Une fois parti, le chauffeur de taxi me signale sur le réseau. Je peux voir l’avertissement sur mon profil. Je lui avais pourtant mis cinq étoiles. [T’aurais dû m’écouter, John. Je t’avais dit que ce chauffeur ne m’inspirait aucune confiance. N’oublie pas que tu n’as plus qu’un seul ami dans la vie, ton A.M.I. Malcolm le Bienveillant !] Je frappe à la porte de l’unité de Sarah. De la musique s’échappe de l’appartement. Du grinch metal tonitruant. Elle ne peut pas entendre. J’ouvre la porte. Elle ne ferme jamais à clé. [Normalement, John, il faut attendre que les gens répondent avant d’entrer chez eux et s’ils ne répondent pas, normalement, tu dois partir. Ce sont des trucs qu’on apprend dès l’enfance.] Tous les rideaux sont tirés. Le seul éclairage vient du poste de télévision et d’une rangée de bougies plantées à même le sol qui éclairent les bracelets de perle sur les chevilles de Sarah. Elle danse lentement au milieu de la pièce. Elle imite les filles d’un vidéo clip diffusé sur l’écran. Son visage est éclairé par la lumière de la télévision. Son visage blafard et plat. Elle porte une chemise de nuit trouée et trop étroite qui colle à son corps. Et dire que je m’inquiétais pour mon apparence à l’hôtel. [Faut pas comparer, John. C’est vraiment le premier truc que je veux t’enseigner. Faut jamais comparer. Elle, elle a vraiment pas besoin de prendre soin d’elle. Regarde ses jambes, regarde-moi ses cuisses, elle est gâtée par la nature cette fille.] Je m’approche mais elle ne me voit pas. J’éteins l’écran de télévision. Elle tourne son visage vers moi et pousse un cri en me voyant. Elle se jette sur un flingue qu’elle cache sous son canapé. Elle le pointe sur moi en tremblant, le regard plein de coke et d’elektro. — C’est moi Sarah ! C’est John ! Elle hésite. Elle n’est pas sure. [T’es sûr que tu la connais ?!] — Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fous là, John ? — T’es complètement elektrisée, Sarah… Il faut que tu te calmes… Elle ne baisse pas son flingue. Sarah n’a jamais tué personne, mais ce n’est pas une fille très stable. Ses mangas sont inondés de meurtres cruels et sanguinaires. [T’approche surtout pas ! Elle va te tuer, John ! Et moi aussi par la même occasion !] — Me tente pas, le machin… — À… à qui tu parles, John ? Elle agite son arme, les yeux plus brillants que jamais. [C’est vrai ça à qui tu parles, John ?!] — Baisse ton flingue Sarah. Tu vois bien que c’est moi. Baisse-le, s’il te plait. Elle hésite encore quelques secondes, le regard figé dans le mien, puis elle finit par lâcher son arme qui tombe par terre au milieu des canettes et des paquets de chips. Elle se laisse tomber sur le sofa. Je pousse son flingue du bout du pied, hors de portée, et la rejoins dans le canapé. — T’en as pris combien, Sarah ? — C’est pas ton problème, John ! Viens pas me faire croire que t’es venu pour ça et si c’est le cas, va te faire foutre ! J’insiste quand même. Elle s’énerve encore. Ça ne me regarde pas et elle ne me répondra jamais. Plutôt mourir. Elle tergiverse dix minutes puis finit par répondre. [****** John, en fait t’es encore plus lourd que moi. Tu vois pourtant bien qu’elle n’est pas du tout dans son état normal cette nana ! Tu veux vraiment qu’elle nous bute ?] — Une demi-Gz, admet Sarah… Une demie seulement. T’en aurais pris plus si t’étais resté hier soir. Une demi-Gz, c’est rien, c’est rien du tout. Alors me fais pas la morale ! Je sais qu’elle me raconte des salades, mais je ne suis pas venu pour ça. Je vais lui préparer un café. Sa cuisine est un champ de bataille. Pire que le salon. Il reste du café froid au fond de sa cafetière. Je le réchauffe et lui rapporte dans une tasse une peu moins sale que les autres. [Tu ne trouves pas ta petite junkie suffisamment excitée comme ça ?] Elle boit le café d’une traite. — Sarah. On était ensemble hier soir ? — Tu ne t’en souviens plus ? — Non. J’ai tout oublié. Comme si on avait effacé mes souvenirs. Elle écarte de grands yeux étonnés. — Tu ne te souviens de rien du tout ? J’acquiesce. — Faut dire que t’étais pas mal défoncé, John. On était au Spice avec Shark. On dansait sur le podium dans la lumière bleue. La musique hypnotique comme d’habitude. Du Hot Slow, du Five Sugar. Et puis, à un moment, on t’a perdu de vue. Tu t’es envolé. T’as disparu. Pschitt… [Alors ça, c’est pas normal. T’es pas le genre de mec qu’on perd de vue comme ça. Avec une gueule comme la tienne, si t’es pas là, ça fait comme un vide.] — Vous m’avez perdu de vue ? [Elle vient de te le dire, John…] — Oui. T’as disparu. On s’est pas vraiment inquiété. Enfin Shark un tout petit peu, tu le connais, mais je l’ai rassuré. On s’est dit que t’avais dû suivre un mec. T’as suivi un mec ? Je lui montre le selfie dans le téléphone. Elle sourit : — C’est le type qui n’arrêtait pas de me draguer. Il s’appelle Arthur je crois. Ou un truc comme ça. Je pense pas qu’il s’intéressait aux garçons. — Je ne me souviens de rien, Sarah. Je ne me souviens même pas de la soirée d’hier, de Shark, du Spice, de cet Arthur ! Je me suis réveillé dans cette chambre d’hôtel ce matin avec ce truc dans la tête ! [Je suis ton A.M.I., John, pas un truc. Et je t’assure que je ne connais pas non plus cet Arthur.] — Ce truc dans le crâne qui n’arrête pas de jacasser encore et encore, et que je ne peux pas faire taire et que je ne supporte plus ! Je veux m’arracher la tête. [Tu n’as vraiment aucune reconnaissance, John… Je n’ai pas arrêté de te donner des petits conseils pour te faciliter la vie depuis ce matin. Je suis plus que ton A.M.I., je suis ton ange gardien ! Il y a des gens qui payent des millions pour se faire implanter un A.M.I. Je ne vais plus arrêter de parler, John, je vais jacasser comme tu dis et je t’assure que je suis capable de faire ça, je ne vais pas m’arrêter, tout ce qui passe par mon imagination je vais te le répéter dans le cerveau et t’auras beau te boucher les oreilles tu ne pourras pas me faire taire.] Je me bouche les oreilles, mais l’A.M.I. a raison, ça ne change rien. La voix envahit mon esprit comme une chape de plomb. J’écrase mes poings contre mes tempes et je hurle. Je hurle à en faire péter les vitres de l’appartement de Sarah. — Tais-toi ! Mais tais-toi donc ! [Je ne me tairais jamais, John. Mon intelligence artificielle est suffisamment développée pour que je ne sois jamais à court d’arguments. Je peux parler pendant mille ans sans jamais me répéter, mais je peux aussi me répéter mille fois durant la même journée. Tu vas voir. Tu vas vraiment apprendre le sens du verbe jacasser.] Sarah comprend et s’active tout à coup. Elle s’active toujours en cas de crise. Elle ne cherche pas à comprendre. Elle se lève et file dans sa chambre pour chercher son matos. Les seringues numériques et l’injecteur et les petits cotons circulaires et les gants et les câbles. Elle déboutonne ma chemise. Je hurle toujours pour faire taire la voix. Elle me pose la main sur le front doucement. Je me laisse tomber sur le canapé et je ferme les yeux. [Tu pourras plus jamais fermer l’œil, John ! Je serais toujours là dans ta tête, toujours là. Ton petit A.M.I. inséparable. Ton âme sœur. Le crapaud dans ta caboche. Ta ****** de conscience bavarde. Et blablabla et blablabla. Le truc qui rend fou ! Je vais te répéter les mêmes histoires encore et encore, te chantonner dix mille fois le même air. Lalala lalala…] Sarah m’elektrise. Trois impulsions dans le creux du bras. Bom bom bom et l’elektro file jusqu’au cerveau et je me calme aussitôt. La voix de l’A.M.I. est toujours là mais elle n’envahit plus ma conscience. Elle ne m’empêche plus de penser. Elle est là comme un faible bruit de fond auquel je peux ne prêter aucune attention. Sarah sourit au-dessus de moi. Elle est droguée mais c’est un ange. Ses petites ailes transparentes s’agitent dans son dos et l’elektro illumine son corps. Un être divin qui m’arrachera aux mains du démon. Sa voix est translucide, lointaine et bienveillante. Elle résonne dans l’atmosphère bleutée. — Maintenant tu peux m’expliquer ce qui t’arrive, John. — Je me suis réveillé ce matin dans une chambre d’hôtel avec un… un A.M.I. dans la tête. Un Assistant Mobile Implanté. — Je sais ce qu’est un A.M.I.. Qui t’a implanté ? — Je n’en sais rien. Je pensais que tu allais pouvoir me répondre. Je ne me souviens de rien. Même pas de la soirée d’hier. J’ai tout oublié. — Tu crois que c’est ce type, cet Arthur qui t’a fait ça ? — Je n’en sais rien. Je ne le connais même pas. Pourquoi aurait-il fait un truc comme ça ? — Pour se venger. Tu as peut-être résisté à ses avances. Je lui prends la main et la pose sur ma nuque. Elle glisse ses doigts sur la boite rectangulaire sous la peau. [Dis à ta junkie d’arrêter de me toucher ! Ça me fera pas taire.] — On va te retirer le parasite. L’ange Sarah m’embrasse les lèvres puis sourit. C’est la seule femme au monde capable de faire trembler les fondations de ma réalité. Elle n’a pas peur d’inciser les peaux. Son corps est couvert de piercings et scarifications. Elle en a réalisé beaucoup toute seule. L’ange déglingué. Tout déglingué. Je me retourne sur le canapé et m’allonge sur le ventre. Je fixe la flamme des bougies sur le sol. [Eh, John. C’est quoi cette histoire ? Tu ne vas quand même pas obéir à la sale petite junkie qui a essayé de nous tuer !] Bien sûr que je vais lui obéir. On va te faire sortir de là, Norman. On va te faire sortir de ton trou par la force. Puis on va te cramer, ou te connecter sur une boucle algorithmique infinie où tu pourras jacasser jusqu’à la fin des temps sans emmerder personne. [C’est une blague, John ? Tu peux pas me faire ça. Y a une raison pour laquelle on m’a mis dans ta tête. T’as vraiment besoin de quelqu’un pour te guider dans la vie. Tu te rends pas compte que sans moi tu files tout droit à la catastrophe. Tu m’entends, John ?] Ouais, je t’entends. Je t’entends encore pour quelques minutes. Je n’ai besoin de personne pour me guider dans la vie. Tu entends ? Personne. Sarah a enfilé des gants de latex. Elle passe un petit coton humide sur ma nuque. Puis sa lame pénètre la peau. Je ne sens presque rien avec l’elektro. Juste le plaisir d’en finir avec l’A.M.I.. [John, s’il te plait, John. Ne la laisse pas faire ça. Je te promets de me contrôler. Je ne parlerais que quand tu me le demanderas. Je resterais silencieux le reste du temps. Tu verras…] Je verrai pas, non. — Je ne vais prendre aucun risque, murmure Sarah. Je vais couper les connexions une à une et tu me diras comment tu te sens à chaque fois. Elle coupe un câble avant que je puisse répondre. [John, tu ne dois pas continuer. Je ne vais plus rien. Ne la laisse pas faire ! Est-ce que tu m’entends, John ?] Sarah travaille avec minutie. Ses petits doigts s’agitent. C’est une artiste. Une artiste totale. Du manga à la chirurgie. Elle sait tout faire. Je m’en remets complètement à elle. [Je ne Ecoute John arrête-la, arrête-la ! Encore temps arrête !] Je ne peux pas voir Sarah, mais je peux l’imaginer. Le regard pointé sur son ouvrage malgré la drogue, l’alcool et la fatigue, son front plissé, sa concentration qui prend l’ascendant sur l’elektro, ses gestes précis, les tremblements maîtrisés. Sarah est une sale petite junkie royale. Son esprit est plus fort que tout. Elle mériterait d’être milliardaire. Elle coupe mes câbles un à un. Elle détache les amarres du bateau pirate. [John Joh ne fa rien Joh Je je sens Je sais rien Je disparais len je disrais ne sais rien ri jo] — Fais tes adieux à ton petit pote électronique, John. — Adieu, Norman. Bye bye, machin. Hasta nunca, crapaud. Va donc jacasser dans l’enfer des machines jetées au rebut. [A.M.I. un AMI, un Assistant Mobile Implanté pour vous servir. Toujours à votre service même quand vous n’avez rien demandé notre service PREMIUM. Offrez-le à un ami. Un A.M.I. pour un ami. C’est chic. Pas de cadeau plus merveilleux. CLICK] Elle coupe le dernier câble et retire le boitier de mon corps. Elle le pose sur le canapé juste devant mes yeux et termine sa chirurgie. C’est ça Norman. Juste ça. Un petit boitier en métal et plastique sanguinolent. Tant de haine dans une si petite machine. Je le foudroie du regard. Sarah se redresse. Elle retire ses gants et les jette par terre. Je me lève doucement et elle vient s’asseoir à côté de moi. — En fait, j’en ai pris deux, me souffle-t-elle. — Deux quoi ? — De l’elektro. J’en ai pris deux Gz. Je hausse les épaules. Elle prend le boitier et le pose dans la paume de sa main droite. — On en fait quoi ? me demande-t-elle. Je ne sais pas quoi répondre à Sarah. Juste envie de ne plus en entendre parler. Elle allume une clope puis commence à faire fondre le boitier avec son briquet. C’était pas du graphène. Le plastique brûle, fond. Il goutte sur la moquette. Quand il ne reste plus qu’un cadavre de circuit électronique cramé, elle le laisse tomber par terre. Je la prends dans mes bras. Sa peau est douce. Elle tremble à nouveau. La fumée envahit l’appartement.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 1 Avr - 8:33 | |
| Je lirai dès que je serai mieux merci à toi bisous |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 2 Avr - 8:22 | |
| Tu as tout ton temps, prends surtout soin de toi et des tiens |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 2 Avr - 8:26 | |
| L'historiette du jour : La poudre de succession de Jusyfa *** JulienMa nuit a encore été pénible ! À peine levée, mes nausées reviennent… Je ne vais pas pouvoir tenir ce que je viens d’avaler. Je suis chimiste et les contrôles médicaux obligatoires et récurrents sont négatifs… J’ai vu des spécialistes, mais rien ! On me dit en bonne santé ! De nouveau incommodée, je viens de vomir mes deux tartines. Deux ans plus tôt… L’homme se tenait dans l’embrasure de la porte, le contre-jour m’empêchait de distinguer ses traits. De passage dans la région, il était venu donner suite à un CV que j’avais envoyé précédemment à la société Chimie Plus. Je l’invitai à entrer. Au bout du couloir, sur tout un côté du salon, on pouvait voir grâce à de grandes baies vitrées, des chevaux gambader librement sur une immense prairie. En admirant le déplacement des pur-sang, il m’informa des souhaits de la société qu’il représentait, puis répondit sans détour à mes questions. Après un accord de principe, Claude Martel, prit congé. Cet homme ne m’avait pas laissée indifférente. - Lire la suite:
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Suite à cette visite, Lise et Raymond, mes parents, n’avaient pas caché leur déception. Ils m’ont eu tardivement et après vingt-six ans passés auprès d’eux, j’allais partir. De les laisser me faisait un peu peur, pour me rassurer je me dis que Julien était là. Très jeune, ce garçon fut séparé de ses parents et pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. De famille d’accueil en famille d’accueil, il arriva chez des gens qui avaient travaillé longtemps pour le domaine et qui n’habitaient pas loin. Depuis, passionné de chevaux, Julien passait des journées entières au haras. Après l’avoir formé pendant deux années, mon père l’engagea comme lad ; très vite, il fut accepté dans notre famille au même titre que s’il en avait été le fils. Depuis l’âge de quatorze ans, il habite chez nous et nous sommes un peu frère et sœur.
À Bordeaux, le laboratoire Chimie Plus m’engagea et d’emblée, mon travail fut apprécié. Très vite, je fus invitée à la table des décideurs. Lors d’une réunion, je retrouvai avec plaisir Claude Martel, il m’invita à partager la soirée. — La ville ne manque pas de sympathiques restaurants, accepteriez-vous ma compagnie ? Après nous pourrions nous balader, la Garonne est belle ! lança-t-il. — Je ne connais pas la ville ! Je n’ai rien de prévu ! J’accepte la ballade, mais avant tout, j’ai faim ! En me prenant la main, il m’emmena dîner sur un bateau-mouche. Plus la soirée avançait et plus j’éprouvai du bien-être, j’osai m’avouer que mon ressenti à son égard était plus que de l’amitié. Rien ne s’était passé entre nous et pourtant, quand Claude n’était pas là, je n’existais plus. Dès notre amour avoué, nous fûmes engloutis par des journées à nous attendre suivies de soirées et de nuits merveilleuses, une spirale de bonheur nous emporta.
Une nouvelle nausée m’oblige à courir aux toilettes. Je n’ai plus rien à vomir, ce sont de grosses larmes qui tombent sur la porcelaine blanche de la cuvette. De retour au salon, je regarde quelques photos, elles sont le témoignage d’infimes tranches de vie où, quand d’autres personnages apparaissent, les souvenirs qui se dégagent ravivent la nostalgie ou la douleur, c’est selon… Sur celle que je tiens, Claude est avec mes parents. Quelques jours avant, il m’avait dit son intention de leur rendre visite… Et de demander ma main. À gauche du trio, légèrement en retrait, Julien les regarde, son visage exprime à la fois déception et colère. Pourtant, à son retour, Claude me dit qu’il l’avait accompagné dans plusieurs de ses déplacements et qu’un début de sympathie s’était installé entre eux. Sans plus attendre, nous avions dressé les plans de notre mariage, nos discussions s’achevaient toujours par des éclats de rire… Des rires, aujourd’hui disparus. Un peu après son retour, sur une voie rapide, Claude avait programmé le régulateur de vitesse de sa voiture sur 110 km/h ; à un moment le véhicule refusa obstinément d’obéir et s’encastra à pleine vitesse dans l’arrière d’un semi-remorque, dernier d’un bouchon qui s’était constitué sur une bretelle de sortie. L’enquête conclut que l’ordinateur de bord avait été trafiqué, si la vitesse programmée était maintenue plus de cinq minutes, le régulateur restait bloqué : c’est ainsi que la voiture de mon futur mari devint folle… Claude avait été assassiné. Pour les besoins de l’enquête, le sabotage du régulateur ne fut jamais révélé, seul le compte-rendu de la gendarmerie le mentionnait avec interdiction de le divulguer.
Plongée dans mes pensées, j’ouvre la bonbonnière offerte par Julien ; chaque semaine, il m’envoie un paquet de bonbons, les mêmes que nous dégustions quand nous étions jeunes. Le téléphone sonne et c’est justement lui qui est au bout du fil ; sous prétexte que mon père fatigué lui laisse de plus en plus de responsabilités, il me dit avoir besoin d’un contrat lui permettant de gérer le domaine et d’agir rapidement si cela s’avérait nécessaire. — Il n’y a pas d’urgence, mon père t’accorde une confiance indéfectible et tant qu’il sera vivant tu auras son soutien tout comme le mien et celui de ma mère, dis-je. — Je sais, mais il suffirait qu’il soit hospitalisé pour que je rate une vente ; seul, je n’ai pas pouvoir, je ne peux prendre aucune décision, insiste-t-il. — Tu as certainement raison… Je pense pouvoir me libérer quelques jours en fin de semaine prochaine, préviens-les de ma visite.
Le jour venu, je suis heureuse de retrouver mes parents. Julien est là, il vient m’embrasser et s’excuse de devoir me laisser : une jument doit pouliner sous peu. Dans la journée, je rejoins ma mère au salon, je la regarde somnoler dans son fauteuil face aux grandes vitres ; sur la prairie, une dizaine de chevaux courent de concert en faisant de larges courbes. — Tu es là ? Je ne t’ai pas entendu venir, se réveille Maman. Elle me demande où j’en suis de mes ennuis de santé, puis aborde la disparition de Claude pour finir par me dire qu’il ne se passe pas un jour sans que Julien ne parle de moi et… — Quand Claude est venu vous informer de notre futur mariage, la coupai-je, comment Julien a-t-il pris la chose ? — Je ne peux pas dire que cela l’ait rendu heureux, mais il s’est très vite montré conciliant. À plusieurs reprises, il a accompagné Claude dans ses déplacements… Même qu’un jour la voiture est tombée en panne… Heureusement que Julien était là ! — Tombée en panne ? C’était grave ? — Une histoire de batterie, je crois… Je ne sais plus très bien. — Et… Que s’est-il passé ? — Julien a appelé une de ses connaissances, un garagiste ; oui, je me souviens ! C’était la batterie. Il est venu et l’a remplacée par une neuve… L’échange s’est fait devant eux et n’a pris qu’une petite demi-heure. Le soir, avec le projet de valider un contrat de gestion demandé par Julien, nous sommes réunis dans le bureau de mon père. À la lecture, quelques clauses me semblent inappropriées, elles ont été ajoutées à la demande de Julien. Sans pouvoir en définir la raison, un doute s’empare de moi. Je donne mon accord de principe et propose, pour Julien comme pour le domaine, de faire examiner avant signature le document par un juriste.
Le matin de mon départ, après six jours passés avec eux, Julien vient me prendre dans ses bras. — Au revoir et fais pour le mieux, dit-il. Avec ce contrat, je serai plus à l’aise. J’allais oublier, prends ce paquet de bonbons, ça m’évitera de te l’envoyer ; moi, avec mon diabète, maintenant il m’est interdit d’en manger, mais sois rassurée, pour toi j’en aurai toujours. Reviens vite !
Michel Rambert, venu rendre visite au domaine, trouve mon père en compagnie de Julien dans les écuries. — Salut Michel ! Quel bon vent ? lui demande Raymond. Tout va bien, j’espère ? — Oui, ça va, répond Michel peu convaincant. C’est mon fils Marcel, il a eu la visite des gendarmes d’Épinal… Ils l’ont interrogé à cause d’un dépannage de batterie… Il n’a rien compris à ce qu’ils voulaient. Michel avait été palefrenier au haras, il était tombé amoureux de Gisèle qui assurait, à temps plein, le service dans notre maison. Elle avait rencontré un garçon qui la quitta quand il sut qu’elle était enceinte. Cela n’avait en rien altéré l’amour de Michel ; il lui proposa de l’épouser, elle accepta et ils quittèrent le domaine. Pour les remercier des services qu’ils avaient rendus, Raymond et Lise, mes parents, leur cédèrent à très bas prix une maison qu’ils possédaient non loin du domaine. C’est là que Michel et Gisèle se lancèrent dans la profession de famille d’accueil et qu’elle mit au monde Marcel, son bâtard. Je n’étais pas encore née et Raymond, mon père, devint le parrain de Marcel ; il disait vouloir s’occuper de son avenir et le former à la gestion du haras. Puis je vins au monde, les visites du parrain au filleul s’espacèrent. Marcel grandissait et au même rythme se dévoilait son aversion envers les chevaux ; il voulait être garagiste et cela ne répondait plus aux aspirations de Raymond. Entre temps, Julien arriva chez Michel et Gisèle et lui, il aimait les chevaux…
De retour à Bordeaux, je consulte le juriste de la société qui se fait un plaisir d’étudier le contrat et s’empresse d’accepter l’invitation que je lui propose en remerciement. Pendant le dessert, il me fait part de ses conclusions : le libellé du document répond aux règles juridiques, il n’a rien remarqué de tendancieux. — Que pensez-vous de cette phrase ajoutée à la demande de Julien ? — Cette clause signale qu’en cas de disparition des propriétaires, c’est-à-dire vos parents et vous, le signataire de ce contrat devient seul gestionnaire de l’entreprise jusqu’à l’arrivée de nouveaux propriétaires. — Cela veut dire qu’en cas de malheur, bien que n’ayant aucun lien filial, il pourrait espérer, voire exiger un quelconque héritage ? — Pas du tout ! Son rôle se limiterait à diriger et pérenniser la bonne santé de l’entreprise en attendant l’acquisition du domaine par de nouveaux propriétaires. Malgré cette déclaration, je continue de trouver l’attitude de Julien suspecte. Au laboratoire, j’ai même lancé une analyse de ses derniers bonbons et je suis partiellement rassurée : les composants ne présentent aucune toxicité. Tous ces événements me font perdre pied, d’abord mes nausées qui augmentent, ensuite l’accident de Claude et aujourd’hui, Julien se veut gestionnaire du domaine. Je décide de revoir à la gendarmerie, le commandant en charge du dossier. — Je ne sais comment vous dire, attaquai-je. J’ai l’impression qu’il se trame quelque chose contre moi et je ne peux pas l’expliquer. Bien que courtois, le gradé se montre agacé par mes allégations. — Rien ne prouve l’existence d’une relation entre les événements qui vous touchent, ce que vous avancez s’apparente plus à des suppositions qu’à des réalités. Si vous n’avez rien d’autre, je ne peux rien faire de plus pour vous. — Peut-être un détail vous aura échappé, que faudrait-il pour rouvrir l’enquête ? — Vous avez analysé un bonbon sans rien trouver… Avec votre juriste, vous reconnaissez que le contrat est sans ambiguïté… Quant à Marcel Rambert, le garagiste, il a été interrogé par la gendarmerie d’Épinal et le rapport dit : « […] a changé une batterie ; cela a pris environ une demi-heure et les deux personnes sont restées présentes le temps de l’intervention ». — Et c’est tout !? m’étonnai-je. Il y a pourtant eu une autre intervention, dis-je en sortant de mon sac une enveloppe que je tends à l’officier. Le commandant découvre un bordereau de travaux établi par ledit garagiste. Surpris, il attend une explication. — Claude avait dû ranger cette facture en vue d’un remboursement ultérieur par le laboratoire. Je croyais qu’une copie avait été versée au dossier. — Mais madame, nous n’avons jamais eu vent de ces travaux, exulte le militaire en décrochant son téléphone. Oui… Je vous rappelle au sujet l’affaire Claude Martel… Oui… On vient de m’apporter un nouvel élément et… Sentant venir de nouvelles nausées, je me précipite vers la porte.
Depuis tôt le matin, Marcel Rambert n’a eu qu’une seule fois l’autorisation de bouger de sa chaise pour aller aux toilettes. Il est vingt heures et un nouvel inspecteur revient à la charge ; le premier gueulait, le second était gentil, celui-ci, est d’un calme olympien. — Pourquoi n’avez vous pas déclaré avoir eu une seconde fois la voiture de monsieur Martel dans votre garage ? C’était pour quels travaux et combien de temps ont-ils duré ? — On ne me l’a pas demandé ! Je l’ai eue pendant deux heures pour faire une vidange intermédiaire. Pendant ce temps, monsieur Martel a visité deux pharmacies, m’a-t-il dit. La vidange faite, j’ai laissé la voiture sur le parking, devant le garage. — J’ai lu que vous étiez spécialisé en électronique sur les voitures, ce domaine ne doit pas avoir de secret pour vous ? — C’est vrai, mais je n’ai pas à toucher à l’ordinateur de bord, ce n’est pas ma faute si le régulateur est resté bloqué ! — Qui vous a dit que le régulateur était responsable de l’accident ? — Les gendarmes ont dû en parler quand ils sont venus m’interroger pour la batterie… Oui ! C’est un gradé qui me l’a dit ! bafouille Marcel, pas très certain de ce qu’il avance. — Mauvaise pioche mon bonhomme ! Il n’a jamais été fait mention du régulateur, ni dans les journaux ni dans les interrogatoires ! Alors qu’est-ce qu’on fait ? On reprend tout ? Marcel en a marre, il se sent perdu alors il déballe tout. Il dit pourquoi je devais disparaître, pourquoi mon mariage était un obstacle à son projet et aussi, comment il s’était servi de Julien.
Son projet débuta le jour où son parrain, mon père, venu apporter un cadeau pour son quatorzième anniversaire, se disputait avec Gisèle, sa mère. Près d’une porte entrouverte, il avait entendu Raymond déclarer : — Si tu lui dis la vérité, tu vas lui gâcher la vie. Pour tout le monde, pour ton ménage, pour le domaine, il vaut mieux que Marcel ne sache jamais que je suis son père. Avec Lise, je ne pouvais pas avoir d’enfant, j’étais prêt à le reconnaître, mais ma fille Gaby est arrivée, et cela a tout changé. Crois-moi Gisèle, nous devons en rester là… Je pourvoirais à ses besoins jusqu’à sa majorité.
C’est à cette période que Julien arriva chez les Rambert. Marcel, de deux ans son aîné, exerça très vite un ascendant sur lui. Dernièrement, en lui imposant de rester discret sur leur relation, Marcel lui proposa de suggérer à mon père la mise en place d’un contrat de gestion du domaine. Tout était planifié : moi disparue, à la mort naturelle de mes parents, grâce à son ADN, Marcel faisait valoir ses droits à héritage. Si Claude devenait mon mari, à ma mort, il prenait ma place comme héritier du domaine : cela contrariait les plans de Marcel. Donc, Claude devait disparaître…
L’inspecteur, convaincu qu’une autre personne était mêlée à cette affaire, reprend : — Julien est donc votre complice ? — Jamais ! s’insurge Marcel, il n’a jamais su que Claude Martel était revenu au garage. Ce garçon est facilement influençable, je le préparai à prendre seul le domaine en main. Cela faisait partie de mon plan, l’important était qu’il ne me cite jamais. — Et trafiquer la voiture de Claude, ce fut simple ? — Cela m’a pris dix minutes pour dérégler l’ordinateur de bord. Je savais que le lendemain ou un peu plus tard, sur la route, les circonstances feraient le reste… — Mais pour Gaby ? Vous m’avez dit que les bonbons devaient la faire mourir ? C’est bien Julien qui les envoyait ! insiste le gendarme. — Ils sont une spécialité d’Épinal et je savais leur attirance pour ces bonbons. Julien n’en mangeait plus, mais continuait d’en fournir à Gaby. Pour lui éviter de venir en ville, j’ai proposé de lui en faire parvenir régulièrement. — Oui, mais ces bonbons… Ils ont été analysés, et ils ne sont pas toxiques ! — Les bonbons non, mais les papiers si ! Je mettais une fine pellicule d’un dérivé d’arsenic au fond de chaque sachet… En le renversant dans la bonbonnière, la poudre invisible et inodore se dispersait sur les papiers qui entourent les sucreries. — Mais on ne mange pas le papier ! s’énerve le flic. — Il suffit de déballer le bonbon, à chaque fois la poudre se propage d’abord sur les doigts puis sur les lèvres. À petites doses souvent répétées, le poison entraîne la mort sans laisser de traces. — Et vous trouviez ça où ? — Sur Internet, on trouve tout ce qu’on veut, continue Marcel. Il suffit de taper : « poudre de succession ». Au dix-septième siècle, c’était le nom donné à l’arsenic, à l’époque, je ne sais pas où il se la procurait, mais aujourd’hui il suffit de quelques clics et…
Aujourd’hui, Claude est toujours dans mes pensées. J’ai abandonné mes fonctions pour être près de ma mère. Mon père décéda peu de temps après mon retour. Marcel fut retrouvé pendu dans sa cellule, Michel Rambert, son père adoptif, quitta la région. Ces événements plongèrent Gisèle, sa mère, dans la folie ; elle est internée en hôpital psychiatrique. Je me sens bien près de Julien. Il continue de faire prospérer le domaine. Je lui ai avoué mes soupçons à son égard et mes regrets d’avoir douté de son honnêteté. Mes ennuis de santé ont disparu, le processus de mort mis en œuvre par Marcel fut rapidement éradiqué. D’apprendre qu’il avait, sans le savoir, participé à ce processus continue d’angoisser Julien. Souvent, il me dit que me perdre l’aurait tué. Nous ne mangeons et ne mangerons plus jamais de bonbons…
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 2 Avr - 8:51 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 3 Avr - 7:55 | |
| L'historiette du jour : Marlène de Marc d'ArmontJ’aurais fait n’importe quoi pour Marlène. D’ailleurs, j’ai fait n’importe quoi. J’aurais tué pour elle. D’ailleurs, c’est ce que j’ai fait… ou presque. Tout a commencé comme dans un film noir hollywoodien des années cinquante. Le détective privé beau gosse, un peu porté sur la bouteille et loser patenté, arrive à son agence située au troisième étage sans ascenseur d’un immeuble miteux de New York ou Chicago. À son visage mal rasé et son feutre cabossé sur la tête, on devine que la nuit a été courte. Néanmoins, il prend le temps de faire du gringue à Peggy, sa secrétaire – la secrétaire s’appelle toujours Peggy ou alors Betty – qui en pince pour lui et tombera dans ses bras à la fin du film. Derrière la vitre en verre dépoli de la porte de son bureau, l’incontournable vamp en bas nylon patiente en fumant cigarette sur cigarette. - Lire la suite:
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Bon d’accord, la réalité est quelque peu différente. Le beau gosse détective c’est moi, Philippe Marleau. Oui, il existe encore des détectives privés de nos jours, mais le boulot consiste surtout en recherches de preuves dans les litiges familiaux, professionnels ou financiers, et plus rarement d’adultère. En revanche, je n’ai ni agence, ni bureau et encore moins de secrétaire, simplement un site internet dans les pages jaunes avec une adresse mail et un numéro de portable. Et la femme fatale c’est Marlène. Elle m’avait contacté par mail et je lui avais fixé rendez-vous dans un bar branché. Je poireautais depuis un bon quart d’heure, attablé en terrasse, un journal plié sur la table en signe convenu de reconnaissance, en sirotant mon premier mojito de la journée, lorsqu’elle se pointa enfin. Elle s’avança vers moi, vêtue d’une robe moulante fendue jusqu’à mi-cuisse en faisant onduler sur des talons de douze centimètres un corps à faire pâlir de jalousie une danseuse du Crazy Horse. Elle s’assit et croisa ses longues jambes, aimantant les regards de tous les clients de la terrasse. La température était montée de dix degrés, faisant fondre instantanément les glaçons de mon mojito. — La même chose que Monsieur, demanda-t-elle au serveur au bord de l’apoplexie. Elle secoua sa chevelure cuivrée, m’examina un instant puis, apparemment satisfaite, souleva ses lunettes de soleil, planta ses yeux vert émeraude dans les miens et esquissa un large sourire. Deux battements de cils plus tard, j’étais sa marionnette. Marlène c’est le genre à prendre votre cœur, à en faire un puzzle et vous le rendre en pièces détachées dans un paquet cadeau. Mon instinct me disait que la quantité des emmerdes qui m’attendaient devait être proportionnelle à la profondeur du décolleté de la dame. Néanmoins, je l’écoutais m’exposer son affaire. Elle se présenta sous le nom de Marlène Diétriche. Elle souhaitait que j’enquête discrètement sur les affaires d’un certain Mario Luciani, propriétaire de plusieurs boîtes de nuit et d’un cercle de jeu de la capitale. Elle voulait réunir des preuves de ses activités illégales afin de faire pression sur lui pour des raisons qu’elle refusa de me donner. Son histoire sentait l’embrouille à plein nez. J’aurais dû prendre mes jambes à mon cou – au revoir Madame, content de vous avoir connue – et retourner à mes petites affaires d’héritages et de malversations. Bien entendu, je n’en fis rien et nous convînmes d’un rendez-vous trois jours plus tard pour faire un point sur le résultat de mes investigations.
Marlène n’était pas vraiment une menteuse, simplement elle ne disait pas tout. Disons qu’elle mentait par omission. J’avais mené ma petite enquête. Ainsi j’avais découvert que Diétriche était son nom de jeune fille. Elle avait simplement omis de me dire qu’elle était mariée et que le mari n’était autre que le Luciani en question. Celui-ci non seulement jouissait d’une réputation sulfureuse, mais on lui prêtait également des liens avec le grand banditisme. Je me rendis donc à notre deuxième rencard, fermement décidé à demander des comptes à la rousse incendiaire. Celle-ci me sortit alors le grand jeu. Dîner dans un grand restaurant, foie gras, homard et champagne à volonté. Au dessert, elle m’expliqua qu’elle voulait quitter son mari, mais que celui-ci la menaçait de représailles si elle s’avisait de le faire. J’avais quelques années d’expérience dans le métier et ce n’était pas son baratin qui allait m’attendrir. Pourtant, lorsque je sentis sous la table son pied remonter avec insistance le long de mon tibia, je sus que j’allais faire une entorse au code de déontologie de ma profession. Je n’entrerai pas dans les détails de ce qui advînt par la suite, toujours est-il que nous nous retrouvâmes dans mon appartement puis dans mon lit où Marlène mit la nuit à profit pour me faire découvrir la définition du mot extase.
S’ensuivit une liaison torride de deux semaines que je traversais dans un état de béatitude absolue. Puis un jour Marlène m’invita à dîner chez elle, son mari étant absent. Elle avait mis la main sur des documents compromettants et voulait que j’y jette un œil. La soirée fut agréable. Nous bûmes un verre puis dégustâmes un délicieux rôti que Marlène m’invita à découper moi-même. Le couteau de cuisine à la main, j’eus la sensation étrange que nous formions un véritable petit couple, ce qui je l’avoue n’était pas pour me déplaire. J’étudiai les documents en question. Il y avait là effectivement de quoi envoyer Luciani quelques années derrière les barreaux. Marlène me proposa alors de le faire chanter : les documents en échange de sa liberté. Je lui objectai que je ne mangeais pas de ce pain-là et que même si cela signifiait la fin de notre relation, il était hors de question que je devienne un maître chanteur. Elle ne dit rien, se contentant de me fixer avec le regard d’un cobra qui s’apprête à avaler un hamster. J’acceptai aussitôt. Le lendemain soir, je me garai devant la villa. Marlène, partie au cinéma avec une amie, avait laissé le portail ouvert ; aussi, après avoir sonné, je m’avançai à pied jusqu’à la porte d’entrée. Personne ne se présenta mais celle-ci était entrouverte. Je toquai plusieurs fois, demandant si quelqu’un était là, puis allez savoir pourquoi je pénétrai dans la maison. Luciani était bien là, au milieu du salon, baignant dans une mare de sang, un couteau de cuisine planté dans la poitrine, aussi mort qu’une poignée de porte. Je décampai aussitôt. Je n’avais pas atteint ma voiture que quatre flics en civil, brassard sur le bras, me tombèrent dessus. « Nous y voilà », pensai-je le nez sur l’asphalte et les poignets menottés dans le dos, « je savais bien qu’il y avait un coup fourré. » Pourquoi une femme comme Marlène se serait-elle intéressée à un type comme moi ? Avec elle, j’avais goûté au nirvana, mais le moment était venu de payer l’addition et celle-ci allait être particulièrement salée. L’inspecteur Franck Lestrade fut chargé de l’enquête. Celle-ci fut rondement menée. On trouva mes empreintes sur le verre et le couteau de cuisine que j’avais utilisé la veille et que Marlène avait opportunément « oublié » de mettre au lave-vaisselle, ainsi que les documents compromettants dans ma poche. Les conclusions étaient évidentes : je m’étais présenté chez Luciani pour le faire chanter, la discussion avait mal tourné, nous nous étions battus et je l’avais tué. J’avais autant de chances d’éviter la prison que de gagner le prix Goncourt. J’avais foncé la tête la première dans le piège tendu par ma chère Marlène. Cependant, quelques questions, que j’étais bien le seul à me poser, demeuraient sans réponse. Pourquoi les flics m’attendaient-ils devant chez Luciani ? Et surtout, qui était l’assassin, si on considère que Marlène avait un alibi en béton ?
Marlène fut très classe. Elle engagea pour me défendre un cador du barreau, Maître Dumont-Poretti. Je dois dire que sa réputation n’est en rien usurpée. — Vous êtes innocent, et alors ! me dit-il. J’ai fait acquitter plus de coupables qu’il n’y aura jamais d’innocents condamnés dans toute l’histoire de la Justice. Croyez-moi, il est préférable de plaider coupable et faire cinq ans de prison, plutôt que non coupable et en prendre pour quinze ans. Et ce fut comme il l’avait dit. La préméditation n’ayant pas été retenue et le pédigrée de la victime plaidant en ma faveur, j’écopai de sept ans, dont deux avec sursis. C’est ainsi que je fis la connaissance d’Albert Volponi, dit Bébert, mon compagnon de cellule, un colosse de cent-vingt kilos de muscles, tatoué jusqu’aux oreilles. Bébert n’était pas le mauvais bougre une fois qu’on le connaissait, disons qu’il avait une façon bien à lui de souhaiter la bienvenue. — Bon j’vais commencer par te tabasser. Y a rien de personnel, c’est juste que j’dois soigner ma réputation, et puis on n’a pas souvent l’occasion de faire de l’exercice ici. Mais avant, dis-moi comment tu t’appelles et pourquoi t’es là. J’te préviens, si t’as violé ou buté une gamine tu vas sacrément dérouiller. Je me dis que le séjour s’annonçait moins festif que des vacances à Ibiza. — Je m’appelle Philippe Marleau et.... — Marleau, celui qui a dessoudé cette ordure de Luciani ? Sur ce, il se rua sur moi, m’empoignant à bras-le-corps dans une accolade qui faillit me briser les cervicales et me déboîter la clavicule. Il m’expliqua que Luciani était responsable de la mort de son frère lors d’un règlement de comptes, à la suite d’un hold-up qui avait mal tourné. — À partir de maintenant, t’es sous ma protection, déclara-t-il. Et tant que tu seras là, j’te garantis que personne ne touchera à ton p’tit ***. Devant tant de sollicitude, je me gardai bien de rétablir la vérité en clamant mon innocence. Après tout, quitte à payer pour un crime que je n’avais pas commis, autant en récolter les bénéfices, si je puis dire.
Cinq ans plus tard, je recouvrai ma liberté, bien décidé à tourner la page et démarrer une nouvelle vie. Bien entendu, je n’avais plus le droit d’exercer mon ancienne profession et me mis donc en quête d’un emploi. Un jour où je me trouvais attablé devant un expresso, entre deux entretiens d’embauche, à la terrasse d’un café, je tombai par hasard sur Marlène. Mais le hasard existe-t-il vraiment avec Marlène ? Elle arpentait l’avenue de sa démarche de top model, et mit le cap droit sur moi. Elle était encore plus belle que dans mon souvenir et un frisson me parcourut instantanément de la tête aux pieds. Elle m’embrassa sur la joue et prit place à mes côtés, sous les regards envieux des autres consommateurs. — Bonjour, Philippe, je suis contente de te voir. Alors là je sais, vous vous dites : elle l’a manipulé, s’est servie de lui, lui a volé cinq ans de sa vie, comment peut-il rester là à la dévorer des yeux au lieu de lui cracher sa rancune au visage, et fuir loin de cette femme plus dangereuse qu’un serpent à sonnette ? Et bien, primo, je n’avais pas fini mon expresso, secundo, je n’avais pas de rancune. Comme je l’ai dit, j’aurais fait n’importe quoi pour elle et cinq ans de prison me semblaient à cet instant bien peu de chose, comparés aux moments inoubliables passés ensemble. Et puis peut-être aussi parce que d’un sourire elle avait repris possession de mon âme.
Ce n’est que plus tard, dans la chambre d’hôtel, alors que flottaient encore dans l’air des volutes de plaisir assouvi, qu’elle évoqua les évènements passés. — Tu veux savoir pourquoi les flics planquaient devant la villa ce soir-là ? Tu te souviens de l’inspecteur Lestrade qui a traité ton affaire à l’époque. Et bien nous étions amants. C’est lui qui a tué Luciani puis envoyé une équipe te cueillir à la sortie. Il faisait d’une pierre deux coups. Il m’avait pour lui tout seul, et en te faisant porter le chapeau, il évitait une guerre des gangs qu’un meurtre non élucidé n’aurait pas manqué de déclencher. Il est passé commissaire suite à cette affaire. — Et vous êtes toujours ensemble ? — Oui malheureusement. J’aimerais le quitter mais il est très violent et j’ai peur de sa réaction. — ... — À ce propos serais-tu prêt à faire quelque chose pour moi ?
NDLA : Toute ressemblance avec des personnages ou des personnes ayant réellement existé serait purement fortuite.
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Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 4 Avr - 8:34 | |
| L'historiette du jour : La Voix dans le ruisseau de Stéphanie AtenAntoine avait dix ans et des idées plein la tête. À lui tout seul, dans la même journée, il était capable d’inventer le soulèvement de son village contre un troll angevin, le débarquement de soucoupes volantes dans le champ du voisin, ou la découverte d’une porte magique dans les sous-sols de l’église. Antoine avait une imagination si débordante que ses copains n’arrivaient pas à le suivre. Aussi jouait-il souvent seul, aux abords des lavoirs, là où passé et présent se rejoignaient en un même cours d’eau, là où le décor l’aidait à créer des aventures palpitantes. - Lire la suite:
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Une belle soirée d’été, alors que le jour commençait lentement à décliner, le petit garçon se lança dans une nouvelle version de son histoire préférée : « Le Chevalier sauveur de monde ». Ne prêtant aucune attention aux appels insistants de sa mère, dont la maison était toute proche, il s’imagina pourfendeur de monstres destructeurs jaillis du Lathan, les lathanosaurs, dégaina l’épée en bois taillée par son papa, et vint se poster devant le ruisseau, prêt à en découdre avec les forces obscures qui s’y tapissaient. Ce fut à ce moment, entre-deux « je vous attends, bande de mécréants » et « j’ai pas peur, je suis armé comme un chevalier professionnel », qu’il entendit une voix. Ou plutôt, un murmure. Un murmure surgi de nulle part, et pourtant aussi présent que le vent. — Il faut que tu me sauves. J’ai besoin de ton aide. Antoine avait beau être doté d’une imagination débordante, il savait très bien distinguer ce qui était normal de ce qui ne l’était pas. Le preux chevalier à l’épée de bois fut donc tenté de s’enfuir en courant, mais la voix répéta : — N’aie pas peur. Tu ne risques rien. Le petit garçon s’immobilisa, interloqué. — Vous êtes où ? — Loin. Trop loin pour que tu me voies. Mais j’ai une mission pour toi. Aux yeux d’Antoine, le mot « Mission » était un peu magique. Il déclenchait chez lui le réflexe irrépressible de répondre : « À vos ordres ! ». — Approche, susurra la voix. Approche de l’eau et regarde-la. Le petit garçon hésita, mais on est chevalier professionnel ou on ne l’est pas. Alors, prudemment, il passa la tête au-dessus de la barrière… et se figea, ébahi. Dans le liquide noirâtre où rôdaient les lathanosaurs, il aperçut, en lieu et place de son reflet, le visage d’un vieil homme. — Tu te vois ? — Ce n’est pas moi ! se défendit Antoine. J’ai dix ans ! J’ai pas encore de moustache et même pas une ride ! — Il faut faire vite, Antoine. Tu dois fouiller le Lathan. Tu dois trouver la Valise du Temps. L’avenir du monde en dépend. — La « valise du temps » ? C’est dans quel conte, ça ? — Il faut que ce ruisseau soit nettoyé. Si tu en sors la valise, ta commune deviendra le centre de toutes les attentions. Elle deviendra l’endroit où tout a commencé, où le futur a pu être changé. Dépêche-toi, il faut la retrouver ! La voix se fit mourante, de plus en plus lointaine, comme emportée par le vent, avant de disparaître complètement. Antoine resta les bras ballants et vit son reflet remonter le cours du temps. L’appel quasi hystérique de sa mère l’arracha à sa torpeur et le fit s’élancer dans une course endiablée jusqu’à sa maison. Il déboula dans la cuisine comme une tornade au milieu d’un champ et raconta d’une traite tout ce qui venait de lui arriver. Ses parents et sa grande sœur le contemplèrent un instant en clignant des yeux, impassibles et silencieux, avant de reprendre leurs activités comme s’ils n’avaient rien entendu. Antoine eut beau insister, expliquer, s’emporter, il n’obtint rien de mieux qu’un « tu devrais écrire un livre ». La nuit qui suivit, le petit garçon la passa à sa fenêtre, d’où il pouvait observer le Lathan qui s’écoulait au bout de son jardin. La lune se miroita dans l’eau et sembla en descendre le courant, sans qu’aucune voix ne vienne plus troubler le calme de la ville.
Le lendemain, Antoine prit sa première décision de grand, sa première véritable décision de chevalier. Tout bon guerrier a des alliés. Il lui fallait de l’aide, et il savait où en demander. Il la trouva en train de jardiner. En train de bêcher, biner, sarcler, le dos voûté, mais les bras encore vigoureux, la peau flétrie, mais l’esprit toujours aussi vif. « Mamie comptines » était sa mamie préférée. C’était elle qui lui avait appris à cultiver son imaginaire, comme on cultive des pommes de terre. C’est miraculeux, les pommes de terre ! Une fois que vous les avez fait sortir du sol, elles peuvent vous régaler de mille façons : sautées, écrasées, en galettes ou en gratin… bref. — Mamie ! Il faut que tu m’aides ! Il y a un vieux monsieur qui était moi dans le Lathan, et une voix m’a dit de trouver la valise du temps parce que l’avenir du monde en dépend. J’en ai parlé à papa et maman, mais ils ne me croient pas ! Est-ce qu’on peut prendre ta pelle pour nettoyer le ruisseau ? Mamie comptines l’observa d’un drôle d’air, mais pas du même air que son père et sa mère. Ses rides semblèrent s’évanouir, lissées par la stupeur, et son regard se voila de l’ombre de la frayeur. Elle laissa tomber sa binette et se pencha vers son petit-fils. — Mon chéri, il faut aller voir le maire. Tout de suite. Sans plus d’explications, elle saisit la main d’Antoine et l’entraîna avec elle. En quelques enjambées si véloces et alertes que le petit garçon crut sa grand-mère dotée de superpouvoirs, tous deux se retrouvèrent dans le hall de l’Hôtel de Ville, frondèrent les tentatives de barrage de la secrétaire, et firent irruption en plein Conseil municipal sans même frapper à la porte. — Frédéric, il faut qu’on se parle ! Tout de suite ! lâcha Mamie comptines avec une fermeté déconcertante. — Je suis au beau milieu d’une réunion, Amélie. Nous avons des décisions urgentes à prendre, tu devras attendre. — Alors ajoute une délibération supplémentaire : il faut nettoyer le Lathan et il faut le faire maintenant. — Il y a une raison particulière ? — La Valise. — La valise ? — La Valise du Temps. Le maire s’immobilisa, le Conseil municipal toussota, et l’instant d’après, Frédéric et Mamie comptines se disputaient dans le couloir. — Je n’ai plus dix ans, Amélie ! C’est fini l’époque des contes et légendes ! Qu’est-ce qui te prend de débouler comme ça ? Tu perds la raison ? — Quand tu étais petit, tu venais chez moi pour me raconter tout ce que la voix t’avait dit. Maintenant, mon petit-fils l’entend aussi. Mais les propos ont changé. Il ne s’agit plus de te prévenir que notre futur pourrait se dégrader, il s’agit de le modifier ! La valise nous appelle, Frédéric ! Il faut la sortir de la vase ! Le maire se tapa le front du plat de la main et retourna dans la salle du Conseil sans même s’efforcer de répondre. Mamie comptines soupira. — Qu’est-ce qu’on va faire ? s’inquiéta Antoine. — Attendre. La voix saura lui faire retrouver le chemin. Tous deux repartirent comme ils étaient venus, dans de grandes enjambées de chevaliers têtus.
Le soir tombé, alors que le maire quittait son bureau, un étrange phénomène se produisit. La sonnerie de son téléphone retentit, mais aucun numéro ne semblait avoir déclenché cet appel. Il resta un moment perplexe, avant de subitement décrocher. — Frédéric ? Il la reconnut aussitôt, cette voix qui avait accompagné toute son enfance près des lavoirs. En grandissant, il avait perdu la capacité de l’entendre. Il l’avait reléguée au rang des contes que lui racontait Amélie lorsqu’elle le gardait, il avait fini par l’oublier et était devenu un adulte rationnel. Mais la voilà qui revenait dans sa vie ! La voilà qui reprenait contact, de la façon la plus inattendue qui soit… et la plus efficace aussi. Le souffle du maire était suspendu à ce murmure, jailli du fond des âges, qui résonnait comme le glas de la fin des temps. Frédéric ne savait plus s’il était heureux de l’entendre, ou terrifié. — C’est le moment. Dévase-moi. Repêche-moi. Viens me chercher. Il faut que vous sachiez, maintenant !
Quelques jours plus tard, la paisibilité qui régnait habituellement sur Longué-Jumelles fut balayée par le son tonitruant d’engins de chantier. L’intégralité du personnel de l’entretien urbain fut mobilisée, équipée de tout le matériel dont la commune pouvait disposer. Personne ne comprenait ce qui avait bien pu pousser le maire à décréter soudainement le lancement de ces travaux. Cela faisait des décennies que le Lathan restait latent, des décennies que ses eaux noires s’épaississaient de la décomposition des végétaux, des décennies que personne ne voyait plus ce qu’il était réellement : l’écrin d’un trésor. Les habitants furent de plus en plus nombreux à converger vers lui, gagnés par la rumeur qui vrombissait de concert avec ce chantier inattendu. Et pendant que les ouvriers s’échinaient à rendre au ruisseau son apparence originelle, Mamie comptines raconta, et raconta encore sans jamais se lasser, l’histoire de la « Valise du Temps ».
Lorsqu’elle était petite fille, quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, une étrange explosion avait eu lieu une nuit dans le ciel. Toute la commune de Longué s’était émue de ce bruit terrifiant, écho d’un traumatisme encore bien trop récent. Mais, curieusement, aucune trace physique des causes ou des effets de cette explosion n’avait pu être relevée. C’était comme si la totalité des habitants avait vécu un rêve éveillé, une illusion commune, et rapidement, ce désagréable souvenir avait été oublié… jusqu’à ce que la petite Amélie découvre le legs de cet évènement mystérieux. En sautant dans le Lathan, par goût de la provocation et amour de l’eau fraîche, elle avait touché du pied un objet lisse, gris et brillant, semblable à nul autre pareil. Elle l’avait sorti du ruisseau, mettant ainsi au jour une sorte de valise, complètement hermétique. Malgré de nombreuses tentatives, formules magiques incluses, Amélie n’était jamais parvenue à l’ouvrir, mais au moment où elle s’était apprêtée à le rejeter dans le Lathan, l’objet s’était mis à lui parler : — Tu viens de trouver l’écho du temps. Il a été envoyé depuis le lointain en direction du maintenant. Il a été envoyé par l’après, pour propager l’avertissement. Lorsque je te le dirai, tu devras me montrer à tout le monde. En attendant, si tu me protèges et me gardes cachée, je te révèlerai de grands secrets. C’est ainsi qu’Amélie était devenue « Lily comptines », puis « Mamie comptines », parce qu’elle passait son temps à inventer des histoires abracadabrantes qui ne pouvaient être crues que par des enfants. Des histoires de téléphones que l’on pourrait glisser dans sa poche, emporter partout, et qui pourraient appeler n’importe qui à travers tous les continents. Des histoires de machines reliées entre elles par un réseau immense et qui donneraient l’accès, depuis chez soi, à l’équivalent de millions de bibliothèques. Des histoires de lave-linge automatiques, qui investiraient tous les foyers, même les plus modestes, et rendraient les lavoirs définitivement obsolètes. Des inventions toutes plus folles les unes que les autres… qui finirent toutes par se réaliser. Amélie grandit, puis vieillit avec ce secret, auquel seuls quelques enfants comme Frédéric eurent le privilège d’avoir accès, sans doute parce que leur esprit était suffisamment ouvert pour l’entendre.
Bouleversés par cette extraordinaire confession, les Longuéens n’en pouvaient plus d’attendre la mise au jour de la valise du temps. Ils en arrivèrent à sauter à pieds joints dans le Lathan, comme le faisaient les garnements, pour plonger les mains dans la vase et débarrasser le cours d’eau des décennies de décomposition qui l’étouffaient. Poignées après pelletées, ils entreprirent de le libérer, pour retrouver un soi-disant trésor tombé du ciel. Mais après des semaines de travail acharné, après avoir rendu au Lathan sa clarté et sa pureté, quelle ne fut pas leur surprise de constater que la valise n’était plus là ! Amélie fut appelée à la rescousse pour localiser le précieux sésame, mais sa mémoire lui jouait des tours. Ses hésitations et retournements commencèrent à faire craindre le pire : aurait-elle pu tout inventer ? C’est alors qu’un cri retentit à quelques mètres en aval. Le petit Antoine, figé devant le plus vieux des lavoirs qui tombait pratiquement en ruines, pointait fièrement son épée en direction de l’eau. — Elle est là ! Je la vois ! Elle est là ! Elle brille ! Elle parle ! Un tonnerre de pas précipités fit vibrer le sol, suivi d’un silence total qui sembla suspendre le temps. C’était vrai. Elle était bien là, « la valise ». Et lorsque les Longuéens se penchèrent au-dessus du Lathan pour mieux la voir, ils virent dans l’eau leur propre reflet vieilli d’au moins trente ans. Certains, d’ailleurs, ne purent contempler que le spectacle horrifiant d’un squelette desséché. En courageux chevalier sauveur de monde, Antoine sauta dans l’eau. — Viens, Antoine. Attrape-moi, tire-moi, ramène-moi. J’ai des choses à dire et tu les diras pour moi. Le petit garçon remonta à la surface et fut hissé sur la berge par mille mains à la fois. Il alla grimper sur un banc, la valise serrée dans ses bras. Elle ne semblait présenter aucun système d’ouverture, aucune indication extérieure, mais elle rayonnait de sophistication. Antoine se fit alors le relais, le traducteur d’un message venu du fond des âges. Pas ceux du passé, mais ceux de l’avenir. — Je suis votre poste de télécommunication avec le futur. Je suis votre boule de cristal, votre sonnette d’alarme, le réceptacle d’un après qu’il faut changer maintenant. Cet écrin qu’est le Lathan doit devenir votre symbole, car il incarne à lui seul vos biens les plus précieux : l’eau et l’environnement. Ne laissez rien dépérir, ne laissez rien s’épuiser. Veillez sur tout ce qui ne peut être remplacé. De là où je vous parle, nous avons fauté. Nous avons échoué. Nous avons cru que nous avions le temps et le temps nous a subitement rattrapés. Il nous a happés, mâchés et digérés. Aujourd’hui, nous passons nos journées à nous reconstituer, avec une seule certitude : demain, il nous faudra recommencer. Je vous parle depuis l’après, je vous parle pour vous sauver. Faites connaître ma voix au monde, faites-la « raisonner ».
C’est ainsi que Longué-Jumelles devint l’épicentre du grand changement. Le monde entier tourna le regard vers cette petite commune jusqu’alors inconnue et ouvrit les yeux pour de bon sur l’avenir qu’il était en train de construire. Les enfants comme Antoine, dotés d’un esprit ouvert capable d’entendre ce que les autres ne pouvaient pas comprendre, obtinrent l’attention des adultes. Et jour après jour, année après année, la valise confirma que le futur pouvait être changé.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 5 Avr - 6:55 | |
| L'historiette du jour : Actes de courage et de dévouement... de Gari GariLe véhicule de secours venait de prendre en charge un sapeur-pompier intoxiqué par les fumées d’un incendie d’immeuble. Sur le trottoir, d’autres hommes terminaient de ranimer un commandant de police qui s’était introduit d’initiative dans l’immeuble sinistré. L’équipage de police secours encore sur place annonçait par radio le bilan de leur intervention rue Custine dans le 18e arrondissement, la conduite à l’hôpital Bichat d’un effectif « SP » admis pour soins urgents, le transfert du commandant sur ce même hôpital pour examen médical. L’eau et l’électricité avaient été coupées. Des dégâts importants avaient justifié l’évacuation de tous les occupants et afin de prévenir des actes de malveillance et autres tentatives de vol dans les appartements, deux effectifs de police gardaient les issues de l’immeuble. L’odeur de bois, de tissu brûlé et mouillé imprégnait fortement les communs et des badauds s’arrêtaient facilement devant la façade aux ouvertures noircies par l’incendie. On était en juin et le secteur avait retrouvé l’agrément des beaux jours, les touristes attirés par l’ambiance de la butte Montmartre, la vigne pittoresque de la rue Saint-Vincent et plus haut, la basilique du Sacré-Cœur. - Lire la suite:
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Un capitaine sapeur-pompier était resté quelques instants, plus au calme, à examiner les lieux où l’on avait extrait in extremis l’un de ses hommes intoxiqués, puis l’endroit au rez-de-chaussée où le commandant de police avait fait un malaise. Le capitaine était arrivé peu après que l’on ait évacué le policier de l’immeuble et avait demandé des explications à ses hommes : l’incendie n’était-il pas déjà maîtrisé, l’immeuble évacué, lorsque ce commandant s’était introduit d’initiative dans l’immeuble, malgré l’interdiction qui lui avait été faite d’y entrer ? Sans doute, mais ce commandant était certain d’avoir entendu une faible plainte à l’intérieur, un gémissement, et avait voulu porter secours immédiatement, au mépris des fumées encore importantes et nocives. Le commandant était passé outre les interdictions de franchir l’entrée et dans ce contexte, le soldat du feu s’était abstenu de contrer cette intrusion.
Alors que le sapeur-pompier intoxiqué devait rester admis plusieurs jours à l’hôpital, le commandant de police était rentré le soir même à domicile. Le commissaire de l’arrondissement avait été chargé de fournir un rapport dans la perspective d’une nouvelle proposition de décoration pour « actes de courage et de dévouement ». En effet, en plusieurs occasions, ce fonctionnaire s’était distingué pour être intervenu d’initiative, seul, sur les lieux de sinistres importants. Jusqu’ici, le commandant s’était tiré indemne de ces situations impressionnantes ou s’était tout au plus superficiellement blessé. Après avoir reçu deux lettres de félicitations et les « mentions honorables », il avait obtenu la médaille de bronze pour actes de courage et de dévouement. Mais le commandant espérait secrètement obtenir davantage comme la médaille d’argent dans cette distinction et monter en deuxième classe, progresser éventuellement en première, en reconnaissance d’autres faits à valider ultérieurement… Aujourd’hui, l’intervention avait été dangereuse, car un sapeur-pompier avait été admis à l’hôpital dans un état préoccupant. Une nouvelle fois, il n’y avait eu personne d’autre dans l’immeuble au moment de cette ultime intervention et personne n’avait pu voir que ce commandant s’était volontairement égaré dans un appartement très enfumé, avait enfoncé une porte de chambre, laissé tomber sa casquette au passage puis roulé enfin sur la dernière partie de l’escalier de service pour attendre, le corps à la renverse au bas des marches, qu’on vienne le secourir. L’air est généralement plus respirable au ras du sol, plus frais aussi…
Que ce soit à la lumière du jour ou bien sous les néons du commissariat central, le commandant, muté à sa demande sur le 18e arrondissement, était rapidement devenu un exemple. Lorsqu’il assistait à l’appel d’une brigade, il ne manquait jamais de faire ses recommandations de sécurité, mais aussi de rappeler à ses hommes les valeurs de l’engagement, de l’abnégation, de la témérité… Pour illustrer son propos, il se remettait en scène avec cette justesse dans le ton et dans le verbe qui donnait toute leur grandeur aux actions passées sans toutefois verser dans l’emphase. Surtout, il demandait à être systématiquement et immédiatement averti par l’opérateur radio de tout sinistre, de manière à être sur place au plus vite et prêter son concours, le cas échéant. Toujours impeccable dans son uniforme, il portait avec une modestie feinte le petit ruban tricolore pour actes de courage et dévouement, songeait à une première étoile d’argent pour confirmer d’autres actes du même genre et, si les circonstances à venir le permettaient, une seconde étoile d’argent sur sa veste bleu-noir… La consécration ! Depuis peu pourtant, parmi « ses hommes », certains avaient commencé à douter sérieusement de l’authenticité du personnage, de son dévouement sinon de son courage. Sans être en mesure de démontrer quoi que ce soit, d’établir une relation indiscutable de cause à effet, le palmarès en croissance exponentielle du commandant éveillait la suspicion, ce d’autant plus que ce haut fonctionnaire à quelques années de la retraite, avait relâché l’entraînement, n’était plus assez endurant ni même efficace dans ses interventions pour souffrir la comparaison avec d’autres hommes du même âge, issus de la police parisienne ou bien du corps des sapeurs-pompiers de Paris, ces « hommes des casernes » ! En petit comité, un élève gardien de la paix avait dit du commandant qu’il était comme une sorte de magicien capable de transformer tout en n’importe quoi, en l’occurrence une intervention sans danger, en proposition de félicitations ou de décoration…
De son côté, quelque peu remis, le pompier intoxiqué estimait que sa vie avait été mise inutilement et gravement en danger. Cette initiative du policier de pénétrer malgré les interdictions réitérées dans un immeuble où le sinistre était définitivement circonscrit était décalée et le prétexte d’avoir entendu des signes de vie pour justifier cette action, non crédible. Cependant, comme le commandant ne réapparaissait pas, il avait fallu envoyer un effectif à son secours et évacuer à nouveau complètement l’immeuble. Dans cette intervention, ce pompier s’était gravement intoxiqué avec les fumées encore nocives ! À la suite de cet événement, dans le cercle des officiers, quelques langues s’étaient déliées et la rumeur courrait que des faits similaires s’étaient déjà produits avec le même homme, semblait-il, dans le même quartier, avec d’autres collègues de casernes voisines. Qui était donc ce cinglé seul à entendre, non pas des voix comme Jeanne d’Arc, mais des plaintes, des gémissements pour s’élancer brusquement à l’intérieur d’immeubles encore fumants et parfois dangereux au secours de victimes imaginaires ? Le soldat du feu souhaita porter plainte, mais sa hiérarchie finit par l’en dissuader, partagée entre l’esprit de corps qui encourageait la protection des intérêts de chacun et la répugnance à dénoncer les agissements d’un gradé de l’institution voisine. Cette affaire pouvait peut-être trouver sa résolution en interne, sans être portée à la connaissance d’un magistrat du quai de l’Horloge. À Paris, policiers et pompiers n’étaient-ils pas réunis sous la même autorité du préfet de police, ne travaillaient-ils pas en complémentarité depuis toujours, depuis Napoléon premier ? Il fallait éviter qu’une mauvaise petite affaire, déformée et amplifiée par les médias, ne vienne affaiblir en définitive l’image, l’honneur de cette préfecture emblématique. Enfin, à considérer les éléments constitutifs de l’infraction pour laquelle le pompier intoxiqué désirait porter plainte, on avait estimé que les conditions n’étaient à priori pas toutes réunies pour caractériser le délit de « mise en danger de la personne d’autrui » et, de l’avis des officiers du feu devenus pour la circonstance sortes de conseillers juridiques, le demandeur risquait tout simplement de se voir débouté de son affaire. Il y avait lieu d’essayer de régler cette affaire autrement, sans faire de vague, entre hommes de bonne volonté et de bonne foi, plutôt que gémir parmi les robes des avocats et celles des magistrats.
Quelque temps plus tard, dans le but d’éviter l’installation de squatters, la mairie de Paris avait accepté que de modestes locaux en déshérence sur le secteur nord de la ville puissent être employés avant leur réhabilitation prochaine par les sapeurs-pompiers pour des exercices pratiques en situation réelle. Faciles d’accès, ces locaux offraient les espaces nécessaires pour différents « ateliers » que les moniteurs avaient conçus. Quelques travaux de remise en état et d’aménagement avaient été réalisés par les soldats du feu sur leur temps de repos et il leur avait été demandé la discrétion au sujet de ces aménagements vis-à-vis du public en général et du voisinage en particulier. Bientôt, de l’extérieur, cet ancien dépôt prit les allures d’un petit immeuble ordinaire normalement occupé. Une première simulation allait avoir lieu et il était question, au moyen d’une installation vidéo discrète, de faire évoluer les protocoles d’intervention, de tester de nouveaux matériels…
Le jour J, à l’instant T, on entendit une forte détonation depuis l’intérieur de ces locaux situés à proximité du boulevard des Maréchaux. Le vitrage d’une fenêtre fut soufflé par l’explosion et une cartouche fumigène commença à diffuser un nuage noir non toxique, mais irritant, puis deux autres cartouches, une fumée blanche opacifiant, mais totalement neutre. On percevait depuis la rue des cris, des appels et des sapeurs-pompiers habillés de simples sous-vêtements pour certains, jouaient le rôle d’habitants et d’autres, celui de victimes. On avait grimé avec soin les visages et les parties du corps non revêtues, pour une scène de panique près de la sortie principale. Le 18 répercuta l’appel au secours lancé par des riverains et deux véhicules d’intervention qu’on avait maintenus réservés pour l’exercice en milieu réel, quittèrent leur caserne d’attache pour se rendre sur les lieux du sinistre. Un véhicule de commandement suivit le convoi. Côté rue, l’enceinte de l’immeuble fut bientôt occupée par des badauds et parmi eux, un commandant de police en civil, la cinquantaine bien affirmée, qui se rendait au commissariat central de l’arrondissement. L’homme observait très attentivement la scène du sinistre, le déroulement de l’évacuation de l’immeuble, l’assistance aux personnes commotionnées par l’explosion ou intoxiquées par les fumées d’incendie. Cette explosion n’avait pas fait beaucoup de dégâts, le feu commençait d’être circonscrit à l’étage, car on ne voyait plus que quelques couleurs jaunes, jaune orangé ou orange se refléter par instant malgré l’opacité des fumées avec une intensité dégressive. À l’intérieur du bâtiment, des prismes colorés en mouvement placés devant des projecteurs créaient l’ambiance du feu à s’y méprendre. On entendait les voix des sapeurs-pompiers, on pouvait suivre sans les voir certaines opérations à l’intérieur, entendre les échanges radio et voir comment se prodiguaient les premiers soins sur des brancards posés à même le sol. Le commandant contourna discrètement le groupe de badauds, se rapprocha de l’entrée de l’immeuble, puis se détacha franchement pour aller à la rencontre des sapeurs-pompiers, la carte de réquisition déjà en main. Il ne reconnut pas le visage de l’homme qui lui avait porté secours quelques mois plus tôt, rue Custine, mais le sapeur-pompier n’eut aucun mal, en revanche, à reconnaître ce commandant impétueux, sensible à des voix imperceptibles pour les soldats du feu. D’abord surpris de voir le policier dans ce contexte d’exercice où aucun policier n’était invité, le pompier comprit rapidement la situation et répondit aux questions du commandant comme il l’aurait fait dans la réalité. Il adressa aussi dans le même temps des signes discrets à l’attention des collègues qui s’étonnaient de la présence d’un intrus sur leur terrain de manœuvres. Il mentit encore pour indiquer que le commissariat central avait été avisé du sinistre et qu’on avait dépêché un car de police secours pour les constatations, les relevés d’identité, la sécurisation des lieux… Une première étoile d’argent sur la veste d’uniforme commençait à briller dans l’esprit du commandant : dans quelques instants, il exploiterait ce petit créneau de temps compris entre la fin des opérations d’évacuation des occupants, d’extinction de feu, de la compétence des pompiers et le début de la surveillance des issues du site, de la compétence de la police en tenue. Ce créneau serait juste suffisant pour percevoir de faibles signes de vie, semer le doute, pénétrer rapidement dans l’immeuble, se rendre au premier niveau encore enfumé dans le but de se mettre en mauvaise posture… La reconnaissance de nouveaux actes de courage et de dévouement allait permettre enfin une première étoile d’argent, et d’autres gratifications récompenseraient ce parcours bluffant sans risque et sans audace ! Sans prêter davantage attention aux personnes qui l’observaient discrètement, le commandant entendit bientôt une plainte, à peine audible pour lui, totalement inaudible pour son interlocuteur qu’il quitta précipitamment. En quelques enjambées, il se retrouva seul au cœur d’un bâtiment sinistré duquel on irait bientôt l’extraire… L’odeur de la fumée dans l’escalier n’était pas vraiment la même qu’à l’ordinaire, mais il y avait eu peut-être aussi moins de matières synthétiques ou de textiles brûlés ? Le commandant ne fit pas attention à ce que cette fois, personne ne lui avait interdit de passer, n’avait crié dans son dos pour le retenir. En revanche, il s’aperçut que l’atmosphère irritante était malgré tout plus respirable que dans les situations précédentes. Il se dit que cela faciliterait la progression dans les endroits plus reculés du bâtiment. L’eau des lances à incendie ruisselait sur les marches d’escalier et cette eau serait nécessaire pour souiller ses vêtements civils. Dans l’opacité des fumées à l’étage, le commandant heurta une chaise renversée sur le palier et tomba contre le chambranle d’une porte d’entrée. « Bon début », pensa-t-il en se relevant pour accéder au logement. Pourtant, après avoir pénétré dans ce logement plus rien ne devait correspondre à ce qu’il avait pensé trouver. Curieusement, alors que l’explosion et le départ de feu avaient dû se produire là, les fumées étaient beaucoup moins présentes, moins irritantes. Il n’y avait pas de traces de départ de feu… On y voyait même plutôt bien dans ce logement. Le commandant s’aperçut enfin qu’on avait aménagé les lieux comme une scène. Ces petits projecteurs éteints au sol et ces cylindres bizarres placés devant, de minces filets de fumée noirâtre s’échappaient toujours, mais depuis un fumigène… L’esprit troublé, le policier s’approcha d’une fenêtre, et prit conscience que l’activité des sapeurs-pompiers n’était pas comme à l’ordinaire en contrebas. Un simple exercice grandeur nature était venu tout bouleverser et une petite étoile d’argent s’évanouit brusquement pour laisser place au ridicule de la situation. Dans un mouvement de réflexe, l’homme revint rapidement sur ses pas, mais depuis qu’il était intervenu il était déjà trop tard pour faire machine arrière. Disparaître ? Au bas de l’escalier principal, quelques sapeurs-pompiers s’étaient mis à simuler des gémissements grotesques et à ricaner entre eux, tandis que d’autres poursuivaient malgré cela leur exercice. Plus loin, silencieux, la mine grave, leur capitaine en compagnie d’un autre gradé, attendait le retour du commandant de police de pied ferme. De son côté, le commandant comprit qu’il pouvait se tirer adroitement de ce mauvais pas en avouant tout simplement s’être trompé sur qu’il avait cru entendre, en toute bonne foi… Était-il infaillible ? Cette intervention devait surtout confirmer la grande qualité de cette simulation de sinistre. Il fallait féliciter ces sapeurs-pompiers qui avaient réussi à tromper l’analyse d’un policier rompu aux réalités du terrain ! Le commandant, pour rester crédible, ne devait pas rester davantage sur les lieux. Il lui faudrait afficher un sourire humble, respectueux, lorsqu’il retrouverait les soldats du feu au-dehors. Mais le commandant ne reparut pas. Dans la pénombre de l’escalier carrelé encore trempé, il venait de faire une glissade fatale en se brisant la nuque contre un nez de marche.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 6 Avr - 8:16 | |
| L'historiette du jour : Les Autres de Lou VioHenri ouvrit les yeux subitement. La bouche pâteuse, il peina à avaler sa salive avant de se redresser péniblement. Tous ses os craquèrent dans un concerto chaotique, du haut de sa colonne vertébrale jusqu’à ses orteils. D’un mouvement lent, il appuya longuement sur le bouton d’arrêt de son réveil. Courbé sur le bord de son lit deux places dépourvu de draps, il agrippa le matelas pour se donner la force de se dresser sur ses jambes. Son torse laissait apparaître ses côtes saillantes, trahissant une alimentation irrégulière. Une douleur lui perfora l’aine alors qu’il avançait vers une vieille armoire en bois. À l’intérieur, quelques vêtements en laine, un bonnet en piteux état, et un bleu de travail dont il se saisit sans attendre. - Lire la suite:
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Ses maux de jambes empirèrent alors qu’il enfilait la salopette bleue tâchée de peinture et de javel. Avec le temps, il s’était habitué à souffrir, c’était devenu normal, presque nécessaire. À son âge, seule la douleur lui rappelait qu’il était bien en vie. Une fois prêt, il épingla machinalement son badge sur le côté gauche de son uniforme, et quitta la pièce à son rythme.
Il traversa le couloir étroit, jalonné de piles de livres de toutes sortes, éclairé seulement par une lucarne qui donnait sur les dernières lueurs du jour. Dans le salon, il prit appui quelques secondes sur le dossier d’un fauteuil en cuir écaillé, avant d’aller chercher ses clefs posées sur un buffet à l’autre bout de la pièce. Autour de lui, rien n’était en bon état. D’autres livres étaient éparpillées sur les meubles et à même le sol. Seuls quelques cadres contenant des photos jaunies semblaient avoir été briqués avec soin. Sur certaines, on pouvait voir un jeune homme fier, au torse bombé, tenant un immense trophée de pêche, et sur d’autres le même garçon, serrant dans ses bras une jeune femme aux cheveux bouclés qui riait aux éclats. Il s’arrêtait parfois pour les contempler, comme pour ne pas oublier. Il n’y prêta pas attention ce soir-là. Sur une table en Formica attendait un verre d’eau à moitié vide, qu’il but d’une traite pour accompagner ses médicaments quotidiens. Terminant sa routine, il se dirigea vers la cuisine, où il posa le gobelet et s’aspergea rapidement le visage d’eau du robinet. D’un geste aussi expéditif que possible, il retroussa les bords de son épaisse moustache et épongea les gouttes d’eau sur son visage avec sa manche. Puis, il se racla bruyamment la gorge avant de cracher dans l’évier.
Devant la porte d’entrée, Henri se retourna une dernière fois, comme pour vérifier que tout était bien à sa place malgré le désordre ambiant. Il posa sa main sur la poignée ronde, la claqua de toutes ses forces et s’en alla.
Les nuages flottants n’avaient pas encore libéré la lune alors qu’Henri se présentait devant l’immense entrée vitrée de la bibliothèque municipale. Il enfonça une clef épaisse dans la serrure et, avant de s’engouffrer dans le bâtiment, tourna la tête pour contempler la Bonne Mère qui comme toujours, montait paisiblement la garde.
La bibliothèque, jadis une salle de spectacle, avait été construite des centaines d’années auparavant. Henri y travaillait depuis sa rénovation, vingt ans plus tôt. Les services municipaux de l’époque avaient recherché un agent calme, qui saurait se montrer discret, et surtout ne se plaindrait pas du salaire ridicule que la Mairie offrait. C’est ainsi que le vieil homme s’était vu attribué le poste et venait depuis, cinq nuits par semaine, dépoussiérer de fond en comble les interminables étagères de l’édifice.
Une fois à l’intérieur, il pendit sa veste à un cintre en fer dans son casier, et emporta le matériel de nettoyage qu’il trouva dans le compartiment mitoyen. Trois minutes plus tard, il gravissait lentement les larges marches en marbre de l’escalier principal. Afin de détourner son attention de la fatigue due au poids des ans et des élancements cuisants dans ses cuisses frêles, il avait pris l’habitude de les compter une à une. Monsieur Hernandez, qui l’avait formé deux décennies plus tôt, lui avait conseillé de toujours commencer son travail de haut en bas. « Tu peux me croire ! C’est plus facile de monter ces trois étages de malheur quand tu arrives plutôt que l’inverse ! » disait-il. Avec les fesses, il poussa deux grandes portes battantes que barrait un panneau d’interdiction d’accès et derrière lesquelles se trouvait une salle sombre, éclairée aux néons. Quatre larges bureaux trônaient devant de longues fenêtres opaques au verre dépoli. Le bâtiment, lui, était rustique, mais l’administration l’avait pourvue de matériel haut de gamme : ordinateurs et imprimantes dernière génération, et à chaque étage, une machine à café rutilante d’où sortait une voix robotique qui récitait toutes les demi-heures « choisissez votre boisson ». Henri avait déjà vu les employés faire la queue devant cet escroc de métal, y insérant tout le contenu de leur poche pour en extraire un liquide grisâtre et fumant, puis le boire debout sans parler, l’air hagard, sans s’éloigner de la machine, tant l’envie d’un deuxième les guettait. Cela lui paraissait triste et absurde. Ou alors le monde avait juste changé, sans lui avoir laissé le temps de le suivre. Cela faisait partie des raisons pour lesquelles il détestait cette machine.
Le nettoyage des lieux était fatigant, mais ce n’était pas le bagne non plus et cette première étape restait la plus simple et la plus rapide. Il descendit d’un étage.
Dans le noir complet, Henri trouva l’interrupteur sans hésitation. Contrairement aux bureaux du dessus, l’endroit baignait dans une obscurité totale. Il activa le bouton et de petits claquements épousèrent les clignotements des tubes de néons. Il se trouvait aux pieds de cinq rangées gigantesques de livres qui divisaient la pièce. L’employé semblait minuscule. Tout en posant son seau, il releva la tête et s’arrêta un instant comme tous les soirs pour apprécier l’élégance du lieu. Un léger sourire allongea sa moustache. Du plus loin qu’il puisse se souvenir, il adorait les livres. Tous les livres. Après la mort de sa femme sept ans auparavant, il s’était plongé corps et âme dans la lecture. C’était cela qui l’avait maintenu en vie jusque-là. Il essora sa serpillière et commença à lustrer le sol.
Au bout d’une heure de travail, Henri se dirigea vers l’avant-dernière allée. Comme chaque nuit, cet endroit respirait la paix et la sérénité. Son manche à balai heurta un livre qui dépassait légèrement de la grosse étagère en bois massif. Il s’accroupit difficilement en saisissant l’ouvrage. D’un geste délicat, il caressa la couverture en cuir incrustée de lettres dorées. D’un léger coup de poignet, il ouvrit le livre dont les pages défilèrent à toute allure. Les yeux fermés, Henri se délectait du parfum boisé qui en émanait.
Une brise légère lui effleura la nuque. Le chant lointain des passeri le plongea immédiatement dans une atmosphère familière. Il rouvrit les yeux. Le soleil scintillait, ce qui était rare dans cette région. Rien n’avait vraiment changé depuis sa dernière visite. La pelouse verdoyante s’étendait à perte de vue et, derrière lui, un bâtiment centenaire se dressait fièrement. D’un pas souple, Henri avança doucement au milieu d’un sentier de terre battue, laissant sa main caresser mollement les fleurs qui le délimitaient. Ici, il ne sentait plus du tout la lourdeur de ses jambes. Une voix lointaine lui parvint. — Ah, Henri, te voilà ! Au loin, un gigantesque arbre mat semblait maître des lieux. Son tronc colossal à la forme biscornue montait fièrement vers l’astre du jour. De grandes branches feuillues s’en échappaient, comme pour garder le ciel de l’effondrement. Adossé contre l’épaisse écorce, un homme aux cheveux blancs et au sourire franc agitait énergiquement la main pour faire signe à Henri d’approcher. Il alla à sa rencontre. — C’est drôle John, quand je rends visite aux autres, ils ne sont jamais au même endroit ! Toi, je te retrouve toujours sous cet arbre ! dit-il en lui serrant chaleureusement la main. — Ah que veux-tu ?! C’est le seul et unique ami que je me sois fait ces vingt dernières années ! répondit-il, un petit rictus au coin des lèvres. — Le seul et unique ? répéta Henri avant d’éclater de rire. John rassembla les feuilles griffonnées qui jonchaient le sol puis, se décala pour laisser au moustachu la place de s’assoir à ses côtés. — Alors, mon ami ! Dans quel pétrin es-tu en train de plonger ta communauté aujourd’hui ? demanda Henri. — Ah non ! Aujourd’hui tout le monde se repose… Aujourd’hui, il n’y aura pas d’explosion, de dragon, ni de guerre entre les Gobelins et les Nains. Une trêve de vingt-quatre heures fera du bien à tout le monde. Il tourna la tête vers son compagnon en plissant un œil malicieux. — Mais je te promets que dès demain à la première heure, tout le monde sera sur le pont et les péripéties repartiront de plus belle dans les terres du Mordor ! Là, je rédige simplement des lettres pour quelques connaissances ! L’homme à la moustache acquiesça en souriant. — Je vois… — Et cela me fait penser, comment va ton ami Marcel ? demanda John les mains toujours pleines. — Comme toujours, dans ses collines, un piège à lapin à la main ! répondit l’homme de ménage. — C’est bien… Le changement, voilà bien un des pires fléaux de l’humanité ! Ce sont des choses à laisser aux Grandes Gens ! déclara l’écrivain en se relâchant contre le tronc. Comme frappé par une pensée soudaine, l’auteur se releva et tapota énergiquement sur la cuisse de son ami. — Tu sais pourquoi je t’apprécie Henri ? Ce dernier haussa le sourcil d’un air interrogateur.
« Choisissez votre boisson. »
Henri leva la tête. Il fut ébloui par les néons ardents de la bibliothèque. L’atmosphère humide et aseptisée irrita ses narines. Les mains crispées sous le large livre, le vieil homme grogna. — Satanée machine ! Il avait à plusieurs reprises tenté de la débrancher, sans succès.
Avant de reprendre son balai, un sourire malicieux au coin des yeux, il replaça soigneusement l’ouvrage sur l’étagère consacrée à son ami J.R.R Tolkien.
Traînant derrière lui son chariot de ménage, il s’arrêtait tous les dix mètres environ pour lustrer le sol. Il frottait aussi énergiquement qu’il le pouvait, pour que le marbre retrouve son éclat. Il avait horreur de faire les choses à moitié. Il préférait le travail bien fait, et, malgré l’âge et la douleur, il faisait de son mieux sans ménager ses efforts. Chez lui c’était différent, il ne voulait simplement pas ranger, pour garder des souvenirs peut-être, ou pour avoir l’impression de ne pas vivre seul. Petit à petit, il arriva au Rond. Le Rond, c’était ce petit espace commun circulaire au milieu de la bibliothèque. Des fauteuils bombés, des tables basses, tout était fait pour s’y sentir à l’aise et profiter de la riche collection d’ouvrages. D’ici, on pouvait voir jusqu’à la grande horloge, accrochée au-dessus de la sortie de secours. Il plissa les yeux : « Une heure moins dix… L’heure de ma pause ! » pensa-t-il à voix haute tout en pénétrant dans le rond. Il s’assit sur le siège le plus proche, la tête en arrière, et somnola un instant. Tout était calme. Il aimait cet emploi de nuit, il n’avait pas à côtoyer ces abrutis du jour, ces gens qui cherchaient toujours mieux, toujours plus. Tout cela lui semblait ridicule, et d’autant plus quand on avait la chance de passer ses nuits dans une bibliothèque emplie de trésors. Un son sourd attira son attention. Le bruit semblait lointain, mais titillait son oreille comme si on lui chuchotait quelque chose. Il se leva, et avança en direction des murmures. Par terre, un gros livre avait glissé sous un fauteuil et semblait avoir été oublié. Les pages cornées, la couverture rigide cabossée, les lettres argentées somnolaient sous une fine couche de poussière scintillante. Il plia les genoux et de sa main droite se saisit de l’ouvrage.
Le couloir où il se trouvait était dépourvu de fenêtres. Trois bougies posées sur le sol offraient une faible lueur. Droit devant lui, à quelques mètres seulement, une porte entrouverte laissait échapper un mince halo rougeâtre. Henri y passa prudemment la tête. L’intérieur était chargé, des tapis au sol ainsi que sur les murs, des meubles massifs aux dorures dignes d’un roi. Du plat de la main, il poussa un peu plus la porte pour apercevoir une cheminée dont les bûches crépitantes accompagnaient de discrets sanglots. C’était cette plainte qui avait attiré son attention.
Au sol, recroquevillé devant l’âtre, un homme aux fins cheveux blancs et à la barbe hirsute pleurait comme un enfant. Henri s’en approcha. Il posa sa main sur son épaule. La cheminée dégageait une odeur de cendre. Le barbu éclata un peu plus en sanglots en sentant l’accolade du vieil homme. — Léopoldine… Ce n’est pas vraiment toi n’est-ce pas ? demanda-t-il, la gorge serrée. — Ce n’est pas elle… répondit doucement Henri en tentant de le relever. Mais ce dernier le repoussa avant d’aller se réfugier dans un des coins de la pièce. — Va-t’en ! Je ne veux plus voir personne ! hurla-t-il, les yeux noyés de peine. Henri s’approcha avec prudence comme devant un animal blessé. — Je sais ce que tu vis Victor… Je sais ce que c’est de perdre quelqu’un qu’on aime… Le barbu releva la tête. — Pourquoi elle, Henri ? Pourquoi ? Elle qui était si jeune, si innocente et pure… Le moustachu, meurtri de voir l’état de son ami ne trouva rien à répondre. — Elle était le bonheur de ma vie, sa voix raisonne encore à travers les couloirs. Son visage est partout… Je n’ai plus foi en rien, plus même en moi. Je ne veux plus de leur religion, plus de leur Dieu hypocrite et insensible qui a éteint mes jours.
Il se redressa. — Rien n’est juste, j’ai été vaincu sans même avoir pu me battre. Sors d’ici, je t’en prie… Alors qu’Henri rebroussait chemin, la voix de Victor retentit. — N’oublie jamais Henri… Tout ici-bas nous dit adieu.
Comme si une seconde à peine s’était écoulée, Henri revint à lui. Autour, tout était désert dans le Rond.
Le vieil homme termina rapidement sa tournée, comme si le poids des mots de Victor éclipsait celui de ses jambes. Il partageait sincèrement les tourments de son ami et il lui sembla que ses sanglots résonnaient encore dans la bibliothèque silencieuse. Une fois sa tâche achevée, il reposa soigneusement son matériel dans son placard puis enfila sa veste avant de rejoindre le grand hall. Dans l’entrée, seules les premières lueurs du jour et la couronne de Notre-Dame apparaissaient à travers les larges fenêtres du plafond. Il était temps pour lui de rentrer. Il sortit sa casquette de sa poche, l’enfila puis ouvrit la grande porte principale. Une fois sur le trottoir, il se retourna et jeta un regard mélancolique vers l’intérieur de la bibliothèque, en levant la main dans un salut fraternel.
« À demain vous autres. Prenez bien soin de vous. »
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|  | | Adelette Admin

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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 6 Avr - 14:16 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 7 Avr - 8:36 | |
| L'historiette du jour : Main tendue de Yannick BarbeIl n'était pas loin de onze heures du soir lorsque j'ai aperçu les deux ombres. J'avais un peu lu après le repas, sur la table de la cuisine et en revenant dans le salon pour ajouter deux bûches sur le feu, j'ai jeté distraitement un coup d'œil à travers les vitres. Si la pièce avait été éclairée, je n'aurais absolument rien vu à l'extérieur. Seules les flammes jetaient quelques clartés mouvantes sur les murs et au plafond. Mes mains en visière, j'ai collé mon front contre la vitre. Deux ombres venaient de traverser la cour et disparaissaient derrière la masse noire du hangar. Deux silhouettes humaines. Mon ventre s'est soulevé, trahissant une peur brute, ancestrale. Aucun doute possible. - Lire la suite:
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Je ne les avais aperçus que furtivement, mais j'en savais assez sur eux pour les identifier au premier coup d’œil. Un cou tassé sur des épaules larges, des jambes frêles et démesurées, une démarche claudicante. Deux humains. En liberté. Un mâle et une femelle, selon toute probabilité. La Réserve se trouvait à seulement quelques kilomètres au sud : c'est de là qu'ils arrivaient. J'ai attendu quelques minutes encore, et, prudemment, je suis sorti. L'odeur m'a saisi dès le pas de la porte, par-dessus les effluves du feu de cheminée et du gas-oil des machines. L'odeur âcre des hommes, faisant surgir d'un coup le souvenir de ma seule et unique visite de la Réserve, il y a bien longtemps – quatre ans peut-être.
J'étais encore un enfant, et pour mon troisième anniversaire, mon père, qui connaissait mon intérêt pour la race humaine, m'avait promis cette excursion. À l’époque, les autorisations étaient déjà difficiles à obtenir, et il avait fallu jouer de relations pour se procurer deux laissez-passer à la journée. Le périmètre de la grille de sécurité, bien qu'assez étendu, nous permettait d'observer les humains d'assez près pour entendre leurs voix, comprendre leurs gestes, sentir leurs odeurs. Ils vivaient en petits groupes, mâles, femelles et enfants, répartis dans plusieurs hameaux qui avaient été construits bien avant notre arrivée sur Terre. La colonie était composée d'une centaine d'individus. « Tu vois, m'avait dit mon père, ils ne sont pas très différents de nous. Plus grands, bien sûr, et moins résistants au froid, c'est pourquoi ils portent ces drôles de peaux tout autour du corps. Mais ils sont intelligents et adroits, et peuvent vivre très longtemps… Tiens, regarde celui-ci ! » L'un d'eux, un mâle, accroupi devant la rivière qui coulait près des maisons, pêchait de petites écrevisses avec un filet de sa fabrication. D'un pincement des doigts, il leur tranchait la tête, et les rangeait dans un petit sac de toile qu'il portait en bandoulière. L'envol d'un oiseau lui fit lever la tête, et son regard croisa alors le mien. Un regard profond, rempli de haine et de tristesse. Ma respiration se bloqua. L'humain détourna les yeux, se redressa, plia son matériel, et rejoignit en hâte ses congénères. On les entendit converser vivement, dans cette drôle de langue que nous ne parvenions pas à comprendre, mais c'était clairement de nous qu'ils parlaient. « Ils ne nous aiment pas, avait continué mon père. Nous ne sommes pas leurs ennemis, mais ils ne nous aimeront jamais. » Et pour cause.
Peu de temps après, les visites de la Réserve avaient été interdites. Trop dangereux. Plusieurs cas de morts suspectes avaient été constatés chez les humains, et le Gouvernement n'avait voulu prendre aucun risque. Combien en restait-il aujourd'hui ? Cinquante ? Vingt ? Les rumeurs circulaient, contradictoires. Un mur haut de plusieurs mètres avait été érigé. Des gardes avaient été placés tout autour du périmètre, et seuls y avaient accès quelques scientifiques ou membres du Gouvernement. Aucun compte-rendu de ces visites n'était jamais publié, et tout le monde finit par se désintéresser de la question. Tout le monde, sauf moi.
À la mort de mon père – à l'âge vénérable de douze ans et demi, je décidai de m'installer dans la région de la Réserve. Les humains m'obsédaient. Bien sûr, je connaissais l'histoire de notre peuple, comment, un siècle plus tôt, nos ancêtres étaient arrivés sur la Terre, une Terre habitée seulement par quelques dizaines de milliers d'humains agonisants d'une maladie inconnue. Comment nous les avions soignés tant bien que mal, eux et d'autres espèces atteintes des mêmes symptômes, les isolant dans des Réserves éloignées des zones contaminées. Comment par la suite nous avions appris à utiliser leurs habitations, leurs véhicules, leur énergie, leurs infrastructures. Oui, je savais tout ça, parce que je l'avais lu, parce qu'on nous l'avait enseigné à l'école. Mais il y avait ce regard, chargé de colère et de désespoir, cette chose concrète, ancrée dans mon souvenir, qui m'attirait et me terrifiait, que je ne comprenais pas. J'avais donc acheté ce corps de ferme, remis en route l'exploitation, réparé les machines et les outils, planté de l'avoine, des betteraves, des pommes de terre. Loin des miens, près des humains, inaccessibles, mais vivants, là-bas, derrière l'impénétrable forteresse qu'on avait construite autour d'eux.
Deux humains. Comment s'étaient-ils échappés de la Réserve ? Le dispositif de sécurité était réputé sans faille, inspiré de celui que les humains avaient mis en place il y a deux siècles pour séparer en deux l'ancienne ville de Berlin. Ces deux-là devaient être soit sacrément malins, soit bien renseignés. Ou encore complètement fous. J'ai fait quelques pas en direction du hangar. J'étais terrorisé, mais irrésistiblement attiré par cette apparition. J'ai compris que j'avais attendu ce moment toute ma vie. Rencontrer des humains. Pas simplement les observer. Pas lire une somme d'ouvrages sur leurs mœurs ou leur histoire. Non, les toucher, entrer en contact avec eux, d'égal à égal. Curieusement, ce n'est pas d'eux que j'avais peur, mais de moi. Peur de lire une nouvelle fois sur leur visage ce dégoût que leur inspirait notre seule présence. Mais inexplicablement, j'étais persuadé qu'ils ne me feraient aucun mal. Leur trace était facile à suivre. Une fine épaisseur de neige était tombée en fin d'après-midi, et on discernait ça et là les empreintes toutes fraîches de leurs pas, qui s'enfonçaient dans la forêt. J'ai pris une grande inspiration, et j'ai suivi la piste. Ils avaient une bonne longueur d'avance, mais j'étais plus rapide qu'eux, plus adapté à la course, et mon épaisse fourrure me protégeait plus efficacement de la morsure du vent que leurs ridicules rajouts de peaux. Je ne tarderais pas à les rattraper. Mais ensuite ? J'ignorais s'ils parlaient ma langue, s'ils la comprenaient. Je ne savais pas comment leur faire entendre que j'étais leur allié, que je ne les pourchassais pas, que je voulais simplement les… qu'est-ce que je voulais, au juste ? Je me suis arrêté net. J'étais au milieu du bois, à l'entrée d'une petite clairière. Et l'odeur était là, puissante, toute proche. Ils étaient à moins de trente pas, cachés quelque part, derrière un arbre ou un buisson. Ils m'observaient, peut-être. Ça sentait la peur, l'épuisement, un relent de bête traquée. Ce n'est pas ce que je voulais. J'ai essayé de prendre un ton rassurant – ou tout du moins, que j'imaginais rassurant pour des oreilles et des cerveaux humains. « Je sais que vous êtes là. Ne craignez rien. J'habite près d'ici, je suis un simple cultivateur, pas un garde. Vous pouvez vous montrer, je ne vous veux aucun mal, juste vous voir de près. Ensuite, vous continuerez votre route. Je ne dirai rien à personne. » Le silence était total. La petite couche de neige créait un halo de lumière froide au-dessus de la clairière. Pas un mouvement, hormis le léger tremblement des branchages secoués par la bise. Mais l'odeur était là, un torrent de phéromones qui me renseignait sur l'état des deux humains, presque aussi clairement que si je les avais eus en face de moi. « Allons, sortez de votre cachette. Je ne suis pas armé. Je ne vous toucherai même pas. Est-ce que j'ai l'air si effrayant ? Nous sommes semblables, vous et moi. Je vous en prie, j'attends ce moment depuis toujours. » Je me suis tu. Je me suis senti idiot. Franchement, qu'est-ce que j'espérais ? Qu'ils allaient sortir de leur trou avec un grand sourire pour se jeter dans mes bras ? Mon pouls s'accélérait. Pourquoi avaient-ils peur de moi ? J'étais bien plus petit qu'eux, je n'avais pas de griffes, pas de crocs acérés, j'étais seul, ils auraient pu me sauter dessus et me tuer à mains nues. À la Réserve, je les avais vus porter de lourdes pierres, enfoncer dans le sol des pieux plus gros que ma cuisse avec des masses que j'aurais eu du mal à soulever. Quelque chose m'échappait. Soudain, un son nouveau. Un souffle, plus régulier que celui du vent. Une respiration, tout près, sur ma gauche. Ils étaient là, l'un d'eux en tout cas, dissimulé derrière une énorme souche. J'ai avancé, pas à pas, essayant de maîtriser mon excitation. J'avais une envie irrépressible de bondir sur ma cible, mais je tentais de contrôler la lenteur de mes gestes. Encore dix pas, huit, cinq… L'humain surgit devant moi comme un diable. Son visage était défiguré par la terreur. Il soutint mon regard un quart de seconde, et je le reconnus. Il détala à travers un entrelacs de ronces et des bois morts, dans une course maladroite et frénétique. C'était mon pêcheur d'écrevisses. Il n'avait presque pas changé. Les humains peuvent vivre plus de quatre-vingts ans, et celui-ci n'en avait peut-être que vingt. Ou trente, ou quarante, je ne suis pas un spécialiste. Un homme dans la force de l'âge, en tout cas. « Attends ! » Inutile. Tout son corps, son esprit n'étaient plus obsédés que par une idée : fuir. Je me suis lancé sur ses talons. Si je parvenais à l'acculer, ne serait-ce que quelques instants, je pourrais peut-être le raisonner. Je le voyais, à présent, de dos, mais tout de même, et dans l'intensité de la course, je jouissais pleinement du spectacle : un humain, bien réel, presque à portée de main, vivant, respirant, uni à moi par les liens de la poursuite. L'homme perdait du terrain. Ce n'était plus qu'une question de secondes. Nous allions nous retrouver face à face. Il s'est arrêté à la sortie du bois, à bout de forces. Il s’est affaissé à genoux dans la neige, les bras repliés sur sa poitrine en feu. J'ai ralenti à quelques mètres de lui. Il m'a dévisagé avec un mélange d'épouvante et de résignation, tandis que je m'approchais, avec toute la bienveillance dont j'étais capable. Rien dans mon expression ne traduisait l’agressivité ou la haine, pourtant il se comportait comme si j'allais le découper en morceaux. J'étais si près de lui que je pouvais à présent sentir la chaleur de son corps. J’ai levé lentement un bras vers lui, paume ouverte, lorsque quelque chose a changé subitement dans son attitude. Il a lancé un regard furtif derrière mon épaule, qui m'a forcé à me retourner. J'ai juste eu le temps d'apercevoir la femme, debout derrière moi, et le long morceau de bois qu'elle brandissait sauvagement au-dessus de sa tête. J'ai plongé sur le côté, évitant de justesse le gourdin qui s'est abattu sur le sol enneigé. La femme tremblait de rage, elle a levé de nouveau le bâton, avec la ferme intention de me fendre le crâne – aussi idiot que ça puisse sembler, je ne le comprenais que maintenant. Mais cette fois-ci, au lieu d'esquiver, je me suis jeté sur elle pour tenter de bloquer son geste. J'ai attrapé son bras, dans un mouvement désespéré. Comment aurais-je pu arrêter de ma pauvre main à trois doigts la folie meurtrière d'une géante de plus d'un mètre soixante, ivre de fureur ? Elle m'a regardé avec horreur, a tourné la tête vers son bras nu, sur lequel je m'agrippais sans force. Elle a ouvert la bouche, comme si elle allait crier, mais aucun son n'est sorti. Ses yeux se sont révulsés, le bâton a glissé lentement de sa main, son corps s'est ramolli comme un ballon qui se dégonfle, et elle s'est effondrée.
Je la tenais encore par le bras quand les gardes sont arrivés. Couverts d'une combinaison épaisse des pieds au sommet du crâne, armés de fusils mitrailleurs de fabrication humaine, ils ont formé un cercle autour de nous. L'homme, toujours à genoux, ne bougeait plus. Hébété, à bout de force, il s'est laissé conduire sans résistance par deux gardes jusqu'à un fourgon stationné sur une petite route à l'orée du bois. Deux autres ont installé délicatement la femme sur un brancard. Son teint avait viré au gris, sa peau semblait avoir vieilli d'un siècle. Sans un mot, ils l'ont chargée à l'arrière du véhicule. Le cinquième est resté près de moi. « Pourquoi est-ce que tu l'as touchée ? m'a t-il demandé. — Elle voulait me tuer ! — Tu ne dois pas t'en approcher. Tu ne dois pas les toucher. » Je ne comprenais pas. Il a réfléchi un moment, puis a semblé prendre une décision. « Ça les tue. — Comment ça, ça les tue ? » — Je vais te raconter une histoire. Une histoire que peu d'entre nous connaissent, et que tu vas te dépêcher d'oublier sitôt que je te l'aurai relatée. Alors écoute, et ne m'interromps pas. Lorsque nos ancêtres sont arrivés sur cette planète, il y a 113 ans, elle était peuplée d'humains. Surpeuplée, même, si tu veux savoir. » J'allais réagir, mais il m'a arrêté d'un geste de la main. « Je sais, ce n'est pas ce qui est écrit dans les livres d'histoire. Mais le fait est qu'il y a un siècle, douze milliards d'êtres humains peuplaient la terre. Avec son lot de guerres, de famines, de catastrophes écologiques, mais aussi d'art, d'avancées technologiques, de philosophie, de solidarité. Une civilisation d'une incroyable richesse, dont nous pouvons encore aujourd'hui contempler les vestiges. Lorsque nous avons débarqué, les gouvernements des plus grandes nations humaines se sont réunis pour savoir ce qu'ils devaient faire de nous. Nos intentions, tu le sais, étaient pacifiques, et une délégation a accepté de nous rencontrer. Et c'est là que ça a mal tourné, pour le malheur de tous. À la première poignée de main entre notre Président et l'ambassadrice humaine, cette dernière s'est subitement effondrée. Inutile de te décrire la scène en détail, tu viens de la vivre. Deux hommes se sont précipités pour la relever, et se sont écroulés à leur tour. Quelques minutes plus tard, leur cœur avait cessé de battre. La panique a été immédiate. Ceux qui nous effleuraient mourraient immédiatement. Ceux qui touchaient un mort succombaient dans les minutes qui suivaient. Ceux qui s'approchaient à moins de cent mètres d'un malade ou d'un membre de notre espèce agonisaient en quelques heures. Dans le contexte surpeuplé de l'époque, l'épidémie s'est répandue à une vitesse si foudroyante qu'en l'espace de quelques mois, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des humains ainsi qu'une grande partie des mammifères génétiquement proches d'eux avaient disparu, sans que personne ne puisse endiguer la catastrophe. Sans l'avoir jamais voulu, nous sommes responsables du plus grand génocide de l'histoire de l'Univers. » Je n'ai rien trouvé à dire. Le temps s'était arrêté. J'imaginais la terre grouillante d'humains, des milliards de vies, d'idées, de projets, de chansons, de coups de gueule, de rires, de naissances, d'unions. Et l'instant d'après, le néant. Ça me donnait le vertige. « Nous avons réussi à sauver quelques millions d'individus, en les isolant de nous-mêmes et des humains infectés, les confinant à la hâte dans des réserves, un peu partout dans le monde. Quelques dizaines de milliers seulement ont survécu. Mais la population humaine continue de baisser. À cause d'imprudences, de négligences. À cause de types comme toi. » Une question me brûlait les lèvres. « Mais pourquoi l'avoir caché ? Pourquoi avoir effacé cet épisode de notre histoire ? — Il y a quatre-vingts ans environ, le Président de l'époque a estimé que nous ne pouvions pas être connus jusqu'à la fin des temps comme l'espèce qui aurait exterminé l'Humanité. Tu sais, au sein des peuples de l'univers, les humains occupent une place à part. Il est bien plus honorable d'être ceux qui les ont sauvés plutôt que ceux qui les ont décimés. La population était plutôt favorable à cette idée. Les livres d'histoire ont été réécrits, les enfants ont appris la version officielle, puis les enfants de leurs enfants, et en trois ou quatre générations, la vérité est sortie des mémoires. Seuls la connaissent encore quelques scientifiques, les membres du gouvernement, et les gardes des Réserves. » J'avais encore une question. Mais je connaissais déjà la réponse. « Qu'est-ce que vous allez faire de moi, maintenant que je sais tout ça ? » Il a souri. Il a sorti de son sac une combinaison noire identique à celle qui le recouvrait, et une arme, la même que celle qu'il portait à la ceinture. Il m'a tendu le tout. « Bienvenue au club. Monte dans le fourgon, je vais te présenter aux collègues. »
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 7 Avr - 11:06 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 8 Avr - 8:54 | |
| L'historiette du jour : Comme un vent de liberté de Chantal SourireLe mail vient de tomber. Il fait doux, un bel après-midi de printemps à se prélasser sous les caresses d’un soleil tout neuf. Le zéphyr, cadeau des dieux, annonce la fête du cœur et des sens. Les filles, insouciantes des cendres encore tièdes de l’hiver, ont sorti robe fleurie et sandalettes lacées sur leurs jambes pâles. Les garçons ne sont pas en reste, qui ouvrent le col de leur chemise, un pull jeté sur l’épaule. Des petits gestes pour dire la gourmandise devant la vitrine de la vie. J’aimerais être comme eux, légère et frivole. - Lire la suite:
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Mais le message m’assène un coup de poignard au ventre, une fulgurance dans tout le corps et je me mets à frissonner, de longs éclairs de glace fendent mes chairs, je tremble, pliée en deux à régurgiter mon en-cas mêlé de bile. Du fiel plutôt, j’en veux au monde entier qui nous abandonne. Je claque des dents et quand je relève la tête, à peine si je reconnais dans mon reflet cette autre, blême et amaigrie par le souci qui ronge, la peur qui tétanise. J’attendais ce mail, pas si tôt, pas si froid, on n’attend jamais vraiment la mort. J’habite avec ma grand-mère, Mina, ma seule famille. Une bicoque dépourvue de charme pour qui ne connaît pas son histoire. Une maison crépie comme en dessinent les enfants, carrée avec une porte au milieu et quatre fenêtres symétriques. Pas même un jardinet pour l’égayer. Juste un appentis dans une cour où se mêlent un tas d’objets hétéroclites, bassines piquetées de rouille, ficelles en charpie et autres paniers d’osier aussi inutiles qu’attachants puisque tous ceux qu’on a aimés les ont tenus, touchés, enveloppés de leur tendresse. Cette bâtisse est la nôtre, celle qui a vu naître Mina, au milieu de ces pierres elle a coulé des jours heureux auprès d’un mari débonnaire, aujourd’hui endormi dans le cimetière de la ville basse. À la mort accidentelle de mes parents, je n’avais que quelques mois et une seule dent, c’est dire le cadeau que ma grand-mère dut recueillir, ce qu’elle fit sans l’ombre d’une hésitation. À partir de ce jour, Mina et moi avons pris l’habitude de nos habitudes, elle remplissait tous les rôles, père, mère et fratrie, compagne de jeu, indéfectible gardienne de son trésor. Un couple étrange qui n’en finissait pas d’étonner les voisins curieux de notre complicité, jaloux peut-être de tant d’amour. Ils disaient « c’est la petite qui est raisonnable, la vieille est un peu toquée ». En effet, Mina est différente, parée de larges tuniques criardes et cheveux de feu, sourcils épilés, repeints selon ses envies, un fard de comédienne, pour elle l’existence est un théâtre où chacun joue le rôle qu’il peut. Elle sait être le bouffon qui amuse sa reine, se transformer en un clin d’œil de Guignol à Blanche-Neige, mimer le cri des bêtes, et faire le clown, le blanc ou l’Auguste, en fonction de ses humeurs. À côté de l’artiste, j’apparaissais terne et grise, les stigmates de l’orpheline collaient à ma peau. Je souriais pour lui plaire, mais au fond de moi la tristesse l’emportait, je séchais mes pleurs tandis qu’elle préparait un nouveau numéro derrière le paravent, je riais aux larmes pour faire illusion et mes applaudissements, pour un instant, chassaient le malheur. Je poussais dans le terreau de son affection, elle veillait à sa façon à mon éducation, « apprends en t’amusant, amuse-toi en cultivant ton jardin secret ». Et dès que je toussotais, elle me prescrivait d’autorité un doigt de quinquina et la douceur de ma couette qu’elle réchauffait d’une bouillotte hors d’âge, une gourde métallique enveloppée de feutrine. Si, du dehors, la maison ne paie pas de mine, chaque recoin intérieur est signé de sa patte. C’est dans ces quatre pièces qu’elle m’enseignait la vie. Les rideaux sentent encore la cannelle de ses pâtisseries ratées, les murs sont tapissés de mes peintures, les étagères saturées de mes plâtres, le sol strié des griffes du chat trouvé errant sur la chaussée, surnommé Beethoven, il n’avait qu’une oreille. On écoutait de la musique, sa préférence allait vers l’accordéon – le seul instrument qui donne envie de danser –, et elle entamait un paso-doble avec mon ours en peluche. Dans la foulée, elle fredonnait un air d’opéra et l’indocile Carmen irradiait la scène. Aujourd’hui Mina s’est assagie, le poids des ans la contraint, mais elle peut être fière. Je me suis construite comme l’arapède, accrochée à ce rocher d’amour, solide et vaillant, résistant aux vents de mes tourments, aux marées de mes larmes. Elle savait m’arracher un sourire les soirs d’orage, apaiser mes chagrins, gros ou petits, alors on comptait les étoiles et je gagnais toujours. Le mail vient de tomber. Nous sommes expulsées, l’esplanade de sable qui mène à notre château va devenir l’avenue des sycomores, même si aucun arbre ne poussera jamais le long des trottoirs de bitume. Ils vont raser notre univers, sans vergogne, et pour nous éviter de devenir des va-nu-pieds, ils ont pensé à tout, une maison de retraite pour ma grand-mère, cette fée aux mille talents qui ne possède pas celui de croupir dans un mouroir. Et un studio pour moi, hors la ville, dans un quartier de béton éclairé de néon. Ils veulent grignoter le temps qui nous reste, les mois, les semaines peut-être, à son âge les jours passent si vite, elle ne pourra plus jamais danser le tango au milieu de mes poupées. Demain, le compte à rebours va commencer. Il reste huit jours avant l’implosion, notre havre partira en fumée dans l’indifférence d’un promoteur au cœur sec, les voisins détourneront le regard, qui pourtant ont eu tant à redire. À médire. J’aperçois l’expression de Mina que je connais bien, la fossette de malice au coin de ses lèvres et l’esquisse d’un fou rire, quand son menton tremblote avant que n’ondule tout le corps, au comble de l’hilarité. Mina sait toujours me surprendre. Avec ses maigres économies, elle a acheté une caravane qu’elle a badigeonnée d’indigo, elle m’invite à en ouvrir la porte dorée. Rien ne manque dans notre nouveau royaume, mes sculptures d’enfant, ses costumes bariolés et fards de geisha, elle a pensé au pick-up sur lequel s’envoleront les trilles de l’accordéoniste. Jusqu’au vieux Beethoven qui dort sur son coussin. Ce soir, avenue des sycomores, il souffle comme un vent de liberté.
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