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| | L'historiette du jour | |
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Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 24 Fév - 8:00 | |
| L'historiette du jour : Le bon lait de la nourrice de Chantal SourireRosemarie est née pauvre et elle a épousé un pauvre. À la naissance de son garçon elle connaît enfin la richesse, des mamelles pleines d’un lait si onctueux qu’on dirait de la crème. Hélas, son bonheur est de courte durée, à peine a-t-elle le temps d’entrevoir le nourrisson que déjà il lui faut le sevrer, il sera nourri au pis des vaches et confié à la voisine, veuve depuis peu, au milieu d’une marmaille. Elle l’arrache de son giron dans sa douleur de mère, abandonne la colline fleurie de feu, les reflets du ciel turquin sur le cristal du torrent, les clarines étouffées dans la brume du petit matin. Et sa vie au champ. - Lire la suite:
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On l’attend à la ville. Madame Madeleine vient de mettre au monde une petite fille. Elle ne peut gâter sa poitrine pleine et diaphane, ni creuser de vilaines crevasses autour de son joli mamelon, pas plus qu’elle ne peut gâcher ses nuits d’épuisantes tétées. On lui a rapporté les talents de Rosemarie, sa force et son endurance, vanté la qualité de son breuvage, le meilleur du canton pour la petite Victoire. C’est ainsi que Rosemarie grimpe dans la carriole menée par son mari. Il affiche une mine sombre à l’idée de perdre une paire de bras solides, mais se satisfait de compter une bouche de moins à nourrir, qui rapportera un peu d’argent de sa nouvelle fonction, de quoi remonter l’appentis et acquérir une bête ou deux. Il la dépose à la gare sans un mot, pressé de se remettre à l’ouvrage qui ne saurait attendre. Seul le vieux cheval pousse un hennissement enroué et quand la jeune femme met un pied à terre, il tourne vers elle son œil chassieux. Le jour commence à fuir lorsqu’elle sonne à la porte des maîtres. La bâtisse lui apparaît longue et élégante avec sa volée de marches encadrées de colonnes tendues vers les étoiles. Sur le mur crépi de la tourelle, le chèvrefeuille s’enchevêtre qui embaume le crépuscule de fragrances sucrées, et dans le mystère d’entre chien et loup, le cœur de Rosemarie s’affole, oscillant entre la crainte et une sorte d’ivresse à découvrir un monde nouveau. Elle n’a pas le temps de déposer son bagage, un maigre sac de toile cirée ayant appartenu à sa mère, une bonne peu diserte lui indique la soupente, son havre désormais. Les présentations à l’enfant se feront demain, l’agitation n’est pas de mise en cette paisible soirée. Nul n’imagine que la jeune femme pourrait avoir faim et dans la mansarde inondée de lune elle grignote la pomme qui lui reste du midi, un fruit au goût de miel, la saveur de chez elle. Ses seins gonflés auréolent sa chemise de coton et Rosemarie sangle l’étoffe qui les enserre, impatiente de distinguer les premiers rayons de soleil qui la libéreront de son fardeau. Elle plonge dans un sommeil saccadé, rêvant de son petit garçon égaré dans sa nouvelle demeure comme elle-même cherche ses repères au milieu de nulle part. Sous son dais de guipure, Victoire dort, noyée dans sa robe d’organdi. On aperçoit sa frimousse claire, ses paupières ourlées de longs cils courbes, le nez de poupée laisse passer un mince filet d’air, soulevant à peine son torse minuscule. De la bouche nacrée les lèvres dessinent un orbe parfait d’où s’échappe une bulle de salive. Le teint est de porcelaine, de celles qui laissent deviner le doigt à travers la délicate coupelle. Rosemarie croit s’évanouir lorsque la petite ouvre les yeux. Striés d’azur, ils semblent hésiter encore sur la nuance à sceller pour la vie. Victoire fixe la nouvelle arrivée et c’est comme si elles se connaissaient déjà. Elle ouvre sa bouche mignonne et se met à hurler, de faim peut-être, pressentant plutôt qu’il lui faut soulager celle qui va devenir sa seconde mère. Rosemarie soulève la fillette, une plume à ses bras robustes, elle dégrafe les boutons de son corsage et dégage un sein dont Victoire saisit le téton. Il lui paraît à sa convenance, le bout brunâtre épousant parfaitement l’ovale des lèvres qui aspirent le lait comme si on allait les priver de nectar. Rosemarie change de côté et Victoire crie à la pénurie avant de se remettre à téter, il semble qu’il en va de sa survie. Enfin apaisées, l’une sourit à l’enfant repue, l’autre fait savoir son contentement dans un rot d’une puissance insolite chez un petit si petit. Rosemarie ne voit la mère qu’à la brune, tout au long du jour la jeune femme a nourri, changé les langes, décrotté et lavé les petites fesses, sous l’œil distrait de la gouvernante pressée de retourner à sa tâche. Le compte-rendu de la journée satisfait Madame Madeleine concentrée sur la soirée qu’elle doit organiser, on parle congés et gages. Rosemarie pourra s’en retourner au village, une fois le trimestre, voir son fils et son époux, mais elle doit éviter d’être grosse dans les deux ans qui viennent afin de s’occuper de Victoire, l’allaiter surtout. Rosemarie accepte, elle désire plus que tout n’être pas séparée du nourrisson. Elle s’en va donc, au rythme convenu, voir son garçon auquel il lui arrive de penser et son mari à qui elle se refuse. Il ne comprend rien à ces histoires de femme et parfois la prend à la hâte. Rosemarie veille à ne pas être ensemencée, son mari se plie à ses exigences, l’appentis est solidement étayé tandis qu’une nouvelle vache est venue enrichir son bien, il n’en demande pas davantage. Alors elle se rend chez la voisine pour embrasser son fils, un enfant corpulent et braillard, insensible à ses visites. Cette femme qui passe par hasard et repart aussitôt ne lui est rien qu’une ombre jetée sur ses jeux d’enfants, un bout de nuit sur la vie qu’il se construit jour après jour, cherchant à gagner sa place au milieu de sa tribu d’adoption. Au fil du temps, il s’effraie à son approche, cherchant refuge dans les jupes de celle qu’il appelle Maman. De son côté, Rosemarie rechigne à monter au village. Sa dévotion pour Victoire – son petit ange – prend toute la place dans son cœur. Elle la câline en fredonnant des comptines et caresse sa peau douce, la berce à la lueur de la lampe rosée, console les pleurs, rares, tant la nourrice anticipe les besoins de l’enfant, frotte les gencives enflammées d’un chiffon imbibé d’eau tiède et sur ses gages lui offre un collier d’ambre supposé atténuer la cruauté des perles aiguisées fendant la chair. Victoire, tout en sourire, fête ses deux ans. Pour l’occasion Rosemarie a tressé deux rubans roses dans les cheveux cendrés de sa princesse, le petit ange a grandi et promet de se muer en une gracieuse jeune fille. Mais le lait de Rosemarie commence à se tarir malgré les tisanes qu’elle consomme en cachette. Madame Madeleine annonce qu’elle est à nouveau enceinte et qu’il serait bon que Rosemarie le devienne aussi – pour élever le second comme elle l’a si bien fait avec Victoire. Au passage, elle augmente les gages et multiplie les congés. Le mois suivant, Rosemarie remonte au village, bien décidée à tout accepter de son homme pourvu qu’il lui fasse un enfant, que le lait coule à nouveau de sa poitrine généreuse. Elle ne souhaite pas être mère, mais rêve de ce deuxième nourrisson, celui de Madame Madeleine, à élever dans la grande maison, qui lui assurerait le bonheur de côtoyer Victoire. Elle en oublie son propre fils. Et quand elle arrive, elle trouve son mari installé chez la voisine. Les bêtes réunies forment un joli troupeau.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 71974 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 24 Fév - 9:23 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Hier à 7:54 | |
| L'historiette du jour : Le journal de Michel DréanUn mail comme tout le monde en reçoit des centaines. Un envoi qui aurait pu se retrouver directement parmi les spams. Pourquoi y ai-je attaché une importance particulière ? La présentation peut-être, pas l’offre en elle-même. La gratuité cachait souvent une arnaque et j’avais appris à m’en méfier. Mais là, pas de renseignement personnel à donner, surtout pas de numéro de compte bancaire, qu’est-ce que je risquais ? Juste mon adresse email à confirmer, et ils l’avaient déjà puisque j’avais reçu cette offre. Un nouveau journal d’information gratuit en version numérique. Pourquoi pas après tout ? J’ai donné mon accord pour faire partie des abonnés. - Lire la suite:
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Je l’ai reçu dès le lendemain, un fichier PDF joint au message. J’ai commencé par parcourir les pages traitant de la marche chaotique du monde. Le Moyen-Orient en feu, la crise économique aux États-Unis, Trump qui en rejetait la faute sur la Chine et l’Europe, une série d’attentats aux Philippines, la crise migratoire en Europe, la litanie habituelle d’une planète qui courait à sa perte. Pour me changer les idées, avant de m’attaquer aux maux de la France, je suis allé directement sur les pages sport. Je n’y comprenais rien, pourquoi parlaient-ils de la prochaine journée du championnat de Ligue 1 de foot comme si elle avait déjà eu lieu ? Le premier match se déroulerait demain soir, les derniers dans trois jours. Il y avait les scores, les résumés, du grand n’importe quoi. Du coup, je suis retourné sur les articles traitant de l’hexagone, les faits divers : un fonctionnaire de police fauché par un chauffard près de Poitiers. Et en parallèle, j’ai lancé des recherches sur le web. Personne n’en disait mot. Aucun site. Nulle part il n’en était fait mention. Là j’ai compris qu’on s’était bien foutu de ma gueule. Des plaisantins qui avaient du temps à perdre s’étaient amusés à créer un faux journal extrapolant sur des événements futurs qui n’arriveraient sans doute jamais. Le lendemain, j’ai classé le mail dans la catégorie des spams. Le surlendemain, je n’ai même pas regardé dans ce dossier si un autre message y était tombé. Et puis le week-end est arrivé. Journal télévisé. Parmi les premiers titres, la mort d’un policier dans la Vienne, percuté par un conducteur ivre qui avait tenté de prendre la fuite. C’est là que ça a fait tilt. Au beau milieu du repas, au grand dam de Lise ma femme et de mes enfants qui se demandaient bien quelle mouche pouvait bien me piquer, je me suis précipité sur l’ordinateur pour retrouver le journal en question. Tout y était. Le nom et l’âge de la victime, les circonstances du drame, l’arrestation du chauffard. Tout ce que je venais de voir et d’entendre à la télévision. C’était quoi ce ****** ? Je suis retourné sur la page sport pour comparer les résultats des matchs de foot. Aucune erreur, les résultats étaient bons, les scores, le nom des buteurs et même les minutes où ils avaient marqué. Lise est montée, elle s’impatientait, le poulet allait refroidir, qu’est-ce que je foutais là ? J’ai bredouillé une explication foireuse, impossible de lui raconter ça, elle allait me prendre pour un dingue. J’avais besoin de temps, de prendre un peu de recul, d’essayer d’analyser ce truc, comment l’appeler autrement ? Le lendemain matin j’ai téléphoné au bureau pour me faire porter pâle. Oui, je ne me sentais pas très bien, une gastro, une saloperie comme ça, ils n’avaient qu’à me décompter une journée de congé. Bon, je n’avais pas fermé l’œil de la nuit et je n’aurais pas été très performant, mais la vérité c’était que je voulais rester tranquille, seul à la maison pour décrypter tout ça. J’ai attendu que Lise parte à son travail et que les enfants soient à l’école. J’ai ouvert le deuxième journal reçu trois jours auparavant pour le comparer avec l’actualité du jour. Pas de différence, les faits étaient relatés avec une précision démoniaque. C’était le terme adéquat. Tout cela me dépassait, ça me foutait le vertige. Le monde rationnel auquel j’étais habitué s’effondrait sous mes pieds. J’allais me réveiller, c’était juste un rêve étrange. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence. Les jours avaient défilé sans que mon univers soit transformé à part ces journaux étranges qui arrivaient chaque matin et que je m’empressais d’ouvrir. J’avais vite trouvé tout le parti que je pouvais en tirer. Moi qui n’étais pas adepte des jeux, je m’étais mis aux paris sportifs, de petites sommes d’abord et de façon irrégulière pour ne pas trop attirer l’attention. Le tiercé aussi, alors que le monde des courses hippiques m’était totalement étranger. J’avais hésité pour le loto avant de me faire une grille avec cinq numéros gagnants qui m’avait rapporté une coquette somme, mais pas non plus de quoi bouleverser totalement notre existence. À part le loto, « tu te rends compte, un vrai coup de bol, on ne joue jamais et voilà, bingo ! », j’avais caché mes autres gains à Lise. Je me disais que dans quelque temps j’allais gagner le pactole, prétextant une chance insolente qui me poursuivait. En fait j’avais la trouille, je n’osais pas abuser par peur que tout s’arrête sans doute. Ou terrorisé à l’idée que tout se payait un jour. Au niveau de mon boulot, tout allait de travers. Ma tête était ailleurs, dans ces articles prémonitoires qui me bouffaient. Mon responsable m’avait déjà convoqué pour me signifier que si les choses continuaient ainsi, la boîte serait obligée de me licencier. J’avais fait profil bas même si je pouvais trouver aujourd’hui d’autres modes de subsistance que ce bureau d’études où je commençais à me faire chier. Mais il y avait toujours cette frousse qui me retenait, m’empêchant de passer à l’acte en posant ma démission. Et puis un jour, je suis tombé sur cet assassinat horrible d’une joggeuse dans une forêt en Gironde. Je ne pouvais pas grand-chose contre les tragédies qui ébranlaient le monde, mais là, pourquoi ne pas tenter d’inverser le cours du destin ? Est-ce que je pourrais me regarder encore dans un miroir si je continuais à fermer les yeux ? Il y avait son nom, la localité où elle habitait. J’ai trouvé son numéro de téléphone sur les pages blanches internet et je l’ai appelée. « Madame Dovin, vous ne me connaissez pas, mais il faut me croire, quelqu’un vous veut du mal et il faut absolument arrêter de courir en forêt, du moins toute seule. Non je ne peux pas vous dire qui je suis, non je ne peux pas vous expliquer, mais il faut me croire, vraiment ». Et j’avais raccroché. J’ai attendu fébrilement que les trois jours suivants passent et je me suis précipité sur les pages d’informations du Net. Rien sur le meurtre sauvage d’une joggeuse, mais j’ai fini par découvrir cet entrefilet paru dans la presse locale. « Localité d’Hourtin en Gironde. Soixante-dix-septième féminicide de l’année. Sandrine Dovin meurt sous les coups de son mari. Le couple était en instance de séparation. Le mari s’est rendu de lui-même aux gendarmes. » Sueur glacée le long de mon épine dorsale. Je me suis pris la tête dans les mains, incrédule. Même localité, même personne. On pouvait donc influer sur le cours des choses sans en modifier la finalité. Le destin était donc une chose écrite. Il y avait quelqu’un, quelque part qui tenait un registre de tout ça. J’ai repris le journal datant de trois jours, l’article sur la joggeuse avait disparu. Je n’ai jamais réitéré ce genre d’initiative, laissant les accidents, revers, mésaventures et autres catastrophes se produire. J’ai fini par quitter mon travail. Officiellement, pour les miens j’étais devenu consultant indépendant. Pendant six mois j’ai plutôt bien gagné ma vie, utilisant avec parcimonie et intelligence toutes les opportunités que m’offraient les journaux. Paris bien sûr, jeux de hasard, mais aussi investissements boursiers que j’avais appris à décoder. Dans mon genre j’étais même devenu un expert. J’avais discrètement questionné les gens autour de moi, mes relations, mes amis pour savoir si quelqu’un avait jamais entendu parler d’un journal un peu loufoque qui imaginait l’avenir proche. J’étais a priori le seul à en avoir connaissance. J’avais aussi tenté de retrouver la source de la publication, me heurtant à un mur. Il n’y avait rien, nulle part. Pas la plus infime trace d’un bureau de rédaction. Il n’y avait que ces fichiers qui arrivaient tous les jours sans que je puisse avoir la moindre idée de leur provenance. Aujourd’hui, le journal n’était pas arrivé. Du moins, pas à l’heure habituelle. J’ai attendu, inquiet, désespéré même de voir que la poule aux œufs d’or avait disparu. Et puis avec deux heures de retard, le mail est tombé. Accompagné d’un message qui m’indiquait que mon abonnement venait de prendre fin. Mes mains se sont mises à trembler. Abattu, j’ai ouvert le fichier en pensant qu’il fallait que cette fois je mise gros. J’ai sauté les pages d’actualité pour aller directement aux résultats sportifs et à ceux du Loto. Entre les deux, il y avait une nouvelle rubrique. Une rubrique nécrologique avec, dans un encadré, un avis de décès. Un seul. En le lisant, mon cœur a fait un bond. Et s’est arrêté.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Aujourd'hui à 8:33 | |
| L'historiette du jour : Le sang du Mal de Paul JomonAu soir du 18 mars 1889 – Royal Mail Ship Umbria – quelque part sur l’océan Atlantique non loin du quarante-deuxième parallèle Nord.— Alors Révérend, vous êtes encore pris dans vos pensées. Je crains que d’attendre ne devrait malheureusement changer ni vos cartes ni le cours du jeu, lança malicieusement Mrs Sarah Covington à son partenaire de bridge. — Excusez-moi, Mrs Covington, je vous avais de nouveau abandonnée. Oui, oui, le jeu. - Lire la suite:
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Il déposa prestement une carte sur le tapis de feutre vert pour compléter la levée. Le ministre anglican avait conservé de sa formation théologique au Christ’s College de Cambridge la nécessité impérieuse de laisser courir sa pensée par une méditation fugitive. Il avait régulièrement besoin de ces apnées de la conscience qui lui permettaient de structurer son esprit.
Autour de la table de bridge se faisaient également face Lady Elizabeth Brigham, vieille dame corsetée dans son veuvage et excellente amie de Mrs Covington, ainsi que Mr Frederick Abberline, la quarantaine bien sonnée avec moustache et favoris.
Un même intérêt pour le jeu les avait réunis tous les quatre et ils tuaient le plus agréablement du monde le temps qui les séparait encore de la prochaine arrivée à New York. Ils avaient embarqué trois jours auparavant de Liverpool pour un voyage d’une semaine sur l’un des plus luxueux liners de leur époque, l’un des fleurons de la Cunard Line. Le RMS Umbria était capable de transporter plus de mille trois cents passagers à une allure moyenne de dix-neuf nœuds, il avait d’ailleurs remporté le prestigieux Blue Riban en 1887, disputant la récompense à son frère jumeau, le RMS Etruria, construit la même année. Au-delà de cette lutte intestine qui faisait se défier navires et entreprises britanniques, la course pour la maîtrise des mers opposant l’Allemagne wilhelmienne et la Grande-Bretagne allait sous peu dépasser le cadre commercial pour prendre un tour belliciste.
La compagnie maritime avait tenu le pari insolent de concilier vitesse et confort et partout en première classe le paquebot faisait montre d’un raffinement inégalé. Le style victorien offrait de ses velours et de ses bois précieux, palissandre et ébène, le chatoyant témoignage de la réussite de l’Empire britannique.
— Dites-nous, Mr Abberline, qu’allez-vous donc faire en Amérique ? reprit Mrs Covington tout en captant le regard de son adversaire afin d’en deviner le jeu.
— Je suis en mission pour Scotland Yard, et présentement sur la piste d’un dangereux criminel, nous avons de bonnes raisons de croire qu’il s’y est réfugié récemment.
— Est-ce que cela a quelque chose à voir avec ces crimes abominables qui ont été récemment commis à Londres ? demanda, soudain très intéressée, Lady Brigham.
— Effectivement, Lady, même s’il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.
— Allons, monsieur l’inspecteur, Betty – c’est ainsi qu’elle surnommait affectueusement Lady Brigham – et moi serons muettes comme des tombes. Tout de même quel sadique faut-il être pour mutiler ainsi toutes ces femmes !
— Assurément, Mrs Covington, un sadique, un fou, un détraqué de la pire espèce et les postulants ne manquent pas, je peux vous l’assurer, fulmina le policier.
Tous avaient à l’esprit la série de meurtres atroces qui avaient été perpétrés durant les mois d’août à novembre de l’année précédente. Les journaux londoniens s’étaient délectés de ces crimes sordides et avaient largement contribué à former la terrible légende de Jack l’Éventreur, allant même jusqu’à susciter ou inventer indices et courriers relatifs à l’affaire afin que leurs presses tournent à plein régime. L’imaginaire londonien s’était embrasé autant par les récits hallucinés que par la noire réalité des crimes commis.
— Et qui vous dit que l’assassin n’a pas agi pour de nobles mobiles ? contesta le révérend au grand étonnement des joueurs.
— Ah ça, Révérend, j’aimerais entendre votre thèse venir au secours de ce criminel pervers. Les spéculations sur cette affaire, je vous avoue que je ne les compte plus. Ici c’est un chirurgien en mal d’émotions fortes, là c’est un émigré russe ou polonais qui déteste les femmes, j’en ai rempli tout un tiroir dans mon bureau à Scotland Yard.
— Permettez-moi de vous faire la démonstration, bible en main, que tout ce sang versé pourrait avoir un sens inattendu.
L’ecclésiastique sortit d’une des poches de sa redingote noire une bible qui devait avoir bien plus que son âge. C’était une King James dont la couverture de cuir fauve était patinée par le temps et l’usage. Il éprouvait une fascination pour la Bible du Roi Jacques, l’une des premières tentatives pour s’affranchir de la Vulgate de Jérôme et traduire les Écritures en langue vernaculaire. À travers elle, c’était toujours les réformateurs Wyclif et Tyndale qui parlaient de leur zèle ardent. La Bible était pour lui à tout jamais, selon la lecture du Psaume cent dix-neuf, une lampe à ses pieds et une lueur pour son sentier.
Avec une rare dextérité, il ouvrit sa bible à l’épître aux Hébreux et lisant au chapitre neuf, il cita, dans cet anglais à la tonalité si particulière : « And almost all things are by the law purged with blood; and without shedding of blood is no remission. » « Et presque tout, d’après la loi, est purifié avec du sang, et sans effusion de sang il n’y a pas de pardon. »
— Vous dîtes que le Mal verse le sang, mais le sang libère du Mal. Sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon. Si vous lisez la Bible, vous ne pouvez qu’être étonné du lien profond et constant que tissent le Mal et le sang. À chaque moment fort du peuple de Dieu, à chaque fois que la culpabilité devait être levée pour consacrer un vœu ou une alliance des sacrifices sanglants étaient nécessaires.
Il sortit un shilling de sa poche, le faisant ostensiblement tourner entre ses doigts. — Voyez cette pièce de monnaie. Le Mal et le sang sont l’avers et le revers d’une même pièce, incapables de se regarder en face, mais indissociablement liés. Pour libérer le monde du poids du péché, il faut que le sang soit versé. Cette règle a prévalu depuis les origines. Souvenez-vous qu’Abel a versé le sang d’un agneau et que seul ce sacrifice sanglant a été accepté par Dieu.
Indignée, Lady Brigham, pratiquante et dévote, lui rétorqua sèchement : — Mais Révérend, ce sang précieux qui permet le pardon, celui du Christ, a déjà été versé une fois pour toutes !
— Vous avez raison, Lady, mais il n’opère que pour ceux qui ont foi en lui. Que reste-t-il pour contrebalancer le Mal commis par ceux qui n’y croient pas ? Le sang doit continuer à être versé pour eux afin de satisfaire la justice divine. Mais quel sang faudrait-il verser ?
Une nouvelle fois, l’ecclésiastique ouvrit sa bible à la page désirée et il leur fit la lecture du chapitre cinq de la deuxième épître de Saint Paul aux Corinthiens : « Therefore put away from among yourselves that wicked person. » « Aussi, ôtez le méchant du milieu de vous. » — La cible désignée, la victime expiatoire, le sacrifice sanglant doivent être recherchés dans la masse informe et détestable des pécheurs. Voilà pourquoi votre homme a pris pour cible les prostituées de Whitechapel, pour lui elles sont la personnification du Mal ou ce qui s’en rapproche le plus. D’ailleurs, ne vous y trompez pas, sa manière de tuer, son mode opératoire, ont incontestablement un précédent biblique. Il ne fait pas que verser le sang, il dégage les entrailles pour les exposer à la vue de tous comme l’aurait fait un prêtre sacrificateur en son temps. Cette fois, votre correspondance, vous la trouverez au chapitre quatre du Lévitique : « Il amènera le taureau à l’entrée de la tente d’assignation, devant l’Éternel ; et il posera sa main sur la tête du taureau, qu’il égorgera devant l’Éternel. […] Il enlèvera toute la graisse du taureau expiatoire, la graisse qui couvre les entrailles et toute celle qui y est attachée, les deux reins, et la graisse qui les entoure, qui couvre les flancs, et le grand lobe du foie, qu’il détachera près des reins. »
Les trois autres joueurs furent abasourdis par cette lecture. Mr Abberline fut le premier à réagir : — Dites-moi, Révérend, vous ne prétendez tout de même pas que l’assassin est un homme de Dieu qui mène un combat absurde et rétrograde contre le Mal, qu’il égorge et éventre ses victimes pour un sacrifice rituel ?
— Je comprends votre scepticisme, mais avouez tout de même que l’explication permet de comprendre tout à la fois le mobile, la nature des victimes et la façon de les mettre à mort comme si le meurtrier avait à cœur de les présenter à Dieu en sacrifice propitiatoire.
— C’est troublant, j’en conviens, mais quelle peut être votre lecture de l’inscription relevée par l’inspecteur Long sur le mur de Goulston Street et attribuée à ce criminel ? Cette inscription fut trop vite effacée sur les ordres de Sir Warren qui craignait qu’elle ne déclenche une vague d’antisémitisme, elle disait cette chose incompréhensible : « The Jews are the men that will not be blamed for nothing. » « Les Juifs sont les hommes qui ne seront pas accusés pour rien. »
— Scotland Yard a jugé bon de mettre sur l’affaire dix inspecteurs alors que seul un théologien pouvait résoudre l’énigme. Mettez-vous à la place de votre assassin et demandez-vous comment il se représente Londres et ses fastes, mais plus encore ses misères et son orgueil de parvenue, Londres assise en reine sur ses eaux, sur toutes les eaux d’un empire où le soleil ne se couche jamais. Pour lui, ce n’est plus la Tamise qui baigne la capitale, c’est l’Euphrate et ses canaux. C’est une Babylone moderne qui doit recevoir le témoignage de ses péchés sans nombre.
L’ecclésiastique, une dernière fois, ouvrit sa King James et lut un passage, comme il avait l’habitude de le faire lors de ses sermons, citant le chapitre dix-sept de l’Apocalypse : « Puis un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint, et il m’adressa la parole, en disant : “Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux.” […] Et il y avait sur son front un nom écrit : “Mystère, Babylone la grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre.” »
— C’est de cette Babylone impie qu’il a cherché à tirer les hommes justes de Londres, comme autant de Juifs retenus captifs contre leur gré, loin de leur terre promise, et tourmentés des fautes qui n’étaient pas les leurs. Leur culpabilité, il l’a faite s’écouler dans les caniveaux londoniens par l’effusion d’un sang impur, il les a libérés du Mal et de la corruption. Le pardon leur est acquis, il a apprivoisé le sang, il a apprivoisé le Mal. Voyez, inspecteur, comme tout est logique, comme tout se tient.
— Je dis que votre histoire est la plus invraisemblable qui soit, mais vous devriez l’envoyer à ce médecin écossais qui répond au nom d’Arthur Conan Doyle. Je sais ce jeune auteur très friand de telles idées rocambolesques sentant le soufre, mais je ne garantis pas ici la qualité de l’histoire ou de la nouvelle.
N’ayant rien perdu des paroles prononcées, Mrs Covington posa alors la question qui s’imposait. — Et pourquoi donc l’assassin aurait-il mis un terme au sang versé, le Mal, lui, ne s’arrête jamais ?
— Allez savoir, il a peut-être des raisons toutes personnelles, peut-être est-il mort ou occupé par d’autres projets plus urgents, répondit l’ecclésiastique.
— Il a peut-être renoncé à la mission divine, par couardise ou par dégoût, reprit Mrs Covington sur un ton goguenard.
Le révérend la dévisagea pour la première fois depuis leur rencontre, plongeant un regard froid dans les yeux de sa partenaire. Des années de ministère à conseiller hommes et femmes lui avaient procuré l’opportun talent de lire au plus profond des âmes. Il pénétrait à présent à l’intérieur de cette femme bien mise située entre deux âges. Oui, elle avait déjà usé deux maris et traversait l’Atlantique pour s’amouracher d’un troisième. Mais il y avait en elle davantage qu’une tendance libertine. Son parler gouailleur, qu’il n’avait de prime abord pas noté, la trahissait. Elle puisait son énergie et sa fougue dans l’ascension sociale qui avait dû être la sienne, cette femme avait été de mœurs inconvenantes et légères sans nul doute, elle en portait, il en avait à présent l’intime conviction, toujours les stigmates pécheurs et vulgaires. Il jeta ostensiblement un regard à sa montre à gousset.
— Il se fait plus tard que je ne le pensais. Je vais devoir prendre congé de votre honorable compagnie, hélas ! mon ministère m’appelle. Excusez-moi de vous quitter avant la conclusion de cette partie décidément mal engagée, mais les arcanes du bridge sont, je le crains, trop complexes pour moi.
— Vous nous privez déjà de votre distrayante compagnie, Révérend, j’étais pourtant certaine que vous aviez une bonne main, s’étonna Mrs Covington.
Le ministre anglican posa ses cartes, se releva dignement, enfila sa redingote et repoussa sa chaise. Quand son ministère se rappelait à lui, plus rien d’autre ne comptait. Le travail, telle était la clé absolue de la réussite et de l’estime de soi. Son père, en Britannique strict, lui avait enseigné que l’honnête homme devait absolument se garder de deux travers pernicieux : la négligence et la procrastination. Ce soir encore, il serait fidèle à ces principes.
— Bonsoir Révérend, au plaisir de vous retrouver prochainement à cette table, lui lança fort aimablement Lady Brigham.
— Bonne fin de soirée à tous. Je rejoins ma cabine. Un important travail d’exégèse et d’écriture m’attend et il est grand temps que je m’y attelle.
Le cercle des joueurs était à présent brisé, il se fit un silence. Ce fut Mrs Covington qui le rompit la première.
— Étrange homme que ce révérend, et pas très bavard non plus. Seule sa bible le fait parler, je plains franchement sa paroisse, il doit être d’un mortel ennui.
— En tout cas, c’est un farfelu qui ne manque pas d’une certaine imagination, il semble voir le mal partout. Le mal ou le bien, ou encore le sang qui en est selon lui la contrepartie, j’avoue ne pas avoir pleinement saisi son raisonnement torturé, renchérit l’inspecteur. Je vous abandonne à mon tour, Mesdames, je vais fumer un bon cigare en compagnie masculine. Bonne soirée à vous.
Mr Abberline se leva posément et prit la direction du fumoir situé non loin de la grande salle de réception. Il parlerait politique et grandeur de la nation britannique. Voilà, il s’en délectait d’avance, qui le mènerait tard dans la nuit.
— Voyez, Betty, on ne peut pas compter sur les hommes de nos jours. Que serait le bridge sans l’endurance des femmes ? Trêve de plaisanterie, comment va votre petit neveu ? Les deux amies se laissèrent aller au plaisir de la conversation, évoquant tour à tour souvenirs et projets.
Au bout d’une heure environ, Mrs Covington prit congé à son tour pour se livrer à la promenade nocturne qu’elle avait pris l’habitude d’effectuer depuis leur départ de Liverpool. Cette sortie sur le pont-promenade lui procurait beaucoup de plaisir et l’obligeait par ailleurs à marcher quelque peu. Une arthrose de la hanche commençait à la faire souffrir et elle tenait absolument à garder sa mobilité, fût-ce au prix du soutien de la canne au lourd pommeau qu’elle ne quittait désormais plus. Elle aimait ces moments de calme et la profondeur des nuits sur le navire, les étoiles paraissaient, comme par enchantement, plus présentes et les soucis plus lointains. Les faibles lueurs émanant du bateau permettaient néanmoins d’en deviner la rassurante silhouette. Deux gigantesques cheminées laissaient percer l’enfer qui se vivait à fond de cale. Elles rendaient presque dérisoires les trois mâts du navire sur lesquels on avait cargué les voiles, comme un dernier sursaut d’une marine à la technologie dépassée.
Seul le vent glacial qui fouettait le visage trahissait la rigueur du climat. Au cœur du silence remontait un peu du vacarme des machines qui délivraient toute leur puissance en chaufferie. Malgré ces vibrations, Sarah perçut nettement un pas derrière elle, un pas et une ombre. Elle serra plus fortement sa canne. Elle sentit l’ombre faire un mouvement menaçant derrière elle. Puis ce fut un bras qui la saisit fermement par le cou. Aussitôt, il y eut une détonation. La haute silhouette recula, tituba et bascula par le bastingage, s’abîmant dans la mer.
— Tout va bien, Mrs Covington ? s’enquit l’inspecteur.
— Joli tir, Mr Abberline, vous ne l’avez pas manqué. Avez-vous aperçu le visage de mon agresseur ?
— Non, il faisait trop sombre, mais j’ai bien une idée sur son identité. Sinon, je vous l’avoue, je n’aurais pas été là.
Il se pencha près du bastingage et ramassa un livre resté au sol. C’était une vieille bible usée et défraîchie. D’un geste vif, il la jeta par dessus son épaule gauche, l’envoyant à la mer. « On ne sait jamais », se dit-il.
— Mrs Covington, nous avons un problème majeur à résoudre. Prévenez Lady Brigham qu’elle se mette en chasse d’un partenaire pour notre partie de bridge de demain soir.
— Ah ? Le Révérend ne sera plus des nôtres ?
— Pas avant longtemps, Mrs Covington, pas avant longtemps. Parti concurrencer Jonas et évangéliser les poissons, plaisanta intérieurement l’inspecteur.
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Messages : 1901 Date d'inscription : 10/03/2020 Age : 50 Localisation : charente maritime
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