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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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Adelette Admin

Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 19 Jan - 8:40 | |
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|  | | ghislaine *****

Messages : 13106 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 19 Jan - 18:17 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 20 Jan - 8:47 | |
| L'historiette du jour : Facebook de Michelle PerraultPfff ! Que c’est long ! Que j’en ai marre d’attendre ! Et cette chaise en plastique orange, c’est moche et ça colle ! La dernière fois, avec la chaleur, je me suis relevée avec une large tache humide sur ma jolie robe. On aurait dit que, bref… Bonjour, je réponds à l’homme qui entre dans la salle d’attente. Je l’ai déjà vu ici ? Je ne crois pas. On pourrait faire connaissance, ça passerait le temps. Je le regarde discrètement. Discrètement, est-ce bien nécessaire ? Il est plongé dans l’étude approfondie de ses chaussures. Soit il essaie d’évaluer la longueur des lacets, soit il compte les points de couture, soit… je m’en fous. Mais qu’est-ce que c’est long ! Elle raconte sa vie l’autre ! En même temps, ici… Il est plutôt beau gosse. Allez ! je me lance bonjour, je m’appelle… - Lire la suite:
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Non, entrée en matière nullissime. Et peu importe, comment je m’appelle. C’est sans intérêt. Ces deux mots, nom et prénom, qui sont mon identité étaient il y a peu de temps encore aussi insignifiants que mon existence et vice-versa. J’approche de la quarantaine. J’exerce un métier sans intérêt dans une entreprise sans intérêt, mais je suis très bien rémunérée. Je ne vais jamais au self, j’amène mon repas. Végétarienne, je mange sans gluten et bio naturellement ! Je n’ai aucune affinité avec mes collègues. Je ne parle à personne, toutes ces femmes me soûlent. Chaque matin, du lundi au vendredi, je prends ma voiture pour me rendre à la gare. Là, je prends un train, c’est en général ce qu’on fait dans une gare. À moins qu’on vienne y attendre quelqu’un. Moi, je n’attends personne et personne ne m’attend. En clair, je n’ai pas d’amoureux. Je prends ensuite un métro bondé, matin et soir. Je suis propriétaire de mon studio. Comme je vis seule, à quoi servirait un plus grand espace ? J’ai des économies à la banque, un PEL un PER un LEP et un portefeuille d’actions. J’ai toutes les chaînes du câble et je suis équipée d’une domotique high-tech (pas moi, l’appart). Je peux allumer le chauffage, ouvrir et fermer les volets, remplir la gamelle du chat... tout ça à distance. Il y a même une voix qui me souhaite la bienvenue lorsque j’arrive. Triste mais high-tech, et vice-versa. J’ai même la liste des courses qui se met à jour au fur et à mesure que je vide mon frigo ou mes placards par un système de scan qui calcule également les calories que je consomme (pas simple, simple, mais ça m’occupe) ainsi qu’une montre connectée qui indique celles que je dépense pendant mon jogging. Deux fois par semaine, je me rends à la salle de sport, pardon, au studio de fitness, où je m’esquinte à me fabriquer un corps de rêve qui ne fait rêver personne. Je cours comme une débile sur un tapis devant un écran où une route défile au milieu d’une nature dont la beauté est à couper le souffle (déjà que je n’en ai pas beaucoup). Les effluves environnants et nauséabonds des corps qui se démènent me donnent la nausée. J’aimerais me boucher le nez, mais comme je dois tenir cette fichue barre… J’ai pensé à mettre un pince-narines, mais il paraît que l’insociabilité à ses limites. Bref jusqu’à présent j’étais en vie, mais je n’existais pas. Voilà ! Ouh… Mais qu’est-ce que c’est long. Pour une fois que je suis à l’heure, ça m’apprendra, tiens ! Le soir je mangeais des légumes bouillis avec tout plein de graines de couleurs dessus et des herbes pour le goût, un yaourt au soja pêche sureau que j’alternais avec une crème de riz framboise litchi. Le dimanche, je m’offrais un petit plus, une tranche de carrotcake « fait maison », il fallait bien amortir les cours de cuisine vegan. Je le coupais en parts rigoureusement égales d’une épaisseur de deux centimètres et j’en décongelais une tranche pour fêter la fin d’un week-end toujours affligeant. Je l’accompagnais d’un thé vert non sucré. Après avoir regardé une niaiserie à la télé en tricotant des chaussons multicolores sensés égayer mes soirées d’hiver, je m’installais devant mon Mac Book avec mon infusion, ma tranche de cake (à savoir laquelle) et je me connectais à Facebook. Jusqu’alors, je pratiquais un voyeurisme anonyme. Je ne likais pas, je ne laissais aucun smiley ou autre émoticône, et bien sûr aucun commentaire. Je me contentais de me promener dans la vie des autres. Le seul accueil que je recevais était celui de ma page perso. Et peu de soi-disant amis : une ex-collègue d’une ex-boite de mon ex-période que j’intitulerais « essais relationnels en tous genres », une vague connaissance hypocondriaque spécialisée dans les posts du style « Apprenez les 7 points qui vous permettront de détecter la crise cardiaque » en passant par « Comment éviter les infections urinaires » ou encore « Les principaux symptômes de la maladie de Lime » et j’en passe… Cette fille me filait le cafard, j’ai fini par la supprimer virtuellement bien sûr ! Après, deux nanas gratifiant la toile de l’évolution de leurs charmants bambins pour recevoir plein de petits cœurs tout mimi de leurs copines. Un clic d’acceptation est si vite arrivé ! Aucun homme, même par cliquage accidentel… Puis, un jour… Un jour, il y a eu Elle. Elle qui réussit tout et à qui tout réussit ! Elle, DRH chez Hélicoco Design, qui part à Londres pour les soldes d’Harrods, Elle qui porte les « dernières » créations de chez Truc Much, Elle et sa crinière blonde digne d’une pub pour L’Oréal. Elle qui le vaut bien ! Elle qui se la pète grave ! Je l’avais retrouvée ! Elle m’avait fait chier au lycée puis à la fac. Elle, lorsqu’elle réussissait à me faire la pige des meilleures notes, relevait un buste triomphant. C’était le seul terrain sur lequel je pouvais l’affronter (pas la poitrine, les études). J’ai toujours été une tronche, mais moche. La moche avec des petites lunettes rondes, des cheveux gras tirés au max par un élastique qui s’effiloche et des ballerines aussi plates que ses seins. Elle qui avait réussi l’exploit de me coller à la peau jusqu’à s’immiscer dans chaque neurone de mon cerveau sans même s’apercevoir que j’existais. Je l’ai retrouvée ! Son mur regorge, déborde, dégouline de ses nombreuses activités. On se croirait dans cette littérature enfantine qui faisait dans mon enfance, la joie des petites filles. Martine à la plage, Martine fait du ski, de la moto… Non, Elle ne s’appelle pas Martine, trop commun, pas assez chic ! Elle, s’appelle Ambre, la reine du selfie, l’impératrice de l’égoportrait. Le célibat est la seule chose que nous ayons en commun. La différence est sans conteste la façon dont nous le vivions. Je questionnais régulièrement Mister Google pour repérer où Elle s’habillait. Ce magnifique perfecto rose et gris par exemple. Ah quand même ! Prohibitif le prix ! Tant pis, je le voulais. Je savais où Elle habitait, je savais où Elle travaillait. J’étais sûre qu’Elle twittait un max, qu’Elle avait un paquet de followers. C’est simple, Elle me pourrissait la vie, mais je ne pouvais m’empêcher de l’espionner. J’ai tout essayé : le somnifère, le ciné, rentrer tard. Pas possible ! Plus fort que moi. Il fallait que je me connecte sur sa page chaque soir. Aujourd’hui est un jour important. Je vais lui dire à l’autre qui me fait poireauter depuis quarante-cinq minutes ! Le parfum de cette bonne femme qui vient d’entrer, mais quelle horreur ! Et l’autre avec ses pompes ! J’en étais où ? Oui. L’autre soir, je me connecte et je vois tout de suite qu’Elle a changé de rouge à lèvres. Je grossis la photo et hop ! Capture d’écran. Texture mate ou velours ? Le lendemain, je file à la parfumerie. Je gonfle la vendeuse, portable en main, photo à l’appui jusqu’à trouver la teinte exacte, peu importe la marque, peu importe le prix… Je porte les mêmes chaussures, les mêmes jeans moulants, j’ai teint mes cheveux de la même couleur que les siens. Mes efforts pour sculpter mon corps sont enfin payants, je lui ressemble ! Même mieux, on dirait Elle. Je manque de personnalité ? Et alors qui est-ce que ça dérange ? Maintenant les hommes se retournent sur mon passage. Elle s’affiche devant chez « Prunier » avec sa nouvelle conquête. Moi je serai photographié à l’intérieur avec un mec encore plus top que le sien ! Ah ça ! Il va y en avoir, des blonds, des bruns, des beaux ténébreux, cheveux au vent, des semblables à ceux qui défilent sur les podiums, des qui à peine sortis de leur shooting courront me rejoindre. Ça valse pour Elle ? Pour moi ce sera Danse avec les Stars ! Passer de bras en bras, légère et détachée, avec le même sourire « fraîcheur de vivre » qu’Elle, (penser à me faire blanchir les dents). Finis les années sombres ! Terminé le temps où je m’endormais noyée dans des larmes de rage. Je dévore les magazines féminins. Je suis abonnée à Vanity Fair. Je sais à présent ce que sont les Bobos, les Métros. La Fashion Week, les expos à ne surtout pas manquer, tout ça est devenu mon quotidien. Ça m’a demandé de l’énergie, mais j’y suis arrivée. Je suis enfin devenue superficielle comme Elle ! Mais ça ne me suffit pas. Je ne me sens pas encore à sa hauteur et pourquoi ? Parce qu’Elle continue dans le toujours plus, toujours mieux. Elle est partie à Londres un week-end et bien moi j’ai pris un billet pour New York et réservé au Standard High Line au cœur de Manhattan avec une vue à couper le souffle sur l’Hudson au travers des parois de verre de ma suite. Mon banquier m’a téléphoné en pleurant. Il voulait s’assurer que ma carte bleue ne m’avait pas été volée. New York ! Déjà Londres la semaine précédente. Oh ! C’est mon argent. Et puis c’est quoi cette histoire ? J’ai pas été à Londres ! Il a disjoncté ou quoi ! Je lui ai répondu qu’il vende mon portefeuille d’actions, il s’est effondré. Bien fait ! Je n’aime pas ce type avec son costume de supermarché ! Ma semaine dans la ville qui ne dort jamais a été amazing. Shopping sur la 5 th, j’ai dévalisé Victoria Secret, j’ai acheté des sous-vêtements rouges avec rebords en fourrure blanche pour fêter Noël, pas vraiment pratique, mais tellement so crazy ! J’ai enchaîné les soirées. Jeff, Mattew, Christopher, Ryan, Isaac, Justin, un par jour, photographiée pendue à leur cou, une jambe repliée laissant apparaître la semelle rouge de mes stilettos. Mais attention je n’ai pas couché ! Je donnais pour plus tard des rendez-vous, des « dates », auxquels je n’allais pas. Je sais c’est moche, mais nécessaire pour tester mon tout nouveau pouvoir de séduction. Un entraînement en quelque sorte pour me hisser à son niveau à Elle. Hier, je regardais les photos basculées de mon I-phone vers mon Mac Book Pro (j’ai changé pour le « dernier » de chez Apple) quand la sonnerie du téléphone m’a arrachée à cette contemplation des plus satisfaisantes. Si c’était encore le gars de la banque, il allait m’entendre ! Bonjour, Mademoiselle, ici la secrétaire du docteur Deurf. Vous n’êtes pas venue la semaine dernière. Vous devrez donc régler la séance avec celle de cet après-midi. Oh XXXXX ! J’avais totalement oublié. — Désolée, j’étais en voyage. De toute façon, je ne souhaite pas continuer mes séances. — Vous avez signé un protocole qui n’est pas arrivé à son terme. Ça n’est pas à vous de prendre cette décision. Vous en parlerez avec lui. Soyez là à 14 h précises. Gnagnagna ! Ras-le-bol de ce suivi. Je vais parfaitement bien. Plus d’état d’âme, je m’éclate, j’ai la vie que je voulais, avec le fric claqué chez lui, il s’est sûrement fait construire une piscine. Bon, ça je ne lui dirais pas. J’avais juste quelques doutes, tout au plus, quelques réajustements. Je suis devenue une autre personne ! Je peux aller jusqu’à lui affirmer que c’est grâce à lui, à son fabuleux travail avec moi, oui ça je peux… Ma décision est prise. Je ne lui parle plus d’Elle et je l’informe de toutes les belles choses que j’ai réussies. Comme ça, il verra que je n’ai plus besoin de ces séances. La porte s’ouvre, enfin ! — Bonjour Docteur. — Entrez. Vous savez que vous devez venir régulièrement ? — J’étais en voyage. J’aimerais justement vous en parler. — Très bien, très bien… Reprenons là où nous en étions restés, il y a quinze jours.
Alors, qui s’assoit dans ce fauteuil aujourd’hui ? Martine ou Ambre ?
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|  | | Adelette Admin

Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 20 Jan - 8:48 | |
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|  | | ghislaine *****

Messages : 13106 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 20 Jan - 20:48 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 21 Jan - 7:54 | |
| merci à vous
la suivante arrive |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 21 Jan - 7:55 | |
| L'historiette du jour : Pilier de Kevin Eymin— Vous me mettrez des pierres à whisky, hein… — Oui, Francky, comme d’habitude. — Non, parce que je ne comprendrai jamais comment on peut gâcher ce fabuleux nectar avec des glaçons. Des casse-croûtes de pingouin, voilà ce que c’est. Ceux qui souhaitent diluer leur boisson, ils n’ont qu’à boire du thé. Sans déconner… Vous saviez qu’il y en a même qui osent mélanger du… — Oui, Francky, je sais. On commence à connaître la chanson. Dois-je vous rappeler que nous nous voyons tous les jours ? Tout le personnel est au fait de vos « us et coutumes ». C’est d’ailleurs pour ça qu’on a toujours des pierres en stock au frigo : juste pour vous ! — Comme si j’étais le seul à préférer ça. Enfin peut-être… Peut-être… - Lire la suite:
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Fin de matinée, plein été. Le soleil, lui, avait dû passer une bonne nuit à en croire la lourdeur déjà moite de ses rayons. Les effluves de bitume rappelaient, dès le réveil, à quel point tout pouvait être pourri de l’intérieur. Oui, tout. Même ces débuts de journées estivales qui mélangeaient la musique des oiseaux avec le ballet sensuel et rafraîchissant des robes fleuries. Comédie musicale caustique sur fond de pots d’échappement, de klaxons et de véhémence routière. Une vie si tristement belle, pathétique comme un perroquet étincelant dans une cage en fer rouillé ou des odeurs de romarin, de jasmin et d’iode étouffées dans un vulgaire sac poubelle. Mais heureusement, il y avait cette tireuse à bière, machine de délivrance, dont l’or givré suintait à l’arrière du zinc. Francky avait la main posée sur un de ces gros tuyaux glacés tel qu’il avait l’habitude de le faire en attendant son verre, comme pour recharger sa batterie, faible depuis trop longtemps. Étrangement, cette sensation lui rappelait les moments passés, enfant, à saliver devant ces emballages d’esquimaux chez le marchand de sorbets, les cheveux encore trempés, salés par l’océan. Ah ! L’époque des filles et des glaces à la vanille… D’un coup de poignet habile, le barman lança le sous-verre comme un frisbee à travers ces souvenirs réfrigérés. Dans une dernière vrille, le bout de liège stoppa sa course sur le comptoir juste en face du vieil homme. Dans un souci d’achèvement de son œuvre, le serveur y déposa délicatement le verre à whisky. — À la vôtre, Francky ! — Merci, Julien, ne changez rien, vous êtes vraiment parfait, se réjouit-il en replaçant son chapeau Pork Pie feutré sur l’arrière de sa tête, prêt à affronter l’intensité de ce breuvage. L’œil lumineux, il porta le verre à ses lèvres et le sirota avec le même bruit qu’un buveur de thé à la menthe.
Francky était un vieillard qui avait autour de 70 ans. De ceux que l’on croise au quotidien, accoudés au comptoir, sans jamais vraiment les voir. Un chapeau de qualité, couleur crème, toujours vissé sur son crâne chauve comme dans les films américains de sa jeunesse. Ces films dans lesquels des mafieux tirés à quatre épingles faisaient la loi dans le New York des années vingt. Il aurait rêvé vivre à cette époque : mais comme un acteur de cinéma bien sûr, parce que la réalité de la prohibition aurait sûrement eu raison de lui. Rêveur et alcoolique, mais loin d’être un homme d’affaires : c’est ivre, le corps criblé de balles entre deux alambics que son aventure lamentable se serait terminée. La barbe blanche, lumineuse et bien taillée quoi qu’il arrive, Francky était loin d’être négligé. Il se le devait bien, du moins à son corps qu’il avait malmené une grande partie de sa vie. Un trench foncé sur ses épaules encore solides, qu’il pleuve ou qu’il vente, on pouvait dire qu’il avait une certaine prestance. Enfin, de dos en tout cas. En effet, Francky remontait toujours le long col de son trench afin de camoufler son visage et les séquelles visibles de son combat continuel contre lui-même. Les années imbibées de litres et de litres pour noyer ses peines avaient fini, faute de les emporter à tout jamais dans leur courant, par faire ressurgir ces douleurs imperceptibles et les marquer au fer blanc sur son front. Son cœur coulé dans le béton, il aura fallu que ses démons se fassent cheval de Troie pour arriver, quelle que soit la manière, à leur finalité : SORTIR ! C’est par la peau que la corrosion des sentiments s’était faufilée, en boursouflant son visage façon nectarine trop mûre. Lui qui n’avait jamais dit non à une petite prune s’était retrouvé la face vérolée par ces liqueurs acides. Quelle idée de génie ! Comment achever un homme qui ne peut plus regarder sa vie en face ? Faire en sorte qu’il ne puisse même plus regarder son propre reflet dans le miroir. Et ce fut une grande réussite. Dans ce tableau inerte de Giuseppe Arcimboldo subsistait tout de même une chose qui n’avait jamais changé, comme une âme survivante enfouie profondément dans le monstre. Un témoin du temps passé, un coffre à trésor rongé, coulé dans les abysses depuis des siècles, un vestige de ce qu’il était vraiment : son regard. Un regard vert bleu profond dans de grands yeux cerclés d’un mascara noir intense naturel. Confiant et complètement paumé à la fois, fier et honteux : une brèche sur un monde plein de contrastes et de complexes. Ah ça, il en avait reçu des compliments sur ses yeux ! Des iris redoutables pour faire chavirer les cœurs des filles et amadouer qui que ce soit pendant sa jeunesse. Bien loin de tout cela aujourd’hui, ce souvenir le faisait sourire. On pouvait pourtant aisément deviner qu’il avait eu un certain charme avant de ne plus rien contrôler.
Il farfouilla dans sa poche et en sortit un jeu à gratter, une des nombreuses addictions qui le maintenait encore proche de l’espoir et du rêve. « Le million, le million ! », se répéta Francky en s’acharnant sur le vernis opaque avec sa pièce de monnaie fétiche. Raté ! Il se réconforta en se disant que la prochaine serait sûrement la bonne. Ironique conviction : il ne saurait même pas quoi faire de tout cet argent. — Vous m’en remettrez un autre, Julien, s’il vous plaît ? — Avec plaisir ! répondit le barman en finissant de servir une bière pression à un autre client. — Vous savez à quel point je vous apprécie tous, Julien ? Ça va faire combien de temps maintenant que je viens chez vous ? demanda-t-il en s’amusant à faire rouler les pierres dans son verre. — Oh, dix bonnes années, mon bon Francky ! Et tous les jours ! Mais on vous aime beaucoup aussi ici, vous le savez ! — Dix ans… c’est fou… baragouina le retraité, la voix patineuse de fin d’après-midi. Vous êtes comme une deuxième famille pour moi. Non, la seule en vérité… Rien ne me rend plus heureux que d’être ici avec vous. J’avais besoin d’un petit coin de paradis, d’un endroit qui serait enfin « chez moi », je l’ai trouvé ! Et je ne pourrai plus jamais vivre sans vous. Si vous n’aviez pas été là, Dieu seul sait dans quel merdier je serais…
Si la vie de Francky devait se résumer en quelques mots, ce serait : fuite permanente. Inlassablement poursuivi par cette impression de ne pas être au bon endroit, de ne pas se sentir bien ni en adéquation avec ce qui l’entourait. Enfant de l’étranger et arrivé en France à 17 ans un peu contre sa volonté, il découvrit le pays qui était le sien sur le tard. Il ne sera jamais arrivé à faire de cette richesse multiculturelle une force. Cette fracture radicale de la magie insouciante et chaleureuse de son enfance aura fait de lui un homme qui ne connaîtra plus jamais la sérénité nulle part.
— Et nous, papa, on est ni d’ici ni de là-bas finalement. On sera toujours de nulle part. — Non, mon fils, tu te trompes. Bien au contraire, nous sommes de partout. Nous sommes toujours chez nous, peu importe l’endroit.
Le baluchon sur l’épaule, son esprit aventurier et sa soif de découverte l’avaient mené à faire son petit tour de France. À la recherche de quoi ? Il ne l’a jamais vraiment su. Mais il savait ce qui le faisait vibrer depuis toujours. La liberté. Cette liberté d’aller et venir où et quand il le souhaitait sans vraiment penser au lendemain. Cette liberté d’apprendre de tout et de tous, de s’enivrer de rencontres et d’échanges en tous genres. Il avait en lui cette capacité de fédérer qui que ce soit, les cultures, les religions, les milieux sociaux. Chacune des étapes de son vagabondage le menait à de véritables melting-pots autour de dîners gargantuesques, d’apéros jusqu’au lever du soleil dont les rires et les coups de gueule résonnaient encore maintenant dans ses songes. Ah ces belles années… Il avait certainement souffert oui. Mais qu’est-ce qu’il avait pu rire aussi ! Il avait ri à en pleurer, à s’en crever le ventre. Il avait ri à se cramer, à s’en casser les dents. Sous des ponts, sur des toits, dans des halls d’immeuble, sur des plages, autour de verres a cocktail, il avait ri. Mais il était un éternel nostalgique, le spleen le rattrapait à chaque tournant. Les choses se font alors que d’autres se défont : c’est peut-être cette partie-là qu’il n’arrivait pas à gérer. Il fallait bien que jeunesse se passe, apparemment ! Il n’avait jamais ressenti l’angoisse de vieillir ni tout ce que cela pouvait impliquer. Son grain de folie, il savait qu’il le conserverait éternellement. Il se trompait… Il n’avait jamais été du genre à intégrer une case, une vie bien lisse : une petite maison en quartier résidentiel, un labrador, un boulot bien dans les clous. Il redoutait terriblement les quotidiens sans travers, sans surprises ni rebondissements : chiants à mourir. Les années passèrent et emportèrent avec elles l’essentiel, son essentiel. La trentaine embarqua pratiquement toutes ses connaissances dans le flot des mariages, des bébés et des crédits immobiliers. Plus le temps pour divaguer, se laisser porter par ses rêves les plus fous. La simplicité de la vie, « le bonheur fait de petites choses » : pour lui, cela signifiait vivre en apnée sans jamais remonter, ne serait-ce que pour prendre une petite bouffée d’air. Qu’on l’enterre vivant plutôt que de lui enlever l’adrénaline de l’inconnu et de l’inattendu. Alors il laissait cette candeur à ceux qui en étaient encore capables. Les discussions entre amis autour de barbecues et de bonnes bières étaient devenues si fades. Les gouvernements et les peuples s’étaient liés entre eux pour entamer une gigantesque partie de Battle Royale à coups d’égos tranchants. Chacun accusant l’autre de ses propres maux. Des débats de sourds où plus personne n’écoutait personne mis à part soi-même. S’entendre aboyer comme un chien malheureux en étant persuadé qu’au bout du compte, tous les autres sont des connards finis. Faire attention à ses propres mots, ses propres idées, ne pas aller trop loin sous peine d’être taxé de toutes les pires accusations. Un monde à fleur de peau qui se divisait lui-même sans s’en apercevoir une seule seconde. L’autocensure d’un peuple qui revendiquait paradoxalement l’abolition de la censure. Face à ces attitudes insipides, fatigué par les grands moralisateurs, par les détenteurs de vérité absolue, il s’était tu et avait préféré s’anesthésier au goulot de plus en plus souvent et de plus en plus massivement. Pudiquement, il ne voulait surtout pas afficher son aigreur grandissante à la vue de tous ; alors il s’était d’abord dit qu’il allait s’isoler géographiquement. Mais l’argent manquait comme toujours pour ses grands projets : il était aussi économe que la cigale, préférant en effet chanter tout l’été. Et puis, même au milieu des chèvres du Larzac ou de la campagne de la Creuse, il savait qu’il retrouverait tous ces grands penseurs et leur raison universelle. Non merci.
« Je redoute les face-à-face, qu’on me dise que je chante et que je fabule Faites les cent pas dans vos cases, laissez-moi danser dans ma bulle. »
Julien avait baissé les lumières et avait disposé toutes les chaises sur les tables pour pouvoir entamer le nettoyage du sol. — Mon bon Francky, il est 2 h ! Il est l’heure de rentrer chez vous, on ferme. — Je suis chez moi, ici, Julien, balbutia l’amateur de whisky, rond comme une queue de pelle. Alors oui, je vais rejoindre mon dortoir, mais je reviens dès demain ! Vous allez me manquer terriblement tout ce temps. Je vous aime tous plus que tout. Il ouvrit la porte du bar et disparut dans la nuit noire en titubant, guidé par la lune.
Le lendemain matin, il se réveilla en pleine forme. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi léger. Sur le chemin de son lit aux toilettes, ces genoux n’avaient pas craqué une seule fois ! Il habitait un petit studio de 25 mètres carrés depuis plusieurs années, dans lequel il avait amassé les restes de son existence mouvementée qui s’était figée, là, sur des étagères en contreplaqué. Du moins, ce qu’il avait pu sauver de ses pérégrinations incessantes. Certains objets s’étaient transmis de génération en génération et semblaient l’observer fixement comme pour lui remémorer qu’il venait bien de quelque part, mais qu’il était trop tard pour s’en rendre compte. Comme tous les jours, il pressa trois oranges, versa le jus dans un verre highball et le posa sur la table basse. Il s’affala dans un vieux canapé Chesterfield couleur camel, élimé à plusieurs endroits, et craqua une grande allumette. Il la regarda quelques secondes, fasciné par la vitesse à laquelle elle pouvait se consumer, puis se décida à allumer son cigarillo « Fleur de Havane ». Il aspira la première taffe à pleins poumons et recracha une épaisse fumée bleue qui s’engouffra dans les sillons lumineux que les stores laissaient s’exprimer dans la pénombre de la pièce. En se dissipant, la fumée fit réapparaître les visages d’un jeune homme tout sourire qui serrait dans ses bras un enfant hilare, tentant d’échapper aux chatouilles de son père. Une photographie de son fils, il y a 30 ans. Il ne l’avait plus vraiment revu depuis cette époque. Par webcam, rapidement, un soir où, complètement bourré, il avait trouvé judicieux de le recontacter afin de lui souhaiter un joyeux anniversaire pour ses 18 ans. Échec cuisant. Il avait souvent pensé à foutre tous ces souvenirs à la décharge ou à y mettre le feu, mais n’était jamais arrivé à sauter le pas. Eczéma éternel dont il ne pourrait se passer : le gratter l’infectait mais le soulageait tellement à la fois. Lorsqu’il avait déniché cet appartement, il s’était estimé plus que chanceux. Il ne s’en était jamais plaint mais l’air y était vite devenu suffocant. Il n’arrivait plus à vivre le fait d’être épié, jugé par des fantômes moqueurs qui squattaient ses murs, son lit, sa salle de bain, ses chiottes et son ****** de canapé. Oh et puis XXXXX ! Il n’avait pas envie de s’apitoyer sur son sort ce matin et le bar allait bientôt ouvrir. Il n’avait jamais raté une ouverture ni une fermeture en dix ans, ce n’est pas aujourd’hui que ça allait commencer ! L’idée de retrouver Julien et son équipe le rendait tellement heureux : il savait où aller dorénavant, il avait une vie, ****** ! Tout ce temps à éponger sa solitude, à ruminer sur des broutilles qui, de toute façon, ne se résoudraient plus : tout ça c’était avant ! Maintenant, il avait la chaleur des relations humaines, l’adrénaline des discussions endiablées, la convivialité des apéros sans fins. Il bondit de son canapé, avala son verre de jus d’orange *** sec et s’enferma dans la salle de bain. Dans son élan d’optimisme, il se surprit à faire ce qu’il n’avait plus fait depuis une trentaine d’années. Il posa ses deux mains sur les rebords du lavabo, le regard fixé sur le robinet ébréché. Il prit une grande inspiration et leva les yeux pour les plonger dans le miroir comme si, enfin, cet ennemi juré ne lui faisait plus peur. Là, derrière les coulures de calcaire et les projections de dentifrice séché, il aperçut le monstre. La bête froide, laide, affichait un sourire cynique et toujours le même œil accusateur. Il ne put s’empêcher de penser au roman d’Oscar Wilde qu’il avait étudié au lycée : Le portrait de Dorian Gray. Le tableau répugnant de ce pauvre Dorian était similaire à ce reflet qui l’accablait à travers chaque miroir mais aussi à chaque coin de rue. Sur les vitres des fenêtres, les vitrines de magasins, l’eau des lacs et des rivières, dans le fond des verres vides, au centre des pupilles des femmes : aucun répit ne lui était accordé. C’était une chasse à l’homme. — Tu sais quoi ? Va te faire foutre ! gueula Francky dans un râle qui lui déchira les entrailles. Il prit sa brosse à dents dans la bouche et brossa énergiquement sans jamais baisser les yeux un seul instant. Une fois le chapeau posé sur son crâne luisant, il décida qu’il prendrait son trench dans la main cette fois. Finis le camouflage et toutes ces conneries ! Il remonta même les manches de sa chemise, prit ses clefs, jeta un dernier regard sur l’appartement et claqua la porte en sortant. Le cendrier fumait encore un peu, le cigarillo s’éteignait petit à petit pendant qu’on pouvait entendre notre ami siffloter en s’éloignant dans les escaliers de l’immeuble. Il sortit du bâtiment comme une balle, plein d’assurance. Il s’arrêta cinq secondes pour lever la tête vers le ciel et sentir les caresses du soleil sur sa peau. Exquis… Quelle merveilleuse journée l’attendait ! Passage au bureau de tabac obligatoire avant de retrouver son cocon où Julien devait déjà l’attendre. Il tourna, rue des sept troubadours, et failli percuter une dame d’à peu près son âge, jolie. Il s’excusa en relevant son chapeau de la main droite, celle-ci lui rendit un grand sourire. Fou de joie, il fit un tour sur lui-même en claquant des doigts et osa même une petite chorégraphie d’une demi-seconde. C’est qu’il se prendrait presque pour Fred Astaire, le Francky ! Il entra dans le tabac en braillant : — MESDAMES, MESSIEURS, BIEN LE BONJOUR ! Le buraliste fut bien surpris, agréablement, et lui demanda ce qui le mettait autant de bonne humeur aujourd’hui. — Mais la vie, mon cher Monsieur, la vie ! Qu’y a-t-il de plus beau que la vie quand on s’en rend compte ? Mort de rire, le buraliste lui tendit son paquet de cigarillos et son jeu à gratter. Il lui offrit même un paquet de chewing-gum à la fraise. Francky le remercia chaleureusement et sortit. 10 h 30, les terrasses étaient déjà bondées. La ville se remettait à vivre, embaumée par les senteurs de café et de chocolatine. Dans la rue piétonne, un saxophoniste interprétait du John Coltrane. Devant lui, une valisette ouverte était posée à terre. À l’intérieur, plusieurs disques du musicien : Francky y déposa un billet de 10 euros et récupéra un album en faisant un clin d’œil à l’artiste qui lui adressa un signe de tête sans s’arrêter de jouer. Plus il s’approchait de son troquet, plus l’air se faisait moite. Une odeur de plastique chaud commençait à étouffer celle de l’asphalte déjà très pesante. Mais Francky était trop occupé à penser à ce qu’il allait raconter à Julien : sa victoire contre lui-même, son début de nouvelle vie ! C’est en arrivant devant le bar qu’il s’arrêta net. Bouche bée, figé comme un chien de chasse. Sa main laissa tomber son trench dans la poussière du trottoir couvert de suie. Les jambes en mousse, il prit appui sur le capot d’une Peugeot 207 garée là et retira son chapeau pour le ramener à sa poitrine. Vision apocalyptique. La devanture du bar avait disparu ! À la place, un immense four, d’où s’échappaient des colonnes de fumée, faisant penser à la gueule ouverte d’une créature sortie tout droit des Enfers. Méconnaissable ! Le comptoir et tout le mobilier s’étaient volatilisés. Seule la tireuse à bière, teintée de bistre, trônait au milieu des braises incandescentes qui finissaient tranquillement d’engloutir son jardin d’Éden. Elle ne servirait plus jamais de bière, c’était certain… Les couleurs chatoyantes de la tapisserie s’étaient éclipsées derrière des murs noirs de charbon qui suintaient par endroits : dernières larmes de douleur face à la cruauté de la vie. Ils n’accueilleraient plus personne. La puissance de l’incendie avait propulsé la cadmie jusqu’au 4e étage de l’immeuble. Des griffes de poussière couleur ébène qui avait tenté d’en emporter encore plus. Heureusement, les pompiers étaient arrivés à temps pour sauver le bâtiment : ils luttaient d’ailleurs encore contre les derniers foyers de feu qui s’entêtaient à torturer son pauvre bar. Sur le trottoir d’en face un homme était assis par terre, la tête entre les mains, et on pouvait l’entendre pleurer de tout son être. C’était Julien ! Pris de vertiges intenses, Francky tenta de l’approcher en zigzaguant. Arrivé à sa hauteur, il posa la main sur son épaule et bégaya : — Mais… Mais… Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que… ? En relevant la tête, Julien le reconnut et d’un geste violent du bras, vira la main de son épaule : — Mais vous allez vraiment venir me faire chier là ? s’égosilla le barman, les yeux injectés de sang. J’ai tout perdu ! C’est ma vie qui est partie en fumée, vous vous en rendez compte ? Ma vie ! Vous pensez que j’ai besoin du réconfort d’un vieux poivrot à la con ? Dégagez ! Dégagez et laissez-moi seul, XXXXX ! Le souffle coupé, Francky fit deux, trois pas en arrière. Incapable de parler ni même de penser, il resta une dizaine de minutes debout à contempler le désastre, médusé. Ne sentant plus son corps, dans une semi-inconscience, il alla s’asseoir sur un banc dans un parc qui se trouvait à proximité. Le regard dans le vide, une montée d’angoisse l’envahit et il vomit son jus d’orange sur l’herbe verte. Il aurait souhaité mourir à cet instant. Qu’un infarctus l’emporte de suite. Lui, son destin pitoyable, son appartement miteux, cette ville étouffante et cannibale, et cette mélancolie acide qui le dissolvait à petit feu. Les oiseaux continuaient leurs vies insignifiantes et se foutaient de sa gueule en piaillant comme des marmots capricieux. Les robes des filles poursuivaient ironiquement leurs danses macabres. Il ne voulait plus les voir, plus rien voir, ni rien entendre. Il ferma les yeux et s’endormit instantanément, assis sur ce banc.
Ce n’est que trois heures plus tard, en début d’après-midi, qu’il les rouvrit enfin. Il faut croire qu’il était toujours en vie, à son grand désespoir. Alors il fallait continuer, il se leva difficilement et récupéra son trench qui s’était empêtré autour d’un des pieds du banc. Il l’enfila comme on enfile un linceul, un linge mortuaire sur une âme en peine. Il remonta son col le plus haut possible sur sa gueule cassée et enfonça profondément son chapeau à en déchirer la calotte. Sa silhouette évoquait celle de l’homme invisible dans la série télévisée britannique des années cinquante : sûrement l’effet recherché. Seules deux topazes intimidantes et vitreuses se distinguaient dans l’ombre de son couvre-chef. Les mains dans les poches, le dos courbé, il se décida à avancer un pied devant l’autre en direction de n’importe où ou de nulle part. C’est en traînant lourdement son corps fatigué sur plusieurs pâtés de maisons qu’il tomba par hasard sur une façade dotée d’une large porte vitrée bordée de boiserie aux teintes vert sapin. « Le Cerdan », c’est ce qui était inscrit en lettres cuivrées entre deux lampes murales vintages. Il pouvait entendre, provenant de l’intérieur, les paroles de Because I’m Black de Syl Johnson comme une invitation à entrer. Il attrapa la longue poignée en aluminium et poussa la porte, plus légère qu’elle ne paraissait. Le décor intérieur était à lui seul un grand voyage dans le temps. Une déambulation mélancolique dans le Casablanca des années quarante. Une tapisserie chargée en fleurs, dans des tons moutarde, redonnait vie à de vieilles photos du grand boxeur casablancais Marcel Cerdan en pleine gloire. Des quartiers en noir et blanc de la mégapole africaine ornaient chaque pan de mur, certains plus défraîchis que d’autres, tout comme les quelques soûlards qui cuvaient leur potion magique, scotchés à leurs chaises en bois rétro. Cette cour des Miracles était tamisée par plusieurs suspensions en opaline verte qui pendouillaient pratiquement à hauteur de tête. Une allure de club de poker à l’ancienne qui donnait envie d’abandonner toute sa vie sur le tapis. Notre vieux briscard se sentit tout de suite apaisé dans cette atmosphère hors du temps. Il s’approcha du bar, avec un regain d’espérance, semblable à un mort-vivant, fin prêt à franchir les portes du Paradis. Il se cala sur un des tabourets grinçants et, comme une poignée de main à Saint-Pierre, posa la main sur la tireuse à bière. Il s’étonnait toujours qu’autant de vitalité puisse surgir de cette bestiole à sang froid. Il se souvint du jeu à gratter qu’il avait rangé dans sa poche intérieure, le sortit. « Le million, le million ! » pensa-t-il très fort en le grattant. Toujours pas. Tant pis, la prochaine fois peut-être. — Et bonjour, Monsieur, qu’est-ce que je vous sers ? lui demanda la patronne avec un accent pied-noir à couper au couteau. — Vous avez des pierres à whisky ? — Ah, c’est rare qu’on me le demande, mais je dois bien avoir ça quelque part, laissez-moi regarder. Ah si ! En voilà ! — Je vais vous prendre un whisky alors. Non, parce que je ne comprendrai jamais comment on peut gâcher ce fabuleux nectar avec des glaçons. Des casse-croûtes de pingouin, voilà ce que c’est. Ceux qui souhaitent diluer leur boisson, ils n’ont qu’à boire du thé. Sans déconner…
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 22 Jan - 7:28 | |
| L'historiette du jour : Gagné de Violette BaudelaireLes lumières bleues donnaient vie à une autre réalité. Volets fermés, néons éteints, elles étaient la seule source de clarté. Sous le bleu, la perception changeait du tout au tout : tout était plus sombre, plus intense, plus brillant, plus beau, plus séduisant. Répartis dans toute la pièce, tous étaient assis ou debout aux tables de jeu. Ils étaient tous parés de tenues plus somptueuses les unes que les autres. Les costumes des grands événements et les robes de soirée étaient étalés à la vue de chacun. Les parfums des dames, les eaux de Cologne des messieurs, l’odeur d’alcool des bouteilles du bar, tout cela se mélangeait et prouvait le prestige de cette soirée. Accompagnant les beaux vêtements, les bijoux brillants et les verres alcoolisés, il y avait le vocabulaire. Les sujets de leurs conversations étaient incompréhensibles pour la plupart, mais eux répliquaient sans problème, agrémentant leur réponse de bien étranges mots. Ils étaient cultivés et ils ne manquaient pas de le faire remarquer. Chacune de leur phrase était rallongée à l’extrême et encombrée de termes compliqués. - Lire la suite:
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Mais au milieu des bourgeois se servant de phrases ambiguës aux sens abstraits pour ne prouver que plus encore qu’ils possédaient de l’argent, deux faisaient exception.
Sous les lumières bleues, il y avait deux femmes.
Et malgré le prestige de leurs apparats et de leur caste sociale, elles utilisaient un vocabulaire bien plus commun que tous les autres. C’était cela qui les rendait si différentes, si intéressantes.
— Vous avez de très beaux yeux.
Celle qui venait de parler continuait de fixer la dame assise en face d’elle. Les joues de cette dernière s’étaient teintées d’un léger rouge. Ce qui d’ailleurs, s’accordait plutôt bien à sa tenue : une chemise blanche avec son col brodé de doré et une jupe crayon rouge s’arrêtant au-dessus de ses genoux. Ses bijoux dorés brillaient et le rouge de ses lèvres les rendait attirantes, mais c’étaient ses yeux qui étaient les plus impressionnants. Une lueur de malice s’y instillait.
Tandis que leurs regards étaient accrochés l’un à l’autre, le croupier installait le jeu. Comme pour chaque nouvelle partie, il annonça la mise de chacun. Ils étaient sept autour de la table et ils étaient là pour gagner. Si certains ne pariaient que 5 000 euros, d’autres étalaient 60 000 euros. Mais les deux dames étaient incontestablement les deux plus grandes amoureuses du risque : 70 000 euros pour la première et 90 000 euros pour la deuxième. Les sommes à gagner étaient conséquentes et ça, les joueurs l’avaient bien compris. Autour de la table, les paris commencèrent. Certains tentaient le tout pour le tout en désignant un seul numéro, tandis que d’autres jouaient la carte de la prudence en choisissant le sizain, donc six chances de remporter cinq fois leur mise. La première paria sur trois numéros, le 22, le 7 et le 13 ; la deuxième choisit deux numéros uniquement, le 7 et le 20.
— Votre compliment me va droit au cœur. Pour ma part, j’adore vos cheveux.
Alors que jusqu’à présent elles étaient restées parfaitement blanches, les joues de la deuxième prirent une teinte rosée. Ce qui détonnait avec le reste de sa personne. Son visage, sa nuque, ses épaules, ses bras, chaque parcelle visible de son corps était d’un blanc pur. Sa robe, entièrement noire, laissait ses épaules nues et couvrait ses jambes jusqu’à ses chevilles. Son cou était décoré d’une clé et d’une chaîne argentée. Ses paupières étaient parées de noir. Son unique touche de couleur résidait au sommet de sa silhouette : parcourant sa chevelure noire qui tombait sur ses épaules, des mèches bleues attiraient le regard. Celle au chemiser blanc trouvait l’inconnue séduisante, mais aussi et surtout, mystérieuse. Elle se demandait quelle tournure pourrait prendre la soirée si elle choisissait de la passer avec elle, si elle sortait de sa routine, si elle défiait sa propre raison.
— Rien ne va plus.
Le croupier se saisit de la manette et activa la rotation. Il lança la bille noire dans le sens inverse. Les jeux étaient lancés.
Après les trois tours réglementaires pour que la partie soit comptabilisée, la bille courut sur la surface du tambour et, par moments, elle sembla voler. Elle évitait sans peine les petites encoches dorées qui devaient l’arrêter, échappant à chacun des diamants. Cela ne faisait qu’augmenter le suspense, et donc, le plaisir de jouer. Et ça, c’était précisément ce que cherchaient les richissimes individus autour de cette table.
En sélectionnant la roulette, ils savaient pertinemment qu’aucune garantie de gagner ne leur était accordée. Ils ne pouvaient en rien contrôler la trajectoire de la bille, ni même connaître le numéro final à l’avance. Tout n’était que hasard. Une chance seulement sur tente six de rafler sa mise, multipliée par trente-cinq et pas un moyen de changer les lois de l’ordre et du désordre à son avantage. Les seules probabilités possibles étaient de comparer la mise des autres à la sienne et de regarder quels numéros étaient choisis. Autrement, l’humain perdait le contrôle et le hasard devenait maître du jeu.
Mais il n’y avait pas que dans la roulette qu’il y avait du hasard, la vie en était aussi faite. L’existence était parsemée de rencontres imprévues, de coïncidences mystérieuses, de coups de foudre soudains et d’événements chamboulant tous les plans préétablis. Fixant à nouveau la mystérieuse inconnue aux cheveux bleus, elle en eut la certitude : le hasard les avait fait se rencontrer. La chance était belle et bien présente dans le casino ce soir.
— Le numéro gagnant est le 7.
Le croupier distribua les sommes remportées. L’inconnue, elle et deux autres personnes récoltèrent des jetons. Les autres quittèrent la table de jeu. Dès lors, les paris reprirent.
Les parties se succédaient au fur et à mesure que la nuit perdurait. La bille avançait, courait, volait. Les verres se vidaient et les langues se déliaient. Les phrases s’allongeaient et les regards s’intensifiaient. Les corps s’étaient rapprochés et les pieds se touchaient. Les mains s’effleuraient et les sourires étaient plus osés. « Rien ne va plus » et à chaque tour, rien n’allait plus autour de la table de jeu et au sein de son cœur. Les sentiments de celle aux bijoux dorés étaient chamboulés. L’inconnue lui faisait tourner la tête. Elles ne se connaissaient que depuis quelques heures, mais elle avait l’impression qu’elles avaient déjà partagé toute une vie.
Peut-être le hasard décochait-il des flèches de nos jours.
Les joueurs partaient, venaient, parlaient, juraient, jouaient, gagnaient, buvaient, riaient, s’en allaient, réapparaissaient, perdaient. Après de nombreuses allées et venues, tous les joueurs finirent par quitter la table de jeu. Il n’y eut plus qu’elles deux.
Dès lors, la véritable partie commença. Elles étaient plus proches désormais. Elles ne se quittaient pas des yeux et cela rendait toute concentration difficile pour la dame à la jupe rouge. Leurs mains se touchaient sans cesse. Dans cette salle réservée à une certaine classe sociale, dépourvue de fenêtres et d’horloges, on ne voyait plus les heures défiler. Sans aucun repère temporel et plongé dans cette ambiance de désir bleuté, c’était comme si le temps s’était interrompu. La Terre avait arrêté de tourner, juste pour elles deux ; un autre univers avait vu le jour, juste pour elles deux ; la roulette tournait encore et encore, juste pour elles deux.
La table de jeu était couverte des jetons qu’elles avaient gagnés en dépouillant leurs adversaires. Jetons bleu clair, marron clair, violets, roses, noirs, orange, verts, bleu foncé, rouges, blancs. Et avec tous ses jolis jetons multicolores, 250 000 euros s’étalaient sur la table. Enfin, c’était la somme que chacune des deux avait réussi à amasser, donc, en réalité, 500 000 étaient à gagner.
Les nombreux verres ingurgités, les lumières bleues, la nuit, l’amour, la folie ou une autre raison encore, une force mystérieuse poussa la dame aux cheveux bleus à parier tous les jetons qu’elle possédait. Sur un seul et unique numéro. Parier sur un numéro, c’était une chance seulement de gagner et trente-cinq chances de perdre. Mais tout miser sur un numéro, c’était surtout le risque de tout perdre.
Elle pointa le numéro 13. 13, il était noir, comme sa robe, comme son maquillage. 13, malchance et chance. 13, prévu et imprévu. Mais avant tout, hasard. Prise elle aussi par la folie, l’autre accepta le défi. Elle plaça sa petite fortune de la soirée sur le numéro 7. 7, rouge comme sa jupe, comme ses lèvres. 7, chance et malchance. 7, imprévu et prévu. 7, hasard.
Le croupier lança la bille. Rien n’allait plus. Leurs regards s’étaient accrochés l’un à l’autre et ils ne se lâchaient plus, car désormais unis pour l’éternité. Elles étaient si proches. Le cœur de celle aux lèvres rouges battait si fort qu’elle n’entendait même plus le bruit de la roulette. Elle fixait les lèvres de l’inconnue, se demandant quels sentiments s’éveilleraient en elle si elle l’embrassait. L’inconnue s’avança vers elle. Alors, elle oublia momentanément celles et ceux autour d’elles et s’approcha, son cœur battant à milles à l’heure, son cœur battant plus vite qu’il n’avait jamais battu, son cœur…
— Le numéro gagnant est le 13.
Le croupier ramassa tous les jetons. Elle se leva de son tabouret et quitta la table de jeu. Puis, après avoir empoché toutes les couleurs, la dame aux cheveux bleus lui adressa un dernier sourire avant de disparaître dans la pénombre. Celle aux lèvres rouges resta statique, incapable du moindre geste.
Sous les lumières bleues, ce soir-là, l’inconnue du casino avait tout gagné : ses jetons et son cœur.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 23 Jan - 8:43 | |
| L'historiette du jour : C'est pas demain la vieille de Audrey Beauvais9 h 32. Eugène se lève et atterrit directement dans ses pantoufles, quelle délicieuse sensation ! « Elles sont usées, ratatinées et pourtant elles sont toujours là, elles ! » s’exclame-t-il à voix haute. Le silence lui renvoie un rire malicieux. La sonnette retentit et son sourire se fige. Il prend sa robe de chambre élimée, pleine de tâches de soupe, jetée sur le dossier de la chaise et la passe sur son beau pyjama de soie. — C’est qui ? geint-il en se dirigeant vers la porte d’entrée. — Bernadette ! J’ai fait des crêpes et j’ai pensé que tu en aimerais pour ton petit déjeuner. — J’ai pas faim, dit-il en ouvrant la porte sur sa voisine guillerette. Depuis qu’elle est partie, ça passe pas… — Prends-en quand même, au cas où ! - Lire la suite:
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Bernadette lui colle l’assiette dans les mains et se volatilise. Eugène se retourne et son regard s’illumine. « T’as vu ça ? dit-il en tendant l’offrande vers une photo de femme. La journée commence bien ! » Sifflotant, il se débarrasse de sa robe de chambre et va faire couler du café. Après son festin, il va dans la salle de bain. « Au moins, depuis que tu t’es fait la malle, mes poils de nez revivent ! Et dire que je t’ai laissée les couper pendant toutes ces années… Bientôt, je pourrai me faire des tresses de nez, na ! » Il peigne sa chevelure argentée en soignant l’effet de vagues et s’asperge d’eau de Cologne. Le téléphone sonne. — Allô papa ? C’est Nathan. Comment tu te sens aujourd’hui ? — Pas terrible, j’ai mal dormi. Elle me manque tellement… — Oui je sais, c’est dur pour toi de te retrouver seul. — Tu peux pas imaginer. — Le temps aidera. Je viendrai te voir dimanche, on ira se balader ça te changera les idées. Je t’embrasse ! — Au revoir, fait Eugène avec une voix chevrotante.
Il retourne dans la salle de bain, enfile sa salopette, s’arrête devant le miroir et s’envoie un clin d’œil : « 88 ans et toujours beau gosse l’Eugène ! » Il attrape une casquette au crochet et, à regret, aplatit son brushing. Le potager l’attend. Lui, le pote âgé ! Il rit intérieurement de sa bonne blague. De belles tomates illuminent le jardin, il jubile en les rejoignant tout en soignant sa démarche : épaules rentrées, dos voûté, regard au sol. Il a remarqué ça dans les films, c’est comme ça que les gens se tiennent quand ils ont du chagrin.
— Salut Eugène ! crie le facteur en passant la tête par-dessus la haie. — B’jour Issouf. Sa mine déconfite arrête net l’enthousiasme du jeune homme qui remonte mal à l’aise sur son vélo. Eugène soupire, il l’aurait bien invité à papoter. Mais bon, ça s’fait pas.
Françoise, sa femme, est morte il y a deux mois et c’est un peu tôt pour avouer sa gaieté. Il voit bien que les gens attendent de lui qu’il soit déprimé alors il ne veut pas les froisser. Il entend beaucoup : « Le deuil, ça prend du temps », et il s’interroge de se sentir aussi bien. Est-ce que je suis normal ? Elle est partie vite Fanfan, c’est vrai, tout en délicatesse et pourtant c’est comme si elle avait bien préparé son départ. Comme si elle avait chargé son absence de remplir la maison et son cœur de joie. Comment l’avouer aux autres ? Il préfère ne pas les choquer et continuer à marmonner. Ça lui rappelle quand il était au lycée et qu’il faisait partie du club théâtre, qu’est-ce qu’ils se marraient !
Il prend un malin plaisir à donner de vifs coups de bêche. Bernadette l’aperçoit depuis sa fenêtre, fronce les sourcils et se dit que ça doit être sa manière d’exprimer la douleur… pauvre homme. Au bout d’une demi-heure, il se sent ragaillardi, comme s’il avait 25 ans. Le soleil commence à cogner et Eugène a envie d’une bière fraîche. Il rentre à la maison et s’offre ce plaisir. « Juste une, Fanfan ! Tu te souviens nos petits apéros… toi avec ton éternel porto. Juste un fond pour t’accompagner, que tu disais. Et puis, quand je te resservais, tu disais pas non, coquine ! Tes joues rosissaient, ton regard pétillait, comme t’étais belle. À ta santé ! Oui, enfin… à la mienne plutôt ! »
Il allume Radio Nostalgie et se prépare un bon bifteck acheté chez le boucher, quelques haricots verts « du jardin, s’il vous plaît ! » Alain Souchon parle de foule sentimentale et Eugène fredonne. Il met deux couverts l’un face à l’autre, de jolies petites serviettes à fleurs, sans oublier les ronds les noms. « T’inquiète, j’suis pas zinzin. J’aime bien faire comme avant… tu vas quand même pas m’empêcher de là où t’es ! » Eugène déguste son déjeuner et s’apprête à savourer son moment préféré de la journée : la sieste ! Il a installé son transat au milieu du salon. Il aurait bien aimé le mettre sous les châtaigniers, mais ça ferait olé olé aux yeux des gens. Dans son salon, au moins, il n’y a personne pour jaser surtout que les volets sont toujours fermés. Que les autres le laissent faire son deuil en paix, ça lui va bien.
À portée de main, il a ses lunettes, son journal et le téléphone. C’est important qu’il reste joignable pour pas que les gens débarquent à l’improviste. Y en a certains qui se croient tout permis sous prétexte de sa perte et d’autres qui aiment beaucoup donner leur avis sur comment gérer son veuvage. Non merci. « Tu sais Fanfan, j’aurais jamais imaginé à quel point j’aimerais la solitude. En y repensant, avant de te rencontrer aussi il y a 62 ans, c’est comme si t’avais éclipsé cette bonne vieille copine. Tu m’as fait un beau cadeau en partant avant moi… » Et il sombre dans le sommeil le sourire aux lèvres.
Une heure plus tard, la sonnerie du téléphone le réveille. — Papa ? C’est moi. Je te réveille pas ? — Non, non. J’arrive pas vraiment à dormir en journée. Faut dire qu’on était bien occupés ta mère et moi… — C’est vrai. Tu sais, il est peut-être encore un peu tôt, mais avec Nathan, on a pensé que ce serait peut-être mieux que tu ailles en maison de retraite. Tu te sentiras moins isolé. — Oui c’est un peu tôt, s’étrangle-t-il. Euh, quelqu’un sonne à la porte, je te rappellerai plus tard. — D’ac’, bisous !
« Alors là franchement, ils font fort tes mioches ! On a fait le maximum pour eux et ils veulent me déloger ! Ça leur a pas suffi que tu nous quittes ? Oui, je m’emporte. S’ils savaient la vérité… Je me sens BIEN. J’aime ma routine, j’ai pas peur de l’ennui, ni de finir seul. Ils ne comprendraient pas. Peut-être qu’ils penseraient que je suis mieux sans toi. Foutaises ! Tu me manques Fanfan, mais bon t’es plus là et il faut bien que je me rende heureux. »
Eugène se lève, il aimerait bien aller faire un tour de vélo et il se dit que ce serait suspect. C’est mieux s’il reste claquemuré. Pourtant, le chant des oiseaux, la douce brise, tout est invitation à sortir. Il se décide pour un tour au cimetière, ça, ce sera pas louche même s’il pense que c’est une sacrée mascarade d’avoir besoin d’aller au milieu de pierres froides pour se souvenir des défunts. Fanfan est là partout avec lui, pas sous ce tas de cailloux ! Elle est dans l’interrupteur du garage, dans le dessous de table en liège, sous l’oreiller, dans l’escargot sur le compost. Mais bon, il joue le jeu. Il en faut pour tous les goûts. Il va cueillir une rose au jardin, c’est pas vraiment pour Fanfan puisqu’elle est dans chaque rose désormais, mais il la mettra sur la stèle comme si et, avec un peu de chance, elle égayera tous les endeuillés.
Il coiffe sa casquette. Qu’est-ce que c’est bon de marcher ! Il devine que c’est l’anniversaire du petit Théo, il y a des ballons colorés accrochés au portail et un 8 géant scotché sur la porte. Il aimerait tellement aller faire la fête avec eux. Arriver les bras chargés de cotillons et faire le clown pour les amuser. Il ferait des blagues sur le fait que, lui, il a un 8 de plus dans son âge. Il s’enivre des rires qu’il entend à travers la fenêtre. « Allez, à trois, tu souffles ! » Sacré petit bonhomme…
Il tourne sur la place de la fontaine, là il y a les zados qui traînent. Mobylettes garées, téléphones connectés. Ils se parlent à peine et, pourtant, Eugène sent qu’ils sont une bande. Les copains d’abord ! Il se souvient comme il était parfois dérouté par ses propres enfants à cet âge. Fallait pas s’inquiéter, ils ont l’air équilibrés et heureux aujourd’hui. Ils ont même réussi à fabriquer leurs propres enfants. Quel chance il a d’être grand-père !
Il arrive au cimetière et se ressaisit pour avoir un air solennel. Il y a quelques autres personnes sur place. Il se dirige vers la tombe de Françoise. Ils avaient hésité à l’enterrer, pour lui, après son dernier souffle, elle s’était évaporée tout simplement. Elle n’était plus, ça avait été assez clair. Les enfants semblaient avoir besoin d’un lieu où la trouver en cas de besoin. Tiens, il y a un jeune homme qu’il n’avait jamais vu au village. Tout souriant, il est carrément assis sur une tombe en train de lire. Ça alors… Eugène s’approche et découvre le titre : Au bonheur des morts. C’est culotté ! — Bonjour !, lui dit le jeune homme avec un sourire éclatant. — Bonjour, murmure Eugène. — Vous rendez visite à quelqu’un ? — Euh, oui, c’est ça… — Je lisais des extraits à Louise. Bon, je sais bien qu’elle ne m’entend pas vraiment, mais j’aime faire ça. Elle avait un cancer et elle est morte il y a trois semaines. Je m’appelle Arthur au fait, fit-il en lui tendant la main. Eugène sent son cœur se serrer en remarquant les dates sur la pierre 1990-2018. Françoise avait 85 ans, c’était quand même plus justifié. L’attitude du jeune homme face à lui le décontenance, il a l’air tellement serein. — C’est drôle, depuis qu’elle est partie, je me sens libre. Pourtant, on peut pas dire qu’elle m’emprisonnait. On a beaucoup voyagé tous les deux tellement on avait soif de liberté. On avait prévu de se marier cet été. Ben, à la place, je m’offre un voyage en Transsibérien, j’ai toujours rêvé de ce voyage en solo ! J’emmènerai Louise dans mes bagages, incognito. Je suis sans elle et c’est comme si j’étais plein d’elle. Vous voyez ce que je veux dire ? — Euh… Quelque chose à l’intérieur d’Eugène craque, ça s’ouvre et jaillit. — Ça vous dit d’aller boire un café, Arthur ?
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Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 23 Jan - 8:46 | |
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Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 24 Jan - 6:53 | |
| L'historiette du jour : Un pluvieux contrat de Alix GlaconQuatre jours. Quatre jours que cette pluie tombait sans relâche et rien ne laissait annoncer que cela s’arrêterait bientôt. On avait beau être en été, de lourds nuages étaient venus par-delà les montagnes voisines pour éclater juste au-dessus de ma tête. Enfin quand je dis ma tête, je veux dire les têtes de ceux qui se trouvaient sur cette route reliant Maurt la grise, capitale du pays et ma destination, à divers ports de l’est. Et contrairement à la plupart des voies menant à la capitale, celle-ci n’était pas pavée, quelques heures de pluie l’avaient rendu totalement impraticable. Je m’étais donc réfugié, après une journée et une nuit de cheval ininterrompue sous ces trombes d’eau, dans l’une des rares auberges de cette route, Chez Glaudr. J’y étais entré trempé jusqu’aux os, mes maigres possessions ne reluisant guère plus. Je pris une chambre et me fis monter un bain chaud dans lequel je m’endormis. À mon réveil, j’allais m’installer dans la grande salle commune du rez-de-chaussée qui n’était habillée que de quelques tables et chaises ainsi que de tableaux assez laids aux murs. Je passais mon temps à imaginer comment annoncer à mon employeur que je n’avais pu remplir ma mission. J’hésitais même à ne jamais le revoir et éviter la fâcheuse entrevue que je devinais. Mais nous nous connaissions bien, je savais donc qu’il enverrait à ma recherche des types aussi bien intentionnés que moi à l’encontre de leur prochain. Et s’ils étaient un peu plus doués que votre serviteur, ils me retrouveraient. D’autant plus que le contrat qu’il m’avait confié revêtait une importance capitale et il ne laisserait pas courir longtemps un diable comme moi avec des informations de cet ordre. - Lire la suite:
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Ruminant ces pensées au fond d’une chope, je laissais vagabonder mon esprit et pensais à ma jeunesse et à la manière dont je m’étais retrouvé avec cette bien noble profession qu’est celle de recouvreur de dettes pour les uns, lame aiguisée pour les autres, ou encore emprunteur de biens d’autrui. Enfant de paysan ordinaire, j’ai toujours voulu m’élever au-dessus de ma condition et ne pas connaître le destin quelconque que mes parents et mon village m’imposaient. J’avais donc réfléchi aux diverses possibilités qui s’offraient à moi pour échapper à la fatalité d’un destin morne. Ne disposant ni d’éducation ni d’un talent artistique qui aurait pu me permettre de m’élever par des voies traditionnelles – et d’ailleurs si l’on est équipé que de ses uniques capacités ces chemins restent clos –, je me tournais vers le seul domaine où chaque homme est sur une ligne égale, les armes. Alors certes, je commençais de nouveau en retard, mais cette fois les enjeux étaient clairs. Riche ou pauvre, une dague dans l’œil avait le même effet. Je vous dis tout ça mais vous ne devriez pas me faire confiance, vous savez. Car si je me décidais à être honnête avec vous, je vous dirais que ce choix professionnel est plus dû au retour précoce d’un paysan chez lui alors que sa femme m’accueillait qu’à des convictions personnelles sur ma place dans l’histoire. Et que pourchassé par l’aimable agriculteur, le seul refuge que mes fesses dénudées trouvèrent furent derrière le dos d’un sergent recruteur. Trop heureux de trouver une recrue, le forban m’offrit sa protection face au planteur de choux en échange d’un service de trois ans. La vue du visage ruisselant de sueur et de haine du cornard champêtre fut plus efficace que tous les clairons et discours enflammés que j’eusse pu entendre. Un mois plus tard, c’est donc revêtu d’un équipement récupéré la veille sur mes prédécesseurs que j’entendais pour la première fois l’oraison du champ de bataille. Mais c’est une autre histoire, qui se conclut au bout d’un an et demi par une défaite totale et mon réveil au milieu des restes d’un champ de bataille.
Et quelle déception aujourd’hui... Un spadassin parmi tant d’autres cherchant à se faire payer sa lame et qui venait de rater le plus beau contrat de sa vie… La pluie me permettait au moins de repousser la pénible entrevue que j’aurai avec mon employeur.
Voilà donc les pensées qui s’entrechoquaient mollement dans ma tête durant ces 3 jours. La monotonie du bœuf en sauce et de la pluie frappant les carreaux n’était interrompue que par d’autres voyageurs atteignant comme moi un lieu sec. Nous commencions d’ailleurs à être assez nombreux et Glaudr dut rapidement trouver des solutions pour loger tout le monde. Il insistait encore régulièrement auprès de moi pour que j’accepte, contre réduction, que l’on installe un lit de camp dans ma chambre, ceci malgré mes différents refus. Et je plongeais tant dans ces réflexions que dans ma chope, qui diminuait d’ailleurs dangereusement, quand la porte s’ouvrit en grand fracas. Une douzaine de personnes toutes dissimulées derrière des capes similaires entrèrent avec un ordre qui jurait terriblement avec l’ambiance de la taverne. Le gros aubergiste, prenant son sourire le plus affable et se frottant déjà les mains de satisfaction face à cette bordée d’écus à saisir, se redressa sur son tabouret en s’exclamant : — Hélas, mes amis, je crains que mon établissement ne soit complet. Mais vu le temps, ce serait un crime de vous faire repasser cette porte, je suis sûr que nous pourrons nous arranger. La figure à la tête du groupe s’approcha du comptoir et se pencha vers lui. Aux mots qu’il prononça, le tenancier laissa échapper un petit glapissement de surprise et, hochant lourdement la tête, il s’engouffra dans la porte située dans son dos. Ma curiosité ne fut pas la seule à être piquée par cet équipage. Dès que l’aubergiste vint les chercher et les faire disparaître derrière la même porte, les langues se délièrent d’abord à voix basse pour aborder leur sujet. N’ayant pas réussi, à ma plus grande satisfaction, à me faire un compagnon de tablée, je me contentais d’écouter les théories de mes congénères. Troupe d’assassins, éclaireurs d’une armée en approche, nobliaux surpris et égarés par la pluie… Plus ils en parlaient, plus ils haussaient la voix, tant et si bien qu’à la fin, un vacarme assourdissant s’élevait de cette masse de soiffards. Chacun avait retrouvé un intérêt, un sujet de discussion, une curiosité vis-à-vis de ce groupe après quatre jours de mortel ennui bercés par la pluie aux fenêtres. Mais ils étaient tant absorbés par leurs fertiles imaginations et le besoin de convaincre leur voisin de leur justesse, que je fus le seul à remarquer quand la porte se rouvrit. À travers les apprentis devins qui ne pouvaient s’empêcher de se lever en criant, je distinguais quatre personnes, dont l’aubergiste, se diriger vers les escaliers.
Une fois lassé par la piètre inventivité de mes compagnons d’abri, je me dirigeai moi-même à l’étage d’un pas qui trahissait mon houbloneuse après-midi. Au bout du couloir et devant ma porte, je vis trois hommes discuter. Enfin plutôt deux, mon logeur et celui que je devinais être le chef du groupe. Quant au troisième il se tenait dans un coin.
— Oui, c’est bien ici, messire, mais je vous l’ai déjà dit, ce locataire ne souhaite pas… Ah justement, le voici qui vient, vous pourrez vous expliquer directement. À ces mots, le tenancier se dirigea d’un pas soulagé vers l’escalier, probablement enchanté à l’idée de retrouver son siège ou de fuir cette intimidante compagnie. Me dirigeant clé en avant vers ma porte, je la plantai dans la serrure sans accorder d’importance aux deux encapés. Mais alors que je m’apprêtais à ouvrir ma chambrée, celui que je tenais pour le chef me dit d’une voix respirant le calme et l’assurance : — Bonsoir mon bon. Navré de vous importuner, mais il semblerait que la seule place encore disponible dans cette auberge soit au pied de votre lit. Pourriez-vous y accueillir Audran que voici ? C’est une main sur le cœur et l’autre sur la bourse qu’il me tendait que j’acceptai généreusement son offre. Je profitai de cet échange pour jauger mon redevable. Un grand type, avec des yeux bleus qui ne doutent pas, des pommettes hautes surplombant des joues probablement toujours rasées à la perfection, et un visage déterminé que de courts cheveux noirs venaient encadrer. Le genre de type droit et compétent dont les capacités inspirent le respect. Et si, comme moi, vous étiez peu sensible à ce genre d’atours, l’élégante armure de cuir décoré par du fil d’argent et l’épée au pommeau ouvragé qu’il avait découvert en me tendant sa bourse auraient fait le travail. Profitant de l’installation du jeune dans ma chambre, j’interrogeais l’homme d’armes. — À part une bourse en trop et un jeune à coucher, vous avez bien un nom ? — Appelez-moi Ascellin. Et vous-même maître logeur ? — Syguis. Et qu’est-ce qui vous amène dans la région Ascellin ? — Le commerce. Mes hommes et moi exerçons en tant que gardes du corps pour des marchands que nous escortons. Mais s’il y a bien une chose de laquelle on ne peut les protéger, c’est cette pluie. Je vous laisse, ce voyage m’a éreinté. Après avoir échangé quelques mots avec le dénommé Audran, il se dirigea vers l’escalier. Il se foutait clairement de moi avec sa réponse, mais celle-ci sonnait comme un avertissement : ne cherche pas à savoir. Le problème avec ce genre de message c’est que les types comme moi, il y a rien qui nous motive plus. Et puis, après presque trois jours enfermés ici, je commençais à avoir sérieusement besoin de distraction. Je commençais donc, dès que ma porte fut fermée, à cuisiner, avec force stratégie et méthode, Audran. Ses réponses furent aussi ennuyeuses qu’il était quelconque : brun, moyen de taille, trop jeune pour se vêtir d’une barbe. Il disposait cependant d’un corps qui certifiait un entraînement rigoureux, mais dont l’absence de cicatrice trahissait la virginité martiale. Il était capable d’apprendre un texte et de le réciter, ils escortaient donc des marchands spécialisés dans les épices qui se rendaient à la capitale afin de négocier avec je ne sais quel prévôt je ne sais quelle gabelle.
Déçu que mes talents d’inquisiteur n’aient brisé sa récitation, je mettais cet échec sur le compte de la bière qui m’avait alimenté toute la journée. C’est à cette réflexion que ma vessie me rappela brusquement à mes attributions humaines. Sortant de la chambre puis de l’auberge afin de participer moi aussi à la noyade de ce monde, j’entamais mon œuvre à proximité des écuries. Celle-ci, comme l’auberge, était pleine à craquer. Les dix nouveaux venus, à l’image de leurs maîtres, étaient restés groupés. Et parmi eux, l’un ressortait du lot, car plus petit que ses congénères. Contre le mur du fond, je distinguais deux piles de selles posées sur un établi. Au sommet de celle de gauche trônait une selle disposant d’un repose-pied ce qui trahissait la posture d’amazone à adopter une fois installé. Un ricanement sournois m’échappa : il était donc question d’une femme…
***
Si ma profession n’a rien de glorieux, elle présente un avantage certain. À force de chercher à tuer son prochain ou à le délester de ses biens, on apprend également à s’en prévenir. Et c’est en remerciant mes choix de carrière ainsi que mon ouïe que je m’éveillais alors qu’on tentait de crocheter ma porte. J’agrippais dans le noir mon baudrier, j’en sortais les deux dagues qui sommeillaient encore dans leurs étuis de cuir. Me dirigeant à pas de loup vers la porte qui laissait échapper par ses interstices la lueur d’une fine flamme, j’enjambais Audran et me plantais devant la porte. J’ai toujours apprécié ces moments de calme, ces instants qui me paraissent durer des heures alors que la tension de percer la chair raidie mon corps, car oui, si vous crochetez ma porte en pleine nuit, vous êtes bon pour digérer de l’acier. À l’instant où le mécanisme de la serrure s’actionna, j’ouvris la porte d’un grand geste. À genoux, ses mains encore tendues et tenant son rossignol, mon malandrin n’eut que le temps d’écarquiller les yeux alors qu’une de mes lames plongeait sur lui. Elle lui perça la joue et lui déchaussa quelques dents. Mais mon coup ne fut pas mortel comme je l’espérais et le crocheteur se jeta en arrière pour échapper à ma deuxième amie qui déjà se dressait. Se faisant, il compliqua grandement notre entrevue, car il renversa et éteignit la bougie qu’il avait déposée sur le sol. Ne prenant qu’une fraction de seconde pour agir, je plongeais sur lui. Ma priorité : l’empêcher de dégainer. Un corps-à-corps violent et obscur s’ensuivit. Mais là où ses poings frappaient votre serviteur au hasard, ce sont mes lames qui se livrèrent au même jeu sur son anatomie. Au bout de quelques secondes, nos corps enlacés se séparèrent et cette mortelle loterie prit fin. Me relevant rapidement, je me mettais en garde face aux ténèbres du couloir en direction de là où je devinais être mon adversaire. Mes oreilles me confirmèrent rapidement cette impression et j’entendais un souffle rauque et crachotant tenter de soulever un corps trop lourd pour des muscles percés, et après quelques instants, le bruit d’un cadavre s’effondrant sur le plancher. Suivirent rapidement les bruits distinctifs de la pierre à feu et une bougie s’alluma dans ma chambre. Alors qu’Audran sortait en éclairant le couloir, je me dirigeais vers la masse sanguinolente que j’avais attaquée. Un type un peu gras bloqué dans l’auberge avant mon arrivée qui ne m’avait fait aucune impression jusque-là, mais qui faisait partie d’un groupe d’une dizaine de personnes. Audran avait les yeux rivés sur le cadavre, mais il sortit de sa torpeur quand je lui fis signe de venir m’aider à tirer le cadavre dans la chambre. Il s’exécuta et dès cette tâche accomplie me dis : — Mais enfin qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi l’avez-vous tué ? — Écoute petit, ce type en avait probablement après toi. On ferait bien de rejoindre ta troupe, m’est avis qu’ils sont en train de faire des rencontres similaires. — Mais… Mais pourquoi ? — Ça, c’est à vous de me le dire. Mais votre arrivée remarquée, les jets de bourse de ton supérieur et ses histoires de marchand ne vous ont probablement pas aidé. Équipe-toi, on va descendre. — Vous venez avec nous ? — Je me vois mal répondre seul à la revanche de ses partenaires s’il a des alliés. Dépêche-toi. Je me préparais également et pendant ces instants de coquetterie, des éclats de voix nous parvinrent d’en bas. Finissant prestement notre préparation, nous nous ruâmes vers l’escalier provoquant, à ma plus grande honte de professionnel, un fort vacarme. Du haut des escaliers, nous ne distinguions qu’une vague lueur provenant de derrière le bar. En descendant, nous devinâmes plus que nous ne vîmes quelques obscures figures se précipiter dans le couloir se lançant à côté de l’escalier. Une fois en bas, je me dirigeais vers la porte entrouverte derrière le comptoir de l’aubergiste d’où la lumière s’échappait, Audran sur mes talons. Une fois face à celle-ci, je tâchais de tendre l’oreille afin de distinguer les échanges que je devinais à travers la porte. Mais alors que je commençais à percevoir distinctement les voix, Audran lança : — Capitaine, c’est Audran. Je suis avec Syguis. Lui jetant un regard noir qu’il ne perçut pas dans l’obscurité, je me redressais alors que la porte s’ouvrait et que j’entendais une autre se fermer. Au sol, je distinguais immédiatement un cadavre, la face contre le plancher ; il s’agissait d’un des soiffards de l’auberge qui tenait encore en main un long couteau. Leur meneur, Ascellin, me fit signe d’entrer depuis la chaise sur laquelle il trônait au fond de la pièce et devant une autre porte.
Rangeant mes deux favorites dans leurs écrins de cuir, je m’engageais à la suite d’Audran. La pièce servait de réserve à l’aubergiste. Sans fenêtre, elle abritait jambons, cruchons de vins et tonneaux de bière, sacs de pommes de terre, réserves de bougie et autres nécessaires à la tenue d’une auberge. En plus d’Ascellin, huit soldats se trouvaient dans la pièce, dont deux en tenues, je devinais qu’ils devaient monter la garde. Le sol était recouvert de capes et des couvertures rapiécées sur lesquelles chaque soldat est capable de s’endormir après un certain temps à porter les armes. La salle exiguë contenait péniblement notre grand nombre. — Je vois que nous ne sommes pas les seuls dont le sommeil fut perturbé, dis-je en enjambant le cadavre en direction de la table. — Oui, mais malheureusement nos visiteurs ont réussi à s’enfuir. Et j’ai peur qu’on ne les retrouve de jour, plus nombreux et décidés à se venger. — S’ils sont du même groupe que notre propre gâcheur de sommeil, ils sont au moins dix et d’ici le lever du jour, ils auront aisément doublé ce nombre des autres larcineurs réfugiés ici. — Je le crains également. Audran, ton compte rendu des événements. Se mettant presque au garde-à-vous, le jeunot décrivit brièvement ce qu’il s’était passé depuis son réveil jusqu’à cet instant. Je souriais du beau rôle qu’il me donnait et profitait de ce bref récit pour m’asseoir. — Très bien. Je crains que Marcellin n’ait pas eu la chance d’être aussi bien logé que toi et que malheureusement cela lui en ait coûté la vie. Même s’il tenta de rester stoïque face à la nouvelle, Audran ne put cacher son émotion face à celle-ci. Au vu de leurs réactions, la plupart des gardes avaient, eux, déjà deviné le sort de leur malheureux partenaire.
Se tournant vers moi, Ascellin me demanda alors de lui conter ma version des faits. Malgré une forte envie de lui résister ou au moins d’alourdir mon récit de faits inutiles pour briser sa tranquillité apparente, je me contentais d’un sobre récit. N’accentuant que les points qu’Audran n’avait pu mettre en avant. — Bon. Votre récit me laisse croire que vous êtes quelqu’un de… compétent pour les tâches qui nous attendent. Une paire de bras, surtout des bons ne se refuse pas. — Héla mon bon, vous allez bien vite en besogne, qui vous dit que je dois employer mes bras ? Je pourrais tout à fait la jouer fine. — Ce serait extrêmement risqué, vous le savez. Ces gredins surveillent probablement déjà la porte et seul, vous n’avez pas la moindre chance. — Ma foi être à vos côtés et leur faire face l’est tout autant. Vraiment, je ne vois pas comment trancher entre ces deux possibilités… lui répondis-je d’un ton que je m’appliquais à faire le plus niais possible. Il laissa se dessiner un bref sourire sur ces lèvres avant de reprendre : — Même avec votre vie en jeu vous ne perdez pas, le nord, hein. Toujours de l’argent. Arborant cette fois un sourire de satisfaction et légèrement sadique, je répondis : — Hélas, j’aimerais que la vie fût si simple. Non, plutôt que de l’argent, j’aimerais voir la femme que vous escortez. Tous les soldats furent saisis de stupeur à cette annonce, tous se raidirent et certains dans mon dos mirent la main au pommeau. Seul Ascellin resta de marbre, ses yeux restèrent d’un calme plat à cette annonce et il me répondit toujours avec cette attitude de pierre : — Malheureusement, cela ne sera pas possible, sieur Syguis. Il semblerait bien que vous deviez tenter votre chance seul. La commençaient les négociations, mais au vu de ma situation, je reconnais que j’étais bien mal embarqué. Peut-être aurais-je dû prendre simplement la bourse proposée plus tôt ? — Il suffit, Ascellin. Cette phrase prononcée par une voix de femme sortant à peine de l’adolescence eut sur l’assemblée un effet étonnant. Chacun se redressa au garde-à-vous et même moi je me surpris à arranger ma posture, qui je ne vous le cache pas était jusque là peu amène. La porte derrière Ascellin finit de s’ouvrir et révéla son joyau. Une jeune femme y apparut, 19 ans tout au plus, des cheveux d’un blond presque transparent encadrant un visage aussi doux qu’harmonieux. Sur ce superbe tableau de maître, quatre taches de vives couleurs venaient comme des bijoux sur une tiare transcender l’ensemble. Ainsi deux yeux d’un bleu vif étaient accompagnés de deux pommettes d’un rose profond. Sobrement vêtue de la même cape sombre que ses gardes, cette sobriété ne faisait que ressortir l’aspect lumineux de cette apparition. Déstabilisé par cette entrée, je basculais en arrière et ne me rattrapais que du bout des doigts à la table. Je balbutiais alors : — Vous… Vous êtes… — Oui, c’est elle, la princesse Sucaria. Maintenant que tu le sais, tu vas nous accompagner, que tu le veuilles ou non. Tu iras au bout du chemin avec nous, le tien s’arrêtera au moment où tu auras ne serait-ce que l’idée de nous quitter. Cette information doit rester strictement secrète. Quant à vous, princesse, ma qualité de commandant de la garde m’oblige à vous dire que vous révéler à cet inconnu est une prise de risque que je n’aurais jamais acceptée si nous en avions discuté. — Si je devais toujours vous écouter, nous serions encore sous la pluie avec le reste de la troupe. Pendant ce bref échange, j’eus le temps de ressasser mes connaissances sur Sucaria ; elle était le plus beau parti du continent et son mariage devait se tenir bientôt. Une fête sans pareille était annoncée à travers tout le pays. Mais l’alliance que ce mariage scellait était loin de convenir à tout le monde, j’en savais quelque chose… — Sieur Syguis, vous avez sauvé la vie d’Audran et je vous en sais gré. Je vous demande maintenant de nous accompagner jusqu’à la capitale. Vous y serez alors récompensé, je ne vous cache pas que, comme l’a dit Ascellin, vous n’êtes pas en position de refuser. — Mais loin de moi l’idée de refuser, assurais-je d’une voix mielleuse, c’est avec joie et honneur que je vous accompagnerais jusqu’au bout du monde s’il le faut. En prononçant ces mots, je mimais une révérence tout en restant assis. — Avant le bout du monde, c’est jusqu’à l’écurie qu’il va falloir accéder, car après nos escarmouches de cette nuit, il est peu probable que l’on nous laisse repartir en paix, répliqua Ascellin. Dès le petit jour, nous tenterons de sortir, nous n’avons aucun intérêt à mener un combat frontal. Je ne compte pas perdre un seul homme de plus dans ce taudis et le chemin vers la capitale est encore long. Une fois ces mots retombés, Ascellin se leva et donna ses instructions : nous partirons donc dès le lever du jour. Sucaria retourna se coucher et le tour de garde qui se déroulait jusque là fut évidemment maintenu. Mais la menace de l’aube empêcha la plupart des gardes de se rendormir. Audran notamment paraissait apeuré, mais j’avais remarqué le regard plein de dévotion qu’il avait porté sur Sucaria. Seulement, comme tous les jeunes de son âge face à une telle beauté, il ne savait se raisonner. Et à travers l’admiration qu’il lui vouait, je sentais percer des sentiments qu’il aurait mieux fait d’oublier. Quant à moi, c’est de bon cœur que j’allais me mettre dans un coin de la pièce et m’adossais au mur feignant de m’endormir. Mais après la révélation de l’identité de la princesse, j’avais bien trop à penser pour me permettre de rêver…
***
Quelques heures après, Ascellin, qui n’avait lui non plus pas fermé l’œil depuis l’échauffourée, se leva mécaniquement et réveilla les quelques gardes que le sommeil avait trouvés. Il toqua à la porte de la fiancée qui s’ouvrit quelques minutes après pour la laisser paraître, habillée pour le voyage de cette même cape que tous revêtaient et le visage couvert par son capuchon. Je profitais de ce temps pour m’étirer quelque peu au milieu de cette pièce toujours pleine à craquer. Ascellin se dirigea alors vers la porte donnant sur le cœur de l’auberge et, millimètre par millimètre, en tourna la poignée avant de la pousser délicatement de l’épaule et de s’y engouffrer sans un bruit. À sa suite, nous sortîmes un à un le plus discrètement possible. La lumière du jour, trop naissante et toujours étouffée par la pluie, ne nous permettait pas de distinguer clairement la pièce et nous entrions comme dans un gouffre. Les soldats et moi-même formions une ligne parallèle à celle du mur et au milieu de ce canyon, Sucaria se glissait, légère comme une brise, en direction de la porte de l’auberge. Alors que nous étions tous sortis de la réserve, un cri retentit dans la salle commune : — MAINTENANT ! Renversant tables et chaises, nos adversaires surgirent du fond de la pièce en rugissant. Ne distinguant que mal nos opposants, je dégainais face aux ténèbres hurlantes, de même que mes compagnons imposés. Le premier impact fut brutal et étrange ; en effet, si les assaillants avaient l’effet de surprise, ils étaient comme nous perdus par l’obscurité. Un nocturne corps à corps s’engagea à ma droite tandis qu’à ma gauche Audran réussissait miraculeusement à stopper une lame se ruant vers son épaule. Les cris des combattants ne rendaient la situation que plus confuse, et je vous avoue que pendant quelques instants, je fus totalement incapable de m’orienter. Au milieu du bruit des lames et des hurlements des épéistes, deux voix que je guettais percèrent pour moi la mêlée et retinrent toute mon attention. Tout d’abord, le cri de terreur de Sucaria dans mon dos et l’ordre d’Ascellin : — PRINCESSE, AVANCEZ ! À cet instant précis l’un des brigands se rua sur moi. Ce n’est que très péniblement que je réussis à m’écarter et laissai passer la lourde hache, que le coquin destinait à ma tête, qui vint briser le parquet dans un bruit de bois fendu. Mes aiguisées damoiselles se firent un plaisir de sombrer dans la nuit d’où seuls deux avant-bras cramponnant cette hache sortaient. Alors que mon adversaire criait et basculait en arrière, déjà je me désintéressais de lui pour me concentrer sur la fuyarde. Me plaquant contre le mur dans mon dos, je le longeai en courant alors que la soldatesque me servait de rempart face aux obscures menaces. Alors que je me rapprochais de la porte, celle-ci s’ouvrit sous la poussée d’Ascellin, et un pâle jour devant lutter contre l’averse qui continuait vint quelque peu éclairer la pièce. Ascellin, d’une main ferme, poussa Sucaria sous le déluge et se jeta furieusement contre un assaillant qui tentait de prendre sa suite. Je m’engouffrais dans son dos et me plongeais ainsi sous la colère du ciel. Devant moi, la femme la plus convoitée du continent avait chuté sur ce sol qui depuis déjà des jours n’était qu’une boue poissarde. Je m’avançais vers elle, mais Audran, qui m’avait suivi, déjà se ruait auprès d’elle pour la relever. Son visage souillé par la terre qui lui avait éclaboussé les joues restait plus beau à voir que tout ceux que j’avais pu croiser jusque-là dans ma piètre vie. Les lourdes gouttes que rien n’arrêtait vinrent rapidement rendre à ce visage sa propreté et sa noblesse.
Audran s’écria : — Aux chevaux vite ! Et tirant plus qu’il ne guida Sucaria s’y rendit aussi vite que possible. Lâchant sa main pour s’emparer de sa selle, il prépara le petit cheval aussi vite qu’il put avant de faire de même du sien. Une fois sa tâche accomplie, il se retourna pour aider sa protégée à se hisser sur sa monture. C’est là qu’il me vit. Moi. Debout et surplombant celle qu’il avait juré de protéger. Souriant d’une façon presque gênée, mais que les larmes du ciel venaient couvrir comme pour dissimuler cette sordide attitude. Et alors qu’un doute indicible devait l’habiter et lui tordre le cœur, un éclair, comme par pitié, vint déchirer les nuées et éclairer la scène. À cet instant, son cerveau se tut et tout en tombant à genoux, il put saisir la scène dans son ensemble. Moi, dagues aux mains, dont une d’où un sang brillant perlait, et à mes pieds, Sucaria. Sucaria, face contre cette terre noyée, avec cette même cape qui cette fois revêtait une différence avec les autres. Elle était trouée en son centre et de ce creux, une tache rouge s’échappait pour recouvrir la pluie. Je m’étais apprêté à combattre Audran, mais sa soudaine tétanie lui sauva probablement la vie. Apprêtant rapidement ma monture, je l’enfourchais et regardais une dernière fois le soldat et sa protégée, tous deux dans la boue. Puis, frappant des talons les flancs de ma monture, je m’enfuis à travers la forêt détrempée en me félicitant de ce contrat mené à bien.
Je vous avais dit de ne pas me faire confiance non ?
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|  | | ghislaine *****

Messages : 13106 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 24 Jan - 15:54 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 25 Jan - 8:06 | |
| L'historiette du jour : Aurélia et la vermine de Nicolas DankarAurélia se souvenait parfaitement du jour où ils étaient arrivés. C’était une journée en apparence comme toutes les autres, un jeudi matin d’un mois de novembre. Pourquoi et comment ils étaient apparus, elle n’en avait pas la moindre idée. Elle avait eu l’occasion, les premiers temps, de repasser cent fois dans sa tête tout ce qu’elle avait fait durant les jours qui avaient précédé leur venue, mais elle n’y avait pas trouvé le moindre indice. La veille, elle s’était rendue au lycée comme tous les jours, et avait passé beaucoup de temps à lire le soir, mais ce n’était là rien qui sorte de l’ordinaire. Elle avait dîné avec ses parents d’un filet de poisson et de lentilles, un plat parfaitement commun chez eux, et qui ne l’avait étonnée d’aucune manière, ni au goût ni à l’aspect. Elle était allée se coucher de bonne heure, sans rien avoir senti de particulier. Alors, elle ne l’expliquait vraiment pas, mais au matin ils étaient là. - Lire la suite:
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Les rats. Il y en avait neuf – deux blancs, trois gris et quatre bruns. Le plus petit semblait à peine sorti de l’enfance, et devait mesurer une dizaine de centimètres de long ; le plus gros aurait dépassé de sa paume si elle l’avait pris dans sa main. Tel que s’étaient déroulées les choses, Aurélia n’avait pas essayé de les mettre dans sa main ; elle avait bondi sur son lit en les regardant avec des yeux écarquillés par l’incrédulité et un vague sentiment d’horreur. Elle n’avait pas crié – elle s’était toujours sentie fière de son pragmatisme et de son calme, détestait les cris aigus des filles effrayées, et ne croyait de toute façon pas vraiment que la situation puisse être réelle – et avait longuement fixé les créatures. Les rongeurs l’avaient observée en retour, tout aussi calmement, la mettant profondément mal à l’aise. Aurélia s’était pincée sans trop y croire, puis avait calculé de tête le produit de vingt-trois par huit auquel elle avait retranché quarante-deux. Les deux tests n’avaient laissé aucune place au doute : elle était bien réveillée. Abandonnant à plus tard toute tentative de justification de la présence des rats au pied de son lit, elle s’était avancée jusqu’à l’autre extrémité du lit sans les quitter des yeux, puis avait prudemment posé un pied nu sur le sol. Les rongeurs avaient aussitôt couru vers elle, leurs petites pattes grattant le parquet à chacun de leurs pas, et l’avaient encerclée. La jeune fille avait retenu de justesse un cri au moment où elle avait senti la fourrure d’un gros rat gris lui effleurer les orteils. Elle s’était crispée, avait serré les dents, puis une profonde colère l’avait saisie. Se départant de son calme coutumier, elle avait hurlé aux rats de s’enfuir, et avait essayé de les chasser à coups de pied et de poing. Elle n’était parvenue qu’à se faire mordre au pouce, et les créatures velues s’étaient replacées autour d’elle dès qu’elle avait cessé de s’agiter. Aurélia avait alors tenté de s’enfuir en courant et d’enfermer les rats dans la chambre, mais ils étaient trop rapides, et le temps qu’elle ferme la porte, ils étaient tous à ses pieds, étrangement immobiles, presque menaçants. Le découragement, la peur et l’incompréhension lui avaient mis les larmes aux yeux, et elle était restée encore longtemps immobile dans le couloir, sachant sans pouvoir l’expliquer qu’elle ne pourrait plus jamais se défaire des neuf rats. La jeune fille avait averti le lycée qu’elle était malade et ne pourrait pas aller en cours. Elle était restée chez elle toute la journée, et avait essayé de cent façons différentes de piéger ou de chasser les rongeurs, mais rien n’y avait fait ; après s’être fait mordre pour la quatrième fois, elle avait abandonné. Elle avait désinfecté les plaies, mis des pansements, puis s’était effondrée dans un fauteuil du salon tandis que les créatures arpentaient lentement le tapis devant elle. Les jours suivants s’étaient montrés très difficiles. La première épreuve avait été d’expliquer la situation à ses parents. Sa mère avait hurlé en voyant les rats, et s’était enfermée dans sa chambre. Son père avait réagi de façon moins extrême, mais il avait fallu qu’Aurélia lui explique longtemps pour qu’il commence à comprendre et accepter la situation. Il avait alors entrepris de calmer la mère d’Aurélia, et il lui avait fallu user de beaucoup de patience. Ils s’étaient finalement retrouvés tous les trois dans le salon, Aurélia installée un peu à l’écart avec les rats, ses parents à la table, et ils avaient essayé de comprendre et de décider quoi faire. Aurélia s’était sentie un peu mieux de pouvoir parler de tout ça. Le lendemain, la mère d’Aurélia l’avait emmenée à l’hôpital. Là-bas, les infirmiers avaient essayé de chasser les bêtes, sans plus de succès qu’elle, et un médecin lui avait fait subir une batterie de tests sans rien découvrir d’anormal. On l’avait gardée sur place encore deux jours, dans une chambre individuelle pour d’évidentes questions d’hygiène, puis elle avait été libérée sans que personne y comprenne quoi que ce soit. À la fois déçue et soulagée, Aurélia était rentrée chez elle. La jeune fille était retournée au lycée dès la semaine suivante, après avoir eu un entretien avec le proviseur. Celui-ci avait écouté les explications de ses parents en gardant un regard effaré sur les rats, avait pris d’une main tremblante le « document d’anomalie inexpliquée » que leur avait fourni le médecin, l’avait parcouru des yeux, et avait regardé à nouveau les rats. Il avait fermé les paupières bien fort, dans l’espoir évident de les faire disparaître, mais ils étaient toujours là quand il les avait rouverts, et il avait encore blêmi. Finalement, il les avait congédiés en déclarant qu’il allait prévenir les enseignants de la situation, d’une voix qui laissait clairement transparaître qu’il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait leur exposer le problème. Le retour d’Aurélia avait présenté beaucoup de difficultés d’organisation : il avait notamment fallu déplacer les tables de toutes les salles pour lui laisser un coin à l’écart des autres, afin qu’elle puisse suivre les cours sans qu’aucun autre élève ne se trouve trop près des rats, même s’ils ne se montraient pas agressifs tant qu’on les laissait en paix. En-dehors des cours, les élèves s’étaient mis à éviter Aurélia. Elle n’avait jamais été de ceux qui collectionnent les amitiés comme les enfants les billes, mais elle s’était trouvée brusquement très seule. Les gens la regardaient de loin, et personne n’approchait à moins de cinq mètres, par crainte que les rongeurs ne changent subitement de cible – personne, sauf Clément. Il avait été aussi choqué que les autres en voyant ses rats, mais il était le seul de ses amis qui était revenu vers elle après quelques jours. Elle lui en était reconnaissante, et leur amitié était devenue bien plus authentique, au point qu’elle considérait maintenant comme un bienfait d’avoir perdu ses autres amis. C’était peut-être juste une façon de se rassurer, mais il lui semblait qu’une amitié sincère valait bien plus que dix relations superficielles. En tout cas, c’était grâce à lui qu’elle parvenait le plus souvent à échapper à la mélancolie, lorsque les souvenirs lui venaient de sa vie d’avant – sa vie normale.
Plus le temps passait, et moins Aurélia pensait aux rats. En plusieurs mois, elle avait appris à les connaître aussi bien qu’elle connaissait son visage ou ses mains ; elle n’avait jamais essayé de les nommer, mais elle les différenciait sans la moindre difficulté. Les rongeurs ne faisaient pas grand-chose, à part rester près d’elle. Elle ne les avait jamais vus manger ou dormir, ni entendus faire le moindre bruit à part celui qu’ils faisaient avec leurs pattes en courant. Un scientifique était venu quelques jours pour les étudier, mais ils ne s’étaient pas plus laissé toucher par lui que par Aurélia, et il avait dû se contenter de les observer à distance après s’être fait mordre à son tour. Il avait conservé une expression perplexe tout le temps où il était resté, et Aurélia avait commencé à prendre peur que ses sourcils ne restent figés dans cette position un peu arquée ; elle avait fini par lui demander de la laisser, quand elle avait trouvé trop gênant qu’il se trouve toujours près d’elle. Il était parti en s’excusant, sans qu’elle sache si c’était parce qu’il l’avait dérangée, ou parce qu’il n’avait rien trouvé, rien pu expliquer. Le scientifique avait été une exception : à part lui, personne ne voulait voir les rats de trop près ou entendre parler d’eux, comme s’il s’agissait d’un sujet trop gênant ou trop honteux pour l’aborder. En l’espace de six mois, à part pour Clément et ses parents, Aurélia était devenue presque invisible. Même les gens qui la voyaient pour la première fois ne jetaient qu’un bref coup d’œil inquiet vers ses rats avant de changer de trottoir pour l’éviter. Seuls les enfants pointaient du doigt les animaux qui grouillaient à ses pieds, mais les parents ne répondaient jamais à leurs questions. Du dégoût ouvert des premiers jours ou de cette indifférence presque complète, Aurélia ne savait pas ce qu’elle préférait. Mais elle ne se sentait pas d’autre choix que de se résigner à l’état actuel des choses, et poursuivait sa vie au mieux dans ces circonstances. Elle pouvait toujours parler avec ses parents, rire avec Clément, lire ses livres, marcher dehors… Sa vie était étrange, mais finalement pas si triste.
Un matin qu’elle arpentait le chemin qui longeait le canal, profitant de l’air frais du début de printemps, elle entendit avec surprise quelqu’un s’adresser à elle. — Vous êtes bien courageuse, d’exposer vos rats aux yeux de tous. C’était un homme assis en tailleur sur un muret de pierre surplombant le cours d’eau qui lui parlait. Il avait une allure étrange, avec sa tête chauve et son visage souriant dont on ne parvenait pas à estimer l’âge ; il était sans doute plus vieux que son père d’au moins dix ans, mais il y avait quelque chose dans son regard qui le faisait paraître bien plus jeune. — Que voulez-vous dire ? lui demanda-t-elle, le cœur battant un peu vite. — Nous avons tous notre vermine, jeune fille. Mais bien rares sont ceux qui osent la laisser paraître. — Je… Je ne comprends pas, répondit Aurélia, un peu effrayée sans savoir vraiment pourquoi. — Je pense que si, fit simplement l’homme avec un sourire bienveillant. Le silence retomba un moment, Aurélia n’osant ni parler ni partir. Peu à peu, son inquiétude se dissipa, et elle sentit une certaine sérénité l’envahir, entourée par le calme de l’homme, le souffle léger de la brise et les clapotis de l’eau en contrebas. — N’as-tu jamais eu envie de te défaire de ta vermine ? lui demanda l’homme, l’arrachant à ses pensées. Aurélia hésita un instant. — Si, bien sûr. J’ai essayé de les chasser, de les tuer… J’ai essayé beaucoup de choses, mais rien n’a marché ! Le vieil homme hocha la tête. — Contre ce genre de vermine, les actes nés de la peur ou de la colère sont inefficaces. — Mais… comment faire, alors ? Est-il vraiment possible de les faire disparaître ? — C’est possible, même si c’est infiniment difficile – et infiniment facile à la fois. Tu peux, avec suffisamment d’efforts – sans aucun effort –, laisser partir ta vermine. Tout le monde en est capable, j’en suis convaincu, mais il faut pour cela commencer par accepter de voir et de montrer ses rats et ses cafards. Le vieil homme lui sourit à nouveau, et tendit la main. Une large blatte s’y tenait immobile. — J’y travaille moi aussi. C’est la dernière, et pourtant, j’en avais bien plus que tes neuf rats. — Je ne comprends toujours pas comment faire… finit par dire Aurélia après un long silence. — Commence simplement par t’asseoir comme moi, lui répondit-il. Aurélia s’exécuta, et partagea un long moment le silence paisible du vieil homme. Lorsqu’elle reprit finalement son chemin, il lui adressa simplement un signe de tête et un sourire, et elle répondit de la même manière avant de s’éloigner, l’esprit à la fois clair et confus. Elle retourna souvent sur le chemin le long du canal par la suite, s’asseyant sur le muret avec le vieil homme quand il s’y trouvait, seule le reste du temps. Elle n’était pas certaine de comprendre ou de croire ce qu’il lui avait expliqué, mais elle appréciait sa quiétude et l’air bienveillant avec lequel il regardait ses rats, sans les juger ni les ignorer, presque avec approbation. Elle parla de sa rencontre à Clément, qui au début ne le prit pas bien, ayant peur que l’homme soit mal intentionné ou dérangé, mais il changea d’avis pour « excentrique » après l’avoir accompagnée quelques fois. Ils prirent bientôt l’habitude de s’asseoir là tous les jours, à deux ou à trois, parlant rarement, et Aurélia comprit que le vieil homme ne lui avait pas menti le jour où un de ses rats disparut pour ne plus jamais reparaître.
Quelques semaines plus tard, par une journée en apparence comme toutes les autres, un mardi matin d’un mois d’octobre, Aurélia entendit frapper à sa porte. Elle alla ouvrir, et découvrit Clément devant elle, l’air affolé. Six gros crapauds étaient accrochés à ses chaussures et à son pantalon, larges, visqueux et immobiles. Avec un sourire radieux, Aurélia prit Clément dans ses bras et le serra fort contre elle.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 26 Jan - 6:34 | |
| L'historiette du jour : Le voyageur temporel de Donald GhautierSayaka Shoji brillait de mille feux, interprétant avec maestria le concerto pour violon en ré majeur de Tchaïkovski. Je la dégustais sur toutes les parois de ma cellule, telle une drogue sonore et visuelle à la fois, la beauté féminine d’une virtuose japonaise alliée au génie musical d’un compositeur russe mort depuis cent-vingt ans. Le concert fut malheureusement interrompu par le déclenchement des lances hydrauliques, première phase de ma torture quotidienne, avant le tonnerre électromagnétique et les tremblements de terre. Je commençai à peine à frissonner sous le torrent d’eau froide quand une voix familière vint ajouter du désagréable au sadique. - Lire la suite:
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— Alors, John Doe, toujours dans ses rêveries ? — Oui, docteur Oliver. — C’était quoi, cette fois ? — Une magnifique violoniste trônant au milieu d’un orchestre et jouant à la perfection une de mes œuvres préférées. — Je suis déçu. Je préférais la fois où vous aviez rêvé de cette Madeleine se jetant dans la baie de San Francisco. Elle était sexy, cette blonde. Comment s’appelait l’actrice, déjà ? — Kim Novak. — J’avoue m’être pris au jeu. J’aime vos visions, surtout quand vous les projetez en images sur chaque surface de votre cellule. Vous possédez là un don étonnant. — Alors, pourquoi avoir interrompu ce rêve ? — Je n’aime pas les bridées. Encore moins quand elles triturent des cordes pour jouer de la musique classique. — Vous êtes raciste ? — Non. Chacun ses goûts, c’est tout. Je préfère les beautés américaines, comme votre Kim Novak, celles du temps où nous étions une vraie nation avec des valeurs morales et un modèle de civilisation envié par des milliards de Terriens. — Je n’ai pas connu ce temps. — Ce n’est pas si vieux, pourtant. Juste une cinquantaine d’années, avant que nos armées se fassent tailler en pièce au Viet Nam, que les chevelus nous mettent la honte avec leur pouvoir des fleurs et que les Noirs ne se prennent la tête avec des conneries. — Et après ça, vous n’êtes pas raciste ?
Le docteur Oliver représentait l’archétype du sous-fifre décliné dans le monde médical. De mon temps, il existait encore. Alors, dans mon passé, les années deux mille dix, ce dinosaure persistait à exister, à traiter les patients comme des numéros dans un registre administratif. Pire encore, quand on lui attribuait une once de pouvoir au nom de la raison d’État, le terne exécutant se muait en bête immonde. C’était exactement le cas dans ma situation. — Combien de temps pour la douche, aujourd’hui ? — Une petite heure. Vous connaissez la suite. — Oui. — Vous savez comment arrêter tout ça. Pourtant, vous persistez dans votre mythomanie. — C’est souvent le fou qui accuse les autres d’être fous. — Encore un de vos proverbes chinois ? — Non. Un constat. — Vous ferez moins le malin après avoir reçu votre ration de joules. — Des paroles carrées n’entrent pas dans des oreilles rondes. — Une autre chinoiserie ? — En quelque sorte. Lao Tseu. — Décidément, vous aimez les bridés ! Si ce n’est pas malheureux de voir un bel Américain de votre genre tomber aussi bas.
Le docteur Oliver reflétait exactement les pensées de sa hiérarchie. Esprit étroit élevé dans une tradition de cow-boys, des gardiens de vaches érigés en héros parce qu’ils avaient éradiqué à eux seuls une civilisation entière, pourtant arrivée avant eux à dominer un continent immense, il ne comprenait que le goudron et les plumes, le six-coups et la corde. Hier, c’étaient les Indiens, aujourd’hui les barbus et demain les Chinois. Il leur fallait toujours un ennemi à poursuivre, une crainte à évoquer pour fermer les cervelles, manipuler les masses et effrayer les enfants. — Avez-vous des frères et sœurs, docteur Oliver ? — C’est bien la première question personnelle de votre part, John Doe. Une nouvelle stratégie ? — Non. J’essaie juste de m’intéresser. Nous sommes partis pour rester ensemble quelques heures, entre la séance de douche froide, les électrochocs et la vibrothérapie. Autant en profiter pour mieux vous connaître. Les gars de votre genre, j’en ai entendu parler dans les livres d’Histoire de mon enfance. C’est comme rencontrer un diplodocus en vrai. — J’oubliais. Vous venez du futur. Quelle année déjà ? — Nous ne comptons plus en années. — Sans rire ? — Je plaisantais. Je suis né au début du vingt-sixième siècle. — Mazette ! — Je ne vous le fais pas dire.
Le docteur Oliver ne croyait pas en ma version des faits, pas plus que ses supérieurs et la majorité des experts scientifiques penchés sur mon cas. Un comble, quand j’y pense, de ne pas envisager un instant la possibilité du voyage dans le temps, le genre d’idée déclinée depuis des décennies par des auteurs de science-fiction à travers le monde, depuis que le génial Albert Einstein avait pondu sa célèbre théorie de la relativité. Ce qui les intéressait, particulièrement, les autorités militaires et les services de renseignement, c’était la technologie contenue dans la sphère où ils m’avaient découvert. Ces pithécanthropes raisonnaient encore en trois dimensions, considérant le temps comme une contrainte, celle des cheveux blancs et de la maladie d’Alzheimer. Selon eux, arrivé dans le vaste désert du Nevada, je devais impérativement venir de quelque part, si possible sur la Terre. Les plus savants d’entre eux émettaient quand même l’hypothèse que je vienne de l’espace, malgré l’absence d’hélices ou de réacteurs sur ma boule métallique. Alors quand ils avaient pénétré dans mon vaisseau temporel, ils s’étaient sentis un peu dépassés en constatant qu’il n’y avait aucun instrument de vol ou de cadran de navigation, juste de confortables coussins hémostatiques. — Ce n’est pas possible, avait alors crié le général Reagan. — On dirait un cocon, avait justement remarqué un soldat de base. — Gardez vos balivernes pour vous, Simpson et emmenez-moi tout ça à Roswell.
Comme je m’y attendais, le docteur Oliver ne me raconta pas son enfance heureuse dans une famille de classe moyenne, au sein d’un quartier monochrome et sans saveur où sa mère tenait la maison en bon sergent-major. Je regrettais une telle conversation. Je l’imaginais en gamin gras du ventre, élevé au soda et à la bannière étoilée puis parti au service militaire pour sauver la patrie du péril soviétique. Visiblement, il n’apprécia pas ma vision de lui enfant. — Arrêtez de projeter ces images sur le mur, John Doe. C’est dégradant ! — Vous vous reconnaissez, docteur Oliver ? — Vous êtes un monstre, John Doe !
***
Le général Reagan m’avait organisé une rencontre informelle avec un personnage important de Washington. Pour la peine, j’avais été affublé de vêtements ridiculement guindés, de marque purement américaine, m’avait lâché Simpson, mon gardien préféré. Sous la surveillance de trois soldats d’élite, j’avais été conduit par hélicoptère dans un lieu gardé secret. Arrivé à destination, je m’étais retrouvé dans une grande maison de style sudiste, protégée par des batteries anti-aériennes et des troupes d’infanterie. Au beau milieu d’un immense salon trônait un homme d’une quarantaine d’années, dans le genre sûr de lui, encadré par le général Reagan et d’autres militaires. Aucun scientifique ou agent des services secrets ne paraissait convié à la fête. — Prenez place, monsieur Doe, ordonna le général Reagan. Le conseiller Wilson souhaite s’entretenir avec vous.
Je regardai mes interlocuteurs. Les gradés ressemblaient à ce qu’ils étaient : des hommes habitués à combattre un ennemi désigné d’avance, sans se poser de questions sur le pourquoi du combat ou le but de tuer des êtres humains au nom d’une cause à cinquante étoiles. Le conseiller Wilson était difficile à cerner. J’avais lu des ouvrages sur la période du vingt-et-unième siècle, étudiant les grandes nations de l’époque et leurs coutumes politiques. Les États-Unis, mon pays d’origine, même si dans mon propre temps ce terme était devenu obsolète, avait connu une longue tradition de cadres ambitieux, élevés pour assister les dirigeants nationaux à prendre des décisions sans avoir à lire des millions de lignes issues de centaines de mémos. Le conseiller Wilson semblait appartenir à cette caste de couteaux suisses à deux pattes. Mon hôte me montra le café de la main, m’invitant à goûter une collation préparée pour l’occasion. — Je vous conseille les pâtisseries de la mère Mitchell, dit-il. Ce sont les meilleures de Virginie-Occidentale. — J’en profite alors. Voyez-vous, le régime spartiate de ces dernières semaines m’a un peu asséché l’estomac.
Le général Reagan claqua des doigts. Immédiatement, deux serveurs arrivèrent de nulle part, accomplirent leur devoir puis disparurent aussi vite. L’interrogatoire pouvait commencer. — Je vais récapituler ce que nous savons de vous, monsieur Doe, proposa le conseiller Wilson. Vous venez du futur. Du vingt-sixième siècle, pour être exact. Vous êtes né dans ce beau pays, quelque part dans la ville de Las Vegas. Vous n’êtes ni scientifique ni militaire. Votre métier initial consistait à réparer des installations automatiques. Ai-je bon jusque-là ? — Parfait ! — Je poursuis. Un jour, vous avez décidé de concourir à des sélections internationales visant à désigner des voyageurs temporels pour un nouveau procédé arrivé au stade de l’expérimentation humaine. Vous avez été l’un des trente candidats finalement choisis, sur une centaine de milliers de postulants. Ensuite, vous avez connu un rude entrainement, autant physique que mental, pour vous préparer à voyager dans le temps. À cette occasion, vous avez mémorisé des données historiques, des connaissances scientifiques et des théories politiques pour survivre dans les zones du passé. Vous avez également suivi une préparation intensive à la survie, essentielle dans les inconnues du futur. Enfin, pour être complet à votre sujet, vous êtes devenu un explorateur expérimenté, avec une dizaine de transits, comme vous les nommez, à votre actif. Suis-je toujours dans le vrai ? — C’est exact ! — La question, vous devez vous en douter, est la même à chaque fois que vous êtes en contact avec les populations visitées : comment rester crédible malgré une telle histoire à dormir debout ? — Le but n’est pas d’entrer en contact avec qui que ce soit, mais de récolter des informations sur le passé et surtout le futur. Un voyageur temporel ne doit pas interférer avec la réalité qu’il visite. À mon époque, nous ne connaissons pas les effets d’une telle interaction sur la toile du temps.
Le général Reagan et les autres militaires me regardèrent comme si j’étais un fou échappé de l’asile. Le conseiller Wilson s’en aperçut. — J’ai lu les notes du docteur Oliver vous concernant. Il a rapporté, à la virgule près, vos affirmations sur notre futur qui est votre présent. Pouvez-vous m’en toucher un mot ? — Volontiers. Au vingt-sixième siècle, il n’y a plus de nations. Ce concept est devenu obsolète. — Comment sont régies les zones géographiques, alors ? — Par un système d’assemblées. Chaque parlementaire représente un corps social et une géographie. Chaque territoire représenté comporte un minimum de cent millions d’habitants. C’est d’ailleurs la base du découpage électoral. — Quelle langue parlent les citoyens de ce monde ? — Les mêmes que vous. Il n’y a pas eu d’unification. La technologie cognitive nous a permis d’apprendre rapidement des dizaines de langues dès les premières années de l’enfance, conservant ainsi la diversité culturelle et générant une saine gymnastique intellectuelle pour des cerveaux en formation. — C’est étrange, mais bien vu. Qu’en est-il du politique ? Existe-t-il des clans organisés par dogme ? — Non. Il en est de même pour la religion. — Tout le monde est athée ? — Pragmatique, je dirais. Dieu a été une construction pratique pour s’affranchir de nos oripeaux puis est devenu un fardeau pour vivre ensemble. — Et du côté économique, comment vivent ces gens ? — L’économie sert l’intérêt commun. Il n’y a pas de notion de profit, de propriété privée ou de capital. La monnaie n’existe plus dans le sens que vous lui connaissez. C’est seulement une mesure des ressources à allouer pour une tâche individuelle ou collective répondant à un besoin.
Les militaires commencèrent à sérieusement s’impatienter. Mon exposé sur les principes de civilisation propre au vingt-sixième siècle ne leur plaisait pas. Le conseiller Wilson en profita pour élever le niveau de la discussion à celui d’une controverse constructive. — Si je résume, vous habitez dans un kolkhoze géant peuplé de gentils êtres humains. La guerre, l’exploitation de l’homme par l’homme, le mensonge et la manipulation de masse n’existent pas. C’est le paradis sur Terre. — Presque ! — Qu’est-ce que j’ai manqué dans votre description ? — Si le docteur Oliver a bien fait son travail de reporter, vous savez que la Terre n’est pas un paradis. L’appât du gain a mené au pillage des ressources. La manipulation de masse en a occulté les risques. La guerre nucléaire a fragilisé la situation. — Pour quel résultat ? — Un milliard de survivants à un holocauste naturel. Faites le compte ! À l’échelle de vos sept milliards actuels, cela représente une perte humaine de quatre-vingt-cinq pour cent. Dans mon époque, la Californie n’existe plus, emportée par la rupture de la faille de San Andreas. Hawaï, dont votre président actuel est si fier, est devenu un vague souvenir, celui de volcans en éruptions, d’explosions de laves et de tsunami en cascades. New York et Chicago sont inondées. Je vous fais grâce de Washington, colonisée par les poissons et les méduses. Vous en voulez d’autres, du genre de l’explosion d’un volcan géant en plein milieu de votre beau parc national, celui de Yellowstone ?
Le conseiller Wilson n’insista pas. Il regarda les militaires, eux aussi estomaqués par le tableau apocalyptique que je leur avais dressé d’une Amérique dépouillée de ses merveilles, tout ça en l’espace de cinq petits siècles, une paille à l’échelle géologique.
***
Ma journée avec le conseiller Wilson avait porté ses fruits. J’en avais fini avec les séances de douche froide, d’électrochocs et d’autres tortures modernes destinées à me ramener dans les clous. Quelque chose s’était passé lors de mon interrogatoire, mais je ne savais pas dire quoi. J’avais ainsi été déplacé de Roswell à un centre encore plus secret où des savants assermentés fabriquaient des navettes, où des biologistes un peu fous testaient des théories sur le génome des grenouilles et où des astrophysiciens imaginaient une multitude de cordes pour remplacer ce que leurs pauvres yeux percevaient. Le docteur Oliver avait été remplacé par un éminent spécialiste du cerveau, un Français connu mondialement sous le nom du professeur Martinot. Sa mission consistait à comprendre comment je faisais pour projeter sur les murs mes songes en images. Notre première séance rentra dans la légende non écrite. — John, vous permettez que je vous appelle par ce prénom ? Je trouve qu’il vous va bien. — Sans problème, professeur Martinot.
Sur cette introduction de pure politesse, le professeur me débita son curriculum vitae, important à ses yeux, puis m’expliqua le but de nos entretiens. Je l’écoutai patiemment, attendant la fin de son laïus, un lazzi pontifiant digne d’un patient devant son dentiste venu lui enlever sa dernière molaire. Ensuite, je lui laissai alors la conduite de la session, tel un élève sage en face de son vieil instituteur. — D’abord, John, parlons de votre étonnant don à projeter des images mentales dans l’espace physique. Est-il inné ou acquis ? — Je ne suis pas né avec. Il m’est tombé dessus lors d’un voyage dans le futur, je ne sais pas pourquoi. Les experts de mon temps ont invoqué l’évolution, le darwinisme, dans une situation où je devais communiquer sans parler. — Comment ça ? — Lors d’une mission, je suis allé très loin dans le futur, au-delà du centième siècle. Les humains étaient rares sur la planète et ne communiquaient pas verbalement. Ils projetaient des images dans l’esprit de leur interlocuteur, ou dans l’air quand il s’agissait de débats collectifs. — Surprenant ! Combien de temps êtes-vous resté là-bas ? — Une dizaine d’années. — Quel âge avez-vous ? — Pour mes artères, je tangente les trente-cinq ans. Côté expérience, j’ai largement dépassé les deux cents ans. Chaque mission dans le futur nécessitait un séjour d’au moins dix ans. — Et pour celles dans le passé ? — Six mois maximum, sous peine de se faire repérer. — Avez-vous développé d’autres aptitudes notables ? — Pas à ma connaissance. — Je vous ferai passer des tests. Peut-être avez-vous encore évolué sans le savoir. Votre don se mettrait alors en action progressivement.
Le professeur Martinot avait avalé mon mensonge. En cela, il était un vrai savant, plus préoccupé par le progrès scientifique, quitte à travailler avec le Diable et ses suppôts militaires, que dénouer le vrai du faux dans les conversations informelles entre bipèdes bien élevés. J’avais intérêt à taire mes autres capacités si je voulais me sortir de ce vingt-et-unième siècle paranoïaque et encore trop américain. Objet des études du savant français, j’en profitais pour observer les réactions de sa civilisation devant ma singularité, celle d’un être ressemblant aux autres terriens, mais venu d’un autre espace temporel appelé le futur. C’était là l’objet de ma mission au pays de l’Oncle Sam, la nation dominante d’une planète encore florissante et pourtant déjà condamnée.
Les chercheurs affectés à mon vaisseau temporel n’avançaient pas. Ils ne comprenaient pas comment une sphère métallique dépourvue de mécanisme ou d’électronique pouvait être commandée par un pilote humain. Ils essayaient d’établir des relations de cause à effet entre mon activité cérébrale, stimulée par des substances de leur cru ou des décharges électriques de faible intensité, et un éventuel mouvement de mon moyen de transport initial. Quand ils me posaient la question, je leur répondais que je n’en savais rien, que c’était dans la nature des choses et que je n’avais pas été formé pour contrôler la machine. En fait, je les avais orientés vers une théorie mécaniste où j’étais l’accessoire d’un engin autonome dédié à la recherche scientifique. Du coup, ils s’étaient concentrés sur la capsule et m’avaient laissé jouer au rat de laboratoire.
Après quelques semaines à tester mon cerveau, à cartographier mes neurones et à m’interroger sur mes motivations, le professeur Martinot m’annonça la fin de ses travaux. — John, j’en ai terminé avec vous. Ce fut un plaisir de vous rencontrer. — Quelles sont vos conclusions, professeur Martinot ? — Elles sont supposées classées top-secret, mais je vais vous en livrer une brève synthèse. Vous êtes aussi humain que moi, sur un plan physiologique. Votre don de projection d’images dans l’espace physique résulte d’une activation de zones particulières de votre cortex cérébral. En cela, vous nous avez permis d’en savoir plus sur l’évolution de notre cerveau. De là à en conclure une victoire de la science, il y a un gouffre entre ce que nous avons observé et ce que nous sommes en mesure d’expliquer. Je ne pense pas vivre assez longtemps pour en connaître l’explication scientifique. — Que va-t-il m’arriver ? — Rassurez-vous ! Pour le conseiller Wilson, vous ne représentez pas une menace. Les militaires pensent que vous êtes au pire un imposteur et au mieux un illuminé, mais leur avis pèse peu dans la balance. Pour votre bien et votre intégrité physique, ils vont vous assigner à résidence dans un lieu agréable, jusqu’à la fin de vos jours. J’en suis contrarié, je l’avoue. — Pourquoi ? — Parce que je crois en votre histoire. Enfermer un frère du futur, sous prétexte que nous ne comprenons pas la raison de sa présence parmi nous, que nous ne pouvons pas profiter de ses avancées technologiques pour notre seul profit, me parait à l’antithèse de la science. Vous êtes un martyre de la recherche, celle de votre civilisation pacifique et sage. — C’était le risque à courir quand j’ai accepté ma mission. — J’envie votre courage. Au revoir, John ! — Au revoir, professeur Martinot !
Désormais, j’avais achevé la première étape de mon observation. Il me fallait passer au prochain stade, dans le monde réel et non enfermé avec des maîtres de la guerre et des chercheurs en tous genres. Pour cela, je devais réussir mon tour de passe-passe et rétablir la connexion avec mon vaisseau temporel. En bon illusionniste, j’utilisai mon don pour projeter l’image d’une sphère métallique s’élevant dans l’espace. Le centre se transforma en gigantesque fourmilière où les ouvrières affolées tentèrent de colmater d’éventuelles brèches et de confiner l’engin dans des zones sécurisées. Pendant ce temps, je créai des doubles de moi-même afin de parfaire l’illusion d’une présence tranquille en de multiples lieux. Dans cette agitation, je me dirigeai vers le hangar où était enfermée ma capsule personnelle, masquée par un halo de lumière négative afin de la rendre invisible des gardiens de service. Personne ne tenta de me ramener au bercail, anonyme comme j’étais dans mon bel uniforme factice de soldat américain. La suite défia l’entendement. J’entrai dans mon vaisseau temporel et lui intimai l’ordre de me transporter loin de ce foutoir militaire, quelque part dans les plaines désertiques de l’Argentine profonde.
***
Je finissais mes prélèvements d’eau quand le ciel argentin se déchira. Depuis le début de la journée, les nuages menaçaient la pampa, fait inhabituel en plein hiver dans cette partie de l’hémisphère sud. Je décidai de rentrer à la capsule, protégée des intempéries par un champ d’énergie. Une fois à l’abri, je me connectai au satellite de communication le plus proche afin d’en savoir plus. L’image d’un reporter sud-américain s’afficha sur la paroi intérieure. Je procédai à une rapide mise au point, nettoyant le son des incidences de la distorsion électromagnétique et courbant la surface de projection pour une meilleure vue panoramique. J’entendis alors une discussion passionnée entre des journalistes et des experts scientifiques. — Alors, professeur Montoya, vous prétendez que les séismes constatés sur les cinq continents sont les prémices de catastrophes climatiques plus graves ? — Oui. Partout dans le monde, le climat subit des perturbations. La pire concerne la mer du Nord, en flammes pour des raisons encore inconnues. Notre planète souffre, par notre faute. — On entend ce discours depuis des années. Pourtant, d’éminents savants ont été mandatés par les grandes puissances, les États-Unis et la Chine en tête, pour nous assurer de la sécurité du monde. Selon eux, l’activité humaine n’est pas plus dangereuse pour la Terre que les flatulences des vaches. — Ils se sont moqués de nous, un point c’est tout ! — Pour quelles raisons ? — Dans le but de continuer à polluer sans vergogne. L’être humain moyen, l’homme et la femme de la rue, personne ne veut entendre la vérité. — Quelle est-elle ? — Nous entrons dans une phase de révolte, celle de Dame Nature, contre les excès d’une civilisation mécanisée, orientée sur le seul profit au détriment des ressources planétaires.
La suite du débat ne m’apporta rien de nouveau. Je savais, par les manuels d’Histoire, où l’année deux mille quinze allait mener l’humanité : nulle part. Malgré des éruptions volcaniques massives dans les océans Indien et Pacifique, une mer européenne en feu et un semestre de pluie continue en Amérique du Sud, la communauté internationale ne réagirait pas efficacement. Un autre protocole de Kyoto serait signé, des comités scientifiques élaboreraient des scénarios de secours, les nations les plus pauvres recevraient des subventions des nantis, mais rien ne changerait. Pas cette fois-ci.
C’était ça le monde réel. J’étais venu l’observer, enregistrer les réactions des populations de la Terre en face des signes précurseurs d’une faillite planétaire. Ma position était claire : comme je connaissais l’issue de cette première salve de catastrophes naturelles, je ne devais pas interférer avec le cours des événements. Ma seule marge de manœuvre consistait à recueillir les différents avis des acteurs en vigueur, du dirigeant plénipotentiaire au citoyen lambda. En fait, je conduisais une sorte d’étude sociologique sur la Terre d’avant le Grand Cataclysme, celle d’une poignée de menteurs bernant sept milliards d’individus, à coups de théories fumeuses et de méthode Coué. J’en étais là dans mes pensées quand quelqu’un frappa sur la paroi extérieure de ma capsule temporelle. Je déclenchai l’ouverture. Un petit bonhomme barbu et édenté montra un bout de sa tête. — Eh oh ! Il y a de la place pour un pauvre gars perdu dans ce satané orage ? — Rentrez ! — Merci, mon ami.
Habitué à la solitude de mes recherches, je me croyais tellement seul dans la plaine argentine que j’en avais oublié les autres égarés du cru, en général de pauvres gars en transit entre un village famélique et une bourgade pourvoyeuse d’emplois précaires. Mon nouveau compagnon n’échappait malheureusement pas à la règle. Je le laissai s’installer dans mon sobre intérieur. Il posa un gros sac de voyage sur le sol et s’alluma une pipe. — La fumée ne vous gêne pas ? — Non, faites comme chez vous. — C’est l’enfer dehors. Je n’ai jamais vu un tel déchaînement de pluie, de foudre et de vent. — D’où venez-vous ? — De San Pablo, une petite ville au nord. Mon camion est tombé en panne sur la piste. — Où allez-vous ? — Sur la cote, livrer des boutiques de souvenirs pour les touristes. San Pablo est réputée pour ses ateliers de poupées tracas. Vous savez, celles qui éloignent les cauchemars.
Je connaissais la légende. Dans mes souvenirs, elle venait du Guatemala, mais je comptais sur le bon sens des commerçants du cru pour lui déclarer une version argentine, dans le but fort légitime de rapporter des dollars. Cette entrée en matière me sembla idéale pour étudier mon compagnon de fortune. — Je m’appelle John Doe. J’étudie l’environnement biologique de la pampa. — Moi c’est Enrique Garcia de la Puerta. Vous êtes américain ? — Oui. De Las Vegas. — Je ne connais pas. — Vous ne ratez rien. C’est un casino géant planté dans le désert. — Vous êtes un scientifique ? — En quelque sorte. — Peut-être pourrez-vous répondre à une question qu’on se pose tous à San Pablo. — Je vais essayer. — Pourquoi le climat a-t-il changé d’un coup ? — Parce que la planète souffre. Ce sont ses pleurs. — C’est exactement ce qu’on raconte à San Pablo.
Je tenais là un beau spécimen. Il me fallait en savoir plus sur l’avis de l’homme de la rue. J’offris à Enrique une boisson fraîche, un peu alcoolisée, accompagnée de pâtes molles et sucrées. — Dites donc, elle est bizarre votre nourriture. — C’est un modèle utilisé par les astronautes. Je trouve ça facile à manger et à stocker. — Je comprends. — Qu’est-ce qui se dit exactement à San Pablo ? — Le gouvernement nous ment. Le climat ne change pas aussi rapidement, surtout en passant de la sécheresse au déluge comme c’est le cas dehors. — Vous croyez que la pluie va durer ? — C’est ce que tout le monde dit chez nous. Les vieux Indiens invoquent leurs dieux. Selon leurs anciennes prédictions, le monde va rester sous la pluie pendant une dizaine de lunes. Ensuite, il y aura des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des raz-de-marée. — Vous me décrivez la fin du monde. — Et pourquoi pas ? — Sinon pourquoi ?
Enrique avala une gorgée de boisson alcoolisée puis se lança dans un récit épique, celui des nombreuses assemblées populaires de San Pablo. Les gens n’achetaient plus comptant les explications lénifiantes de leurs dirigeants. Ils commençaient à se méfier des scientifiques, des politiques et même des cardinaux. Le sentiment d’être le dindon de la farce, à colmater les brèches dans un navire prenant l’eau de toutes parts, tendait à se généraliser chez les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, les laïcs et les religieux. La révolution n’était pas pour demain, mais le temps des balivernes touchait à sa fin.
La nuit tomba sur la pampa, dans une atmosphère diluvienne. Enrique s’endormit sans demander son reste, l’estomac bien rempli et le foie rassasié. Je compilai l’enregistrement de notre longue conversation, l’ajoutai aux dernières analyses réalisées avant le déluge puis lançai la séquence de retour dans mon présent. Enrique se réveillerait le lendemain matin au chaud dans un cocon synthétique, près de son camion réparé par mes soins, avec un petit mot d’adieu et une bouteille de nectar. Je m’endormis à mon tour, content de terminer enfin ma mission, malgré les douches froides, le docteur Oliver et la fourmilière militaire. Mon intuition me susurrait une conclusion agréable, appelée Enrique et ses frères de San Pablo, le futur de la Terre et de l’humanité. Mes derniers instants de conscience affichèrent la tête du vieux bougre dans son camion d’un autre âge, en train de convoyer des poupées tracas pour sept milliards d’humains embourbés dans un cauchemar centenaire. Je ris à cette pensée puis sombrai dans la nuit magnétique de mes rêves d’enfant.
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|  | | vevette17 *****

Messages : 1901 Date d'inscription : 10/03/2020 Age : 50 Localisation : charente maritime
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 26 Jan - 18:35 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 27 Jan - 8:28 | |
| L'historiette du jour : Le Déluge de Ronnie AntoineLe tonnerre gronda si fort qu’il fit trembler tout l’air de Fond-du-Sac. Un manteau sombre et gris recouvrait le monde depuis trois jours déjà et le rideau de pluie constant était si violent qu’il piquait la peau de ceux qui étaient obligés de l’affronter. Il était cinq heures déjà et le soleil était levé. Mais il était impossible de le voir. On ne l’avait pas vu depuis trois jours. En plein été, la température avait chuté drastiquement, si tant qu’il était aussi difficile de se réveiller le matin qu’en hiver. Même les coqs qui normalement annonçaient sans faille le retour du soleil s’étaient avoués vaincus ; on ne les avait pas entendus depuis le début du déluge et les autres oiseaux qui remplissaient les matinées et les fins d’après-midi de leurs piaillements s’étaient également tus. Seules les pétarades de la pluie battante emplissaient désormais l’air. - Lire la suite:
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Suresh regardait par la fenêtre de sa maison, mais il ne parvenait pas à y voir grand-chose. La pluie avait vraiment pris corps et empêchait de voir à plus de trois mètres devant soi. Normalement, il aimait la musique des gouttes qui crépitaient sur les quelques feuilles de tôle qui constituaient sa maison, mais ce vacarme bourdonnant semblait avoir envahi ses oreilles et l’empêchait de trouver le sommeil une fois la nuit tombée. La pluie l’agressait depuis trois jours au lieu de le bercer. Il rapprocha son visage de la vitre pour tenter de percer la pluie du regard. Il ne vit que son reflet, sa moustache grasse, ses yeux aux orbites profondes et à la pupille noire qui brillait et les rides qui enferraient son regard. Et derrière le reflet, le déluge. Il n’y avait rien à faire sinon attendre que cela passe de toute façon. La couverture d’étain se mit à sautiller sur la casserole. Suresh se détourna de la fenêtre pour aller éteindre le réchaud. Il enleva la couverture et souleva délicatement la casserole, se protégeant les doigts à l’aide d’un torchon à carreaux, avant d’en verser le contenu dans une théière. Suresh prit son temps pour verser l’eau, la théière se trouvant au milieu d’un bric-à-brac d’ustensiles en tous genres entassés sur la table en formica qui servait de plan de travail. La vapeur qui s’échappa durant ce transfert lui monta au visage, une douce chaleur qui lui rappela celle du soleil. Suresh recouvrit la théière et, abandonnant l’idée de vaincre la pluie du regard, s’assit sur le tabouret qui se trouvait au milieu de la maison, à côté de la petite table ronde qui portait le téléviseur. L’ampoule suspendue au-dessus par son fil électrique baignait cet espace d’un halo de lumière jaune feutrée. En temps normal, la lumière du soleil aurait inondé la pièce, la réchauffant également. Mais Suresh devait se contenter de cette lumière fébrile. Il fallait attendre de toute façon. Rien d’autre à faire. Une fois qu’il eût bu son thé, il enfila ses bottes et son pardessus et se saisit de sa pioche avant d’ouvrir la porte d’entrée. Le vent lui arracha la porte des mains et elle alla se fracasser dans un tonnerre de tôle contre la paroi de la maison. Suresh grommela des insultes dans sa moustache et sortit remettre la porte à sa place. Il devait plisser les yeux face à l’assaut constant de la pluie. Il prit un fragment de parpaing qui trainait et le balança contre la porte. Ça tiendrait. Suresh s’éloigna de la maison, ses bottes s’enfonçant dans la boue à chaque pas. Il devait se voûter et rentrer le cou entre les épaules, comme une tortue humaine, pour minimiser les effets de l’averse. Mais il parvenait quand même à avancer. Le bruit de l’eau qui rageait dans le canal non loin de là se faisait plus intense au fur et à mesure qu’il avançait. Quand il arriva à son champ de légumes, il laissa échapper une pétarade de ses lèvres. L’eau allait tout noyer. Déjà, la terre était saturée et n’absorbait plus rien. Les bringelles [1] étaient encore loin d’être prêtes, les calebasses non plus. Il ne pouvait pas récolter. Il fit quelques pas, s’approchant de la berge du canal. Il donna un petit coup de pioche et souleva une motte de terre. Il s’accroupit pour prendre un oignon entre les mains. Il le lava avec l’eau de pluie et la retourna pour l’examiner. Il y avait comme une couche de moisissure noire qui était apparue à certains endroits. Il jeta l’oignon à terre, où il s’enfonça dans le sol ramolli. C’était fichu. Il y avait de fortes chances qu’il ne puisse rien récolter. Ça allait faire mal cette fichue pluie. Suresh se releva et regarda vers le canal. Il n’avait jamais encore entendu un bruit pareil s’échapper de son ventre. À cette distance, il couvrait même celui de la pluie. Il s’approcha de quelques pas de plus et quand il fut au bord, il se pencha : le canal pourtant profond était presque rempli à ras bord. Suresh écarquilla les yeux et observa l’eau un instant. Il lui semblait pouvoir voir monter le niveau. Quel malheur ! Il avait choisi de planter ses légumes là à cause de la proximité du canal et désormais, cette proximité devenait une malédiction. Il se retourna pour regarder son champ inondé, puis de nouveau le canal. Il leva la tête vers les cieux, exposant son visage aux assauts de la pluie. D’un geste sec, il brandit sa pioche en direction du ciel, menaçant les intempéries ; puis il la balança dans le canal. Suresh quitta le champ sans se retourner. De retour à la maison, il enleva ses bottes boueuses et suspendit son pardessus au clou qui se trouvait sur la porte. Il ralluma le réchaud et y replaça la casserole avant de reprendre son poste sur le tabouret. Le regard noir, il fixait les flammes bleues du réchaud. Que pouvait-il bien faire face à l’eau du canal ? Il n’y avait rien à faire. Qui pourrait l’aider ? Personne, certainement. Qui pourrait faire un miracle et sauver ses légumes ? Qui pourrait lui assurer ces revenus qu’il perdrait ? À moins… Les yeux de Suresh s’illuminèrent. Il se rua à l’autre bout de la pièce, vers sa couche, souleva la vieille éponge qui lui servait de matelas, fouilla un instant parmi les tas d’objets qu’il y cachait pour enfin en sortir ce qu’il cherchait : un téléphone portable. Il se laissa tomber sur la couche et maintint son pouce sur le bouton, comme Anil le lui avait appris au moment de le lui offrir. Il avait bien essayé de lui expliquer qu’il n’en avait pas besoin, mais son fils avait tout de même insisté : il lui devait bien cette modeste marque de reconnaissance pour tous les sacrifices qu’il avait consentis pour son éducation. Suresh perdait patience. L’écran demeurait noir. C’était quoi son problème à ce téléphone ? Il le secoua dans l’espoir d’y voir poindre une étincelle de couleur. En vain. Anil lui avait bien promis de passer lui expliquer comment bien l’utiliser, mais il n’avait jamais trouvé le temps. Suresh comprenait que le bureau exigeait beaucoup de lui ; c’était bien pour cela, pour lui éviter le travail des champs, qu’il s’était cassé en deux après tout. Il laissa tomber le téléphone sur le matelas, dépité. Il se leva et regarda autour de la pièce, l’air de se demander ce qu’il allait bien pouvoir faire désormais. C’est alors qu’il vit : l’eau s’infiltrait sous la porte. En deux bonds, il se retrouva les pieds nus dans la flaque d’eau qui grandissait. Il ouvrit la porte et vit de l’eau sale, boueuse, à perte de vue. Le canal avait fini par déborder et était parvenu jusqu’à sa maison en quelques minutes à peine. Suresh prit rapidement une décision : il n’allait pouvoir contacter personne et il fallait se débrouiller. Il courut derrière la maison et revint avec un sac de raphia rempli de sable sur l’épaule. Il le jeta devant la porte. Il répéta l’opération une bonne douzaine de fois, jusqu’à avoir construit un petit barrage en demi-cercle devant la porte. Heureusement qu’il conservait ce sable, avec quelques autres matériaux, pour quand il aurait les moyens de se construire une maison en béton. Quand il rentra, l’eau de la casserole bouillait de nouveau. Il était complètement trempé, n’ayant pas eu le temps d’enfiler son pardessus. Il versa l’eau de la casserole dans la théière, espérant que le thé serait buvable après une seconde infusion. Il garda le réchaud allumé pour se réchauffer les mains et tira le tabouret pour s’asseoir à côté quand le thé fut prêt. Il le sirota en gardant les yeux rivés sur la fente entre le linteau et la porte. Il laissait la chaleur de la boisson se répandre dans sa gorge et son ventre, puis tout son corps, alors même que la tasse lui réchauffait les doigts. Lorsqu’il finit sa deuxième tasse, ses vêtements étaient moins trempés. À certains endroits, ils n’étaient plus qu’un peu humides. Alors qu’il commençait à se détendre, il vit ses pires craintes se confirmer : l’eau commençait de nouveau à s’infiltrer. Il alla ouvrir la porte. Les sacs de sable avaient absorbé toute l’eau qu’ils pouvaient et commençaient à en laisser passer. Suresh pouvait voir plusieurs filets d’eau qui suintaient des sacs en raphia pour se déverser sur le seuil de la maison. Mais ce qui l’inquiéta surtout, ce fut de voir que l’eau était montée presque à hauteur du barrage improvisée. Devant lui détendait un vaste étang et l’herbe que cette nouvelle masse d’eau avait engloutie ne parvenait même plus à pointer le bout de son nez à la surface. Ne sachant trop que faire, Suresh donna un petit coup de pied à un des sacs de sable pour en vérifier la solidité. Le raphia se déchira sous le coup pourtant bénin et le sable alourdi d’eau se répandit. Il avait dû pourrir à force d’être exposé aux intempéries pendant des années. Ce sac éventré provoqua une réaction en chaîne ; les sacs tombaient ou se déchiraient les uns après les autres, invitant l’étang à s’engouffrer dans la maison. Il le fit sans hésiter, sans égard pour Suresh, coulait autour de ses chevilles pou vite recouvrir tout le sol de la maison. Suresh regardait tour à tour l’intérieur et l’extérieur de la maison. Il n’y avait désormais que peu de différence ; l’intérieur faisait également partie de l’étang. Suresh vit son tabouret travers la pièce en flottant. Son matelas s’était également défait de son lieu fixe pour vagabonder autour de la pièce. L’eau lui arrivait alors jusqu’aux genoux. Il se saisit de la casserole, la plongea dans l’eau qui envahissait la maison avant de la jeter à l’extérieur. Il répétait le geste aussi rapidement qu’il le pouvait, luttant contre l’ogre qui n’arrêtait pas sa pénétration pour autant. Pour chaque casserole d’eau qu’il enlevait, l’étang en faisait entrer dix avec une aisance moqueuse. Suresh fut bientôt à bout de souffle et la sueur se mélangeait à l’eau de pluie sur son front. Il s’appuya sur ses genoux, haletant, pour tenter de reprendre son souffle. Il fit voltiger la casserole par la porte. ll n’y avait rien à faire de toute façon. Las, il éteignit le réchaud, repoussa la télé vers le bord de la petite table ronde où il s’assit en position du lotus. Il ne prit pas la peine de fermer la porte cette fois-ci et regarda la pluie qui pavanait son triomphe à l’extérieur. Il n’y avait rien à faire, sinon attendre que cela passe de toute façon. Alors, Suresh attendit. Le portable se trouvait sans doute sous l’eau et devait être inutilisable. Quand cela passerait et que le niveau de l’eau aurait baissé, il irait au village pour trouver un téléphone. Il appellerait Anil. Bien obligé. Ce serait la première fois qu’il l’appellerait au secours. Il savait qu’il n’abusait pas. Certainement. Alors qu’il formulait ainsi sa stratégie, la pluie se calma petit à petit ; l’épais rideau presque métallique se transforma en un mince filet d’eau qui bientôt disparut tout à fait. Du vacarme sur les feuilles de tôle, on était passé au silence le plus total, sans l’intermédiaire de la douce musique que jouait la pluie quand elle était d’humeur bienveillante. Les oiseaux n’osaient pas encore sortir de leurs abris, craignant une feinte habile avant un retour en force de la pluie. L’air, lourd de silence, opprimait les tympans presque autant que le vacarme du déluge. C’est alors que Suresh sentit un chatouillement humide à son gros orteil. Il fut étonné de voir que l’eau était montée jusqu’à la hauteur de la table. Il déplia les jambes et sauta dans l’étang sale. Le matelas, le tabouret, quelques boîtes de conserve vides, quelques vêtements aussi, flottaient tout autour. Il s’y fraya facilement un chemin vers la porte. À l’extérieur, le ciel reprenait des forces. Le bleu s’affirmait de plus en plus, le soleil chassait les nuages qui disparaissaient peu à peu. La chaleur du soleil sur sa peau lui fit du bien. Il fallait qu’il en profite. Il bondit et s’agrippa au toit de la maison. Il s’y laissa pendre un instant, pris trois petites inspirations rapides, puis se hissa sur la maison à la force des bras. La tôle était encore trempée, mais plus pour longtemps avec un tel soleil, même si l’eau continuait de montre malgré tout. Suresh enleva sa chemise mouillée. Il regarda autour de lui : l’eau, boueuse, moche, à perte de vue. Il était seul. Alors, il défit son pantalon et le laissa choir autour de ses chevilles. Il ferma les yeux et inspira profondément, comme s’il voulait attirer les rayons du soleil dans ses poumons. Sur ce promontoire de tôle qui avait été sa maison, nu, Suresh évalua les dégâts. Les récoltes étaient foutues. Le canal avait tant débordé qu’il avait pris possession de tout ce territoire, de toutes les plaines, de tous les champs. En fait, sa maison se trouvait désormais au beau milieu du canal. Le canal avait englouti toute la terre, il n’avait plus de berge et n’avait donc plus de fin. Il espérait que ceux qui élevaient des poules dans la région avaient eu la bonne idée de les libérer avant que la terre ne se métamorphose en eau. Sinon, il fallait espérer que ces poules savaient nager. Il regarda en bas et vit que l’eau avait complètement recouvert la porte et se trouvait à quelques dizaines de centimètres du toit. Son letchier provin, qu’il avait planté il y avait cinq ans, ne laissait plus dépasser que quelques feuilles hors de l’eau pour respirer. Il imagina les poules nager autour de ses branches, rejointes par les tanrecs qui devaient bien se débattre avec leurs petites pattes pour pouvoir avancer dans l’eau. Sans doute y avait-il aussi des chiens dans ce nouveau monde. Il y avait des chiens partout à Fond-du-Sac. Les tanrecs devaient se méfier. Mais il devait bien y avoir des tilapias qui nageaient également au milieu des branches du letchier et des autres arbres. Ce serait bête de se contenter de leur ancien territoire étriqué quand le monde leur appartenait désormais. Les poissons côtoyaient les mammifères et oiseaux dans ce nouveau monde. Tilapias et poules étaient sans doute engagés dans une danse aquatique à l’instant même. Et les poissons de haute mer ? Qui, qui pouvait savoir si les rivières n’étaient pas également sorties de leurs lits et qu’avec l’océan et les canaux, s’était ligué contre la terre ? Cela voudrait dire que des vieilles rouges nageaient également autour de lui. Est-ce que les chiens errants sauraient les chasser ? Dommage qu’il n’ait pas de canne à pêche à portée de main. Il inspecta de nouveau les alentours, s’attendant presque à voir un des habitants du village approcher dans une pirogue. Une pirogue qui naviguait au milieu des champs de légumes, voilà qui serait un spectacle. Mais non, rien. Il était seul. Il regarda de nouveau en bas. Le niveau d’eau avait encore monté. Il haussa les épaules. Ça ne pouvait pas continuer éternellement après tout. Suresh s’allongea. La tôle chauffée lui brûla un peu le dos, mais cela ne le dérangeait pas. Il avait eu sa dose de froid et entendait profiter du soleil. Il ferma les yeux et fit un large sourire à l’attention de personne. Il n’y avait rien à faire sinon attendre que cela passe de toute façon.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 27 Jan - 9:03 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 28 Jan - 9:20 | |
| L'historiette du jour : Tour d'honneur de Jean-Pierre SimonetLa nouvelle est tombée comme une bombe dans la torpeur postélectorale : la loi du quatre juin deux-mille-trente-deux, dite « de modernisation et de moralisation du sport » stipule, entre autres, que toute compétition sportive se déroulant sur le sol français est ouverte aux femmes et aux hommes, sans distinction de genre, cette disposition législative étant d’application immédiate ! Quelques semaines avant de se représenter aux élections, le Président de la République, en mal de popularité, avait poussé son gouvernement à rédiger un projet de loi allant dans ce sens, laquelle fut votée à une courte majorité par le parlement. Le Président promulgua ladite loi quelques semaines après son élection, acquise, elle aussi, à une courte majorité ! - Lire la suite:
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Malgré la violente opposition des gérontes de la Fédération française de cyclisme et de certains sponsors, la loi fut publiée au Journal officiel quelques jours avant la fin du délai réglementaire d’inscription au Tour de France cycliste. Pour la première fois depuis cent-vingt-neuf ans, la Grande Boucle sera ouverte aux femmes et aux hommes en une unique épreuve. Julia Filipan, talentueuse cycliste sur route issue du Championnat de France féminin de VTT, a pris le maillot jaune lors de la cinquième étape. Elle le porte encore vaillamment aujourd’hui, dans l’avant-dernière étape, un parcours alpin dantesque ne comportant pas moins de trois cols flirtant avec les deux-mille-huit-cents mètres d’altitude. Épuisée par la lutte incessante qu’elle mène depuis trois semaines pour garder son maillot jaune, Julia craque sous les coups de boutoir de son dauphin au classement général. Ce dernier est un excellent grimpeur, au sang bien « oxygéné », disposant d’une équipe remarquable, disciplinée et redoutablement efficace. Julia est une bonne grimpeuse, mais elle paye les efforts démentiels fournis ces derniers jours et son équipe est affaiblie par plusieurs abandons. Hier, son dauphin lui en a fait baver dans les montagnes du Dauphiné. Aujourd’hui, il veut la « tuer » dans les géants du Queyras et des Écrins. Le dauphin et son équipe attaquent sauvagement dans la montée du Lautaret. Julia se met dans sa roue. Elle est à son maximum, pouls à cent-quatre-vingts, hyper ventilation, boissons et barres énergisantes… Elle résiste, résiste autant qu’elle peut. Le mental tient bon, mais le corps plie dans la terrible ascension du Galibier, l’un des plus hauts cols des Alpes avec une montée finale à neuf pour cent ! Elle rend de précieuses minutes, mais se dit qu’elle reprendra l’avantage dans la descente vers Valloire, car elle est bien meilleure descendeuse que son rival. Elle arrive en vue du col et il y a comme un truc qui cloche ! Ses attaquants mettent pied à terre ! Coup de théâtre : l’avant-dernière étape est neutralisée sur la base des temps intermédiaires, car une coulée de lave torrentielle a bloqué la route de la vallée ! Du jamais vu dans le Tour de France ! Au terme de cette avant-dernière étape écourtée, Julia se trouve reléguée à la quatrième place du « général », à quatre minutes et trente-trois secondes du nouveau maillot jaune, un jeune coureur anglais qui n’a gagné aucune étape. Elle est au pied du podium. C’est la plus mauvaise place. Elle enrage ! Le transfert en avion pour Orléans a lieu le jour même. Demain sera une mascarade d’étape, une parade télévisuelle, qui se soldera, comme tous les ans, par un sprint massif en bas des Champs-Élysées, un sprint habilement verrouillé par l’équipe du nouveau maillot jaune. Après la séance de massage, la récupération, le dîner à haute teneur en protéines et sucres lents, Julia regagne sa chambre qui jouxte celle de l’Anglois. Elle le bouterait bien hors du Tour de France celui-là ! Elle s’agite en tous sens et n’arrive pas à s’endormir. Elle ne digère pas la perte de « son » maillot jaune et la relégation à la quatrième place. Son directeur sportif lui a conseillé d’envisager la situation avec philosophie et de prendre son pied sur les Champs-Élysées. Nul doute qu’elle y sera acclamée par le public, dont elle est devenue la « coqueluche » depuis le début de ce tour pendant lequel elle a fait honneur au maillot jaune. Il lui rappelle qu’elle a gagné deux étapes, dont une contre la montre, et qu’elle va finir quatrième au « général ». C’est un magnifique parcours pour une femme qui participe pour la première fois au premier Tour de France mixte de l’histoire. Il ne comprend rien à rien cet enfoiré ! Elle ne se contentera pas d’un accessit, elle qui voulait faire « péter » La Marseillaise à Paris. Elle rumine pendant une bonne partie de la nuit et décide de casser les codes, de dynamiter la dernière étape et de jouer son va-tout. Elle n’a rien à perdre « fors l’honneur ». Dimanche vingt-cinq juillet. La foule parisienne se presse sur les Champs-Élysées autour du circuit final de la dernière étape. Toute la France a allumé son téléviseur pour une grande communion cathodique. Et dire qu’il y a trente-sept ans qu’un Français n’a plus remporté le Tour ! À la sortie d’Étampes, la route de Paris est plate et droite. C’est là que, selon une coutume bien établie, les trois premiers du « général » trinquent à vélo et au champagne devant les caméras du monde entier. C’est précisément à ce moment-là que Julia, au grand dam de son manager, place une vigoureuse attaque. Eh oui messieurs, une course reste une course jusqu’au bout ! Julia a le feu aux jambes, elle compte trois minutes, puis jusqu’à cinq minutes d’avance sur le peloton emmené par le maillot jaune. Pendant quelques instants, elle redevient virtuellement maillot jaune. La course arrive maintenant dans la banlieue sud de Paris. Elle a voulu chatouiller le dragon qui serpentait sur les routes d’Île-de-France et voilà que le dragon se réveille. La riposte s’organise, les équipes bourrées de testostérone font alliance pour organiser la chasse et mater l’impertinente ! Et comment on va la faire valser, la péronnelle en danseuse sur son vélo ! Julia est phagocytée par le peloton qui l’enferme à l’entrée des Champs-Élysées. C’est mal la connaître ! Elle reprend l’offensive dans le premier des huit tours du circuit élyséen. C’est comme un critérium, elle se sent portée par la foule franchouillarde qui scande son prénom en faisant une « ola ». Arc de Triomphe – musée du Louvre, quel magnifique circuit dans le triangle d’or de Paris ! Elle secoue fort le cocotier et le public est ravi. À la différence des autres années, le parcours parisien n’emprunte pas le tunnel du Louvre, mais passe en surface entre l’Arc de Triomphe du Carrousel et la pyramide du Louvre. Julia repart à l’attaque. Son directeur sportif l’exhorte dans les oreillettes : — Calme-toi ******, ce que tu fais là, ça ne se fait pas sur les Champs-Élysées, t’es complètement dingue ma pauvre fille, tu ne te rends pas compte des intérêts en jeu ! — T’as pas de couilles, va te faire foutre, vendu ! Elle arrache ses oreillettes, donne de la tête à droite, à gauche et fonce à toute allure. Sonne la cloche du huitième et dernier tour de circuit : elle redouble de vitesse et fait éclater le peloton. Elle mène un train d’enfer. Personne ne l’empêchera de gagner la dernière étape sur les Champs-Élysées, au nez et à la barbe des sprinters « officiels ». Elle prend trois-cents mètres d’avance. Le maillot jaune refait alliance avec le deuxième et le troisième pour clouer le bec à cette emmerdeuse. La contre-attaque est rude dans la descente des Champs. Julia prend la bordure droite de la chaussée pour éviter les pavés. Ses poursuivants sont obligés de se déporter côté gauche pour essayer de la dépasser. En sortant de la place de la Concorde, elle se décale à gauche pour fermer l’angle à ses attaquants, tout en restant dans les limites de ce qui est permis sans faire obstruction. À cet endroit-là, le balisage est complexe car il faut maintenir les coureurs en surface, sur les quais, pour les diriger vers la pyramide du Louvre. Julia joue des coudes sur sa gauche, comme dans un sprint. C’est à cet instant décisif qu’une erreur fatale de ses attaquants lui offre la victoire d’étape sur un plateau. Cantonnés sur la gauche de la chaussée, ils s’engouffrent dans la rampe d’accès du tunnel du Louvre, comme les autres années, au lieu de rester en surface sur le quai. Le temps de faire demi-tour pour reprendre le quai, Julia s’est propulsée cinq-cents mètres en avant. Elle est au maximum dans la rue de Rivoli. C’est en descendeuse qu’elle négocie les virages de la Concorde, au risque de se rompre les os sur les pavés ou les bordures de trottoirs. Ils sont dans sa roue, elle sent leur souffle sur sa nuque. Son cœur va exploser… C’est avec une demi-roue d’avance qu’elle franchit la ligne d’arrivée ! Après examen de la réclamation pour obstruction déposée par le staff du maillot jaune, elle est confirmée victorieuse sur les Champs-Élysées. Le public est aux anges. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, elle reprend la troisième place du « général ». Elle fera son tour d’honneur, montera deux fois sur le podium, aura « sa » Marseillaise et sera félicitée par le Président en personne ! Son directeur sportif vient à sa rencontre : — Bravo Julia, tu es une vraie battante, grâce à toi on empoche une nouvelle victoire d’étape, et quelle étape nom de Dieu, et on reprend la troisième place au général, c’est tout bon pour le business ! — Fous-moi la paix, espèce d’enfoiré ! Ya que les connards de mecs conformistes comme toi qui pensent que la course est pliée la veille de la dernière étape !
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|  | | Adelette Admin

Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 28 Jan - 10:53 | |
| Science fiction mais qui pourrait bien être |
|  | | vevette17 *****

Messages : 1901 Date d'inscription : 10/03/2020 Age : 50 Localisation : charente maritime
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 28 Jan - 23:20 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 29 Jan - 10:30 | |
| L'historiette du jour : Une Randonnée trop longue de Mathieu Kissa— Vincent, les affaires de Clémentine sont prêtes, tu peux les charger dans la voiture ! — C’est bon, ça se termine… Tout ça ? Mais il y a encore la poussette à caser, comment on va faire ? — Désolée, on ne peut pas faire moins ! répondit Stéphanie d’un ton sans réplique à son mari. Vincent attrapa le grand sac en soupirant, calculant le nombre de bagages qu’il faudrait ressortir du coffre de la R19 pour caser les couches et les biberons. Heureux de partir deux semaines en vacances, il détestait toutefois ces préparatifs fastidieux, et appréhendait le long trajet avec un bébé de trois mois. - Lire la suite:
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En ces années 1990, l’autoroute bifurquait bien au nord de la vallée de la Tonne, et après l’avoir quittée leur route passait par le col de la Croix Saint-Victor. C’étaient les premières vacances du couple Galtieri avec leur fille Clémentine, leurs premières depuis longtemps, tous deux débutant leur vie professionnelle. Dans une pile de guides touristiques et de prospectus ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient : un coin tranquille, loin des villes et de la foule, « mais pas un trou quand même », nuançait Stéphanie. Ce fut donc Fierre sur Tonne. La petite ville développait, outre la station de ski du Puy Fier, une activité de tourisme rural en moyenne montagne. Pour le jeune couple, il s’agissait d’oublier le stress, de prendre un bon bol d’air, et d’en faire profiter Clémentine.
Le voyage prit toute la journée, mais leur fatigue fut oubliée sur les pentes du col de la Croix Saint-Victor. La route étroite serpentant parmi les prairies parsemées de rochers et de bouquets d’arbres, surplombée de part et d’autre par les masses sombres du Puy Fier et du Puy d’Espinasse, le débouché sur la vallée de la Tonne à l’amorce de la descente, dans la lumière dorée du soleil déclinant, ce fut comme l’arrivée sur une autre planète, plus belle, plus vaste, pour ces deux citadins de toujours… Peu avant Fierre, sur la droite, se dressait une grande bâtisse de pierre grise ; c’était là. Dans la cour devant l’entrée, une camionnette décorée, sur les côtés et à l’arrière, du nom du propriétaire : « Menuiserie Desmarty J. L., volets, charpentes, chalets. » Une frêle dame, la cinquantaine, était accoudée au balcon donnant accès à l’appartement loué par les Galtieri, à l’étage. Mme Desmarty descendit pour accueillir ses locataires. Les présentations faites, elle s’enquit du déroulement du voyage, puis se tut, un sourire attendri aux lèvres, devant le couffin dans lequel Clémentine se réveillait. Surprise, Stéphanie crut voir une ombre passer dans le regard de la dame. Le couple de vacanciers était ravi de l’appartement, spacieux et refait à neuf par les soins de M. Desmarty ; ils surent faire la différence avec l’ameublement de grande surface qu’ils avaient chez eux… Mme Desmarty leur donna des consignes pour les appareils ménagers, leur laissa une fiche d’inventaire à vérifier, et prit congé. Stéphanie et Vincent s’attardèrent sur le balcon, devant le panorama qui s’offrait à eux. Au-delà de la cour et d’une vaste pelouse longée par la route de Fierre, la vue descendait doucement sur le fond de la vallée, puis remontait sur une succession de collines couvertes d’une épaisse forêt. C’était l’heure silencieuse où le soleil effleurait les crêtes avant de disparaitre. La route était déserte. La paix et la grandeur du tableau avaient quelque chose de magique pour les deux jeunes gens de la ville. Ce furent les cris affamés de Clémentine qui les ramenèrent à la réalité…
Leur installation, les courses au supermarché, un passage à l’office de tourisme et le programme de leurs sorties, limité par les repas et les siestes de leur bébé, cela ne leur prit qu’une matinée. Depuis son transat, Clémentine observait son nouvel environnement, brassant l’air avec conviction ou pédalant dans le vide pour évacuer des trop-pleins d’énergie. Les jours suivants, Clémentine confortablement installée sur le dos de son papa, ils partirent à la découverte de ce pays de légendes. Les sources miraculeuses, les forêts peuplées de fées et de sorcières, les lacs habités par des esprits surgis des anciens cratères, n’eurent bientôt plus de secrets pour eux. Surpris, ils constataient la persistance de certaines croyances qu’ils pensaient d’un autre âge. Ainsi l’eau de la fontaine de Sainte Euphrasie chassait les otites, le père Castang, et d’autres qui avaient un don, soignait les entorses en soufflant dessus avec une prière en patois. Quant au mauvais œil, on savait bien que c’était des histoires : une malédiction qui, autrefois, vous mettait en quarantaine aussi sûrement que la peste. Mais mieux valait ne pas en rire, on ne sait jamais… Vincent ne se séparait pas d’un guide touristique publié par un éditeur local ; on y vantait l’authenticité de la vallée, favorisée par un long isolement. On y rapportait aussi nombre de légendes, de superstitions que les efforts d’ouverture de la vallée sur le monde n’avaient pas encore fait oublier complètement. À force de tourner autour du Puy Fier, en voiture et à pied, les vacanciers en vinrent à se dire que ce serait bien de monter jusqu’en haut… Là-haut on a toute la région à ses pieds, ça valait vraiment le coup, tout le monde le leur disait. Mais la randonnée, facile, prenait l’après-midi, même en empruntant la télécabine, à la montée ou à la descente. Dans ces conditions, pas question d’emmener Clémentine, trop de problèmes d’intendance… Aussi, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils avaient oublié de rapporter la fiche d’inventaire à Mme Desmarty, ils profitèrent de leur passage chez elle pour lui demander si elle connaissait quelqu’un de confiance pour garder leur bébé un après-midi. Décontenancée, Madeleine Desmarty hésita, dit qu’elle allait se renseigner. — Tu as vu comme elle avait l’air surprise, et embêtée ? demanda Vincent en repartant. — Oui, c’est étonnant cette réaction, répondit Stéphanie. Je ne vois pas ce que ça a de choquant de demander ça, pourtant ! Puis ils n’y pensèrent plus, la journée s’annonçait superbe.
La matinée fut éprouvante pour Madeleine Desmarty. Elle expédia le ménage, puis elle arpenta sa cuisine de long en large, tâchant de contenir une angoisse qui montait. Une idée germait dans sa tête, qui la tentait et pourtant l’effrayait… Il fallait en parler à Jean-Luc, parti sur un chantier jusqu’à midi au moins. Elle avait besoin de lui, besoin du réconfort que lui seul lui apportait quand ça n’allait pas. Le psy, les médicaments, les plantes, rien ne valait son amour solide et patient pour calmer sa détresse. Depuis la semaine dernière, elle sentait vaciller le fragile équilibre qu’elle avait réussi à trouver ; et ce matin elle perdait pied. Elle finit par entrer dans la chambre, tomber sur le lit et pleura. Attendre Jean-Luc, qui lui parlerait, la rassurerait, la sauverait encore une fois, comme à l’époque quand il avait parlé aux gendarmes, l’avait ramenée à la maison. Lorsqu’enfin il parut, Jean-Luc comprit qu’il aurait à puiser dans ses ressources de tendresse et de patience pour l’apaiser. Tandis que Madeleine expliquait la cause de son angoisse, une idée se fit jour en lui, vague, à peine un espoir… Le souvenir du coup de fil de la semaine précédente s’imposait à lui. Alain, un ouvrier de M. Desmarty, fils de berger à Pessade, déjeunait à la gamelle dans la cour. D’où il était assis, il put voir le couple des patrons en grande discussion devant la fenêtre de leur cuisine, à l’étage. Il n’entendait rien de la conversation mais comprit qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Le ton montait parfois, mais pas en dispute, les Desmarty ne se disputaient jamais. Le patron semblait essayer de convaincre sa femme de quelque chose. Mme Desmarty s’agitait ; à un moment, elle se serra dans les bras de son mari… Alain baissa les yeux sur sa gamelle.
Vincent et Stéphanie revinrent en fin de journée, les couleurs du soleil et du grand air sur le visage. Madeleine les fit entrer et leur fit une proposition qui les surprit : — Si vous voulez, dit-elle d’une voix hésitante, je pourrais garder Clémentine moi-même ? J’ai été nourrice pendant des années. Un instant le couple se concerta du regard, et accepta, soulagé : c’était là une chance, et la meilleure solution qui pouvait s’offrir à eux ! Madeleine ne voulut pas entendre parler de rétribution. Rendez-vous fut pris pour le surlendemain. Elle regarda les jeunes gens s’éloigner, songeuse. Jean-Luc sera content…
Deux jours plus tard, Stéphanie et Vincent se présentèrent avec Clémentine, endormie dans son couffin garni de deux doudous, avec deux biberons à réchauffer (c’est au moins un de trop, assura Stéphanie, mais comme ça vous êtes tranquille), et une couche en cas d’urgence (mais vous ne devriez pas en avoir besoin). Ils firent la connaissance de M. Desmarty, homme affable et plus bavard que sa femme, souriante mais tendue. Tandis que Madeleine emmenait précautionneusement Clémentine au calme dans la chambre, Jean-Luc raccompagna les parents jusqu’à la porte, tout en leur prodiguant ses recommandations sur les chemins à suivre sur les pentes du Puy Fier, qu’il connaissait comme sa poche. — Sympa, le mari, il avait l’air vraiment content de nous voir, observa Vincent. — Oui, plus ouvert que sa femme. Je la trouve sympa aussi, mais vraiment pas épanouie ! répondit Stéphanie. Une bribe de conversation lui revint en mémoire, surprise à la caisse du supermarché, concernant Mme Desmarty : il était question de « cette pauvre Madeleine » et de « son histoire malheureuse », avec en commentaires des « comment savoir le fin mot, c’est vieux tout ça » et des « comme on dit, pas de fumée… mais on ne peut rien dire, on n’a jamais vraiment su ! » Ils s’arrêtèrent à une boulangerie où ils avaient pris leurs habitudes. La boulangère avait sympathisé avec eux et leur avait confié qu’elle et Mme Desmarty avaient été camarades de classe. — Bonjour Messieurs-dames, les accueillit-elle gaiement, encore une belle journée pour se promener ! — Bonjour, oui on va encore bien en profiter, répondit Stéphanie. Qu’est-ce que vous auriez qu’on puisse emporter dans notre sac ? Nous montons au Puy Fier et nous redescendons à pied. — Ah, bonne idée, ça vaut vraiment le coup ! Et votre petite, vous l’emmenez avec vous ? — Non, nous avons trouvé quelqu’un pour la garder cet après-midi. — Vous avez trouvé une baby-sitter ? s’enquit la boulangère en parcourant du regard son assortiment de pâtisseries. — Oui, c’est Madame Desmarty qui la garde. La commerçante se figea un instant ; elle releva la tête, lançant un regard incrédule à Stéphanie puis très vite un autre regard, embarrassé, à une cliente qui attendait son tour, et qui piqua du nez dans son porte-monnaie. Cela dura une seconde, après quoi la boulangère se racla la gorge et enchaina en proposant de disposer des éclairs dans une boîte rigide qu’ils lui rapporteraient. Vincent et Stéphanie filèrent ensuite jusqu’au départ des télécabines. Ils entamèrent l’ascension assis côte à côte, plongés dans leurs pensées. Stéphanie rompit le silence : — C’est drôle comment elle regarde Clémentine, Mme Desmarty. — Comment ça ? demanda Vincent, surpris. — Pas comme une nounou, je trouve. — Après tout, c’est pas faux, fit Vincent après un instant de réflexion. Puis ils tombèrent sous le charme du spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Sous eux, le lac du Peyssat trouait la forêt, rond, presque noir. De l’autre côté de la vallée se dressait le Puy d’Espinasse, couronne d’arêtes rocheuses déchiquetées par les explosions du volcan. En face, le sommet du Puy Fier s’avançait au-dessus d’eux, moins torturé, imposante masse de roches sombres. Et le soleil, jouant à son gré des ombres et de sa lumière sur les montagnes, régnait sur ce monde.
Clémentine dormait paisiblement dans son couffin, posé sur le lit. Les rideaux de la chambre filtraient les rayons du chaud soleil d’été. Assise immobile à côté du lit, raide, Madeleine Desmarty ne quittait pas le bébé des yeux. Toutes ses forces se concentraient dans son regard, comme pour traverser ce petit corps et atteindre son âme, et comprendre enfin… Elle était une bonne nourrice, la plus demandée du bourg. Elle avait gardé, nourri, élevé les enfants des notables pendant des années. Tout s’était arrêté un jour mauvais, qu’elle avait voulu oublier, dont seules des images, brutales, lui revenaient. Celle qui la hantait le plus, c’était une mère hurlant de douleur, qui la maudissait… Incapable de continuer, elle avait abandonné son métier. D’ailleurs toutes les mères lui avaient retiré leur enfant. Elle se consacrait depuis au secrétariat de l’entreprise Desmarty. Pour échapper aux regards, aux murmures de celles qui étaient ses amies, avant, elle sortait le moins souvent possible. Avait-elle le mauvais œil, était-elle une sorcière ? Elle croyait à ces histoires ni plus ni moins que les autres ; elle avait enfoui ces doutes dans un recoin de sa conscience, et vivait avec. Et voilà qu’en quelques jours, la blessure se rouvrait : le coup de téléphone de la semaine précédente, qui réveillait sa vieille angoisse ; et maintenant l’irruption de cette petite fille qui lui rappelait tellement l’autre enfant… Jean-Luc avait su la décider, ou plutôt, elle s’était décidée, en lisant tant d’espérance dans son regard. Ils avaient tous deux pensé la même chose : l’apparition de Clémentine était un signal. Ça ne la rassurait pas.
À l’arrivée de la télécabine, un chemin aménagé montait en pente douce jusqu’au sommet du Puy Fier. Là, une table d’orientation permettait aux promeneurs de mettre un nom sur les sommets, forêts, lacs, villages qui s’offraient à leurs regards, en un panorama à 360 degrés. Stéphanie et Vincent s’y trouvèrent seuls quelques minutes. Ils restèrent silencieux. Une émotion, un sentiment de plénitude les saisissait devant toute cette nature. C’était un mystérieux assemblage de sommets, vieux cratères usés jadis surgis des entrailles de la Terre, de sombres tapis de forêts, de lacs circulaires, vestiges de volcans effondrés, et de prairies où les hommes avaient mis leurs troupeaux, de villages où ils avaient mis leurs familles, se faisant les plus petits possible pour se faire accepter par cette terre rude, mais dont ils vivaient. La vue s’étendait bien au-delà du col de la Croix Saint-Victor, jusqu’à la chaine des monts Froids, à un département de là. L’horizon s’estompait dans une brume de chaleur, quelques fins nuages blancs s’effilochaient dans un ciel d’azur, une légère brise rafraichissait l’air. On n’entendait que le lointain ronronnement de la télécabine, et de temps à autre, le tintement clair des sonnailles de troupeaux dispersés sur la montagne. On aurait pu rester là toujours, juste à goûter l’instant, jusqu’au vertige… Stéphanie retomba sur terre la première, dans un soupir : — Bon, si on veut faire toute la balade, avec tout ce qu’on nous a indiqué, il faut qu’on y aille ! — C’est par là, le chemin passe de l’autre côté et mène à la bergerie de Pessade. Après ça descend jusqu’à Fierre. — On prendra notre goûter à la bergerie, j’espère que les éclairs n’auront pas souffert. J’ai l’impression qu’elle ne s’est pas trop cassé la tête, la boulangère, elle nous a proposé ce qui lui tombait sous la main pour nous expédier… Le sentier, une trace dans l’herbage, descendait en pente douce et régulière, décrivant une large courbe jusque sur le versant opposé. Les randonneurs franchissaient d’un pas des ruisselets à l’eau transparente et chantante, partout des bouquets d’un jaune ou d’un rose éclatant sur la verdure de l’herbe accrochaient leurs regards. À savourer ces moments, ils ne virent pas le temps passer. Au détour d’un à-pic rocheux, ils s’aperçurent que l’heure de la collation approchait. Dans un creux de terrain baigné de lumière, plusieurs bâtisses se serraient l’une contre l’autre : la bergerie de Pessade. Ils s’installèrent sur un banc de pierre, face au seul bâtiment qui semblait entretenu. Ils n’étaient pas seuls : à la porte de ce bâtiment, assis sur un tabouret, droit comme un i, un vieil homme dégustait dans un verre de cuisine une boisson ambrée en les observant, avec bienveillance, leur sembla-t-il. Ils lui adressèrent un sourire timide. Lui, leva son verre en leur direction et but une gorgée, puis se dressa et rentra dans la bergerie. Stéphanie sortit les éclairs – ils n’avaient pas souffert – et trouva sa gourde. À cet instant le vieux berger ressortit, son verre dans la main droite, deux verres propres dans la gauche et sous le bras une bouteille de son breuvage… Il vint se planter devant eux, un demi-sourire aux lèvres : — Soif ? C’est une bière d’ici, avec une liqueur d’ici aussi, à la pomme et aux châtaignes. C’est moi qui l’ai préparée. La voix était nette, grave, agrémentée de l’accent local, trainant sur les nasales. Ils n’osèrent pas refuser. La boisson s’avéra délicieuse, mais ils déclinèrent poliment une deuxième tournée : ils avaient encore du chemin à faire… Le vieil homme expliqua qu’il montait deux-trois fois la semaine en saison, aider son fils qui gardait les bêtes. Ça lui faisait passer un moment. — Vous n’êtes pas d’ici ? poursuivit-il. — Non, nous passons deux semaines à Fierre, répondit Vincent, et nous découvrons votre région. C’est magnifique ! — Vous faites du camping ? — On a pris une location, chez M. et Mme Desmarty, si vous connaissez. Avec un bébé ça nous paraissait compliqué de camper. — Sûr que je les connais, j’ai un petit-fils qui travaille à la menuiserie ! Et qu’est-ce que vous avez fait de votre bébé, pour l’heure ? — C’est Madame Desmarty qui nous la garde cet après-midi. Elle nous a dit qu’elle avait été nourrice, alors on n’a pas hésité. Le visage du vieil homme se ferma ; soudain silencieux, il prit son temps pour vider son verre, le regard lointain. Puis il se remit à poser des questions : c’est Madeleine qui vous l’a proposé ? Vous en avez parlé à quelqu’un ? Personne ne vous a rien dit ? Il finit par marmonner, comme pour lui-même, en haussant les épaules : — Après tout… on sait jamais… les gens sont méchants des fois… Décontenancés, Vincent et Stéphanie s’étaient levés, lui tendaient leurs verres vides. — Qu’est-ce qu’on aurait dû nous dire, d’après vous ? demanda Stéphanie. — Rien, rien… Vous n’êtes pas d’ici, c’est bien ! Disant cela, il retourna à sa porte, leur souhaita une bonne suite de promenade, et referma sur lui. Les promeneurs ramassèrent leurs éclairs ; Stéphanie déclara qu’ils seraient encore bons le soir.
En milieu d’après-midi, Clémentine se réveilla, s’agita. Madeleine lui parla, chantonna doucement, la prit dans ses bras. Les mots, les gestes d’autrefois revenaient naturellement. Clémentine écoutait cette nouvelle voix, sentait cette nouvelle odeur. Elle but son biberon, se laissa changer et se rendormit. Madeleine se rassit sur la chaise et replongea dans sa veille attentive et songeuse. « Tout va bien, se dit-elle… je vais bien… il le faut… » L’autre fois, avec l’autre bébé, que s’était-il passé ? Elle se demandait ce qui s’était effacé de sa mémoire.
Vincent et Stéphanie marchaient en silence. Ils avaient retrouvé le versant surplombant Fierre, qu’ils apercevaient dans la vallée. À l’entrée de la forêt, ils firent halte devant la source de Font Salée, dont l’eau guérissait diverses misères du corps et de l’âme. — Tu n’as rien remarqué à la boulangerie ? demanda soudain Vincent, suivant le cours de pensées qui ne l’avaient pas lâché depuis la bergerie. -... Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ? — Rien, je dois me tromper. — Mais dis-moi si tu as remarqué quelque chose ! — Non, c’est juste qu’il m’a semblé que ça étonnait la boulangère que Mme Desmarty garde Clémentine… fit Vincent, devinant au ton de sa femme qu’elle avait remarqué aussi. Stéphanie demanda l’heure à Vincent, et ils repartirent. Leur marche était plus rapide depuis leur départ de la bergerie. Ils rejoignirent un chemin plus large qui les mena au lac du Peyssat. Enserrées dans la forêt, ses eaux exceptionnellement profondes paraissaient noires en son milieu. Le chemin donnait sur une petite plage de sable gris, une buvette avec terrasse et quatre pédalos… Des familles profitaient de la fraicheur bienfaisante de l’endroit, les enfants barbotaient en piaillant. Ils auraient eu le temps de faire le tour du lac. Mais les paroles du vieux berger, le trouble de la boulangère, et aussi les insinuations concernant Mme Desmarty, surprises au supermarché, tout cela leur trottait dans la tête… Vincent regarda encore sa montre, Stéphanie lui redemanda l’heure, et ils reprirent leur descente vers Fierre.
L’après-midi avançait ; Madeleine fixait toujours Clémentine. Bientôt, en bas, les ouvriers s’en iraient, Jean-Luc remonterait. Elle devait se décider maintenant… Elle se leva, jeta un coup d’œil à la fenêtre, puis dans le couloir. L’enfant ne bougeait pas, son petit visage rose était l’image même de la sérénité. L’enfant ne bougeait pas, et des idées folles tournaient dans la tête endolorie et fatiguée de Madeleine.
Vincent et Stéphanie croisaient maintenant quelques promeneurs dans la forêt. Le chemin remontait vers la chapelle de Saint Paul des Roches, qui méritait un détour, selon leur guide, et aussi M. Desmarty. Après, c’était la descente finale sur Fierre. Mais Vincent avait montré à Stéphanie sur leur carte un sentier – en pointillés – qui filait droit sur la vallée, avant la chapelle. Ils arrivaient justement à la bifurcation. — C’est par là, ton raccourci ? demanda Stéphanie. — Ça doit être ça, oui. — On essaierait bien, je commence à en avoir plein les pattes ! — Et moi je commence à avoir faim, appuya Vincent… Ils s’enfoncèrent d’un pas décidé dans les sous-bois. — J’espère que tout se passe bien avec Clémentine, ajouta Stéphanie, comme pour elle-même, mais assez fort pour être entendue de Vincent derrière elle. La descente, plus raide, s’avérait malaisée, sur un sentier bosselé de grosses pierres arrondies. Stéphanie finit par trébucher, faillit se tordre la cheville mais parvint à se rétablir. — Doucement, du calme, on va arriver à se blesser ! s’énerva Vincent. Il passa devant et repartit de plus belle.
L’atelier fermé, Jean-Luc Desmarty remonta. Personne… Dans la chambre, sur le lit, le couffin était vide. Il s’approcha de la fenêtre, scruta le jardin. Personne. Une vague d’images, de cris du passé le submergea. C’était absurde, pourquoi tout ça recommencerait ? Il ne le supporterait pas. Une auto se gara le long du trottoir : les Galtieri. « Déjà ! » se dit Jean-Luc. Il fallut descendre, ouvrir la porte, se forcer à sourire. — Déjà de retour ! Il est encore tôt, non ? prononça-t-il avec peine. Pas tant que ça, trouvaient les jeunes parents. Tendue, Stéphanie ne releva pas et demanda : — Ça s’est bien passé avec Clémentine ? — Très bien. Là, elles ne sont pas dans la maison, Madeleine a dû l’emmener en promenade… Le cœur de Stéphanie fit des bonds. Un silence glacial s’installa. Vincent, d’une voix qu’il tentait de contrôler, intervint : — Tout va bien, Monsieur Desmarty ? Où est votre femme ? Où est Clémentine ? Jean-Luc fit quelques pas devant la maison, au hasard, s’apprêtant à appeler Madeleine, au jardin, dans la rue… Stéphanie s’agrippa au bras de Vincent. Celui-ci, incapable de se maîtriser plus longtemps, se dégagea, marcha sur Jean-Luc, levant la main pour l’attraper au col de sa chemise. Son geste resta suspendu au son d’une comptine fredonnée d’une voix douce, provenant d’une ruelle qui longeait le jardin. Tout le monde se tut. Madeleine parut, avançant à petits pas, Clémentine dans ses bras. L’enfant, son visage tourné vers celui de la dame, écoutait. La nourrice salua la compagnie médusée d’un « déjà ! » déçu et résigné. Pas fiers de leurs soupçons et de leur inquiétude absurdes, Vincent et Stéphanie échangèrent un regard qui en disait long sur leur soulagement… Jean-Luc, qui revivait, les invita à rentrer un instant. Madeleine rendit compte du déroulement de l’après-midi de Clémentine, puis se tut, semblant hésiter à ajouter quelque chose. Stéphanie voulut prendre congé, dit qu’elle ne savait comment remercier Madeleine. Celle-ci déclara alors, un peu solennellement, et timidement : — C’est moi qui vous remercie… Il y a une chose que j’aurais dû vous dire. (Elle prit une inspiration.) Si j’ai arrêté d’exercer il y a quinze ans, c’est qu’un bébé est mort ici, chez moi… Sa voix tremblait, Jean-Luc lui prit la main. Elle mit sa main sur sa bouche, fit un effort pour garder les yeux secs. Et elle réussit à dire enfin ce qui la hantait depuis si longtemps : le corps inerte d’un bébé dans son berceau, elle qui appelle son mari avant de sombrer dans une torpeur glacée, Jean-Luc parlant d’une voix blanche au téléphone, le docteur, les gendarmes qui posent des questions, elle incapable de répondre… et cette jeune mère, assise par terre, son bébé mort dans les bras, hurlant, la tête renversée en arrière, la maudissant de toute la force de sa douleur, elle, Madeleine. — Le médecin a dit que ça arrivait parfois, poursuivit-elle, on appelle ça maintenant la mort subite du nourrisson, je crois. Mais à l’époque il y a eu enquête, les gendarmes, une autopsie du bébé… Et pendant ce temps, les rumeurs… — Il faut dire, intervint M. Desmarty, que certains qu’on croyait nos amis n’ont pas été… corrects ! Ses poings se serraient machinalement, des poings d’ouvrier qu’il valait sans doute mieux éviter par temps agité. — Je crois bien qu’il n’y a que le docteur Chantrève qui nous soutenait, reprit Madeleine. Les gendarmes ne pouvaient rien dire pendant la durée de l’enquête, j’ai été interrogée le premier jour, puis les parents, puis il a fallu attendre les résultats de l’autopsie. Pendant ce temps, pour beaucoup, je suis devenue une sorcière, ou une pestiférée, ou… une meurtrière. Jean-Luc m’a sauvée, il s’est fâché avec plein de monde pour me défendre. Stupéfaits, Vincent et Stéphanie ne savaient que dire. Conscients de ne pas pouvoir comprendre vraiment l’existence de ce couple depuis le drame, ils réalisaient néanmoins combien la vie pouvait parfois réserver de cruautés. Dans son couffin, Clémentine observait le plafond en agitant bras et jambes. Madeleine se pencha vers elle et murmura : — Merci à toi aussi, Clémentine, tu ne sauras jamais le bien que tu m’as fait… Stéphanie se leva, souriante, les yeux humides. M. Desmarty en fit autant, se détournant pour s’éponger le front et les yeux avec son gros mouchoir de tissu. Les deux femmes s’embrassèrent. Raccompagnant le jeune couple, Jean-Luc leur confia son soulagement : leur fils les avait appelés la semaine dernière pour leur annoncer qu’il attendait un enfant, le premier, et ça avait réveillé les angoisses de sa femme. Elle avait peur de ne pas bien se comporter avec ses petits-enfants. — Mais maintenant, elle sait qu’elle sera une bonne mamie, finit-il, la voix tremblante et du bonheur dans les yeux.
— Quelle histoire ! dit Vincent dans un soupir, en démarrant. — Oui… répondit Stéphanie, songeuse. — Qu’est-ce qu’on aurait fait si elle nous l’avait dit tout de suite ? émit Vincent d’un ton hésitant. — Comment ça, qu’est-ce qu’on aurait fait ? Stéphanie devait s’avouer que la question l’embarrassait plus qu’elle n’aurait voulu. Elle reprit néanmoins : — On lui aurait laissé Clémentine, bien sûr. Mort subite du nourrisson, elle n’y était pour rien, la pauvre ! Au fond, c’est mieux qu’elle n’ait rien dit, conclut-elle après réflexion. — D’accord avec toi. Ça nous aurait pourri notre balade, on peut pas dire le contraire… Quoique, je n’en ai pas assez profité. La boulangère, avec son drôle d’air, et puis le vieux à la bergerie… — Moi aussi ça m’a tracassé, en plus je la trouvais bizarre, Madeleine (le prénom lui vint naturellement). — Ouais, reprit Vincent, un petit sourire en coin, t’as eu la trouille, j’ai bien vu, après le petit vieux de la montagne ! — N’importe quoi ! C’est toi qui fonçais dans la descente ! T’as cru que c’était une sorcière, Madeleine, à force de lire ton bouquin sur la région, qui raconte ces vieilles âneries… Elle démarrait au quart de tour, Stéphanie, et Vincent adorait la faire marcher. La chamaillerie finirait par un sourire, au moins. Le soir, ils dégustèrent enfin leurs éclairs au chocolat. La conversation revint sur l’évènement de la journée : — Ils ont vraiment dû en baver, les Desmarty… dit Vincent. — C’est sûr que je n’aurais pas aimé être à la place de Madeleine ! répondit Stéphanie. Le pire, bien sûr, c’est la mort du bébé, mais en plus, voir tes amies te tourner le dos et finir par te sentir coupable… — Au fond, le vieux berger nous a flanqué la trouille, mais il était du côté de Madeleine… — En tout cas ils s’aiment, les Desmarty. J’aimerais bien qu’on soit comme eux dans trente ans ! conclut Stéphanie. Elle se pencha par-dessus de la table en souriant et déposa un baiser sur les lèvres de son chéri.
La fin des vacances arriva. Les Galtieri invitèrent les Desmarty à prendre l’apéritif. On ne revint pas sur le malheur de Madeleine, qui, détendue et souriante, prit Clémentine dans ses bras ; l’enfant la reconnut et lui sourit. Vincent et Stéphanie parlèrent de revenir l’année suivante. On se quitta en se disant que Clémentine ferait peut-être la connaissance du petit-fils ou la petite-fille de Jean-Luc et Madeleine.
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|  | | ghislaine *****

Messages : 13106 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 29 Jan - 20:50 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 30 Jan - 9:30 | |
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|  | | Adelette Admin

Messages : 71973 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 30 Jan - 9:45 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5824 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 30 Jan - 16:14 | |
| L'historiette du jour : Passage à l'acte de Danielle GodardJe t’ai tué Alex, à 23 h 47 très précisément j’ai mis à exécution le plan que j’échafaudais patiemment depuis des mois. L’employé de la pharmacie n’a pas fait de difficulté quand je lui ai tendu l’ordonnance. Il me connait bien et ce n’est pas la première fois que je me réapprovisionne en tranquillisants par son intermédiaire. Cela fait presque un an que je suis sous calmants. Cela t’étonne ? Il est vrai que nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de parler de mes états d’âme, ces derniers temps, pourtant, sache-le, je vais mal, je suis à bout. « Dépression », a diagnostiqué le médecin, avant d’ajouter : « Vous devriez faire un break ». Je me suis contentée d’acquiescer, sans rien trouver à lui répondre. Comme la plupart des gens, il croit que je suis secrétaire. Ta secrétaire. La planète toute entière doit se dire que j’ai de la chance de travailler pour un écrivain renommé. Pour le grand Alex Deverne, trente-cinq ans à peine et déjà cinq romans à son actif. C’est bien simple, tu sors un livre par an et chacun d’eux se vend comme des petits pains. Je devrais être heureuse, mais je suis fatiguée. - Lire la suite:
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Depuis longtemps déjà, ma vie n’a plus de sens. Je n’existe que pour et à travers toi. Je te donne beaucoup, et toi, tu prends tout, sans contrepartie. Tu réclames, tu exiges, tu planifies et organises ma vie, et moi je te laisse faire, trop contente de partager ton intimité. Patiente, dévouée, naïve, reconnaissante de ces quelques plages de temps que tu veux bien m’accorder sous le prétexte d’un travail en commun où je suis la seule à m’investir vraiment. J’ai pensé bien innocemment qu’en vivant à tes côtés, tu finirais par ouvrir les yeux sur moi, Chloé Pontoise, une femme presque quadragénaire, pas très sûre d’elle, pas assez poupée Barbie pour te séduire, pour te prendre dans ses filets. Je me suis dit qu’avec le temps les choses pouvaient changer, que tu finirais par ressentir tout l’amour que tu m’inspirais, mais toi, tu ne voyais que mon esprit, tu me trouvais brillante, tu prononçais parfois le mot talent, j’aimais bien entendre ce mot de ta bouche, c’était pour moi le plus doux des compliments, d’ailleurs tu avais été le premier à l’employer à mon égard : « Tu as du talent Chloé… » Tu appréciais l’humour, très noir, qui émanait de mes écrits. D’après toi, mon imagination n’avait pas de limites. Tu répétais souvent que nous étions pareils. Pareils… Quand tu parlais de moi ainsi, j’étais aux anges. Bien avant notre rencontre déjà, mais aussi grâce à toi, j’avais pris conscience de cette facilité que j’avais à imaginer et raconter toutes sortes d’histoires, étranges ou réalistes. Lorsque j’acceptais la confrontation avec la page blanche, tout devenait possible. Les mots s’affolaient sur le papier, au fil des pages des histoires prenaient vie, des personnages s’animaient. Assise devant ma feuille, j’avais le pouvoir de m’évader, d’échapper à la réalité. Tu ne manquais jamais de me complimenter… sur mes écrits. Au début, cela me contentait, me flattait même, car je me sentais la détentrice de quelque chose d’infiniment rare, d’une espèce de don qui faisait de moi quelqu’un de riche intérieurement, quelqu’un de différent. Me dire que j’étais capable d’écrire m’apportait la sérénité. Je n’avais pas la beauté superficielle des filles que tu fréquentais, mais je possédais d’autres atouts qui pouvaient à tes yeux me rendre aussi attrayante que ces gravures de mode, qui après une première invitation chez toi terminaient généralement la soirée dans ton lit. Pour que tout le monde comprenne bien pourquoi j’en suis arrivée là, il faut que je précise que tu es très séduisant, parfois tu me disais douter de toi, de ton charme. Je passais mon temps à te rassurer. Souviens-toi de notre premier rendez-vous. Pendant toute la soirée, je n’avais pu me défaire de ton regard, de tes yeux clairs, si ensorcelants. Je ne t’avais pas caché que tu me plaisais, je t’ai même dit que je te trouvais très attirant, oui c’est vrai j’ai employé ce qualificatif : attirant, sans fausse pudeur, car pour moi cela ne faisait aucun doute : tu étais un bel homme. On m’a souvent reproché une certaine naïveté, peut-être aurais-je dû faire preuve d’un peu plus de prudence, rester davantage sur la défensive, me monter froide et indifférente, mais ça avait été plus fort que moi, du début à la fin de notre rendez-vous, je t’avais souri. Que veux-tu, je suis incapable de dissimuler ce que je ressens face à un homme qui me plait. Ceux qui jusqu’alors avaient croisé ma route étaient plutôt insignifiants, intellectuellement, ou physiquement. Toi, tu me semblais quelqu’un d’infiniment intéressant, et passionné. Tu semblais posséder les qualités essentielles qu’une femme recherche chez un homme : romantisme, sensibilité, humour, sensualité, pour n’en citer que quelques-unes, avec en plus de larges épaules, une mèche un peu rebelle qui balayait ton front, un visage d’ange. On devinait en toi une force et en même temps une fragilité qui ne pouvaient qu’émouvoir. Après quarante ans d’existence, j’avais le sentiment d’être enfin aux côtés de quelqu’un qui me comprenait, qui m’appréciait à ma juste valeur. J’aurais dû me monter plus méfiante, avec le temps, j’ai appris à te connaitre : tu es un beau parleur : séduire est pour toi un art dont tu uses et abuses en toute occasion. Convaincre les autres, s’exprimer devant un auditoire n’a jamais présenté pour toi la moindre difficulté. Après des années passées à tes côtés, je devrais plutôt dire dans ton ombre, j’ai fini par déchanter. Peu à peu, je me suis aigrie, je me suis mise à détester ces fans béates et hystériques, qui t’assènent, sans se douter qu’elles te font du mal : « Vous en avez de la chance de travailler pour Alex Deverne ! » Elles emploient le « pour » à dessein, parce que travailler « avec » toi est à leurs yeux inconcevable, une fille aussi insignifiante que moi ne peut être employée qu’à des tâches subalternes. On ne l’imagine pas créant, proposant, argumentant d’égale à égal avec le grand maître. Elles doivent se dire : « Mesure-t-elle la chance qu’elle a de respirer le même air que lui, de partager son quotidien, d’être la confidente de ses états d’âme ? Elle est tout le contraire de lui : terne, insignifiante, plus vraiment jeune. » J’ai pensé qu’au fil du temps je deviendrais pour toi une espèce de muse, je suis juste celle qui assoit et conforte ta réussite. Grâce à moi tu es célèbre dans le monde entier. Moi je reste une anonyme parmi d’autres anonymes. Je n’existe qu’aux yeux de mes proches. Parfois j’ai même la sensation de ne pas exister du tout. J’ai toujours imaginé pour moi une vie simple, créative, remplie de rêves inaccessibles qu’on ne réalisera peut-être jamais, faute de temps ou de moyens. Toi tu n’as plus de rêves : l’argent te permet tout. Ce soir, j’étais presque soulagée de me retrouver enfin seule avec moi-même, loin de ce monde futile pour lequel tu ne taris pas d’éloges. J’ai allumé la radio, et je suis tombée, ce n’était pas la première fois, sur une chanson de Maurane qui semblait le résumé exact de mon existence avec toi. Le refrain disait : « J’ai tout faux, tout faux, toujours avec toi… » En acceptant d’écrire pour toi, j’avais perdu ma raison d’être, renoncé à ma dignité. Je m’étais dépossédée de ce que j’avais de plus précieux, et tu ne m’en étais même pas reconnaissant. J’ai fermé la porte de mon appartement à double tour. J’avais imaginé longtemps ce moment, j’avais tout mis soigneusement au point. Pas de lettre, de message expliquant mon geste. Ce n’était pas nécessaire. De toute façon, qui pouvait comprendre ce que je ressentais ? La foule de tes admirateurs avait perdu toute objectivité. Pour elle, je n’étais qu’une privilégiée, insatisfaite de sa condition. Je n’ai donc rien expliqué, rien justifié. Sciemment. Par cet acte désespéré, je m’adressais à toi, tout simplement. Je te criais ma révolte, mon désespoir d’être piégée dans cette mascarade sans possibilité de retour. Je me moquais de la gloire autant que de l’argent, il m’était juste insupportable de penser que tu avais profité de moi. Tu m’avais bernée et ensemble, nous avions berné les autres. Nous deux seuls savions que ces best-sellers que tu défendais si âprement dans les médias étaient le fruit de mon travail. Je les avais rédigés sans l’ombre d’une participation, d’une suggestion de ta part. Tu me faisais, disais-tu, entièrement confiance, en fait tu te reposais entièrement sur mon talent pour assurer ta notoriété. J’ai fini par trouver tout cela injuste, frustrant, déplacé. Alors j’ai décidé que tout cela devait s’arrêter. Après tout, cela ne dépendait que de moi. Il n’appartenait qu’à moi de prendre cette décision, de mettre fin à cette supercherie que nous avions orchestrée ensemble. Tout à l’heure, je me suis installée devant mon ordinateur. Méthodiquement, j’ai effacé toute trace du manuscrit sur lequel je travaille depuis des mois. La machine, à chaque fois, me demandait de confirmer la suppression des fichiers, ce que j’ai fait, sans la moindre hésitation. Ce livre aurait été ton meilleur roman, j’ai pris le temps d’en relire quelques passages, juste pour m’assurer que j’avais du talent, et que le succès de mes romans n’était pas dû qu’à ton seul charisme. Effectivement, j’étais douée. J’aurais pu devenir quelqu’un. Mais il était trop tard. J’avais pour habitude de ne rien laisser filtrer de mes manuscrits avant qu’ils ne soient complètement terminés. Toi-même, tu ne savais pas grand-chose des sujets que j’abordais. De ce livre qui aurait couronné une carrière en pleine ascension, j’ai effacé toute trace. En dehors de moi, personne ne pouvait soupçonner qu’il avait un jour existé. Je pouvais à présent passer à la deuxième partie de mon plan. Quelques heures plus tôt, l’employé de la pharmacie m’avait fourni bien innocemment l’arme du crime, arme que je m’étais résolue à utiliser, histoire de ne pas replonger, car j’aurais replongé, forcément. Avec sa complicité involontaire, je t’ai tué, Alex, à 23 h 47 très précisément j’ai supprimé l’écrivain le plus brillant de sa génération en avalant un tube de tranquillisants. Les yeux rivés au plafond de ma chambre, j’ai attendu patiemment que les comprimés fassent leur effet, mais c’était un peu comme ces soirs annonciateurs d’insomnie : on a beau fermer les yeux pour tenter de trouver le sommeil, il est aux abonnés absents. Après un temps indéfini, la sonnerie du téléphone a déchiré le silence. Je me suis précipitée sur le combiné, à portée de main : « Alex ? » On ne se débarrasse pas comme ça de ses vieux réflexes. Mais ce n’était pas toi. À moins d’être médium ou d’avoir suivi des cours accélérés de psychologie, comment aurais-tu pu deviner ce que j’étais en train de faire ? J’ai dit « Allo », un peu timidement. À l’autre bout du fil, une voix masculine a répondu. Pas la tienne, pas non plus celle d’un inconnu, même si j’avais du mal à mettre un visage sur cette voix. Mon interlocuteur s’est excusé d’appeler à une heure aussi tardive. Il a ajouté : — Nous nous sommes vus ce matin, vous vous souvenez, le pharmacien ? Bien sûr que je me souvenais. À chaque fois que j’achetais des médicaments, c’était presque toujours à lui que j’avais à faire, mais j’étais tellement obnubilée par toi qu’un éléphant aurait pu être de l’autre côté du comptoir, je n’aurais pas fait la différence. En y repensant, il était moins repoussant qu’un pachyderme, et tellement plus altruiste que toi. Ce matin, il avait compris ma volonté d’en finir et il appelait pour tenter de me convaincre que la vie valait la peine d’être vécue, m’avouer peut-être aussi qu’il était secrètement amoureux de moi depuis le jour où j’avais franchi pour la première fois le seuil de sa pharmacie. J’ai senti l’espoir qui refaisait surface au fond de moi. Il suffit parfois de très peu de choses. Il a poursuivi : — J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir utilisé le registre de la pharmacie pour obtenir vos coordonnées ? Je l’ai rassuré : — Bien sûr que non… Comment aurais-je pu en vouloir à cet homme d’essayer de me sauver la vie ? Intérieurement, je l’encourageais à poursuivre. — En fait, c’est un peu délicat… « Dites toujours », pensais-je. Après un temps d’hésitation, il se lança : — Une collègue de la pharmacie m’a dit que vous travailliez pour Alex Deverne… Il crut bon de me préciser qu’il avait lu tous tes livres, sans exception, et qu’il les avait adorés. Notre imposture me collait à la peau, elle me poursuivait jusque dans ma chambre. Dans le creux de mon oreille, la voix me ramena à cette triste réalité qui était la mienne : — Vous êtes toujours là ? « Plus pour longtemps », me dis-je. Avant d’ajouter : — Je suis un de ses plus fervents admirateurs et je me demandais si vous ne pourriez pas m’obtenir un autographe ?
Un silence pesant a fait suite à la requête de mon interlocuteur. Définitif. J’ai raccroché le combiné avant de composer le numéro des urgences. Puis en attendant l’arrivée des secours, je me suis installée devant mon clavier pour commencer le premier chapitre de ma nouvelle vie d’écrivain. Sans toi. Je n’avais plus une minute à perdre.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour  | |
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