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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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vevette17 *****

Messages : 1834 Date d'inscription : 10/03/2020 Age : 49 Localisation : charente maritime
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 14 Déc - 19:20 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 15 Déc - 6:49 | |
| L'historiette du jour : Le piano de Marine DraillarAussi loin qu’il se le rappelle, Monsieur Durand avait toujours été pauvre. Il était né dans la pauvreté et n’avait jamais réussi à en sortir. Il avait passé sa vie entière à essayer de changer cela sans jamais y parvenir. Arrivé au crépuscule de sa vie, il avait fini par se faire une raison. La richesse n’était pas pour lui. Ce qui lui faisait le plus de peine, et qui le réveillait parfois la nuit, c’était le souvenir d’une vieille promesse qu’il avait faite à sa femme. Il lui avait promis le jour de leur mariage qu’elle ne manquerait jamais de rien et qu’il lui offrirait les plus belles choses. Cette promesse, il n’avait pu la tenir, mais jamais elle ne lui reprocha quoi que ce soit. Elle avait toujours eu tout ce qu’elle désirait, à savoir l’amour, la santé et un toit sur la tête. Elle était comblée de bonheur depuis ce jour de printemps où dans la petite église de son village natal, ils s’étaient dit oui. Mais ça, Monsieur Durand l’ignorait, et il l’ignora jusqu’à sa mort. - Lire la suite:
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Un jour de novembre, pluvieux et froid, alors que le vieil homme se promenait en ville, quelque chose attira son regard. Il s’arrêta net de marcher, ce qui contraria plusieurs personnes qui arrivaient derrière lui. Mais il n’y prêta aucune attention, car celle-ci était entièrement accaparée par ce qu’il avait devant les yeux. Il s’était arrêté devant une boutique d’antiquités. Dans la vitrine, on pouvait voir un magnifique piano en bois. Malgré les années, celui-ci était encore tout à fait présentable et il émanait de lui une élégance, qui plut immédiatement à Monsieur Durand. Sans hésiter, il franchit le seuil de la boutique, plus déterminé qu’il ne l’avait été ces dix dernières années. Le soir, quand Madame Durand rentra chez elle, une surprise l’attendait. Monsieur Durand avait passé le reste de la journée à tourner en rond, attendant impatiemment le retour de sa chère épouse. Quand celle-ci franchit le seuil de la maison, il se précipita dans l’entrée avec tant de force qu’il la heurta de plein fouet et la fit tomber à la renverse. Après maintes et maintes excuses, il l’entraîna dans le salon où trônait le piano. Sur les touches, il avait déposé un bouquet de roses rouges. La vieille dame se précipita sur le piano, attrapa le bouquet, le porta à son visage et en huma le délicat parfum. Elle se tourna vers son mari, les yeux remplis de larmes et sans le quitter des yeux, laissa danser ses doigts sur les touches. Le son qui émanait de l’instrument et qui se répandait dans la pièce était la plus belle mélodie, la plus douce musique qu’il leur avaient été permis d’entendre.
Les jours suivants, Madame Durand les passa à jouer. Mozart, Beethoven, Bach, Chopin, Debussy et bien d’autres faisaient désormais partie de leur quotidien. Monsieur Durand était comblé de bonheur. Il pouvait passer de longues heures à écouter sa femme jouer. Cette musique était si belle, si douce, si pure qu’elle semblait être jouée par un ange. Madame Durand faisait danser ses doigts sur les touches avec une aisance et une dextérité que son époux ne lui connaissait pas. Elle progressait de jour en jour. Plus les heures passaient, et plus son jeu s’améliorait, se perfectionnait.
Plus d’une semaine après l’achat du piano, au beau milieu de la nuit, toute la maison était plongée dans l’obscurité et le silence. Monsieur Durand dormait profondément, son corps se soulevait régulièrement au rythme de sa respiration. Soudain, brisant le silence nocturne, une musique forte résonna entre les murs de la maison. Le pauvre Monsieur Durand brutalement arraché à ses rêves se réveilla en sursaut, perdu et déboussolé. Il se tourna et chercha sa femme dans le lit, mais il était seul. Au salon, le piano jouait de plus en plus fort. Monsieur Durand jeta la couette et sortit de son lit aussi vite qu’il le pouvait, étant donné son âge. Il descendit l’escalier en titubant, pas encore tout à fait réveillé. Il alluma la lumière du salon en arrivant en bas de l’escalier et s’arrêta sur le seuil stupéfait. Sa femme, en chemise de nuit, les cheveux en désordre, jouait du piano. Mais elle n’en jouait pas comme d’habitude. Il n’y avait rien de pur, ni même de beau dans sa manière de jouer. Il y avait quelque chose de brutal et de violent dans sa façon de frapper les touches. Elle ne semblait pas avoir remarqué l’arrivée de son époux, ni même que celui-ci venait d’allumer la lumière. Comment pouvait-elle jouer du piano dans le noir ? se demanda Monsieur Durand. Mais il chassa cette pensée, il était fatigué et ne souhaitait qu’une chose, retourner se mettre au lit. — Anne, Anne ma chérie ? appela-t-il. Aucune réponse. Elle ne se retourna même pas. C’était comme si elle ne l’entendait pas. Il s’approcha, en soufflant d’impatience. Elle continua à jouer, malmenant les touches sans même un regard vers son mari. Celui-ci posa une main sur son épaule afin de lui manifester sa présence. Mais elle continua à jouer sans y prêter attention. Mais que lui arrive donc ? se demanda le vieil homme inquiet. Il secoua légèrement son épaule dans l’espoir d’attirer son attention, mais elle continua de jouer. Elle fait peut-être une crise de somnambulisme, s’interrogea-t-il. Bien sûr après toutes ces années de mariage, il s’en serait forcément rendu compte si son épouse était somnambule. A moins, que cela soit causé par la vieillesse, comme bien d’autres choses qui lui faisaient regretter ses jeunes années. Exaspéré par cette musique assourdissante, il poursuivit ses efforts pour réveiller son épouse. Il l’appela de plus en plus fort, allant jusqu’à crier, mais sa voix semblait bien faible comparée au piano. Après de longues minutes à essayer de la réveiller sans résultat, le vieil homme commençait à être à court d’idées. Il attrapa les mains de son épouse, essayant par la même occasion de l’empêcher de jouer. Sans même le regarder, elle lutta, cherchant désespérément à se défaire de son emprise. Elle étirait ses doigts, longs et fins jusqu’aux touches, comme si cela lui était vital. Il réussit néanmoins à lui maintenir les mains suffisamment longtemps pour qu’elle émerge de sa torpeur. Quand elle le regarda enfin, ses yeux étaient remplis de surprise, d’incompréhension et même de peur. Elle n’avait aucun souvenir de ce qui venait de se passer. Et c’est avec toutes les peines du monde qu’elle dût se rendre à l’évidence et croire sur parole ce que lui avait raconté son mari.
Il se passa plusieurs jours avant que Madame Durand ose retoucher au piano. Elle l’avait d’abord considéré avec méfiance, évitant de le regarder et de se retrouver à moins d’un mètre de lui. Le vieux couple n’avait plus reparlé de ce qui s’était passé cette nuit-là, depuis que Monsieur Durand avait raconté toute l’histoire à sa femme. Mais même s’ils n’en parlaient jamais, chacun d’eux y pensait très régulièrement. Le jour où Madame Durand se remit à jouer du piano fut comme une libération. Pour elle, mais aussi pour son époux qui commençait à regretter son achat impulsif. Bientôt la musique refit partie de leur vie et c’était comme s’il ne s’était rien passé. Chacun oublia, ce qui avait été qualifié de petite crise de somnambulisme. Madame Durand quittait parfois le piano à contrecœur et son époux devait insister pour qu’elle vienne se coucher, mais rien de comparable. Non, vraiment ce n’était pas comparable. Du moins, c’est ce que pensait Monsieur Durand jusqu’à cette fameuse journée de décembre. Monsieur et Madame Durand avaient passé la journée dehors, à arpenter les magasins de jouets, guidés par des listes écrites par leurs petits-enfants dans des couleurs criardes et avec quelques fautes d’orthographe attendrissantes. La journée avait été parfaite. Monsieur Durand se surprit plusieurs fois à observer sa femme du coin de l’œil, elle n’avait jamais été aussi belle, pensa-t-il. Ses cheveux blancs étaient impeccablement peignés, elle portait ses plus élégants vêtements et ses yeux bleus pétillaient. Il remarqua néanmoins qu’elle avait perdu un peu de poids. Pas grand-chose, mais suffisamment pour qu’il le remarque. Il ne s’en inquiétait pas outre mesure, avec les fêtes qui approchaient, elle reprendrait bien vite ses quelques kilos perdus. Il la soupçonnait même de les avoir perdus volontairement et cette coquetterie de sa femme l’amusa. Ce qui l’inquiétait davantage c’étaient les cernes qui s’étaient dessinés sous ses jolis yeux et qui contrastaient avec son teint de porcelaine. Il s’agissait là sans doute d’une fatigue passagère et il se promit de tout faire pour y remédier. À leur retour à la maison, ils avaient à peine franchi le seuil que Madame Durand se précipita sur le piano. Monsieur Durand, quoiqu’un peu étonné par l’attitude de sa femme, ne s’y intéressa que faiblement. Ce n’est que plus tard dans la soirée, alors que sa femme n’avait pas cessé de jouer depuis leur retour qu’il s’interrogea plus intensément. La musique avait pris une telle place dans leur quotidien qu’il ne la remarquait presque plus. Pourtant, elle était bien là, sa présence ne faisait que croître. Le piano connaissait peu de moments de repos désormais. Monsieur Durand s’approcha de son épouse et resta dans son dos à la regarder jouer comme il le faisait parfois. Elle se retourna vers lui et lui sourit. Encouragé par cette marque d’affection, il se rapprocha et prenant une chaise au passage, s’assit à côté de son épouse. Il regardait ses doigts voler de touche en touche, il n’avait jamais rien vu de pareil, sauf à la télévision peut-être. — Les pianistes professionnels n’ont rien à t’envier, dit-il sans quitter ses mains des yeux. Tu pourrais m’apprendre, je ne serai jamais aussi doué que toi, mais… Il approcha ses doigts tordus des touches, mais sa femme d’un geste l’arrêta. Elle ne parla pas, mais elle lui lança un regard si sombre et dur que ses beaux yeux bleus semblaient noirs à présent. Monsieur Durand était dans un tel état de surprise qu’il ne dit mot. Il se leva et sortit de la pièce, quand il eut franchi le seuil le piano recommença à jouer. Cependant, la musique n’était plus tout à fait la même, elle s’était durcie.
Monsieur Durand était un homme rationnel. Il n’avait jamais été très porté sur la religion et encore moins sur la superstition, mais il devait se rendre à l’évidence, quelque chose clochait avec ce piano. Le lendemain matin, il se rendit dans la boutique d’antiquités où il avait acheté le piano afin d’en apprendre plus. Bien sûr personne ne put le renseigner. Le piano avait atterri dans la boutique suite à un décès et c’était à peu près tout ce qu’ils savaient et étaient en mesure de lui dire. Monsieur Durand s’emporta contre les vendeurs, ce qui ne lui ressemblait pas, lui qui était d’un naturel si calme et doux. Le patron, attiré davantage par une opportunité que par le désarroi de ses employés et la colère du vieil homme, pointa le bout de son nez. Il proposa à Monsieur Durand de racheter le piano qu’il lui avait vendu, moins cher bien évidemment. Pour celui-ci, c’était le bouquet, il sortit de la boutique en trombe en claquant la porte derrière lui. Quand il rentra chez lui, c’est Mozart qui l’accueillit à la porte et pour la première fois depuis près de quarante ans de mariage, il hésita à faire demi-tour.
Les jours passant, l’apparence de Madame Durand se dégrada. La vieille dame, d’habitude si coquette se négligeait. Elle ne se coiffait plus, ne se maquillait plus, ne se parfumait plus et parfois ne s’habillait même plus. Elle restait des journées entières en chemise de nuit, les cheveux en bataille, à jouer du piano. Ces jours-là, elle allait jusqu’à refuser de s’alimenter ce qui avait entraîné la perte de nombreux autres kilos. Son mari était désemparé. Il avait tout essayé pour la faire manger, s’habiller, la divertir, mais rien de ce qu’il pouvait dire ou faire n’arrivait à diminuer cette obsession qui la liait au piano. Le vieil homme avait appelé le médecin de famille, qui avait d’abord paru dubitatif avant de parler de dépression. Le docteur resta sourd à toutes les insinuations plus ou moins subtiles que Monsieur Durand avait faites sur la responsabilité du piano dans le comportement de sa femme. C’est en pleurs qu’il avait fini par raccrocher le téléphone. Il serrait encore le combiné entre ses doigts quand une idée lui vint. Il se reprocha d’y penser, mais il éprouvait un tel sentiment d’impuissance qu’il ne voyait pas comment régler la situation autrement. Il se dirigea sur la pointe des pieds jusqu’au salon et ouvrit le tiroir du bureau avec autant de délicatesse que possible. Sa femme qui jouait du piano avec force et passion ne s’aperçut de rien. Il attrapa l’annuaire téléphonique et retourna dans la cuisine à pas de loup. Il repoussa la porte derrière lui et commença à feuilleter les pages jaunes. Quand il trouva ce qu’il cherchait, il composa le numéro d’une main tremblante. Il reconnut immédiatement la voix de celui qui décrocha, il pouvait imaginer son sourire satisfait et hypocrite. — C’est pour le piano, dit simplement Monsieur Durand, il ne prit pas la peine de se présenter. — Je suis toujours acheteur, en revanche, je ne pourrai pas le reprendre pour le prix… — Oui, je sais, le coupa-t-il passablement agacé. Vous me l’avez déjà dit. — Et ce que j’essaie de vous dire aujourd’hui, c’est que je ne peux le racheter pour le prix que je vous en ai donné l’autre jour à la boutique. Monsieur Durand donna un coup de poing dans les airs. Ce geste lui donnait peut-être un air ridicule, mais il le défoula suffisamment pour l’empêcher d’insulter son interlocuteur. — Combien ? Demanda-t-il au prix d’un grand effort. De l’autre côté du combiné, le patron de la boutique, sourit de toutes ses dents. Quand il raccrocha le téléphone, Monsieur Durand se sentit plus fatigué qu’il ne l’avait jamais été. Sa vieillesse lui paraissait maintenant si évidente, qu’il se demandait comment il faisait encore pour se mouvoir sans tomber en poussière. — Tu veux vendre mon piano, l’accusa une voix dans son dos. Monsieur Durand sursauta et se plaqua une main contre la poitrine. Il avait été si absorbé par sa conversation téléphonique, qu’il n’avait pas remarqué que le piano avait cessé de jouer. Sa femme, plutôt ce qu’il en restait, se tenait dans l’encadrement de la porte. Ses yeux lançaient des éclairs, ses lèvres retroussées laissaient apercevoir ses dents comme si elle était prête à se jeter sur lui pour le mordre. — Écoute chérie, je fais ça pour ton bien. Tu n’es plus la même depuis que je t’ai acheté ce piano… Je ne sais pas comment l’expliquer… Il est forcément possédé ou démoniaque. Il faut nous en débarrasser, oui il faut nous en débarrasser c’est la seule solution, la seule. Le pauvre homme suppliait sa femme du regard de comprendre. Mais elle était aveugle à ses prières muettes. — Jamais, jamais je ne me débarrasserais de ce piano ! hurla-t-elle. Furieuse, elle retourna jouer, frappant les touches avec force. Dans la cuisine, Monsieur Durand frissonna quand le piano se remit à jouer. Cette musique lui glaçait le sang, la chair de poule recouvrait ses maigres bras. Il n’avait jamais rien éprouvé de tel. Tout ce qu’il voulait c’est que ça s’arrête, ça devait s’arrêter. Il fouilla les tiroirs de la cuisine à la recherche de… il ne le savait pas lui-même, mais il était persuadé qu’il le reconnaîtrait quand il le verrait. Après avoir vidé le contenu de deux tiroirs entiers sur le sol, il posa la main sur le rouleau à pâtisser. Il s’en saisit et se précipita dans le salon où la musique était assourdissante. Sans prévenir il donna un puissant coup de rouleau à pâtisser sur les touches. Madame Durand plus furieuse qu’elle ne l’avait jamais été se jeta sur son mari. Elle lui griffa le visage, les bras, en essayant désespérément de s’emparer du rouleau. Elle l’insultait copieusement, le pauvre homme ne reconnaissait plus sa femme. Il la repoussa brutalement ce qui la fit chuter sur le sol. Il ne prit pas le temps de s’en émouvoir et frappa le piano de plus belle avec son arme improvisée. Sur l’instrument, les stigmates de cette agression commençaient à se dessiner. Madame Durand hurlait dans son coin comme une démente. Elle se releva et se jeta sur son époux de toutes ses forces, celui-ci perdit l’équilibre, il lâcha le rouleau à pâtisser sur le sol et se retint au piano pour ne pas tomber. Quand ses doigts heurtèrent les touches, les notes émises par le piano attirèrent son attention. Elles étaient si belles, si pures qu’il pensa qu’il n’y avait pas de plus beau son sur terre. Il s’assit alors face au piano et commença à jouer. Il n’avait jamais pris de cours de musique et pourtant, c’était comme s’il avait joué toute sa vie. Ses doigts dansaient sur les touches, comme guidés par la musique. Il n’arrivait pas à croire que c’était lui qui créait quelque chose d’aussi beau. S’il n’avait pas été si accaparé par la musique, il aurait sûrement pleuré devant tant de beauté. Soudain, deux autres mains se joignirent aux siennes. Ils jouaient à quatre mains, assis devant le piano, s’échangeant parfois des regards amoureux. Ils n’avaient jamais été aussi heureux qu’à ce moment précis. D’ailleurs, il n’y eut bientôt plus que ce moment. L’avant et l’après disparurent, tout ce qui les entourait disparût. Il n’y avait plus que la musique. Celle-ci continua plusieurs jours avant de s’arrêter, définitivement. Quand on retrouva Monsieur et Madame Durand, ceux-ci étaient morts, assis devant le piano, leurs mains posées sur les touches. Seule la mort avait pu les empêcher de jouer
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 15 Déc - 14:15 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 16 Déc - 8:00 | |
| L'historiette du jour : La fenêtre de mes émotions de AngélineLa table de verre était lisse. Lisse de toutes empreintes. Vierge de toutes traces. C’était avant que j’y appose mon doigt. Je me sentais exister de laisser cette trace de mon passage. Une joie toute silencieuse, douce et puérile m’envahit tandis que je contemplais l’empreinte. Quelqu’un avait rempli le vide, c’était moi et je me sentais ridicule. Mon empreinte disparut alors que la table s’éveillait. On appelait ça un Techno Cran. Il m’indiquait que ma pause touchait à sa fin. Pourtant, je restais un instant assise à réfléchir. Dans des moments brefs et soudains, il m’arrivait de penser que j’aurais pu aimer une tout autre vie que celle-ci. Je me demandais alors ce que je faisais assise là, dans un bureau couleur pêche, plus parfait que la table de verre propre. Mais lorsque quelques réponses venaient à mon esprit, une alarme douce retentissait signifiant qu’il était temps pour tous les employés de regagner leurs postes. - lire la suite:
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J’étais surveillante. Pas n’importe où, à Orya, dans la galerie d’art, la seule et l’unique survivante artistique de tout le pays. Ma ville était construite sur des ruines. Ruines abandonnées par des hommes en guerre. Des hommes morts que l’on rappelait souvent aux mémoires. Il n’était pas difficile de s’imaginer qu’après pareille bataille, qui avait détruit les trois quarts des continents, des chercheurs avaient décidé de trouver un remède à nos maux. Seulement la seule chose qui avait détruit ces hommes, c’était l’homme lui-même. Les scientifiques avaient donc fini par conclure que la meilleure façon de guérir l’humanité était de la protéger d’elle-même. Il fallait contrôler les émotions. Inventer et implanter le dispositif permettant de maîtriser les sentiments humains ne s’était pas fait du jour au lendemain, mais l’important était qu’aujourd’hui cela faisait trois générations que les cartes étaient installées et les résultats étaient significatifs : finies les guerres, les violences. Les cartes étaient introduites dans le système nerveux central dès la naissance. Elles se nommaient des Techno Sensibilité. Mais quelques fois, il y avait des ratés et je les contrôlais. Ça me plaisait. — Cassia, ta pause est terminée. Je sursautai en entendant la voix d’Andrew. Il me souriait poliment. Son uniforme rouge et noir soulignait son appartenance à la caste supérieure, la caste des patrons. Le mien était bleu et noir. Signe de mon appartenance aux surveillants. À Orya ce qui nous unissait c’était le travail, pas la famille ni les amis. Le travail était un besoin. Je repoussai mon siège qui grinça sur le carrelage et je me dirigeai droit vers ma salle de travail. Ce n’était qu’un enchevêtrement de galeries souterraines. Les murs étaient d’un blanc crépitant et toutes les portes devant lesquelles nous passions étaient de verre, propre. Nous étions ici comme des rats. Des rats qui veillent, qui guettent, qui attrapent. La salle de travail était la même que la salle de repos, à l’exception d’un mur. Tout au fond de la salle, sur ce mur lisse une fente se découpait, laissant la place d’y glisser deux yeux. La fente était cachée derrière un tableau. Personne ne savait que nous étions là, à chercher les émotions débordantes. Mes trois heures de surveillance se déroulèrent paisiblement. Ceux qui se présentaient ici faisaient partie de la population la plus aisée. Les individus donnaient l’impression de m’observer à travers le mur. Je scannais toutes ces personnes à l’aide d’un engin que nous avions nommé entre nous SensiContôle. Cet appareil avait l’apparence d’un revolver blanc, il contrôlait les puces. Lorsque la lumière qu’il affichait était bleue alors je savais qu’il n’y avait pas de problème, lorsque celle-ci devenait rouge, je devais en alerter mon supérieur, qui se trouvait être Andrew. L’alarme m’annonçant que j’avais terminé ma journée retentit. Je me levai, un peu comme les automates que j’avais plaisir à contempler sur les Techno Cran. On se redressait et on glissait un pied devant l’autre, sans un bruit, sans un froissement de tissu. Couloir de gauche, puis celui de droite, quelques autres surveillants prenaient la même direction que moi, celle des logements. Chaque classe sociale avait un type d’habitation, et chaque métier aussi. J’avais de la chance, les surveillants faisaient partie des mieux lotis. Mon logement se situait dans le quartier le plus proche du centre d’art Numerum. La rue pavée était bordée d’immeubles. Il s’agissait de petites constructions carrées et blanches, toutes semblables. Les arbres, petits et rabougris, se ratatinaient là. Ils étaient un semblant de nature dans une ville qui l’avait écrasée. Le soleil qui s’y reflétait me brûlait l’iris. J’aurais aimé une ville qui fasse moins ville. Mais la nature n’était plus. Je croisais quelques personnes marchant tête baissée. Elles avaient le regard accroché à leur Techno Cran de poche et je slalomais pour les éviter. Je débouchais très vite dans ma rue. Il y faisait plus sombre, les bâtiments étaient plus hauts. J’habitais au numéro 12 dans une maisonnette carrée qui ne contenait que quatre pièces. Ma voisine du 11 était une vieille dame. Le 13 abritait une famille que je n’avais croisée qu’une seule fois. Les numéros noirs défilaient sur les murs blancs. 12. Je présentais mon bras où était insérée ma clef d’identification. En entrant, je retirai mes chaussures et mes pieds s’enfoncèrent légèrement dans le tapis bleu ciel, faisant le bonheur de mes orteils. Je tournai à droite au fond du couloir, et j’accédai à la cuisine. Je me penchai au-dessus de la table pour présenter mon poignet à un écran noir qui se teinta d’une vive lueur blanche. Je commandais mon repas. Grâce à cet écran, j’avais accès à plusieurs menus, j’optai pour un repas sain et plutôt sobre, mais je n’oubliais pas de prendre un dessert. Je jetai un coup d’œil à la porte d’entrée, vérifiant qu’elle s’était automatiquement verrouillée. Plus tard dans la soirée lorsque je serai en train de manger les volets se fermeraient et les lumières s’allumeraient d’elles-mêmes. En attendant, je franchis la porte face à celle de la cuisine et je parvins dans ma salle de bain. Un immense miroir se dressait face à la porte offrant l’image d’une fille qui me contemplait. Elle avait des yeux ronds et légèrement en amande. Elle les avait comme grand ouverts admiratifs devant ce que lui offrait le monde. Son iris mordoré quand il captait les rayons du soleil, noir de nuit quand ceux-ci étaient absents. Ses yeux papillonnaient dans un unisson parfait. Ses cils s’abattaient délicatement et ses yeux continuaient d’observer ce qui l’entourait avec une curiosité toujours grandissante. Elle vous regardait toujours comme si elle voulait sonder votre âme. Elle captait les instants comme un appareil photo capte les images. Toujours avide de nouvelles choses à capturer, à embellir, à enlaidir. Ses yeux s’accordaient à son visage d’une rondeur enfantine. Elle était ce genre de personne dont on avait toujours peur qu’elle s’envole au moindre coup de vent, si fine, et pourtant c’était presque une géante. Ses yeux lui donnaient un air enfantin, boudeur et charmant qu’atténuait sa silhouette de jeune femme. Ils étaient confiants et naïfs, craintifs et innocents. Ses yeux c’était elle, c’étaient les fenêtres sombres qui ouvraient sur son âme. Je me détournai. Je laissai les vêtements glisser sur le sol et me faufilai sous les jets puissants et chauds qui s’écoulaient de la douche. Des filets de savon se déversaient, moussant sur mon corps avec la force de l’eau. Ma mère me faisait prendre des bains lorsque j’étais enfant. C’était avant qu’elle ne meure. Plus tard, quand j’eus grandi, l’école m’avait appris qu’elle faisait partie des défauts de la société, qu’ils n’avaient pu se résoudre à la laisser m’influencer. Elle avait guidé mon choix de métiers, du moins c’était à cause de ma peur d’être semblable à elle que j’avais choisi cette voie. L’eau se coupa et je laissai les souvenirs aller là où l’eau voudrait bien les emporter. Et les jours passèrent. Une suite de jours semblables, qui s’assemblaient pour former ma vie. Mais ce jour-là… Ce n’était pas la même suite de gestes. Parce qu’une seconde avait suffi. Un hasard, un imprévu suffisait à bouleverser une existence. J’avais entendu un bruit et j’avais simplement voulu savoir ce dont il s’agissait, j’avais détourné la tête. Une seconde. Je n’avais rien vu. Et puis, j’avais collé mon œil tout contre la paroi, quelqu’un était là. Un jeune homme. Pas plus d’une vingtaine d’années. D’un œil expert, j’examinais sa tenue. C’était un patron. Chemise blanche, pantalon en lin noir avec chaussure de smoking. Un patron qui prenait du bon temps. Il observa la toile. Les mains dans le dos, légèrement penchées vers l’avant. Ses yeux fixaient les miens. Comme s’il me voyait. Et il partit. Les mêmes gestes, les mêmes personnes, les mêmes tenues défilaient sous mes yeux. Pourtant ce n’étaient pas ces regards amorphes que je voulais croiser, ni ces lèvres fermées dans des rictus de dédain, ni ces sourcils froncés comme s’ils ne savaient comment se redresser au-dessus des pupilles grandes ouvertes pour paraître un tant soit peu intéressés. Et comme si le soupir que je poussais était un signal : il était là. Revenu et je ne l’avais pas vu arriver. Il regardait. Encore. Œil contre œil. Deux petits miroirs gris.
Je venais à penser qu’il aimait ce tableau. Parce qu’il revint tous les jours. À la même heure. Et aujourd’hui je l’avais vu arriver. Une démarche d’homme, de longues jambes. Sa chevelure me faisait penser à l’été. L’été des tableaux. Jaune soleil. Jaune sable. Jaune d’or. Oui c’est ça une lumière.
Après avoir passé en revue des centaines de passants et n’en avoir signalé que deux depuis deux semaines, je pouvais enfin rentrer chez moi. J’en profiterais pour me rendre dans un centre de culture et me renseigner sur un sujet d’histoire, de science, ou alors je m’inscrirais à une activité organisée pour les jours de repos. Je songeais à cela dans la rue qui menait jusqu’à mon logement. Les yeux rivés sur mes pieds. — Eh faite attent… Mes joues s’empourprèrent. J’étais rentrée de plein fouet dans un homme. Pantalon en lin noir. — Je suis désolée, je chuchotai, tête baissée. Je voulus m’écarter, mais il se plaça devant moi. Alors lentement comme si mon cerveau savait déjà ce qui allait se passer je relevais les yeux. Ce n’était pas lui. Juste un homme. Et j’étais tellement soulagée que je rirais presque d’avoir pu songer une seconde qu’il était là, alors que la probabilité que l’on se rencontre dans une ville si grande était infiniment petite. Mais pas inexistante. Je n’aurais pas dû vouloir rire aussi vite. Il y avait une chose que l’on apprenait dans mon métier : c’était à détecter le hasard. Je savais donc que j’étais allé trop loin. Ma vie avait pris une tournure trop hasardeuse, trop émotionnelle. Il n’y avait plus de place pour les statistiques et les emplois du temps millimétrés. Le hasard et l’imprévu étaient là. Alors lui aussi arriva. Face à moi, il me regardait, et je détournai le regard. Mon métier était de regarder les yeux. Mais pas ceux qui me voyaient. J’étais transparente et je préférais le rester. Lui, il ne le préférait pas. Il s’approcha alors j’accélérai dans la rue, je marchai plus vite en jetant des regards inquiets autour de moi. Il disparut. J’arrivai devant ma porte. Je saisis le papier chiffonné à terre. Numerum, 18 h 30. Je froissai le papier et le fourrai dans la poche de mon pantalon. Une fois à l’intérieur je m’adossai à la porte et attendis. Je ne savais pas ce que j’attendais, mais je ne savais plus ce que je devais faire ou ce que je ne devais pas faire. Les limites avaient été franchies. L’imprévu me faisait face. Et tout ce qu’il y avait à faire c’était attendre… n’est-ce pas.
On est tous poussés un jour à se demander ce que l’on fait dans ce monde. Pourquoi mange-t-on ? Pourquoi travaillons-nous ? Pourquoi sourire ? Parler ? Je me sentais dans cet état, perdue entre le soleil de plomb et les nuages gris de mes pensées. J’étais persuadée que personne ici ne pensait de cette façon. C’était une émotion propre à l’homme de s’interroger. Qui suis-je ? Cassia Odranol, ça ne faisait aucun doute. Mais ce n’était que la surface des choses, à l’intérieur, qu’est-ce que j’étais ? J’avais une carte qui ne fonctionnait plus, je devais la remplacer, mais je ne voulais pas, au risque de briser les lois. Je ne voulais pas aller à Numerum parce que j’avais peur de commettre plus d’erreurs encore. Je voulais courir. Fuir. Mais je restais assise là et tout ce qui fuyait c’était le temps. * Je sortis de chez moi, il était tard, 18 h certainement. Je n’en savais rien, je savais simplement que je ne devrais pas être à l’extérieur en dehors de mes heures de loisir. Mais j’étais en train de fouler les pavés blancs et comptais une transgression de plus à ma liste. Je redevenais un automate, laissant mes pieds me mener automatiquement là où ils devaient aller, alors que mon cerveau faisait déjà demi-tour. Je sentais chacun de mes organes qui me poussait vers ma cuisine où un plat chaud m’attendait, vers ma salle de bain où l’eau coulerait à flots. Mais mes pieds eux décidèrent d’aller à Numerum. Il n’y avait plus d’eau chaude, ni de plat à heure fixe. Il y avait juste l’improvisation de ma vie. Les seules personnes que je croisais rentraient chez elles et me jetaient un regard curieux auquel j’essayais de ne pas prêter attention. Et le bâtiment avec un « NUMERUM » géant plaqué contre son front apparut. Immense, horrible. Et je devais y entrer. Il ne fallait surtout pas que je me fasse attraper. Je passais la tête par la porte vitrée. Droite. Gauche. Personne. Je m’élançai en silence. Je rebondissais sur la pointe de mes pieds. Pointe des pieds, talons, pointes des pieds, talons. Ça me donnait l’impression de voler. J’étais sur un nuage. Mon cœur s’était emballé et je sentais un picotement poindre au bout de mes doigts. Alors c’était ça l’angoisse ? Les escaliers étaient là. Il fallait seulement que je les gravisse. Et je serais arrivée. Devant lui. Je ne savais pas ce qui m’y poussait. Mais ça me tirait, ça m’attrapait et ça ne me lâchait plus. Des voix. Une nuée de voix qui chuchotaient. Et qui se rapprochaient dangereusement. Je jetai un coup d’œil aux alentours. Secouant la tête dans tous les sens pour trouver une cachette. Il n’y avait rien… Rien. Je m’astreignis au calme, alors que j’entendais déjà les pas frôler le sol, les manches se plisser et les voix se rapprocher. Il fallait que je sois calme. Expire. Inspire. Une porte était ouverte. Je remerciais tous les Dieux de l’univers de m’accorder tant de chance, et je me faufilai par l’entrebâillement. Mon uniforme s’accrocha à la porte. Une vague de chaleur me traversa alors que je restai coincée. De la sueur perla sur mon front, goutta dans mes yeux. Ce n’était pas possible je ne pouvais pas échouer à cause d’un bout de tissu. Je vis un pied. Mon uniforme se décrocha et je me collai contre un mur dans un angle sombre. Je contrôlais ma respiration, mon cœur se débattait vainement dans ma cage thoracique. Une fois que les voix se furent éloignées je repris mon chemin, montant les escaliers quatre à quatre. Je clignais des yeux en arrivant dans la galerie. La lumière était si… aveuglante. Les couleurs étaient plus vives que dans mes souvenirs. Mon cœur battait la chamade. Je n’avais pas le droit. Et pourtant j’étais là. Mes semblables me dévisageaient sans aucune émotion. Rien. Juste un regard vide. Bleu, vert, marron. Mais vide. Et pourquoi moi je n’étais pas vide ? Pourquoi avais-je envie de les secouer ? Et soudain j’avais ma réponse, parce qu’il était là devant moi avec ses yeux. Si gris. Il avait une peau très pâle sans aucune imperfection. Il était beau. Mais ce n’était pas une beauté universelle. C’était une beauté qui n’appartenait qu’à lui, une beauté qui m’attirait comme un papillon était attiré par la lumière. Derrière lui, un miroir. Mon reflet se dressait là. Une fille échevelée, les narines palpitant, manquant de souffle, une main nerveuse dont les doigts tressautaient sur la cuisse. Je figeais ma main comme dans l’espoir de garder le contrôle de la situation. Derrière la fille du miroir… C’était un piège. Un papillon attiré par la lumière… c’est tout ce que j’avais été. Des hommes. Des hommes chargés d’éliminer les ratés. Je le savais à leurs uniformes entièrement noirs. Noir comme la mort me soufflait mon esprit. J’étais prise au piège. La panique m’envahit. Bouffée incandescente qui irradia mon cœur et chaque millimètre de ma peau. Il n’y avait aucune issue. Ils étaient armés. Et je ne savais pas ce qui arrivait aux ratés. Des larmes envahirent mes yeux et plongèrent sur mes pommettes. Retrouvant le contrôle de mes membres, j’avançais un pied en direction de l’homme du tableau qui affichait un sourire vainqueur. — Vous, sifflais-je. Son sourire s’étira dévoilant une splendide dentition. Il était beau, mais il me repoussait. Ma gorge se noua quand je sentis le canon d’une arme me pousser à terre. La fille du miroir tomba à genoux. Elle mit ses mains sur sa tête en me regardant. Elle me suppliait de fuir. Mais il était trop tard. Nous étions prises au piège.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 16 Déc - 9:33 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 17 Déc - 7:57 | |
| L'historiette du jour : Le calendrier de l'avent de Chantal SourireAvec ses sourcils en broussaille qui lui tombaient dans les yeux, on aurait dit un chien de troupeau, brave et fidèle. Notre voisin de palier avait été horloger, il n’y voyait plus beaucoup à force de démonter les montres et remonter les comtoises. Mais dans son regard délavé, autrefois gris bleu, valsaient des papillons, dès qu’il se posait sur moi. Il me saluait d’un geste de la main, deux doigts qu’il portait à la visière de sa casquette, semblant me dire « hé, moussaillon, cap sur l’horizon, il s’éclaircira un jour. » Il est vrai qu’alors je me dirigeais vers l’école, plus grand, plus fort. - Lire la suite:
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Certainement Monsieur Max devinait les malheurs qui m’accablaient. Les cloisons étaient fines entre nos appartements et plus la meute se déchaînait à la maison, plus il redoublait d’attentions à mon égard. J’étais le mal-aimé de la tribu, le petit dernier arrivé trop longtemps après les deux autres, l’accident, le souffre-douleur de mon père, la tête de Turc de mes frères. Et pour ma mère j’étais transparent, elle soignait davantage ses plantes vertes que sa progéniture. C’était le plus dur. Les claques paternelles s’évanouissaient en brûlures éphémères, j’étais habitué aux coups fourrés de mes frères dont je portais le chapeau des méfaits mais j’aurais tout donné pour un baiser, une caresse, un sourire aurait suffi, à condition qu’il fût de ma mère. Une indifférence glaçante jusqu’à l’acmé de l’été, un vide dans mon jeune cœur, le néant m’habitait que je pensais ne jamais réussir à combler. Étais-je même digne d’encombrer cette terre. Du haut de mes dix ans, je pensais souvent à m’enfuir, faire un baluchon de mon cartable, une vieille sacoche élimée qui avait jadis appartenu à mon père, y jeter pêle-mêle un pyjama étriqué, mon cahier de poésie et la seule photo de ma mère dérobée dans l’album familial. Je claquerais la porte et courrais droit devant, vers l’horizon glorieux promis par Monsieur Max. Puis je remettais mon projet au lendemain, toujours à plus tard. Un matin le voisin remarqua les balafres sur ma joue droite et l’hématome jaunissant qui parcourait le bras opposé, il ne prononça pas un mot mais ses yeux humides me fixaient, un peu plus qu’à l’accoutumée. Il me pria de l’attendre sur le palier et me rapporta un gros caramel dont le souvenir colle encore à mon âme comme il collait alors à mes dents abîmées. Une autre fois, c’est une poignée de cheveux qui venait à manquer sur mon crâne, une sucette au miel vint alors apaiser la douleur et la honte. Monsieur Max avait fait provision de douceurs pour les lendemains qui déchantent. Je tenais vaille que vaille, grâce à tout ce sucre mêlé d’amour, incapable de la moindre gratitude, je n’en connaissais ni le sens ni l’usage. Alors je dévalais les escaliers, suçotant ma friandise en rêvant d’un coin de ciel bleu dans mes ténèbres.
Le souvenir le plus douloureux demeure ce premier jour de décembre. La famille s’activait aux préparatifs de Noël, on enguirlandait le sapin, on salivait à l’énoncé du menu et dans la crèche encore emballée, les rois mages se préparaient au grand voyage. Nos parents s’éclipsèrent un instant avant de réapparaître, ils tenaient entre leurs mains des présents d’avant la fête, paquets carrés, parés d’un papier de soie rouge avec de gros nœuds verts. J’avais chaud dans le ventre à l’idée de la musique jouée à l’unisson par les papiers froissés. Je ressentais le plaisir de la surprise, quand on ne sait pas encore, ce moment suspendu entre l’ignorance, les supputations et le bonheur de la découverte. Mon père offrit son cadeau à mon frère aîné et ma mère déposa le sien dans les paumes tendues du deuxième. C’était un calendrier de l’avent avec de petites cases à ouvrir chaque jour avant la nuit sainte, des niches gorgées de bonbons ou de nougats. J’attendais mon tour, je ne reçus que du vent et restais les bras ballants, hagard, sans même l’envie de pleurer tant la déception me sidérait, la peine viendrait plus tard. Aujourd’hui encore je me remémore la gifle morale, la plus amère de toutes. Je ne dormis pas de la nuit ou alors d’un sommeil hachuré de cauchemars où des farandoles d’enfants dégringolaient dans les flammes de l’enfer, les rires devenaient grimaces et les saints auréolés, des gnomes laids et grotesques. Sous les quolibets des passants, le père Noël, vêtu d’une houppelande sombre, me promenait sur son traîneau devenu corbillard pour l’occasion. Le lendemain matin, Monsieur Max remarqua ma mine défaite, il n’avait pas de friandise susceptible de consoler un tel chagrin, il me donna rendez-vous le soir même dans ce qui avait été son atelier. Après l’école où je n’avais pas écouté un seul mot du maître, je me rendis dans la caverne du voisin, une pièce sombre où s’éparpillaient les souvenirs d’un métier enfui. Il m’attendait avec une tasse de chocolat fumant, elle était ébréchée mais sentait bon la tendresse, il me tendit un paquet décoré de papier or avec des rubans d’argent en tire-bouchon. Je n’osais imaginer que ce cadeau m’était destiné, effrayé à l’idée d’une fausse joie, curieux malgré tout. Le vieil homme m’encouragea du regard et je commençais à dénouer les rosettes, écarter le papier doré qui grésillait sous mes doigts. L’objet avait la forme d’un rectangle, assez lourd dans mon souvenir, et je découvris un écrin de bois sombre, le couvercle gravé d’un cœur niellé de nacre. Je ne respirais plus. Monsieur Max posa la main sur mon bras et me dit : « Tu vas ouvrir le coffret, ce sera ton calendrier de l’avent, chaque soir après l’école tu viendras chez moi dévoiler une niche, tu vois, je les ai tapissées d’un linge fin pour garder le secret, et nous parlerons de chacune de tes trouvailles autour d’un chocolat chaud, qu’en penses-tu ? » Je me jetai dans les bras du vieil homme, bien incapable de penser, certain que j’allais me réveiller couvert de pleurs et de sueur. Il m’invita à soulever l’étoffe d’une case, à l’exception, précisa-t-il, du couvercle, promis au dernier jour. Je contemplai le coffret, indécis, et dénombrai neuf petits casiers, je portai mon choix sur celui du haut à droite. Il s’agissait d’une plume qui pouvait être d’une volaille ou d’un écrivain, j’optai pour l’homme de lettres, moi qui aimais tant la poésie. Nous avons évoqué mon attrait pour les livres et, le rouge au front, je lui récitai deux ou trois vers de ma composition, il écoutait si bien. Il se mit à fredonner et les notes s’accordaient à mes mots. « Tu vois, nous avons écrit une chanson » me dit-il en me souriant « La création élève l’homme. » C’était ma première leçon. Il me renvoya chez moi, je laissai mon trésor en de bonnes mains. Le lendemain, grimpant les marches quatre à quatre, je reconnus l’arôme du chocolat qui filtrait sous la porte, on s’installa et je soulevai le linge déposé sur la niche suivante. Un perroquet, une sorte de broche, me fixait de son regard aiguisé. Monsieur Max me laissa déguster mon breuvage, je l’avalai en me brûlant, pressé de parler, les mots sortaient, je me taisais depuis si longtemps. Je racontai mes parents, mes frères, les coups soudains et l’humiliation sournoise. Le vieil homme opinait. Quand j’eus repris mon souffle, il me dit « quel perroquet tu fais, c’est bien, la parole libère. » C’était ma deuxième leçon. Je rentrais chez moi le cœur délesté d’un peu de ma peine. Les fleurs séchées de la troisième case m’inspirèrent des envies de prairies et de montagnes entraperçues sur le calendrier des postes. J’étais un petit citadin, jamais sorti de mes murs, étranger aux joies des colonies de vacances, contrairement à mes frères. Monsieur Max me présenta des photos, il avait été jeune un jour, il maintenait le bras d’une femme élégante. Au-delà du belvédère, l’écume des vagues fouettait un phare ceinturé de rouge et Monsieur Max me parla de son amour pour l’océan mais son regard se tournait à nouveau vers la dame. »Si tu aimes la nature, elle te le rendra. » Et il me poussa gentiment vers le palier. Je compris qu’il avait besoin d’être seul. Sous je ne sais quel prétexte, je fus privé de sortie le dimanche et ne repris mes visites que le lundi suivant. Le dé à coudre de la quatrième case me laissa perplexe, je n’en avais jamais vu, ma mère étant peu friande de travaux domestiques. Monsieur Max m’en expliqua l’utilité et vanta les charmes de l’artisanat, comparant la couture à son ancien métier. Alors il s’intéressa à mon avenir, un brouillard opaque s’abattit sur mes épaules. Une chape oppressante, je ne distinguai qu’un long tunnel dépourvu de la moindre lueur. Le vieil homme n’insista pas et je rentrai chez moi, me répétant à l’envi la quatrième leçon « Prends soin de tes mains, elles sont le reflet de ton âme. » À la maison, chaque matin mes frères effeuillaient leur calendrier, ils me narguaient avant d’enfourner la sucrerie du jour et grossissaient à vue d’œil. S’ils espéraient me faire souffrir, ils se trompaient, j’avais mon secret qui valait de l’or et le chocolat de Monsieur Max un rituel auquel je m’accoutumais avec bonheur. Dans ma logique, le bouton, nous en étions déjà au cinquième jour, s’apparentait au dé mais le vieil homme m’amena à réfléchir à l’ordre dans lequel je découvrais mes niches, il m’invita à plus de fantaisie. Néanmoins il me fallut évoquer ce bouton vert. J’observai les rescapés de mon manteau et l’idée me vint de ce qu’ils permettaient d’ouvrir et de fermer. Monsieur Max m’ouvrait sur l’univers, je le sentais confusément, il m’aida à le formuler « Sois curieux de tout, une vie ne suffit pas à connaître le monde. » Il termina, énumérant sur ses doigts enflés les sept merveilles de ce monde magique, éclatant de rire à voir mes yeux écarquillés devant ces images aussi belles que les mots. La leçon avait porté ses fruits, je chamboulais l’ordre de mes choix et soulevais le linge d’une case située en bas du coffret. Pour découvrir la vie, on peut lire, apprendre, écouter mais aussi voyager. Le timbre dévoilé évoquait de lointaines pérégrinations autour du globe. Monsieur Max sortit une mappemonde qui avait jadis servi de lampe et je partais pour Rome tournoyer autour du Colisée, je visitais le temple de Ramsès sous le feu du dieu Ra, les marchés flottants du Mékong où se baignaient les enfants nus et le Louvre dont le vieil homme avait conservé plusieurs reproductions, drôles de femmes manchotes et guerriers décapités. Je vagabondais toujours alors que je poussais ma porte et plus rien d’autre ne pouvait m’atteindre que la richesse et l’étrangeté de l’univers. Le mois de décembre caracolait à toute allure. La neige tapissait les trottoirs et le breuvage fumant qui m’accueillait en haut des marches était une fête. Il restait trois niches et le fameux couvercle qui déjà m’intriguait. De délicates fleurs de plâtre m’initièrent à l’art de la sculpture, j’appris à différencier Camille Claudel de ses contemporains. La vie singulière et tragique de l’artiste me troublait tant que j’eus droit à une seconde rasade de chocolat. La naissance d’une statue…, d’un monceau de glaise accoucher d’un couple qui s’aime, un enfant mélancolique ou un taureau blessé, tant de beauté m’affolait. La pénultième cachette recelait un insecte mort, ce fut une déception pour moi, c’est que j’avais appris à vivre. Grâce à Monsieur Max je découvris le monde animal, la jungle et ses règles d’airain, toutes sortes de bêtes, du facétieux singe-araignée à la panthère ocellée, le ramage cristallin des oiseaux bigarrés, le noble hippocampe, l’immense et l’infime. La chaîne du vivant dans sa splendeur et sa cruauté. Et au bout, l’Homme, cet étrange animal qui n’a jamais fini sa mue. À l’écouter, je sentais s’éveiller mes neurones endormis, j’émergeais d’un coma de dix ans. Le neuvième jour sonna l’heure de la dernière niche. Je soulevais l’étoffe en tremblant, un mélange d’excitation et de nostalgie, se profilait déjà la fin de l’aventure. La clé, celle des songes, m’apprit mon mentor, évoquait le désir, et je comprenais son message. Il me fallait vivre en grand, rêver mais aussi bâtir. Aller de l’avant, achever ce que j’entreprendrai. Repousser le banal. Tendre vers le sublime. J’allongeais mon cou, me hissais sur la pointe des pieds, désireux de caresser le divin. Le soir du dixième jour, je me précipitais pour enfin découvrir le secret du couvercle. Aucun parfum de chocolat n’embaumait l’escalier, je frissonnais. Monsieur Max avait laissé sa porte entrouverte. Il m’attendait, étendu sur son fauteuil, un plaid autour de ses jambes. Il semblait très las « Soulève » parvint-il à murmurer. Et sous le couvercle si convoité m’attendait un papillon sur fond de satin rose. J’attendais que le vieil homme raconte les insectes qu’il chérissait, ou l’art de la taxidermie. Mais il enferma ma main dans sa grosse patte tavelée et me scruta jusqu’au fond des yeux « Surtout sois un homme libre, pense par toi-même, fréquente les gens qui te regardent avec le cœur et envole-toi vers l’amour ? » Le lendemain on fêtait Noël à la maison. Je reçus en cadeau une vieille auto de mes frères mais je m’en moquais bien.
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|  | | marie17 *****

Messages : 4390 Date d'inscription : 22/02/2020 Age : 71 Localisation : au bord de l'océan
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 17 Déc - 18:03 | |
|  Poussinette ,j'ai du retard à rattraper alors je repasserai par ici lorsque je serai plus tranquille |
|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 17 Déc - 20:15 | |
| Belle histoire malgré la tristesse de la joie aussi. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 18 Déc - 9:04 | |
| L'historiette du jour : L'or de la Tolérante de Mireille BosqEn attendant le passage du 19, sur le banc de l’abribus, j’ai ramassé un journal. Il relatait ce matin-là une nouvelle moins habituelle, l’échouage d’une péniche sur le canal du Midi. Il était même illustré par une assez bonne photo. Enfin, tout au moins pour le genre qui ne demande pas trop de détail, soit une masse sombre prise entre deux nappes plus claires. Je suis payée pour trouver ce genre d’info. Un petit malin était passé avant moi. Il restait peut-être encore à gratter. Le sujet me paraissait plus prometteur que les comptes rendus d’associations ou l’annonce du gala de fin d’année des joueurs de boules. Je suis allée voir du côté de la capitainerie. J’ai obtenu sans mal l’emplacement du naufrage. J’ai franchi les barrières supposées en circonscrire le périmètre. Le bâtiment en question, une grosse barcasse, gisait encore à moitié immergée. Je me suis un peu tordu le cou pour lire son nom sur la coque : la Tolérante. - Lire la suite:
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 18 Déc - 10:18 | |
| Lire la suite ne fonctionne pas ma Poussinnette ? |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 18 Déc - 10:51 | |
| Vous trouverez la suite ici ça a bugué ou j'ai fait une fasse manip et comme je ne lis pas le matin, je n'ai pas vu - Lire la suite:
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Un grand bonhomme taciturne, un cigare au coin des lèvres, observait les travaux de renflouement. Comme il portait la coiffe des bateliers du canal, je l’ai abordé. Oui, le culot nous permet de remplir nos maigres colonnes pour d’assez maigres revenus. — Elle est à vous capitaine ? — Si elle flotte encore… Je l’ai vu se tasser un peu plus, retourner dans ses rêves. Malgré ma courte expérience, je sais que dans ces circonstances, avec ce genre d’homme il faut « y aller. » — Vous tenez tant que ça à la renflouer, elle transporte une cargaison en or ? — Tu ne crois pas si bien dire. De là à le comprendre… — Ça arrive quand on m’explique. — Je peux même te faire un dessin. Tu payes bien ? Il a éclaté de rire. Puis avec un vrai talent de conteur, il a enchaîné.
— Il faisait beau ce matin-là au niveau du port Saint-Sauveur, une prédestination en somme ! Et assez doux, vu l’heure. Simone, comme toujours sur le pont dès l’aube les jours où elle appareillait, démarrait sa journée de bon matin… — Simone, votre femme ? Il a émis un ricanement puis il a repris. — Elle arrosait ses géraniums et s’apprêtait à déguster son café. Il passait et elle redescendait le boire quand elle a entendu ce gros « plouf ». Ce bruit lui a fait faire de la bile, elle craignait toujours la chute d’un pot de fleurs, de son vélo… elle est remontée à toute vitesse. Là, elle a eu du mal à en croire ses yeux. Un type à l’air ahuri, moi, s’accrochait à son échelle. Il venait de prendre un bon bain sans même avoir perdu sa casquette. Il la soulève un instant. — Tu vois, tous les bateliers la portent. La femme m’a interpellé en se foutant de moi, mais j’étais incapable de lui répondre, car tétanisé. Elle ne savait pas trop par quel bout m’attraper ! — Donc vous naviguiez déjà à ce moment-là ? — T’occupe pas de ça et écoute si ça t’intéresse… « Plutôt costaud le mec, » elle bougonnait, mais elle ne pouvait pas me laisser me débrouiller ainsi faisant le grand écart entre la berge et son embarcation. Elle est d’abord descendue arrêter son engin, le départ était différé de toute façon. Elle a envisagé un moment d’appeler les pompiers, mais elle a jugé urgent de remonter illico « t’as vraiment besoin d’un coup de main. » Voilà comment la patronne de la Tolérante m’a raconté notre première rencontre et mon sauvetage. — Mais comment étiez-vous tombé à l’eau capitaine ? — Commence par laisser tomber le vous et le capitaine. Je voulais régler un problème. Peu importe la raison, le déclic est toujours le même : c’est la colère… Pendant un moment, il est resté silencieux. Comme il parlait bien et que je ne suis pas débordée, sans qu’il m’y ait invitée, je me suis assise à côté de lui et j’ai sorti mon carnet. En guise de permission, j’ai juste relevé un sourcil. Il a acquiescé. C’était parti entre nous deux. Pour une fois, je tenais un sujet. La curiosité professionnelle me titillait. Même si j’exerce le journalisme à l’échelon le plus bas, car débutante, j’aspire à autre chose. Cet homme-là, dont je ne connaissais toujours pas le prénom, venait de me donner ma chance et sans doute plus encore. Et j’aimais déjà l’arôme de pain d’épice de son cigare.
Il a continué. — Je pensais que tomber à la flotte m’offrirait le moyen le plus radical pour m’aider à en finir, mais j’ai loupé ma noyade. Il émet une sorte de rire puis enchaîne. — Plus tard, la patronne m’a appris que le mouillage… Moi : ? — La hauteur d’eau si tu préfères. Au niveau des berges, elle atteint à peine un mètre quatre-vingt. Coup de bol, je mesure un mètre quatre-vingt-deux. J’avais encore pied. La Simone semblait disposée à m’aider à la condition de me voir commencer par moi-même… — Tu peux m’expliquer un peu ? — C’est la première chose que j’ai comprise d’elle malgré la confusion de mes idées alors qu’à première vue, elle ne correspondait guère à un modèle compassionnel. En premier, elle m’a sorti un chapelet de ses expressions les plus fleuries. Elle a vite retiré « poivrot » après le constat de la neutralité de mon haleine. Elle en a déduit « Si t’es pas bourré, t’es con ». Une fois dans le carré elle m’a demandé de me désaper. « Tout a-t-elle dit, j’ai déjà vu le *** d’un mec enfin, je m’en souviens encore après trois maris ! » Et là-dessus, elle m’a envoyé une cotte sur la tête. « Tiens, mets ça. » — Bon enfin, le truc qu’elle venait de me balancer c’était ma taille. Elle m’a préparé du café. J’ai pleuré, pleuré, des heures il me semble, pendant ce temps elle me bourrait de tartines. Le ventre vide depuis la veille, le chagrin ne me coupait pas l’appétit. Une fois rassasié, curieusement, je trouvais là une forme de consolation. Je me suis mis à la regarder en douce. On ne pouvait pas lui donner un âge. Elle restait droite en tout cas. Sous son tee-shirt complètement délavé, ses gros seins étaient libres, mais ne ballottaient pas. Je remarquais à son avant-bras une profonde blessure qui semblait déjà ancienne et mal guérie. Dans sa drôle de tignasse où un peigne ne passait plus depuis au moins une année, des coulées blanches mélangées à des serpentins comme rouillés. À ses pieds calleux, des savates. Mais elle sentait le propre, imprégnée par une odeur de savon. Une fois de plus, je me retrouvais à la rue et, cette fois-ci, pour l’heure, à poil. Simone a fait sécher mes habits… Je l’ai interrompu.
— Je connais le nom de la patronne, et le tien ? — Tout le monde le sait au bord du canal : Manu. Bon, tu me laisses continuer ? Marchande ambulante, elle vendait sur les marchés tout le long du parcours. Elle commençait sa tournée en retard sur son circuit hebdomadaire, à cause des pannes de plus en plus fréquentes de l’embarcation. À la fin de la matinée, après les adieux, elle a roulé mes frusques et m’a tendu le ballot, « au cas où tu aurais envie de les récupérer. » Elle s’est à nouveau préparée à appareiller. Dans un boucan de vieille locomotive, je l’entendais pester et invectiver la Tolérante. Je rigolais pour la première fois de la journée tout en descendant les marches menant à la salle des machines. En comparaison de ce que j’avais vu de l’installation, assez rudimentaire, mais propre, il régnait un vrai ******. Elle me regardait arriver avec méfiance. Après avoir ouvert la trappe d’accès à la turbine, j’ai compris la raison de sa blessure au bras, elle se brûlait régulièrement, puis la cause de la panne. Il suffisait de changer le liquide de refroidissement. « Vous ne pourrez pas partir tout de suite capitaine, on va en profiter pour nettoyer l’échangeur ». Quand nous avons entendu, en fin d’après-midi, les premiers « teufs-teufs » si doux lorsque l’on sait parler à un moteur, nous sentions tous les deux que nous allions tracer un bout de route ensemble. Je lui avais brossé un état des lieux. Si une sérieuse révision ne se faisait pas rapidement, je ne donnais pas cher du… il ne fallait surtout pas dire rafiot ! En raison de l’heure, elle ne pouvait plus partir. — Pourquoi, il faisait nuit ? — Non, mais il existe une grille horaire à respecter pour le passage des écluses. Elle comptait tout de même se trouver sur place le plus tôt possible le surlendemain. Comme elle avait manqué le jour de marché de Castelnaudary, elle voulait arriver de bonne heure à Carcassonne. Elle ne m’avait rien demandé, et moi non plus je ne lui avais pas posé de questions. Elle partait de Toulouse et pour l’instant ça m’allait. Je venais de lui démontrer mon utilité et l’idée de ma compagnie ne lui déplaisait pas. Cela représentait, en gros chez elle, une forme de sentimentalité. Elle m’offrirait plus tard l’occasion de comprendre qu’elle savait cacher son cœur sous ses frusques et ses énormes seins. (Il rigole et il mime les formes avec ses mains.) C’était le printemps, les beaux jours s’annonçaient. J’allais réfléchir. Enfin, lorsque les bavardages de Simone m’en laisseraient le temps. Son genre d’encouragement ça donnait : « Pauvre cloche, tu as un fils et tu te fous à l’eau. » (Il rit) elle me balançait ça. « Tu lis dans mes pensées toi ? Et comment tu le sais que j’ai un fils ? » « Tu n’arrêtes pas de répéter ça depuis une heure, mon fils, mon fils, c’est mon fils, mon petit, mon petit… et il est où ce fils ? » Elle ne m’a pas raté dès le premier jour et la première heure. Pendant les deux années de notre cohabitation, elle m’a mis au carré. Je me suis laissé emporter au fil de l’eau. Tout a été passé à la soude de son esprit clairvoyant et sur ce qui surnageait, de positif à ses yeux, je suis reparti à neuf. Ce printemps-là, plus pauvre que jamais, en flottant sur le canal avec la Simone, je suis retombé en enfance auprès d’une mère costaude, exigeante, bosseuse, opiniâtre… un vrai pilier. — Des qualités aimables ! — Pas son rayon ça, mais observatrice et… généreuse sans le montrer. Elle en avait tellement bavé, elle avait du mal à baisser sa garde. Quand j’ai compris le truc, assez vite d’ailleurs, je me suis marré, ce qui ne signifie pas que je me fichais d’elle… Bon, revenons à l’instant où je reprenais mes esprits au sec, dans un abri provisoire, sur ce que sa propriétaire appelait une péniche puisqu’elle voguait en eau douce… — Depuis longtemps ? — Non, elle en avait eu l’idée de l’acheter en se baladant. — Mais où était-elle allée la pêcher ? — Par hasard, à l’intuition comme tout ce qu’elle entreprenait. Elle a décidé de retaper ce rafiot, terme interdit en sa présence, qui flottait, semblait habitable et lui assurerait un gagne-pain. — Tu as parlé d’un gagne-pain, en quoi cela consistait-il pour elle ? — Après examen des lieux, la cale lui a paru offrir un espace intéressant. Elle a réussi à cultiver des champignons et des endives et y élever des poissons exotiques. Elle stockait les marchandises qu’elle plaçait sur les marchés limitrophes du canal une bonne partie de l’année. Elle se tuait à la tâche quand elle m’a repêché. — Tu as été l’homme de la providence en somme… — Disons qu’elle a su nous apparier. — Et où habitait-elle en dehors de sa tournée ? — À bord pardi ! Dans le roof, c’est la zone où l’on vit, le logement si tu préfères. Il restait, entre le carré et la timonerie, un espace assez grand pour abriter la couchette dont je me suis contenté. Nous avons tout de suite négocié le prix de ma pension. Ma présence allait la priver du petit supplément de recettes procuré par les promeneurs à vélo qu’elle convoyait lorsqu’après un périple ils redescendaient vers leur ville de départ. Son circuit de navigation s’établissait au gré des jours de marché, de Toulouse à Castelnaudary, Carcassonne, Narbonne, Béziers, Agde et retour, en tout une semaine. J’ai vite trouvé de la compagnie au cours de nos étapes. Dans certains ports, les clients montaient à bord prendre livraison de leur commande hebdomadaire. Je donnais un coup de main pour descendre à quai les plantes en pot, les caissettes de champignons, et les petits poissons. D’autres fois, quand elle plantait ses tréteaux, je l’aidais au déchargement et à l’installation de son parasol. Une fois la mise en place terminée, il me restait du temps libre jusqu’à une heure, moment où je retournais plier. J’ai pris mes habitudes en moins de deux dans les troquets du coin, puis au bar restaurant « le Timonier » à Carcassonne. L’hôtelière, une jolie femme…
— Je la sentais venir celle-là, une dans chaque port autrement dit ? — Merci, tu me flattes, non pas dans chacun, mais avec celle-là, nous sommes vite tombés d’accord. Quelquefois, je restais la nuit. Je me débrouillais pour revenir à l’heure à l’escale suivante de la Tolérante où la patronne ne me déroulait pas le tapis rouge ! Elle mouillait un torchon, faisait des moulinets (Manu mime la scène) et me le balançait à la figure, furieuse. J’avais l’impression qu’elle me prenait pour un de ses gamins de retour de cuite. (Il s’esclaffe) En fait, elle était jalouse. Pas de savoir que je couchais avec une femme, non, mais par peur de perdre mes services. — Tu aimes ça, hein, te raconter. Je parie que tu lui as tout dit à ta Simone… — Oui. On se passait de télé ! À l’heure de la détente, elle s’occupait aussi mal, propreté mise à part, de son corps que du système de propulsion de la Tolérante. J’en ai pris soin, je le lui ai fait découvrir. De lui, elle ne connaissait que deux choses : la sexualité ou la violence. J’ai d’abord pansé son bras brûlé et purulent, puis ses pieds déformés. Il m’a fallu ruser, et supporter ses insultes, elle se demandait si je ne voulais pas passer à autre chose, cela découlait de son expérience. Un jour, elle a perdu une de ses savates. J’ai attrapé son pied pour la lui remettre. Elle a commencé par me le balancer dans la figure, mais j’ai su esquiver ! Petit à petit, à force d’approches prudentes, de moyens de l’amadouer, de ses pieds de bête de somme, de ses jambes lourdes, j’ai arraché la fatigue. Le rituel s’est installé. Après sa journée, de cinq heures du matin à onze heures du soir, ses défenses tombaient avec ses paupières. Je commençais par masser ses chevilles, puis je remontais en respectant une frontière symbolique afin de ne pas créer d’ambiguïté… — C’était limite amoureux quand même ? — Pourquoi, tu penses t’y connaître toi en matière d’état amoureux ? Tu n’es même pas capable de comprendre la tendresse ! — Continue. Pendant que tu lui tripotais les jambes… — Ouais. Ou les cheveux. J’étais arrivé à les lui démêler. D’une façon ou d’une autre, je la caressais et je lui parlais. Avec une voix douce, je lui racontais les choses bizarres qui ont fini par me jeter à la rue. « Je suis tombé amoureux. » Simone : « Oui, c’est banal. » Voilà comment elle me répondait. Et je lui expliquais : « Tout dépend des circonstances. Elle m’a donné un fils et me l’a repris… »
Moi : — C’est ce qui t’a amené à te jeter à l’eau ? Allez, on continue à partir de tes premiers jours à bord. — La Tolérante, représentait son avoir au soleil, et encore plus. Un gagne-pain, une maison, une fonction sociale même. Elle jouissait d’une jolie réputation sur le parcours en vous pesant au-delà du poids, ses champignons alors qu’elle peinait à joindre les deux bouts. Il faut dire que l’état du bâtiment, vu le manque de révisions régulières, lui coûtait la peau des fesses. Tu peux imaginer que ma réparation du premier jour a prêché en ma faveur. — Tu en savais quelque chose sur les moyens de propulsions ? — En tout cas, suffisamment sur les chaudières ! Cela m’a permis d’anticiper sur les pannes. Les Diesels sont endommagés par la moindre surchauffe or, sa machine y était tout le temps ; en plus, elle se produit plus rapidement sur ce type de moteur et ils résistent moins que ceux à essence. — Je vois que tu en connais un rayon ! — Oui. Mes dernières économies y sont passées ! J’ai tout rénové à bord. L’investissement s’est avéré bon. — Ah ! nous y voilà. Hors sujet a murmuré Manu. — Tu en attendais bien un ou plusieurs avantages ? — Là, je ne comprends pas ta question… — Je me demande ce que tu espérais en retour ? — Triste remarque à ton âge. Tu n’as jamais connu des exemples de choses faites gratuitement ? — Mais tu m’as dit être ingénieur, tu aurais pu gagner correctement ta croûte, en apparence tu parais sain d’esprit, quoique… enfin, je te charrie. Où se situe la logique là-dedans, tu comptais toi aussi t’établir à ton compte ? — Parce que je me sentais à la fois libre et responsable. Voilà, la vie avec elle me plaisait. — Mais elle présente quelques traits un peu acariâtres tout de même comme idéal féminin ? — Dans ce domaine, mes choix ont été plutôt à côté de la plaque. Elle m’apparaissait comme une mère fort acceptable. Elle me considérait comme le dernier de ses sept autres rejetons. — Sept ! Et maintenant que sont-ils devenus ? Viennent-ils à bord ? Dans ces cas-là, j’ai appris à le connaître, il pousse un de ces ricanements rageurs. — Elle ne les voyait déjà plus beaucoup… avant. — Avant ? — Qu’elle ne repose entre les clous de son cercueil ! — Elle a eu un mari ? — Oh ! elle avait plus de tempérament que ça ! elle en a eu trois. Deux abrutis et un incapable — Comment avait-elle pu l’acheter la Tolérante ? — Quand le troisième mari est mort, les descendants de celui-là l’ont fichue dehors. Mais elle avait réussi à économiser ! Elle se retrouvait à la rue, mais avec un métier… — Lequel ? — Fleuriste et qualifiée avec ça. Elle possédait un petit étal place du Capitole. Elle y avait gagné sa vie, et bien. Après vingt ans, elle s’était constitué une pelote. — Je voudrais que tu m’en dises un peu plus long sur la façon dont tu es devenu propriétaire de la péniche ? Elle te l’a léguée ? — Léguer le Tjalk*, Simone ? Elle avait sa forme de générosité, mais laisser son acquis le plus sacré à son matelot ça jamais ! Chaque sou mis de côté, c’était pour ses petites et comme elle a trimé dur pour le payer elle envisageait soit une cagnotte pour ses vieux jours soit un bien pour sa tribu. À son décès, l’aînée, munie d’un pouvoir, est venue en prendre possession aux noms de ses frères et sœurs. Je peux te dire que je les attendais de pied ferme les héritiers ! Le jour des obsèques, une foule se pressait, toute la confrérie du canal plus des forains, des maraîchers, des cafetiers. Par contre, sur les sept enfants, seule sa première fille y assistait. Les autres ont payé la couronne traditionnelle « À notre chère maman » et basta. J’étais fou de rage. Je les aimais, Simone et son Tjalk, à ma manière. J’ai demandé à voir l’aînée afin de l’informer. Elle n’avait jamais posé le pied à bord, et n’avait aucune idée du fonctionnement des machines. J’ai réussi ma mise en scène. À son arrivée, je m’étais posté au milieu d’un amas de boulons et de ferrailles, je tirais un masque de six pieds de long. D’après moi, le Diesel venait de rendre l’âme. J’ai prétendu avoir passé la matinée à « tenter » de le relancer. J’ai fini par lui annoncer que ce ne serait pas pour ce jour et promis de tout engager pour le réparer. Il faudrait commander des pièces, mais j’allais m’en occuper. Je lui dirais de rappliquer lorsque elles seraient remises en place. Elle est revenue, oui. Ce jour-là, je lui ai « appris » que la machine était nase. Qu’il s’imposait de remplacer le moteur et je lui en ai donné le prix ! Elle a failli tourner de l’œil. — Et j’imagine la suite… — Eh oui, elle a accepté de me revendre la Tolérante pour trois sous. Et de matelot, je suis passé capitaine. — Tu l’as bel et bien escroquée. — Non, j’ai sauvé la Tolérante — Et elle est devenue ton idée fixe. C’est pour cette raison que tu veux la renflouer ? Tu pourrais juste la faire remorquer ? Elle pourra encore naviguer ? — Pas cette fois-ci. Elle est bonne pour la casse. Mais elle n’y partira pas seule, même si je dois y laisser mes derniers sous. *** Je dois l’avouer, j’étais tombée sous le charme de ce drôle de bonhomme. De ce mélange de mélancolie et de dérision… De son esprit incisif si bien camouflé sous son physique un peu lourd. De son reste d’accent parfumé d’Espagne. Et je me sentais bien au port dans les effluves de marée et de carburant. Il m’a invitée à quai pour le jour où, renflouée, la Tolérante partirait pour être désossée.
Sur le point d’appareiller, le capitaine détachait le câble d’amarrage. Il m’a vue arriver. Il me guettait, je pense, comme d’habitude un cigare Navarre à la main. Avec nonchalance et compétence j’apercevais Manu tantôt arrimant son cigare à ses lèvres, tantôt enroulant un bout de corde, tout en me lançant, par intervalles un regard, il allait lever l’ancre et, je le devinais, ne pas m’attendre. Au moment où je m’apprêtais à tourner les talons, l’attache dénouée, la péniche commençait tout doucement à s’éloigner du quai. Avec cérémonie, il s’est incliné, m’adressant un profond salut, puis il a soulevé sa casquette, l’a portée à son cœur, a croisé les bras sur sa poitrine avec cette manière si espagnole, et l’a jetée par-dessus bord. La Tolérante prenait de la vitesse.
— Tu n’avais pas compris ? L’or de la Tolérante, c’est l’âme de Simone.
La coiffe flottait encore, je l’ai regardée longtemps dessiner des ronds dans l’eau. Je crois que j’aurais donné cher pour la repêcher.
*Tjalk : le type de la péniche de Simone.
J’ai fait beaucoup de recherches pour écrire ce texte qui m’a permis de faire connaissance avec Pierre Paul Riquet, l’ingénieur qui a conçu le canal.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 18 Déc - 13:54 | |
| Tu vois je lis ... un peu long aujourd'hui... |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 18 Déc - 18:53 | |
| oui, je ne sais pas ce que j'ai foutu ce matin |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 19 Déc - 7:06 | |
| L'historiette du jour : Zombie love de Christophe TabardDamien veut prolonger ce moment de quelques instants. Une poignée de minutes blotti dans les bras de Sue. Même une. Était-ce trop demander ? Mais son bipper persiste à vibrer. Il faut qu’il y aille. Mal réveillé, le contact avec la peau froide de son épouse le déboussole un petit peu, comme à chaque fois, avant de se rappeler que c’est normal. Malgré tout, il vérifie quand même qu’elle est encore vivante — si on peut qualifier son état de vivant. Il retire doucement le bras de sous la tête de sa femme, regarde par réflexe l’heure sur la montre à son poignet – il fait déjà grand jour –, puis écarte délicatement la mèche de cheveux poisseuse de sang qui cache son si beau visage. Damien l’a contemplé tant de fois, dans la lumière blafarde du petit matin après une nuit d’amour. Ou lorsqu’elle prend son café au petit-déjeuner, encore ensommeillée, les yeux collés. Ses traits si parfaits. Sa peau si douce, son regard si expressif. Ces petites taches de rousseur qui le faisaient fondre. Ce qui lui manque surtout, c’est sa voix. Lorsqu’elle lui parlait avec ce petit accent américain si craquant qui le rendait dingue. Oui, vraiment, il aime Sue plus que tout au monde. Mais ce qu’il regarde en ce moment même lui renvoie l’image de ses erreurs passées. Des regrets qu’il emporterait jusque dans sa tombe, si quelqu’un avait l’amabilité de lui en creuser une. De son incapacité à protéger celle qui est tout pour lui et qui, aujourd’hui, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Une infectée. Une zombie comme les appellent les autres survivants. Terme que Damien réprouve. - Lire la suite:
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Il se redresse doucement et contemple une dernière fois le corps nu de Sue dans cette cellule où il l’a enfermé des années auparavant. Recroquevillée sur elle-même, elle émet un de ces petits grognements que Damien reconnaît bien lorsqu’elle est perdue dans un rêve agréable. Il sourit, rassuré. Il vérifie quand même, par acquit de conscience, que la chaîne reliée à son cou est toujours solidement arrimée au mur. Puis il enjambe les restes du corps de Mademoiselle Forrer, sort de la cellule et la referme avec mille précautions pour ne pas réveiller Sue et la laisse prolonger son bonheur onirique. Elle est mieux dans son rêve que dans la réalité. Maintenant parfaitement réveillé, Damien grimpe quatre à quatre les marches vermoulues de l’escalier, déverrouille dans un grincement la lourde porte en acier qui le mène vers la cuisine du Refuge, referme derrière lui à l’aide du lourd trousseau de clés qui ne le quitte jamais et se dirige d’un pas assuré vers le poste de sécurité situé à l’entrée du bâtiment. Il croise quelques personnes qu’il salue d’un hochement de tête et retrouve Lucas dans l’espace sécurisé. Celui-ci se contente de lui désigner les écrans face à lui. Damien peut voir qu’un homme se trouve dans le sas de sûreté qui joint la rue et la maison. À l’extérieur, un nombre important d’infectés se presse toujours à la porte d’entrée ainsi que dans les rues limitrophes. — Il a eu chaud aux fesses celui-là ! rigole Lucas à l’adresse de Damien. En effet, pour reprendre son expression, il avait eu chaud aux fesses. Qu’est-ce qui lui avait pris, à celui-là, de sortir en plein jour ? — Vérifie bien qu’il n’est pas contaminé, Lucas. Ensuite, laisse-le mariner quelques heures avant de me l’envoyer. Ça lui servira de leçon ! — Ok chef, cinq sur cinq ! Damien n’aime pas trop que Lucas l’appelle chef, mais il ne lui en tient pas rigueur. Il avait été un des premiers à répondre à l’appel de Damien peu après que Sue ait été mordue. Ils avaient été bêtes. Rien que d’y penser, il serre les poings jusqu’à ce que les jointures de ses mains soient blanches comme la neige. Sue et lui avaient trop joué avec le feu. Trop sûrs d’eux et leur vigilance s’était relâchée. Elle avait été infectée. La malchance, diraient certains. L’imprudence pensait Damien. Tous deux savaient qu’il n’y avait aucun remède à l’infection. Qu’elle était condamnée. Peut-on imaginer par quelles sortes d’états on passe lorsque l’on sait qu’irrémédiablement, au bout d’un jour ou deux, on va se transformer en zombie ? La douleur que l’on ressent lorsqu’on est obligé d’assister, impuissant, à la lente déchéance de celle que l’on aime ? Sue avait eu plus de courage que lui, c’était indéniable. Elle avait proposé de partir, de quitter cette maison qui leur servait d’abri pour ne pas le mettre en danger. Mais il l’avait alors menacé d’en faire autant. De ne jamais la quitter. De la suivre. Jusqu’en Enfer s’il le fallait. Sue avait vite reculé. Elle ne souhaitait pas que Damien souffre également. Elle voulait qu’il vive. Pour eux deux. Se tuer ? Il ne pouvait s’y résoudre. Encore moins d’abréger lui-même cette lente agonie. La tuer de ses propres mains était au-dessus de ses forces. La seule solution qui leur sembla acceptable à l’époque fut de l’enfermer dans une des cellules du sous-sol. Des geôles que les Américains maintenaient en secret sur le sol français et qui, aujourd’hui, renfermaient Sue. Avec l’espoir, mince malgré tout, qu’un jour on découvre un remède à ce mal qui la rongeait. C’est sur cet espoir qu’il l’avait attaché à la chaîne qui enserrait son cou et avait vu son humanité s’éteindre à petit feu le lendemain sans rien d’autre que ses propres larmes et son désespoir. Maudissant son impuissance à agir. À inverser le processus fatal. Damien laisse Lucas gérer l’arrivée du nouveau venu et se rend à l’arrière du bâtiment où se trouve le potager. Il aime s’y rendre lorsqu’il est nerveux ou qu’il vient de passer la nuit avec Sue. L’endroit l’apaise. C’est l’ancien parc du consulat que Sue et lui ont reconverti en zone maraîchère lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls. Quelques pensionnaires du Refuge s’affairent dans les allées. Il reconnaît la plupart. Certains vivent ici depuis de nombreux mois – voire années – en attendant des jours meilleurs. Pour d’autres, le Refuge n’est qu’une étape vers un ailleurs où ils trouveront peut-être le bonheur et la sécurité. Ou la mort. Les salades Ice Queen bien alignées côtoient les betteraves rouges Di Chioggia. La récolte sera bonne cette année. Des grappes de haricots verts font ployer les tuteurs en bambou qui les soutiennent. Bientôt les tomates, les poivrons et les aubergines et son lot de conserves à préparer. Une routine saisonnière patiemment mise en place par Damien après l’infection de Sue. Il aurait pu se contenter d’un petit jardin pour lui et les quelques poules qui leur fournissaient les œufs. Mais Sue devait se nourrir également. Et des petits pois ou un melon n’auraient jamais suffi pour la maintenir en vie. Sue avait besoin de viande. De chair humaine. C’est pourquoi il avait lancé un appel via une radio à ondes courtes qu’il avait dénichée. Et il fut étonné de voir que des personnes avaient capté cet appel et s’étaient retrouvées devant chez lui seulement quelques jours après avoir envoyé son message. Parmi eux se trouvaient Lucas ainsi que sa jeune sœur Nathalie. Ce groupe de premiers arrivants lui aurait baisé les pieds si Damien les avait laissé faire. L’extérieur était si dangereux, si apocalyptique, que se retrouver ici dépassait tous leurs rêves de survie les plus fous. Personne ne savait exactement comment s’était déclenchée toute cette folie. Les informations étaient, pour la plupart, contradictoires. Certains parlaient de viandes contaminées. D’autres, de gaz toxiques s’échappant du permafrost dégelé à cause du réchauffement climatique. D’autres encore accusaient les Américains – comme toujours – d’avoir laissé un virus s’échapper de l’un de leurs laboratoires secrets. Toujours est-il que lorsque la catastrophe avait pris une tournure irrémédiable, Damien et Sue s’étaient retrouvés coincés au sein du consulat des États-Unis où ils étaient venus faire une demande de visa pour lui. Tout avait été si soudain. Elle voulait se rapprocher de ses parents. Damien y avait vu une opportunité professionnelle. Une occasion de changer de vie. De vivre une vraie aventure avec celle qui partageait son quotidien depuis dix ans déjà. Celle dont il était tombé fou amoureux sur les bancs de l’université. Et puis, il comprenait la nostalgie de Sue qui souhaitait retrouver ses racines outre-Atlantique, sa famille, ses amis d’enfance après une décennie passée en France. Ce beau projet était tombé à l’eau lorsqu’ils s’étaient rendus ici, suite à l’instauration de l’état d’urgence et l’interdiction qui leur avait été faite de quitter l’enceinte de la mission diplomatique. Ils étaient coincés. Sue aurait pu partir seule, mais elle avait refusé. Le consul avait reçu l’ordre d’évacuer uniquement ses ressortissants et elle ne voulait pas abandonner Damien. La consigne était stricte et lui-même en était navré, mais il avait des instructions et ne pouvait pas y déroger. Seuls les titulaires d’un passeport américain avaient été autorisés à monter dans les autobus escortés par les hummers des marines pour se rendre à l’aéroport le plus proche afin de quitter l’enfer qu’allait devenir le continent européen. Damien et Sue s’étaient rapidement retrouvés seuls après leur départ et celui, quasi-simultané, des employés français qui voulaient retrouver leurs proches. Une solitude qui leur avait parfaitement convenu au vu de la situation dramatique dans laquelle se retrouvait l’humanité. Sue relativisait toujours. Il y avait suffisamment de vivres pour tenir plusieurs mois. Le bâtiment était parfaitement sécurisé et autonome en énergie grâce à des éoliennes, des plaques solaires et plusieurs générateurs d’appoint. Les soldats avaient laissé de nombreuses armes et munitions que Sue s’ingénia à expliquer à un Damien néophyte le maniement. Le potager qu’il a devant les yeux, c’était une idée de Sue. Il n’avait pas été très chaud au départ. Cela supposait de gratter, retourner, bêcher, planter, arroser. Il n’avait jamais mis les mains dans la terre. Damien était un urbain pur jus. 100 % asphalte et béton. Mais Sue avait réussi à le convaincre qu’il valait mieux cultiver ses propres légumes que de se mettre en danger à l’extérieur en quête de nourriture. Elle avait grandi à la campagne. Elle saurait quoi faire. Il pouvait lui faire confiance. Certes, il faudrait au début sortir pour trouver des outils, des semences et des engrais, mais ensuite, il ne serait plus nécessaire, sauf cas de force majeure, de sortir pour trouver de quoi se sustenter. Sue savait être convaincante. Il est dans son bureau au premier étage – l’ancien bureau du consul – lorsque Lucas vient lui annoncer, à la mi-journée, que le nouveau venu est sorti du sas de sécurité et qu’il attend de lui être présenté. Damien le fait entrer et asseoir face à lui. Il doit avoir 20 ans maximum. L’air sale et dépenaillé. Il semble épuisé, mais en bonne santé. — Comment t’appelles-tu mon garçon ? — Je m’appelle Jason, monsieur. — Enchanté Jason. Tu peux m’appeler Damien, on n’est plus à l’école ni au bureau. — D’accord Damien. Merci de m’accueillir. J’ai vraiment cru qu’ils allaient m’avoir. Sans vous je… — Tu remercieras Lucas, mon garçon, c’est lui qui t’a ouvert la porte. Une chance pour toi. Ne sais-tu pas qu’il est dangereux de se déplacer en pleine journée ? Où vas-tu comme ça ? — Je sais, Damien, mais je n’avais pas le choix. Puis il raconte son parcours. Les embûches. Les journées d’angoisse et les nuits sans sommeil. Le chemin qui l’a mené jusqu’ici grâce au message préenregistré capté sur une radio. Son pari fou de tenter le tout pour le tout pour atteindre le Refuge. Son désir de poursuivre plus aux sud pour tenter de retrouver sa mère dont il est sans nouvelles depuis plusieurs années. Damien l’écoute attentivement. Lui recommande de rester le temps qu’il faudra pour se requinquer et prendre des forces pour le voyage qui l’attend. De ne pas se précipiter. Jason semble soulagé et pleure à chaudes larmes. Les nerfs qui se relâchent et la pression qui s’évanouit. Damien fait venir Lucas et le lui confie. Toujours le même rituel, faire le tour du propriétaire, lui attribuer une chambre et les corvées communautaires auxquelles nul n’échappe s’il veut rester ici. Il le regarde s’éloigner en pensant qu’il sera parfait pour Sue. Mademoiselle Forrer était également arrivée seule et affaiblie quelques semaines auparavant. Damien l’avait remise sur pied avec l’aide des autres pensionnaires. Elle aussi avançait vers le sud dans l’espoir de retrouver son mari. Elle n’avait pas beaucoup d’espoir, mais s’accrochait à cette idée tenace qu’il était peut-être là, quelque part, à l’attendre et qu’ils soient enfin réunis. Damien en avait été touché même s’il savait, en son for intérieur, que son mari devait très certainement être en quête de chair humaine en ce moment même et que son étreinte risquait fort d’être mortelle. Comme les fois précédentes, il avait versé du somnifère dans les bouteilles de vin et toute l’assistance était partie se coucher, sentant la fatigue advenir sous couvert d’ivresse. Comme à chaque fois, Damien n’avait pas bu d’alcool ce soir-là. Il avait été dans la chambre de mademoiselle Forrer, l’avait déshabillé puis soulevé délicatement dans ses bras pour se rendre dans le sous-sol. Les infectés dormaient quand ils avaient mangé, pendant des jours et des semaines. Mais lorsqu’ils avaient faim, ils déployaient une énergie dévastatrice qui décuplait leur force et les rendait incontrôlables. Il avait ouvert la cellule de Sue et jeté le corps endormi aux pieds de son épouse qui se rua voracement sur elle. Dévorant en premier les parties molles et les organes internes. Les gens mouraient rapidement, ce qui consolait un peu Damien. Il ne souhaitait pas qu’en plus les gens souffrent. Un corps humain durait en général plusieurs jours et offrait à Damien parfois une semaine de bonheur, Sue blottie dans ses bras, repue, baignant dans un inconscient où la vie est meilleure. Mais cette situation pesait à Damien. Non pas le fait d’avoir des remords quant aux victimes qu’il livrait à sa femme. C’était la vie, se disait-il. Non, ce qui le pesait c’était qu’au fond, il avait perdu Sue. Il avait beau chercher au fond de ses yeux un semblant d’humanité, il n’arrivait pas à retrouver celle qui le faisait rire aux larmes en imitant l’accent français. Celle qui lui avait murmuré « Je t’aime » dans le lit une place de sa chambre d’étudiante sous les toits de Paris. La seule avec qui communiquer par les yeux était incroyablement possible. Ces yeux étaient éteints et plus rien ne les rallumerait. Il s’était bercé d’espoir en croyant à un éventuel remède miracle. Il y pensait depuis un bout de temps déjà. Jason serait le dernier. Brave garçon. Après ça, il s’étendrait à ses côtés jusqu’à ce qu’elle se réveille et qu’elle le morde juste ce qu’il faut pour la rejoindre. Il lui murmurerait des mots qu’eux seuls peuvent comprendre. La bercerait tout en fredonnant des chansons de sa propre enfance. Il la veillerait jusqu’au bout. Il partagerait son sort et ils seraient enfin réunis. Comme avant.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 19 Déc - 8:57 | |
| Merci Poussinnette science fiction ? |
|  | | vevette17 *****

Messages : 1834 Date d'inscription : 10/03/2020 Age : 49 Localisation : charente maritime
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 19 Déc - 10:52 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 20 Déc - 6:30 | |
| L'historiette du jour : Le gardien des légendes de PrazDeux Autour d’elle, tout était gris. Un décor en noir et blanc, où le noir avait contaminé le blanc. Les tours de Notre-Dame, le parvis, le pont au Double, le quai de Montebello, tout lui paraissait sali, luisant sous la pluie qui pleurait à grosses gouttes sur Paris. Face à cette ondée, ses larmes à elle semblaient bien peu de choses. Elle avisa, de l’autre côté de la rue, une petite librairie un peu vieillotte, à l’enseigne curieuse : Colibris. Au moins y trouverait-elle un abri, et peut-être même un livre intéressant. Poursuivie par la pluie, elle traversa la rue en courant, et entra. L’intérieur, plutôt sombre, ressemblait plus à une tanière qu’à une librairie. Elle n’avait pas fait dix pas en semblant s’intéresser aux rayonnages, que déjà un vendeur la hélait. - Lire la suite:
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— Bonjour Madame, puis-je vous aider ? Mais lorsqu’elle se retourna, il constata, effaré, l’ampleur du désastre. — Mais vous êtes complètement trempée ! Pire qu’Audrey Hepburn dans le film Diamants sur canapé. Vous avez vu ce film ? En secouant la tête en signe de dénégation, elle constella d’étoiles de pluie la chemise blanche du vendeur. — Oh, excusez-moi, je suis désolée ! — Pas grave, ce n’est que de l’eau, répondit-il en souriant. Venez, je vais vous faire un café bien chaud, et vous allez vous sécher dans la petite cuisine, au fond à droite. Si d’autres clients arrivent, Julie s’en occupera. Julie ! Je fais une pause pour m’occuper de la dame. Je reviens dans dix minutes ! Pendant qu’il s’affairait autour de la cafetière, elle eut tout le loisir de l’examiner : probablement une bonne quarantaine d’années, pas très grand, le dos voûté, de fines mains de pianiste, une crinière en bataille poivre et sel, pour laquelle elle pensa qu’elle pouvait sortir d’une lessiveuse. Rien de bien séduisant donc. Sauf ses yeux. Dès le premier regard, elle avait été happée par ses yeux, non par leur couleur marron-vert somme toute assez banale, mais par l’intensité de son regard, qui avait plongé dans son âme, l’avait retournée en tous sens sans qu’elle puisse l’en empêcher. Un frisson lui avait parcouru l’échine, peut-être dû au froid qui l’envahissait, ou peut-être pas. Il la colla contre un radiateur, et s’assit en face d’elle. — Tenez, buvez ça bien chaud. On a beau être en avril, il n’est pas encore temps de se découvrir d’un fil ! Et il rit, satisfait de sa petite sortie. — Je me présente : Daniel Dupont, DD pour les intimes. Je suis vendeur de vieux livres, et Colibris m’a engagé voici deux mois. J’ai quarante-cinq mois d’avril au compteur, et je suis un célibataire militant. Ne cherchez pas à me séduire, ce serait en pure perte. D’ailleurs je n’aime pas Audrey Hepburn. Voilà, vous savez tout. À vous maintenant. Vous pouvez mentir si vous voulez. Son regard l’hypnotisait. Elle entra dans le jeu, sans l’avoir décidé. — Je m’appelle Eve, Eve Harrington, enfin peut-être. Les femmes taisent leur âge, mais pas moi : j’ai à peine vingt ans, et je suis aussi célibataire, mais par défaut. Un large sourire illumina le visage de Daniel. Vingt ans, tu parles ! Elle en avait bien le double. Et l’alliance qu’elle arborait au doigt n’était pas en toc. — Jolis mensonges, bien enrobés dans du papier de bonbon. Mais j’en ai découvert au moins un : vous ne vous appelez pas Harrington. — Et pourquoi pas ? — À cause du film de Mankiewicz, Eve justement. Elle ne savait si elle devait lui sourire ou le gifler. Elle choisit la fuite. — Merci pour le café, mais je dois partir. — Attendez un instant, ne partez pas sans rien. Comme la pluie redouble, je vous prête ce parapluie, enfin celui de Colibris. Vous me le rendrez quand vous voulez. Ou vous ne me le rendrez pas. Elle accepta, et une fois dans la rue, elle se maudit d’avoir accepté. Mais avoir un prétexte pour revenir l’enchantait, sans qu’elle sache vraiment pourquoi. Elle stoppa devant une vitrine et se dévisagea : une petite brune quelconque, pas moche mais pas un prix de beauté, des yeux marron d’un banal affligeant. En se redressant et en bombant un peu le torse, elle se dit que son principal atout se trouvait là, caché sous un sweat aussi gris que le ciel. Elle hésita entre trois et quatre, puis finalement s’octroya un quatre sur dix, pour se remonter le moral. Quant à ce David, il méritait bien un sept sur dix, grâce à ses yeux. Mais il lui fallait regagner le domicile conjugal, ou Jacq allait s’inquiéter. Et quand ce jaloux s’inquiétait, ce n’était jamais bon pour elle.
Un
Eve vendait de la lingerie fine au Bon Marché. Un grand magasin où les marchandises étaient tout, sauf bon marché. — Ce soir, lui avait déclaré Jacq, ce sera grandiose, tu seras aimée comme jamais ! Tu as une chance incroyable de m’avoir comme mari. Alors la dégringolade de leurs relations avait afflué à son cerveau. Jacq n’avait pas voulu de relations intimes avant leur mariage pour, disait-il, les désirer plus fortement après. Il acceptait seulement de l’embrasser et de lui tenir la main dans la rue. N’ayant pas de religion, ils firent un mariage civil très simple. Ayant peu de famille et d’amis, Eve s’attendait à quelques convives, tous inconnus d’elle. Lors du repas et de la fête qui suivit, l’un d’entre eux lui avoua avoir été payé par Jacq, comme tous les autres, pour venir assurer la claque, ce qui la choqua beaucoup. La nuit de noces ne fut pas banale : saturé d’alcool, le marié s’endormit sans la toucher. Aussi, dès le premier soir, elle regretta de s’être engagée. La suite confirma ses craintes : Jacq s’était beaucoup endetté pour la noce, et exigea des dépenses minimales de sa femme de longs mois durant. L’apothéose promise pour ce soir venait de la fin du paiement des dettes, qui serait dignement fêtée. Mais le septième ciel promis vira au cauchemar. Elle lui avait crié d’arrêter, mais il ne se contrôlait plus. Alors elle l’avait griffé dans le dos, jusqu’au sang, et en avait récolté une volée de coups. Elle avait répliqué, mais il avait pris le dessus assez rapidement. Elle en était ressortie couverte de bleus au visage et sur le ventre. Brutalement, il s’était calmé, avait bafouillé des excuses et avait quitté l’appartement. Ayant un peu de mal à respirer, sans doute une côte cassée, elle s’était trainée aux urgences de l’hôpital Boucicaut. Un jeune médecin lui avait conseillé de porter plainte, et de demander un hébergement d’urgence, mais elle avait refusé. Peut-être allait-il faire amende honorable. Peut-être… Eve se sentait coupable et n’arrivait pas à rompre cette relation mortifère. C’est ainsi qu’un jour pluvieux d’avril, elle s’était réfugiée dans cette petite librairie de l’ile Saint Louis, y séchant vêtements et larmes.
Trois
Eve poussa la porte d’entrée, qui frottait sur le sol inégal. Aucun client n’était visible dans la librairie. Une jeune fille s’approcha d’elle. La même que lors de sa première visite. Donc Julie, ou Juliette. — En quoi puis-je vous aider ? — Je rapporte un parapluie que votre collègue m’avait prêté. — Attendez un instant, il est à l’arrière, je vais l’appeler. Dan ! Une cliente te demande ! Julie la vendeuse est une planche à pain, songea Eve. En plus, elle a le cheveu revêche. Allez, je suis dans un bon jour, je lui colle royalement un trois sur dix. Daniel arriva en slalomant entre les piles de livres, le téléphone collé à l’oreille et un ouvrage dans l’autre main. — Ah, bonjour, Madame Sophie, justement je parlai de vous à un ami, dit-il en raccrochant. — Pourtant je n’ai pas dû vous faire grande impression l’autre fois. — Mais pourquoi dites-vous ça ? — Parce que je m’appelle Eve, et non Sophie. Le visage de Daniel s’empourpra. Elle appuya encore plus là où ça faisait mal. — Vous devez avoir beaucoup de pouliches dans votre écurie, à ce que je vois ! — Écoutez, je suis confus ! Bien sûr, Eve ! Eve, Harrington ou pas. Je… Je tiens absolument à me faire pardonner, mais je crois que vous offrir un café ne suffirait pas… — La cafetière entière serait bien peu de chose ! — J’ai une idée qui peut me sauver : aimez-vous les chats ? — Oui, sans plus. Mais pourquoi ? — Si vous voulez, je vous emmène dans un bar à chats, pas très loin d’ici, dans le Sixième. — On y boit du lait et on y grignote des croquettes ? Il éclata de rire. — Non, pas du tout, boissons et pâtisseries sont tout à fait classiques, mais vous êtes environnés de félins, auxquels il ne faut surtout pas toucher. Ils ont tous été recueillis par une association, ils sont très gentils, même un peu peureux. De toutes façons, la plupart du temps, ils dorment. La proposition avait un petit parfum d’aventure sans quitter Paris, et Eve acquiesça. — Et la librairie ? — Julie va s’en occuper, elle le fait très bien. La vendeuse lui décocha un regard noir, mais ne put l’empêcher de partir. Aucun homme ne venait jamais la chercher, elle. Un bijou non-réclamé dont l’écrin était une mer de livres aux pages jaunies.
Un sas permettait de pénétrer dans le café. Précaution nécessaire pour empêcher toute fuite féline. L’intérieur, faiblement éclairé, était parsemé de tables rondes et de tabourets recouverts de fausse fourrure. Eve repéra une demi-douzaine de chats de gouttière, rebaptisés européens pour faire plus chic, qui se livraient à leur occupation favorite : ne rien faire. Daniel poussa sur la table basse le livre qu’il avait amené vers son invitée. — Dragons de légende ! Vous croyez que je vais lire ça ? — Non, non, pas du tout ! Simplement pour vous montrer sur quoi je travaille actuellement. — Comment peut-on travailler sur quelque chose qui n’existe pas ? C’est une perte de temps ! — Je comprends votre surprise. En réalité, je travaille sur les légendes tournant autour de ces animaux mythiques. L’univers des légendes est d’une richesse inouïe : les dragons, mais aussi les licornes, la sorcellerie, les trolls, les djinns, les hadiths, les monstres marins, les sirènes et tous ces héros, souvent des enfants, vivant d’improbables aventures. Pour le moment, je me concentre sur les dragons, donc surtout sur l’Asie. Je compile toutes les légendes s’y rapportant. — Vous êtes donc le gardien des légendes. — En partie seulement. Nous sommes des dizaines, de par le monde, à nous être réparti les différentes catégories de légendes. Un travail de titan. — Et dans quel but ? — Éditer une encyclopédie des légendes, pour éviter qu’elles ne tombent dans les poubelles de l’oubli, dans notre monde devenu si matérialiste. Eve était fascinée. — Alors je suppose que travailler dans une librairie poussiéreuse est un poste idéal. — Tout à fait ! Un silence s’immisça entre eux. Daniel la fixait intensément, et Eve était comme hypnotisée. Elle s’ébroua, pour reprendre le contrôle, mais n’arrivait pas à baisser les yeux. — Cessez de me dévisager ainsi, c’est très gênant ! — Vous êtes très belle ! — Ah non, s’il vous plait ! Ma vie est déjà assez compliquée comme cela ! Il joignit ses mains sous son menton en se penchant en avant. — Compliquée ? Racontez-moi ! — Mais je vous connais à peine ! — Justement ! Vous vous libérez de tout ce poids qui vous étouffe, je le prends pour moi, puis nous partons chacun de notre côté, sans risque de nous revoir. Vous sortez d’ici allégée, et libre. N’est-ce pas merveilleux ? Alors, après un long moment d’hésitation, Eve libéra les digues et raconta tout sur elle et sur Jacq. À la fin, elle se sentit mieux. Rien n’était réglé, mais elle avait déposé son fardeau. Daniel prit une profonde inspiration et lui proposa quelque chose d’insensé. — Une promenade à dos de dragon, ça vous tenterait ? Je ferais le dragon, et vous seriez accrochée aux écailles de mon dos. Une chouette balade nocturne. Elle le fixa comme on fixe un malade mental. — Vous plaisantez ? — Oui, oui, bien sûr. Ces bestioles n’existent pas vraiment, mais je me demande si… Quand on croit fermement à une légende, peut-être pourrait-on la faire apparaitre réellement. Ou se persuader qu’elle est réelle, vous ne croyez pas ? À la sortie du café, Eve releva la note de Daniel à huit sur dix. Rares sont les hommes qui proposent à une femme une virée à dos de dragon. Mais lorsqu’elle tourna la clé de son appartement, la réalité l’envahit toute entière. Jacq était affalé sur le canapé, et de toute évidence il était fortement alcoolisé. Une soirée pleine de dangers s’annonçait.
Quatre
La semaine suivante, n’y tenant plus, elle était revenue à la librairie Colibris. Daniel avait complètement colonisé son esprit, ce contre quoi elle s’était d’abord rebellée. Il lui aurait fallu quitter Jacq, qui ne l’aurait pas accepté. Les coups auraient plu comme giboulée en mars, et elle ne l’aurait pas supporté. Tout ça pour se précipiter dans les bras d’un quasi-inconnu, qui pensait plus aux dragons qu’à elle. Elle avait ramassé discrètement sa carte de visite dans le bar à chats, et connaissait donc son numéro. Mais n’avait pas osé s’en servir. Donc il fallait mieux l’oublier et tenter de s’éloigner de Jacq, à qui elle n’attribuait plus qu’un misérable un sur dix. Mais elle se tenait devant la librairie de l’ile Saint Louis, emportée par elle ne savait quelle folie. Redevenant raisonnable, elle amorça un demi-tour, lorsqu’une voix la héla. Julie, la planche à pain. — Vous cherchez Dan ? Il est absent aujourd’hui, il travaille chez lui. Je peux vous donner l’adresse, si vous voulez. Oui ? Il habite rue Malebranche, dans le Cinquième. Numéro six. — Vous semblez bien connaitre ? — Moi ? Pas du tout ! je n’y suis jamais allée. Mais il m’a bien recommandé de vous donner son adresse, si jamais vous repassiez à la librairie. Il était drôlement inquiet. — Inquiet ? — Ben oui, de ne pas vous revoir, de vous avoir perdue. Il tournait en rond dans la boutique, sans arriver à se mettre à quelque chose. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais… Eve n’écouta plus, et partit presque en courant vers l’inconnu. Insensible à la splendeur de Notre-Dame, elle traversa le pont de la Tournelle, prit à droite le boulevard Saint-Germain puis, après la place Maubert, remonta à gauche la rue Saint-Jacques et, après avoir longé la Sorbonne, ignoré la coupole du Panthéon, elle tourna à droite dans la petite rue Malebranche, repéra le numéro six, et appuya sur le portier électronique, le cœur battant, et le souffle un peu court. Mais personne ne répondit. Peut-être n’avait-il pas entendu. Peut-être le portier était en panne. Peut-être que… Elle allait tenter un nouvel essai, quand une main surgie de l’arrière sans un bruit appuya à sa place. Elle se retourna. C’était lui ! Sans réfléchir, elle se lova contre lui et, levant la tête, se laissa embrasser. D’abord prudemment, puis de plus en plus profondément en un total abandon, une folie soyeuse, satinée, toute chaude, hors du temps. Une vieille dame toute ridée les poussa pour entrer dans l’immeuble, en leur jetant un regard réprobateur. — Cinq sur dix, jour de bonté, murmura Eve. — Cinq sur dix ? — Ce n’est rien. Où en étions-nous ? — À un projet de baiser, je crois. — Vite, réalisons-le ! — Monte chez moi, je vais te montrer quelque chose d’extraordinaire. — Je crois savoir ce dont tu parles. Mais ne te vantes pas trop ! — Et moi, je crois que tu ne sais pas du tout ! Ils avalèrent les cinq étages sans les compter, négligeant l’ascenseur et faisant une langoureuse pause baiser sur chaque palier. Au quatrième, une porte s’ouvrit sur la vieille dame toute ridée de la rue, qui les fusilla d’un regard plus noir que le noir d’encre. Ce qui les fit rire et les propulsa au cinquième. Daniel ouvrit sa porte en grand et la laissa passer. Eve s’arrêta, stupéfaite, à la fois déçue et émerveillée. Elle n’avait pas du tout imaginé l’immense verrière qui enchâssait l’appartement. — Tu vois, j’habite un ancien atelier d’artiste, incroyablement lumineux. J’ai fait poser des stores, mais je ne les utilise presque jamais. Le coin cuisine est à ta gauche, un peu sombre lui, la pièce à vivre est évidemment ici, en pleine lumière, et la chambre là, au fond. — Mais il n’y a pas de cloison de séparation ! — À quoi bon ? Nous sommes sous le toit de l’immeuble, personne ne peut rien voir. Eve n’en semblait pas persuadée. — Je vais te montrer ! Et avant qu’elle ne réagisse, il ôta tous ses vêtements et fit des allers-retours le long de la verrière, aussi nu qu’Adam au jardin d’Eden. Comme elle restait bouche bée, autant à cause de son audace qu’à cause de ce corps tant désiré qu’elle découvrait, il s’approcha d’elle, l’enlaça et lui murmura à l’oreille : — Tu devrais te mettre à l’aise, toi aussi, en tenue d’Eve. Elle sourit, mais eut à peine le temps de déboutonner son chemisier que déjà les mains agiles de Daniel la précédaient, dégrafant par ici, ouvrant une fermeture éclair par là, faisant glisser par le bas, tout en abreuvant ses lèvres de petits baisers. Puis il la prit par la main, et la promena le long de la verrière, leurs corps nus dominant Paris et rougeoyant dans le soleil couchant. Au sortir d’un long baiser, Eve murmura à l’oreille de Dan un désir qui ne pouvait plus attendre. Et ce qui était écrit s’écrivit en lettres d’amour une nuit durant. Les rayons du soleil levant l’éveillèrent, et elle s’étira comme une chatte comblée. Elle huma l’arôme du café qui emplissait l’atelier, et soudain se dressa sur son séant. — Quelle heure est-il ? demanda-t-elle affolée. — Bientôt huit heures, ma chérie. — J’ai passé toute la nuit avec toi ? — Tu ne vas pas me dire que tu ne te souviens pas ? Nous avons fait l’amour quatre fois, dans quatre positions différentes. Alors, la première… — Stop, arrête, je me souviens très bien ! Mais je ne suis pas rentrée de la nuit, et Jacq va me tuer, je n’ai aucune explication plausible à lui donner, tu comprends ? Il me fait peur, Dan, tellement peur ! Où que j’aille, il me retrouvera, il ne me laissera jamais tranquille. Toi aussi, tu es en danger maintenant, tu devrais faire très attention ! Tout en lui caressant la tête pour tenter de la calmer, Danny réfléchissait intensément. Ce qu’il redoutait tant était arrivé : il était amoureux ! Une catastrophe qu’il ne savait comment gérer. Normalement, il devait demeurer seul pour mener son étrange mission, puis disparaitre. Mais lorsque cette petite chatte mouillée était entrée dans la librairie et dans sa vie, tout était allé de travers. Il avait tout de suite senti qu’il ne maitrisait plus rien, qu’elle bouleversait ses plans sans s’en rendre compte. Il avait bien essayé de l’oublier, en ne lui donnant pas signe de vie, en feignant l’indifférence, mais le remède avait été pire que le mal. Elle avait capturé son esprit, et il lui avait laissé une petite chance en laissant son adresse à Julie. Il allait bientôt quitter Paris, s’en aller très loin d’elle et ainsi réussir à l’oublier. Mais voilà qu’hier il l’avait reconnue, de dos, devant la porte de son immeuble. Il aurait dû fuir, attendre qu’elle parte. Mais il n’avait pas pu, tant il mourait d’envie de la dévorer toute entière, de la faire mourir d’amour pour la faire renaître à une nouvelle vie. Mais une nouvelle vie si différente qu’elle risquait de ne pas l’accepter. Il finit par se décider. Le jeu en valait la chandelle. — Voilà ce que je te propose : tu restes ici toute la journée, tu ne vas pas travailler, tu les appelles en disant que tu es souffrante. Moi, je dois passer une longue journée à Colibris, j’ai un gros travail à finir. Tu téléphones à ton mari, tu lui donnes rendez-vous à deux heures du matin au square du Vert-Galant, au pied du Pont Neuf. — À deux heures du matin ? Mais il n’y aura personne pour me secourir si… — Ne crains rien, je viendrai. — Tu es sûr ? Pourquoi ne m’accompagnes-tu pas ? — Il faut me faire confiance. Après l’avoir longuement regardé dans les yeux, elle accepta, sans bien comprendre. Dan lui sourit. — Ton café, tu le prends avec ou sans sucre ?
Cinq
De sa cachette, elle le vit arriver sur le Pont Neuf. Il marchait droit. Il n’avait pas bu. Il descendit les quelques volées de marches menant au petit square, et se mit à fureter à sa recherche. Les bateaux-mouches avaient cessé leurs rondes, aussi la lumière orangée qui éclairait faiblement cette avancée triangulaire de l’ile de la Cité serait la seule à trouer la nuit. Jacq s’assit sur un banc, en consultant nerveusement sa montre. Eve se décida, d’un pas hésitant. Pas de trace de Dan. Elle lui faisait encore confiance, mais plus entièrement. Son mari, l’ayant aperçue, se leva brusquement et marcha vers elle. — Tu peux m’expliquer ce que signifie ce rendez-vous ridicule ? Et où as-tu passé la nuit précédente ? Et avec qui ? Tu vas parler, espèce de trainée ? Eve rassembla ses faibles forces pour l’affronter. — J’étais quelque part dans Paris, avec un homme merveilleux. — Il t’a sautée ? — Non, pas du tout, il ne m’a pas sautée, comme tu dis ! Nous avons fait l’amour, c’est très différent ! — Je te l’interdis, tu m’entends ! Je suis ton mari, et moi seul ai le droit de te baiser ! — C’est fini, Jacq ! Je te quitte, tu ne peux pas me retenir ! — Je vais te faire passer cette envie, et tout de suite ! Tu es ma pute, je te garde ! À ce moment, ils entendirent un bruit d’oiseau, un battement d’ailes de grande envergure. Surgie de la nuit, la créature se posa non loin d’eux, muets de stupeur. Un monstre à la peau de serpent, sa queue massive balayant le sol. Une tête horrible surmontée de deux cornes, deux yeux rouges de chaque côté d’un museau effilé s’ouvrant sur une gueule copieusement équipée de crocs. — C’est quoi, ce délire ? cria-t-il. Alors la gueule s’ouvrit, et une lance de feu en jaillit, transformant Jacq en torche encore un peu vivante. Il hurla à la mort, mais le jet de feu ne faiblissait pas. Lorsque les hurlements cessèrent, les flammes s’éteignirent, et bientôt il ne resta de Jacq qu’un petit tas de cendres fumantes. Alors le dragon fixa Eve, qui crut sa dernière heure arrivée. Puis il secoua la tête, s’envola lourdement et disparut dans la nuit. Eve tomba assise par terre, se demandant si elle avait rêvé. Mais les cendres fumantes ne ressemblaient pas du tout à un rêve. Elle entendit des voix sur le pont. Vite, il ne fallait surtout pas qu’elle reste là. Elle remonta les escaliers et se mêla aux badauds qui commençaient à arriver. Et qui racontaient déjà n’importe quoi. Elle s’éloigna du square et entreprit de rentrer chez elle, à pied par le quai de la Mégisserie puis le boulevard de Sébastopol. Une trotte de plus d’un kilomètre avant de retrouver la rue Chapon, pour se réfugier dans son appartement, désormais sans Jacq. Pendant tout ce trajet, elle ne cessa de se repasser le film incroyable des évènements. Un dragon à Paris ? Impossible ! Et pourtant ! Soudain, alors que son rythme cardiaque se calmait, le vin avalé commençant à faire son effet, elle se rendit compte que Daniel n’était pas venu. Mais n’était-il vraiment pas venu ? Personne n’avait connaissance de ce rendez-vous, sauf Jacq, bien sûr, et Dan justement. Et ce monstre était arrivé pile à l’heure. Se pouvait-il que ? Non, voyons, cela n’avait aucun sens. Demain, après sa journée de travail, elle l’appellerait et irait rue Malebranche, sans doute tenterait-il des explications vaseuses. Il n’était pas venu, alors qu’il avait promis. Donc il avait trahi sa confiance. Donc elle devait se séparer de lui. Encore une belle histoire qui partait en fumée. Pour éviter de pleurer, elle se resservit un verre de vin, tout en enlevant machinalement son alliance.
Six
La journée avait été fructueuse au Bon marché. Pas pour elle, mais pour son employeur. Elle avait vendu beaucoup de parures, certaines très pudiques, d’autres très provocantes. Elle avait bien pensé en acheter une pour elle-même, une de celles faites pour être enlevées par des mains d’homme, mais l’absence de Daniel à un moment dramatique, hier soir, l’avait un peu refroidie. Entre deux clientes, elle décida de faire la morte, de ne pas l’appeler, de ne pas se précipiter à son domicile, de le laisser venir. L’attente se prolongea une semaine. L’affaire du dragon volant, comme l’avaient appelée les médias, glissait doucement dans les faits divers inexpliqués, où une couche d’autres faits divers la ferait progressivement disparaitre. Mais elle ne parvenait pas à oublier le jet de flammes orangé qui avait carbonisé son mari. Cent fois elle avait composé le numéro de Daniel, et cent fois elle avait abandonné. Le huitième jour, elle reçut un sms : — Je t’aime, et ça ne passe pas. Elle répondit de suite, en tremblant un peu : — Tu n’étais pas là, or tu avais promis. La réponse fut immédiate : — J’étais là, et tu m’as vu. — Non ! Non ! Non ! se mit-elle à crier dans le magasin. — Eve, tu as un souci ? s’enquit une autre vendeuse qui s’était rapprochée d’elle. Tu veux te mettre en pause ? — Non, non, ça va, je suis un peu surmenée ces temps-ci, mais je vais me reprendre, rassure-toi. Une heure plus tard, elle sonna rue Malebranche. Daniel lui ouvrit presque immédiatement, l’air sombre. Il ne la laissa pas commencer à parler. — Je sais, tu n’y comprends rien, tu te demandes si tu n’as pas rêvé, ou cauchemardé, mais non, tout ce que tu as vu est bien réel. — Tu ne vas quand même pas me dire que tu es un… un dragon ! Ces monstres n’existent pas, ce sont des légendes, c’est toi-même qui me l’as affirmé ! — Tu as raison, mais j’ai découvert qu’il était possible de faire vivre des légendes, à condition d’y croire fortement. — Je suis amoureuse d’un homme nommé Daniel Dupont, je ne suis pas amoureuse d’un dragon ! — En tout cas, j’ai tenu parole, je t’ai même libéré de ton mari. De lui ou de moi, qui est le vrai monstre, à ton avis ? — Non, je suis désolée, c’est trop pour moi, je ne peux pas te croire ! — Tourne-toi un instant, s’il te plait. Le ton était doux, mais ferme. Curieuse de la suite, elle obtempéra. Pendant quelques secondes, une vive lumière envahit l’appartement. Elle n’osait plus bouger. — Tu peux te retourner, fit la voix de Daniel. Sa voix ! Donc il était là ! Elle fit volte-face et s’immobilisa de stupeur. Le dragon de l’autre soir la regardait de ses yeux rouges, sa grosse queue balayant le parquet. Elle s’apprêtait à tourner les talons pour fuir ce cauchemar quand elle entendit à nouveau la voix de Daniel. — Eve, ou Eva, ou Evita, ou Hiv, ne pars pas, je ne te veux aucun mal, au contraire, je t’aime, tu te souviens ? — Mais nous ne pouvons pas… — Si, nous le pouvons, je vais te montrer. Aucune femme avant toi n’aura vécu pareille aventure. Déshabille-toi, et étends-toi sur le lit. Fascinée, elle ôta ses vêtements un à un, lentement. — Tu es belle comme une nuit d’été semée d’étoiles, lui murmura la voix de Daniel. Lorsqu’elle fit sauter sa petite culotte, il se coucha sur elle, sortit sa langue fourchue qui s’enroula autour de la sienne. Et lorsqu’elle le sentit pénétrer en elle, une douce chaleur envahit son ventre, remonta sur sa poitrine et lui mit les joues en feu. Elle ferma les yeux et un orgasme puissant la secoua toute entière. « Onze sur dix », songea-t-elle avant de sombrer dans un profond sommeil.
Plus l’infini
Une semaine s’écoula ainsi. Daniel, qui reprenait forme humaine le jour, acheva ses recherches à Colibris, Eve vendit de délicieuses lingeries, et les nuits enflammées succédaient aux nuits enflammées. À la fin de cette parenthèse enchantée, Daniel fit une proposition inédite à son amante. — Cette nuit, une virée à dos de dragon dans le ciel de Paris, ça te dirait ? Le ciel est clair, il n’y a pas de vent, des conditions idéales. Nous partirons du toit, direction nord-ouest. — Pourquoi pas ? approuva Eve, qui n’en était plus à une dinguerie près. Tu m’en avais déjà parlé, si je me souviens bien. — Oui, alors on y va, couvre-toi bien, il fait frisquet là-haut. Sur le toit en zinc, Daniel se mua en dragon et fit monter Eve sur son dos, qui s’accrocha fermement des pieds et des mains aux écailles qui dépassaient. Après avoir remonté les Champs-Élysées et traversé la Seine, Daniel parvint au quartier de la Défense, hérissé de tours altières. Il négligea la tour DC en forme d’obus enserré dans un filet d’acier, puis slaloma lentement entre les immeubles Manhattan, Ariane, Europe, Blanche et Areva. Eve n’avait pas assez de deux yeux pour tout voir. Les tours éclairaient la nuit, mais la plupart étaient désertes, les bureaux étant fermés à cette heure avancée. Il fit plusieurs fois le tour de l’immeuble Carpe Diem fait de dièdres superposés et dont les frontières lumineuses dessinaient des figures géométriques dans la nuit. Puis, ayant fait moult cercles et ovales, il se posa au sommet de la tour double Cœur Défense. — Tu vois l’araignée rouge de Calder, au centre du parvis ? En visant bien, je peux passer entre ses pattes, mais avec toi sur mon dos, je ne vais pas m’y risquer. Par contre, tu vois ce gigantesque cube blanc évidé, l’Arche. Là, tu ne risques rien. D’accord ? — D’accord, mais sur le dos si tu veux bien. — Une magnifique idée, ma chérie ! Et le dragon passa une première fois sous l’Arche à l’endroit, puis une seconde fois à l’envers. Puis il se mit à tracer des cercles entre le dessus et le dessous du toit de l’Arche, de plus en plus vite. Eve riait à gorge déployée. Enfin il se posa sur le toit triangulaire du CNIT. — C’est peut-être le moment de partir loin d’ici. — Que veux-tu dire ? fit Eve qui était descendue de son dos. — Eh bien, toi aussi, si tu le veux, tu peux sauter le pas. Devenir une dragonne, et partir avec moi. Tiens, je t’ai apporté un petit cadeau. Il déposa dans la main d’Eve un petit anneau vert. — C’est une alliance, en jade. Gage de toi. — Je veux bien essayer, mais je ne vais pas y arriver. — Mais si, tu vas voir : il suffit d’entrer dans la légende, d’y croire très fort. Cette alliance va t’aider. Fermant les yeux, elle ne ressentit d’abord rien. Puis une vibration prit naissance dans sa poitrine, s’amplifia et se propagea dans chacun de ses membres. Les tremblements s’atténuèrent progressivement, jusqu’à disparaitre. Ouvrant des yeux verts à la pupille verticale, elle sut qu’elle avait réussi. — C’est définitif ? — Non, comme moi, tu peux revenir en arrière, mais alors tu ne pourras pas voler ! — Voler ? II faut que j’essaie. On y va ? — Tu as une préférence ? — Aucune ! Droit devant, le plus loin possible. — Tu veux dire dans l’espace infini ? — Exactement ! Mais avec toi, toujours ! Un chat errant les vit s’envoler, tournoyer au-dessus de lui, puis s’éloigner jusqu’à n’être plus que deux étoiles dans la nuit.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 21 Déc - 7:46 | |
| L'historiette du jour : Une bonne poire de Nino De La NegraLe mercure affichait « 37° 2 » le matin et c’était pas du cinoche ! Les médias entonnaient la même antienne : hydratez-vous ! Dans les établissements, on surveillait de près les vieux, on redoutait l’hécatombe. Par endroits, l’asphalte commençait à fondre. Dans la rue, les chiens haletaient, se traînaient en quête d’un coin d’ombre puis finissaient par s’aplatir, sonnés, les yeux rougis et la truffe entre les pattes. En début de soirée, le soleil éclaboussait encore les terrasses où d’affolantes créatures croisaient puis décroisaient leurs jambes, on se serait cru dans un concours d’arabesques. Au festival des cannes, Mona avait remporté la palme. Dans son short en denim et son débardeur rose, elle éclipsait la concurrence. Je tentai ma chance et lorsqu’après avoir agité quelques mojitos nous convînmes qu’il serait agréable d’aller prendre une douche, je fus parcouru d’une onde similaire à celle qui me traversait lorsque ma mère m’emmenait au manège et que je décrochais le pompon. C’était l’éclaircie, la parenthèse enchantée comme il en arrivait parfois, même dans la vraie vie ! - Lire la suite:
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Je venais d’interrompre une mission de travail temporaire (une manière élégante de dire que je m’étais fait débarquer sans préavis). Il s’agissait d’aller de porte en porte pour fourguer serrures, blindages, caméras de surveillance et autres systèmes d’alarme. Un arsenal de défense pour nantis, ceux qui avaient prospéré et voulaient protéger leurs biens. Grâce à un ami d’enfance, lassé des petits boulots et qui, en désespoir de cause, avait fini par signer chez les poulets, je bénéficiais des adresses de récentes victimes d’effractions. Du coup, j’avais réalisé de bons chiffres, jusqu’à ce qu’il obtienne une mutation à Beauvais, la ville natale de son compagnon. En moins de temps qu’il n’en faut à un poussin de batterie pour finir en nugget, il avait bouclé ses cartons et asséché mon carnet de commandes. Du coup, vendredi dernier, lors du rendez-vous hebdomadaire avec le Directeur, je m’étais fait drôlement secouer. Comme je ne voyais pas comment je pourrais redresser la barre, à moins de faire quinze heures par jour et risquer de me faire bouffer par tous les clébards qui gardaient les pavillons, j’avais envoyé Monsieur Salin sur les roses. Et puisqu’il insistait, « Faut vous ressaisir mon pt’it Franck ! », vu qu’il touchait un beau pourcentage sur mes ventes, j’avais fini par lui balancer le gros catalogue dans la gueule, histoire d’effacer son rictus méprisant. Évidemment l’entretien était clos. Je me retrouvais sans un rond et bien obligé d’oublier les recommandations de mon banquier qui avait sué comme un cochon lors de notre dernière entrevue. Était-ce la chaleur estivale ou le solde de mon compte qui l’avait fait dégouliner autant ? Voilà la question qui bizarrement me turlupinait, à l’heure où Mona se révélait insatiable et s’évertuait à redresser mon affaire.
Dès le lendemain, après m’être offert un repos mérité, je me suis rencardé sur sa situation, car vu la superficie du studio, elle ne faisait sûrement pas partie de ce que le Président de l’époque appelait les premières de cordée. Elle occupait un espace d’à peine vingt mètres carrés, incluant douche, commodités, réfrigérateur et évier. Le canapé déplié, fallait une sacrée maîtrise de l’esquive pour circuler. Côté décor, seules quelques affiches de films étaient accrochées aux murs. Je patientais sous le regard halluciné d’Al Pacino dans « Un après-midi de chien » tandis que l’odeur de l’arabica emplissait la pièce. Restait l’atout majeur, car si Mona avait fini par accepter les conditions d’un bailleur sans scrupules – mais n’est-ce pas un pléonasme ? — c’était pour le petit patio privatif et ombragé qui jouxtait la pièce. Nous nous y étions installés et détendus, nous fumions, nous devisions. Lorsqu’elle m’apprît qu’elle venait aussi de se faire virer, j’y vis comme le signe d’un destin sur lequel nous avions une sérieuse revanche à prendre. Elle avait tiré une semaine dans une boutique de prêt-à-porter haut de gamme sur l’artère principale et cela avait suffi à la propriétaire pour se rendre compte que ce qui semblait un argument s’avérait au final un handicap insurmontable. Mona, dont la cambrure des reins aurait ébranlé la foi du plus pénétré des séminaristes mesurait un mètre soixante-quinze pour cinquante-sept kilos. Si bien qu’à chaque fois qu’une cliente se risquait à passer la même robe qu’elle, voire quelque chose d’approchant, le verdict ne se faisait pas attendre : « Non… ça ne me va pas aussi bien… » De face comme de profil, le miroir renvoyait la moue dubitative et l’air désappointé. L’échec était consommé. Mona avait beau tenter la diversion en présentant d’autres modèles, enjoindre de porter des talons légèrement plus hauts et ce serait parfait… rien n’y faisait ! Aucune vente, si bien que la patronne n’avait pas pris de moufles pour lui montrer le chemin de la sortie. Voilà comment elle m’avait résumé sa dernière déconvenue.
Bref, nous suivions la même trajectoire et faute d’avoir les coudes pointus et les crocs acérés, nous irions de contrats éphémères en jobs de subsistance où l’on rencontrerait des salopards qui se serviraient sur notre dos. On n’échapperait pas à la condition de ceux que l’on désignait ainsi : les précaires, les petites gens.
Sauf qu’au cours d’une conversation et tandis qu’elle s’envoyait une assiette de farfalles à la napolitaine que je lui avais mitonnée, Mona a éveillé ma curiosité.
— Tu te rends compte, vendredi, le jour où la mère De Conti m’a viré, elle en a reçu pour près de cent mille balles !
— Cent mille balles de quoi ?
— De came ! Des sacs à mains, des pochettes, des porte-cartes, porte-monnaie, tout l’attirail quoi !
— Je croyais que c’était une boutique de fringues !
— Elle fait aussi la maroquinerie et quelques paires de chaussures. Que des grandes marques, y’a des sacs qui coûtent un SMIC !
— Hum… Je reprendrais bien une goutte de grappa moi, t’en veux ?
— Plus tard dans la soirée, alors que je continuais à descendre la bouteille de gnôle, elle s’est mise à me questionner au sujet de mon dernier emploi :
— À vendre des alarmes, des caméras et tout le bazar, t’as dû en apprendre un peu sur le sujet non ?
Lorsqu’elle s’est mise à insister, à m’interroger sur les différents types de capteurs, ceux qui détectent et enregistrent les mouvements ou ceux qui gueulent quand on fracasse les serrures, j’ai commencé à trouver ça curieux. J’avais l’impression de passer un entretien d’embauche. En tous cas, mes réponses ont dû lui convenir, car elle est devenue soudain très câline ! Mais malheureusement au moment précis où elle me priait instamment de la rejoindre dans une extase partagée, je fus victime d’un léger malaise. Était-ce dû à l’excès d’alcool ? Pas sûr, car au lieu de contempler ses adorables fesses, je ne pouvais détourner mon esprit d’une image qui m’obsédait. Et cette image, vraisemblablement à l’origine de ma « débandade », c’était celle d’une myriade d’étiquettes à mille-cinq-cents balles accrochées à des fermoirs dorés.
Quelque peu déconfit par cette partition inachevée, j’étais en train de me calmer en grillant une cigarette lorsqu’elle est apparue dans l’encadrement de la douche. Et tandis que d’un geste gracieux elle emprisonnait sa lourde chevelure dans une serviette blanche, elle m’a lâché sans détour :
— Juste avant qu’elle me vire, j’ai piqué le double des clés. Tu te débrouilles pour neutraliser le système d’alarme et on embarque le stock. Faut pas traîner, on fait ça cette nuit. J’ai les contacts pour écouler la marchandise.
Elle était drôlement belle, à poil avec son turban sur la tête, on aurait dit une princesse orientale. N’empêche, à partir de là, je me suis quand même demandé si notre rencontre était tout à fait fortuite…
La mère De Conti n’avait pas dû claquer beaucoup d’oseille pour protéger sa boutique. Deux caméras et une sirène à débrancher, pas besoin d’être un cador ! Le temps de localiser l’unité centrale et c’était réglé, on pouvait circuler peinards. Mona avait bien gambergé l’affaire. On a stationné la fourgonnette devant l’issue de secours qui donnait sur l’arrière du magasin, c’est par là qu’on est entrés. C’était une rue bien tranquille, parallèle à l’artère commerçante. J’étais déjà en sueur, car le thermomètre ne descendrait pas encore cette nuit et la climatisation était coupée. J’avais déjà raflé toutes les fringues sur les portants et les boîtes d’escarpins quand Mona a réclamé de l’aide du fond de la réserve. On a sorti les sacs des cartons d’emballage et fait plusieurs voyages, à pleine brassée. Il fallait juste espérer qu’un insomniaque n’ait pas repéré le manège. Le chargement effectué, elle a remisé le trousseau de clés et comme le bâti autour de la porte était en bois, même pas renforcé à l’acier, j’ai mis une bonne pression au pied de biche pour l’éclater et simuler l’effraction. Voilà, c’était terminé ! On est repartis, tout en contrôle, pas trop vite, pas trop lentement non plus. Nous nous sommes garés sous sa fenêtre et elle m’a gentiment proposé un café avant que l’on se mette au boulot…
Je dois être une bonne grosse poire, car la dernière réflexion qui me revient en mémoire, alors que je sombrais dans une torpeur accablante, prélude à la perte de conscience, c’est « XXXXX… elle va devoir décharger toute seule ! »
Ah le con ! Ah la chienne ! J’ai la tête prête à exploser, des vertiges qui me filent la nausée et c’est tout juste si mes guibolles acceptent de me porter jusqu’à l’unique fenêtre. Je l’ouvre, prends trois bonnes bouffées d’air et constate évidemment que la camionnette, tout comme ma princesse orientale, s’est volatilisée.
Il y a également ce petit mot posé sur le guéridon :
« Merci pour ton dévouement. Tu es chez une amie qui s’est absentée pour quelques jours et n’est au courant de rien. Ne traîne pas, son copain est un nerveux qui pourrait mal le prendre… J’ai mis les clés dans la boîte aux lettres, tu n’auras donc qu’à claquer la porte en partant. N’essaie pas de me rechercher, tu perdrais ton temps. Je quitte la région. Je te laisse un exemplaire en peau de lézard comme souvenir. Pour tout le reste, un conseil, oublie-moi, oublie tout ! »
Le lendemain je suis passé voir Monsieur Salin. Lorsqu’il a entrebâillé la porte, je l’ai vu blêmir, il a dû penser que je revenais pour le deuxième service… J’ai dû insister, l’amadouer pour qu’il me laisse entrer, car l’enflure avait les jetons et ne voulait rien savoir. C’est quand je lui ai assuré que j’avais une installation complète à placer qu’il a changé d’attitude. J’avais bien dans l’idée d’assaisonner la mère De Conti et lui faire signer le devis de l’année ! C’est ça qui finalement l’a décidé ! On y revenait, comme toujours, l’appât du gain ! Ça ne changerait donc jamais !
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 21 Déc - 8:31 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 22 Déc - 5:01 | |
| L'historiette du jour : Le pouvoir de l'écriture de Marine Poitevin1 Séance de psy Dernière inspiration avant la dernière expiration de cette fumée épaisse et blanchâtre qui sortait lentement de ma gorge. Cette fumée qui nous soulageait et nous soumettait. Je jetai lascivement le cadavre de cigarette par terre. Je sais ce que vous vous dites, je pollue et ça vous agace. Je vous comprends, à une période j’ai pensé comme vous. J’engueulais le premier passant qui avait le malheur de balancer son mégot par terre. Mais quand on se fiche de tout et de tout le monde, comment voulez-vous qu’on prête attention à l’environnement et qu’on s’en soucie ? - Lire la suite:
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J’entrai dans l’immeuble qui me faisait face, la personne qui m’attendait était au deuxième. Après une montée plutôt physique de deux étages, je suis arrivée dans la salle d’attente que je trouvais très chaleureuse. Je me suis assise sur une des chaises prévues pour l’occasion et remarquai qu’un peu plus loin un type avait l’air mal en point et empestait l’alcool. Il y avait deux portes face à nous ; l’une donnait accès au cabinet de la psychologue, spécialiste en addictologie, et l’autre me permettait de rencontrer mon futur psychologue au nom de Mr Meaux, plutôt cocasse pour quelqu’un qui soignait les maux avec les mots. Je commençais à trouver le temps long quand la porte de mon psy s’ouvrit. Une petite femme aux yeux bouffis sortit, suivie d’un curieux bonhomme. Il était bien en chair, les cheveux grisonnants, une bonne barbe bien touffue, et… un monocle sur l’œil gauche avec une montre à gousset attachée à son pantalon par une petite chaîne dorée. Et je ne vous ai même pas parlé de son pantalon en velours marron avec des bretelles de salopette par-dessus sa chemise. Bon, ne pas juger trop vite, me dis-je. Il me fit un grand sourire et me lança :
— Bonjour ! Emma, c’est ça ? — Euh oui, bonjour. — Tu peux entrer.
À la fois stressée et curieuse, je me levai aussitôt. Une fois avachie dans le petit fauteuil mis à ma disposition, nous pouvions commencer.
— Alors Emma, pourquoi es-tu venue me voir ? — C’est une amie de ma mère qui m’a recommandé de venir vous voir. — D’accord, mais je veux dire, de quoi veux-tu me parler en particulier ? — Eh bien, je suis déprimée depuis plusieurs semaines. — Ah, qu’est-ce qui te fait dire que tu es déprimée ? — Mon médecin le pense et je le pense aussi. Je suis souvent triste sans raison vous voyez, c’est relou. J’ai l’impression que rien n’a de sens et que je n’ai pas trouvé ma place, ça me déprime. J’ai vu deux psychologues avant vous donc je sais que j’ai des symptômes, mais ça n’allait pas, ils étaient trop… enfin pas assez… Enfin je ne sais pas ils ne m’apportaient pas les réponses que j’attendais. — Je vois, tu attendais d’eux qu’ils t’apportent des réponses concernant le sens de ta vie ? — Ouais c’est ça. — Parle-moi un peu de toi.
Et c’est comme ça que je lui ai parlé de ma deuxième année d’études de commerce qui se passait relativement bien niveau notes, mais qui ne me passionnait pas, de mes parents avec qui j’avais une relation plutôt bonne, et même de mon petit frère, Mathéo, âgé de 17 ans, de qui j’étais proche malgré son immaturité exaspérante.
— Depuis quand te sens-tu déprimée ? Y a-t-il eu un élément déclencheur particulier ? — Non pas vraiment, c’est arrivé petit à petit, à partir de mes 18 ans. Mais je le ressens encore plus depuis que j’ai eu 20 ans, il y a quelques mois. — Il s’est passé quelque chose de spécial le jour de tes 20 ans ? — Non, enfin si, mais c’est plutôt quelque chose qui s’est passé en moi. — Raconte-moi si tu veux bien. J’ai fait un signe de tête, marqué une pause, et continué. — En fait, je me suis réveillée le matin, j’ai compris que j’avais un an de plus, et puis, plus rien n’a eu de sens. Plus rien de ce que j’allais faire ; me lever, m’habiller, manger, me brosser les dents, aller en cours, etc. Je me remémorais les dernières années de ma vie, me voyant surtout en cours ou en soirées et je me suis demandée, « qu’est-ce que je fous ici ? ». Je me suis sentie inutile, je ne sais même pas si les études que je fais ont un réel sens pour moi. Je ne sais pas où je vais, parfois j’ai l’impression que je me perds. Que je n’ai pas pris la bonne direction, que je veux une autre vie. — Et quelle serait cette autre vie ? — Je ne sais pas… Une vie où je serai libre, je veux dire, où je me sentirais libre, libre d’être qui je veux, de faire ce que je veux et d’aller où je veux, peu importe les obstacles. — Si je te disais que tout est possible, où voudrais-tu aller là maintenant ? J’ai regardé par la fenêtre tout en réfléchissant puis j’ai répondu. — En haut d’une montagne, là où je pourrais prendre de la hauteur, où je pourrais contempler le monde d’un autre œil. Il posa son index et son pouce sur son menton, pris un air pensif, fronça légèrement les sourcils, puis releva les yeux vers moi et me sourit. — Je crois que toutes les réponses à tes questions sont en toi et je vais t’aider à les découvrir. Tu aimes écrire ? Un peu décontenancée par la question je répondis tout de même. — Oui, je tenais un journal intime quand j’étais au collège, mais après j’ai arrêté. — Pourquoi donc ? — Pas le temps. — On a toujours le temps pour ce qui nous tient à cœur. Bon, je sais ce qu’il te faut. Il faut que tu découvres ce qui te fait vivre. Mais pour ça, je vais devoir te faire faire un exercice assez spécial. Et il devra rester entre nous.
Je ne savais absolument pas de quoi il parlait, mais en tout cas il ne ressemblait en rien aux autres psychologues que j’avais rencontrés.
— Comment ça ? Qu’est-ce que vous allez me faire faire ?
Sans répondre, il se leva, se dirigea vers un vieux meuble en teck et fouilla dans un des tiroirs. Il en sortit une petite boîte en cuir noir et revint s’asseoir en face de moi. Il me la tendit et me dit de l’ouvrir. Pensant trouver quelque chose d’exceptionnel je fus vite déçue par la réalité.
— Un stylo ? Whoua vous êtes de plus en plus perchés vous les psys, dis-je sur un ton sarcastique. — Lis ce qu’il y a de marqué dessus.
N’ayant même pas remarqué l’inscription, je pris le stylo noir mat dans mes mains et lus la gravure :
— « Écris tes rêves, découvre-les et vis-les ». Ok, c’est une jolie phrase, mais bon, quand on ne sait pas quels sont ses rêves ça va être compliqué. — Mais tu as déjà des rêves, il faut juste les retrouver. Tu m’as parlé de montages tout à l’heure, tu n’as qu’à commencer par là. — Attendez, vous voulez que je disserte sur des paysages de montagnes ? — C’est exactement ce que je veux ! Et avant qu’on se revoie si tu veux bien. Je voudrais que tu décrives le paysage que tu veux, avec les montagnes dont tu as rêvé, par exemple, ou autre chose si tu préfères, mais il faut que ce soit un contexte que tu rêves de vivre, un endroit qui t’inspire le bonheur. Et n’oublie pas à la fin de ta description d’écrire « Fin » sinon l’exercice ne marchera pas. — Comment ça « l’exercice ne marchera pas » ? — Tu verras, mais c’est très important que tu le fasses. — Ok, vous êtes vraiment bizarre Mr Meaux, et un peu flippant, mais c’est d’accord je ferai votre exercice.
Il sourit malicieusement.
La suite fut moins intéressante. Nous nous sommes dit au revoir et je suis rentrée chez moi avec le stylo mystérieux. Je l’ai nommé comme ça car il dégageait vraiment quelque chose de mystérieux. J’étais quand même sidérée par la situation, un psy me prêtait un stylo pour décrire un paysage qui me faisait rêver… Drôle d’histoire ! Et dire qu’on me l’avait recommandé !
2 LES MONTAGNES
Le lendemain, ma journée fut banale. J’ai suivi mes cours habituels, pris mon bus habituel, et me suis retrouvée à grignoter des biscuits au chocolat dans ma cuisine habituelle. Les dernières miettes de biscuit avalées, j’ai filé dans ma chambre et me suis emparée du stylo mystérieux. J’ai arraché une feuille quadrillée d’un cahier et me suis assise à mon bureau. Avec toute la volonté du monde, j’ai fermé les yeux, je me suis imaginée au milieu des montagnes, je les ai réouverts et me suis lancée.
« Mes pieds nus tâtaient l’énorme pierre sur laquelle ils étaient posés. C’était un rocher légèrement rugueux, gris clair et chaud. D’autres rochers l’entouraient, de taille et de formes différentes, il y en avait partout. Encore plus loin, une rivière se frayait un chemin entre les blocs rocheux. Elle était claire, limpide et fraîche. J’ai regardé encore plus loin, encore plus haut et c’est à cet instant que le paysage me submergea. J’ai vu les multiples montagnes qui se suivaient et se chevauchaient. J’ai vu leur prestance et leur puissance me défier. De telles immensités immobiles étaient juste stupéfiantes et renversantes. Le vert dominait ce paysage et un cocktail de senteurs de sapins et de fleurs se dégageait. Tout à coup, je me suis mise à courir, sautant de rocher en rocher. Puis, arrivée en haut d’une paroi rocheuse, j’ai pris une grande inspiration et fait un pas en avant, me laissant alors tomber dans le vide, les bras en “V”. Mon cœur manqua un instant de battre, mon corps se figea et s’attendit à mourir, mais le vide était limité et mon corps gouta bientôt à l’eau fraiche dans un tonnerre d’éclaboussements. Je sortis la tête de l’eau et, fière de moi, je rejoignis le bord. Je m’étalai alors tel un lézard sur son caillou prenant un bain de soleil, et absorbai la chaleur des rayons qui caressaient ma peau. J’étais bien. »
Je relus une dernière fois et, assez contente du rendu, je pus ajouter « Fin. » pour conclure mon chef-d’œuvre. Comme je m’y attendais il ne se passa rien. En même temps, je ne vois pas ce qui aurait pu arriver, mais j’étais tout de même un peu déçue. Peut-être aurais-je de l’avoir une illumination soudaine sur mon devenir ? Je suis donc allée me coucher, j’ai fermé les yeux et j’ai sombré dans un sommeil intense.
3 LE RÊVE
Un sommeil lourd, profond et étrange s’empara de moi. Je me sentis aspirée vers le haut par une masse noire, puis une lumière jaillit tout autour de moi. Un instant après, je me retrouvai pieds nus, sur une énorme pierre grise, rugueuse et chaude. Puis, j’ai rêvé de rochers et de rivières, d’un saut dans l’eau et d’un bain de soleil. Enfin, la lumière éblouissante m’entoura de nouveau et j’eus la sensation de tomber dans un tunnel noir infini.
« Bip – bip – bip. »
7 h.
Mes yeux s’ouvrirent lentement. Pendant un bref instant, je ne savais plus où j’étais ni quel jour on était. J’ai regardé mon réveil, et là j’ai eu un flash. Ce rêve que je venais de faire, d’un réalisme extraordinaire… Non ce n’était pas possible. J’ai sauté du lit et me suis précipitée sur la feuille que j’avais laissée sur mon bureau la veille. Je relus rapidement ce que j’avais écrit et, oui, c’était bien le rêve que je venais de faire, mot pour mot. Tout, absolument tout ce que j’avais écrit était arrivé dans mon rêve. Abasourdie, je mis deux minutes avant de me rappeler que j’avais cours à 8 h. Je revoyais le psychologue le lendemain, il me tardait de lui demander de sérieuses explications.
4 SÉANCE DE PSY 2
Driiiiing ! J’avais cinq minutes d’avance. J’ai ouvert la porte et me suis assise dans le coin qui faisait office de salle d’attente. Je feuilletais un livre sur le bien-être au travail quand la porte du cabinet s’ouvrit.
— Bonjour Mr Meaux ! — Bonjour Emma ! Entre, je t’en prie.
J’ai posé mon sac à côté d’un des petits fauteuils et me suis assise.
— Ok, alors maintenant expliquez-moi ce qui m’est arrivé, et d’où vous sortez ce stylo ?! — Ah, je vois que tu as fait l’exercice que je t’avais demandé, c’est très bien. Avant toute chose, montre-moi ce que tu as écrit.
J’ai trifouillé dans mon sac et lui ai rapidement tendu la feuille sur laquelle j’avais décrit mon rêve. Pendant qu’il lisait mon écrit je ne le quittais pas des yeux. Il arborait un visage serein et une fois sa lecture finie il leva la tête vers moi et sourit.
— Tout ce que je peux te dire c’est que ce stylo transforme tes récits en rêves. Et il ne tient qu’à toi de transformer ces rêves en réalité. Pour ton prochain exercice d’écriture, tu vas devoir imaginer plusieurs potentiels avenirs professionnels qui pourraient te satisfaire. Après avoir rêvé ces différentes projections, tu choisiras celle qui t’a le plus plu, celle pour laquelle tu auras le plus de motivation. Il ne te restera alors plus qu’à tout mettre en œuvre pour la réaliser. — Mais, si je ne sais pas ce qui pourrait me plaire ? — Écris des projets professionnels qui éveilleraient ta curiosité, ta motivation, ta détermination, jusqu’à ce que tu trouves le bon. Commence par un futur où tu travaillerais dans la médecine par exemple, ou dans le social, ou encore dans la justice, tu peux tout essayer ! Je te laisse un mois, autrement dit, trente nuits, soit trente possibilités différentes d’envisager ton futur. Crois-moi, c’est bien assez. Dans un mois, on se reverra et tu me diras quel avenir tu as choisi pour toi.
5 12 RÊVES
Après cette deuxième séance pour le moins atypique, j’ai dressé une liste de tous les métiers qui pouvaient plus ou moins m’intéresser. Il y en avait douze en tout, ça me laissait du temps pour me renseigner sur chacun d’eux avant d’écrire, car pour les décrire il fallait que je cerne les objectifs, les avantages et les contraintes de chacun. Après une bonne semaine de recherches intensives, je me suis mise à écrire une journée type pour chacun des métiers, essayant de me rapprocher au mieux de la réalité malgré mon absence d’expérience dans tous ces domaines. Même si ce n’était pas la réalité, il fallait que je puisse m’en approcher le plus possible. Cela me prit une semaine de plus. Il me restait donc quinze jours pour essayer les douze métiers, j’étais large. Nuit après nuit, je vivais des micro-expériences professionnelles à travers mes rêves. Jour après jour, je barrais de ma liste les métiers qui ne me tentaient pas. Au bout du neuvième jour, j’avais barré neuf métiers, je commençais à m’inquiéter, il n’en restait plus que trois ; vétérinaire, architecte et assistante sociale. Je n’étais pas sortie de l’auberge. Trois jours plus tard, tous les métiers étaient rayés, aucun ne sortait du lot, aucun ne m’avait convaincue. Déprimée, je décidai alors d’écrire une lettre à Mr Meaux pour lui raconter toutes mes expériences, intéressantes, mais vaines, les émotions remplies de déception et de désespoir qui me traversaient, et enfin je le remerciais pour l’attention et la gentillesse qu’il m’avait portées.
6 DERNIÈRE SÉANCE DE PSY
Comme toujours, Mr Meaux était jovial et me trouva assise dans la salle d’attente. Il me salua et m’invita à entrer, mais cette fois, je n’entrai pas.
— Bonjour Mr Meaux, écoutez, je n’ai pas annulé la séance parce que je voulais vous rendre votre stylo mystérieux en main propre et vous donner ceci.
Je lui tendis la boite en cuir et la lettre.
— Je suis désolée je n’ai pas trouvé le futur professionnel idéal qui me donnerait cette envie de vivre dont vous m’avez parlé. Alors ça ne sert à rien que je vous fasse perdre votre temps, merci encore d’avoir essayé.
Le psychologue avait déjà ouvert la lettre et avait même commencé à la lire dans sa tête.
— Attends, dit-il. Peux-tu me laisser quelques minutes que je puisse finir de lire ta lettre, s’il te plaît ?
J’acquiesçai. Quelques minutes plus tard, toujours devant son cabinet :
— Emma, je crois que tu as tout faux. Tu l’as trouvée, ta voie professionnelle ! — Hein ? Comment ça ? C’est quoi ? — As-tu pris du plaisir à faire ces exercices d’écriture ? — Oui, étonnamment ça m’a beaucoup plu. — Eh bien, ton écriture est fluide, ton vocabulaire est riche, tu as une plume magnifique, presque poétique, et tu sais créer de l’émotion avec des mots… Pourquoi ne pas te tourner vers un métier d’écriture ?
À partir de cet instant, une motivation inespérée naquit en moi, me réchauffa le cœur et ne me quitta plus jamais. Je ne savais pas encore si j’allais devenir écrivain, journaliste, ou professeure de français, mais ce qui est sûr, c’est que j’avais trouvé un sens à ma vie.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 22 Déc - 7:43 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 23 Déc - 9:08 | |
| L'historiette du jour : Une théorie de l’évolution ou « La sagesse du primate de base » de ZutalorPar un frisquet matin de février, une belle cérémonie anima un cimetière : on enterrait un savant de renommée internationale. Bien entendu, l’occasion de prononcer de beaux discours avait fait se déplacer nombre de sommités scientifiques. Ainsi, furent évoquées dans le détail – interminablement selon certains participants – les découvertes de celui qui, pour le bien de l’Humanité, avait tant travaillé, et dont la dernière volonté était qu’on gravât sur sa pierre tombale cette épitaphe : Délivré de ses tournées infernales de conférencier trop payé Il va maintenant dormir tout son soûl - Lire la suite:
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Soyons honnête : si célébrer une énième fois l’importance des recherches de cet aventurier de l’A.D.N. (acide désoxyribonucléique) intéressa au plus haut point la majeure partie de l’auditoire endimanché, les propos louangeurs, dispersés par un vent glacial, volaient si haut qu’ils laissèrent totalement de marbre les peuples d’en bas, vers de terre et taupes, et la même punition frappa le fossoyeur de service, lequel, sa casquette enlevée par respect, la goutte au nez et les pieds gelés, finit par s’impatienter. On l’entendit d’abord bougonner, puis prétexter à voix haute une allergie aux œillets d’Inde. Éternuant et reniflant, il s’éclipsa, et rejoignit à grandes enjambées le gardien du cimetière qui était resté bien au chaud dans sa loge. Est-il utile de préciser que, pendant que les hommages s’éternisaient, les deux compères éclusèrent force petits verres remplis à ras bord d’un alcool à réveiller les morts ?
Le dernier orateur en ayant enfin terminé, un bref mais guilleret silence chargé de la promesse d’un banquet imminent s’installa. Puis, l’officiant qui présidait les obsèques – l’arrière-petit-fils d’Alfred Nobel en personne – adressa un discret signe de tête au chef du protocole. Quatre professionnels à tête de circonstance et aussi raides que des sentinelles soviétiques se mirent aussitôt en mouvement. Appointés pour, à l’aide de robustes cordages, faire glisser en douceur les cercueils dans l’en-deçà, ils se seraient acquittés honorablement de leur tâche si, échappées depuis peu du poulailler du gardien des lieux, une dizaine de gallinacées naines n’avaient aperçu, au fond de la fosse fraîchement creusée une délégation de gras lombrics venus aux nouvelles. D’un même élan, les poules s’étaient lancées à l’abordage. Interrogé par un grand journal du soir, un témoin de la scène affirma, sans doute en exagérant un peu, que la panique était telle que « si du goudron avait été versé sur les plumes qui obscurcissaient le ciel à ce moment-là, l’assistance en aurait été pétrifiée comme à Pompéi ».
Huit jours après ces évènements, la ville connut un début d’été indien : la terre du cimetière se réchauffa considérablement, si bien que l’étanchéité du cercueil qui abritait la dépouille du savant se rompit. C’est la raison pour laquelle une foule de convives refoulés du premier banquet, affamés et tout nus, s’offrit un fabuleux festin en explorant le crâne du grand homme dont les cellules, par extraordinaire, étaient encore actives au bout d’une semaine de cachot involontaire. Attirée par le bruit des agapes souterraines, une taupe ne tarda pas à signaler sa présence. Inquiets, les vers remontèrent à la surface. « Quelle aubaine, les amies ! », caquetèrent la douzaine d’intrépides poules naines, une fois encore échappées de leurs perchoirs. Elles se mirent à patrouiller le secteur. Une curée s’ensuivit. Trois jours plus tard, presque à jeun, le fossoyeur creusa une autre tombe. Son travail achevé, il abandonna ses outils sur place et s’en fut rendre compte à son copain le gardien. Quand il revint à sa fosse, il se frotta les yeux : les poules, en formation serrée, quasi militairement, froidement, méthodiquement, étaient en train de recouvrir de terre le corps encore palpitant d’un renard. Voulant chasser les naines, le fossoyeur se retrouva encerclé et attaqué par elles. Il résista tant bien que mal jusqu’à ce qu’il ressentit de vives douleurs aux mollets. Au travers du pantalon en grosse laine qu’il portait, les poules les becquetaient !
Analysant lucidement la situation – « un contre douze, ce ne sera pas possible que j’en sorte vivant ! » –, il lui parut alors plus sage de battre en retraite et il alla raconter sa mésaventure au gardien, utilisant des mots si confus que celui-ci, pour se faire une opinion, jugea bon de se rendre séance tenante sur le théâtre des opérations. Arrivé sur place, au premier coup d’œil, il dut en convenir : il y avait bien eu « crime » car, au sommet de la pyramide de terre déversée sur l’infortuné goupil, seul le bout d’une queue rousse dépassait. Troublés, les deux hommes notèrent que les poules, désormais calmées, semblaient se recueillir, bien alignées de part et d’autre de la sépulture du cadavre de la victime.
Aussitôt rapportée au directeur du cimetière, l’information fut transmise au maire, lequel téléphona au préfet, qui fit suivre au ministre. En cours de route, l’affaire fuita dans la presse, et cela fit grand bruit. Les carrés bordant celui où reposait le savant furent interdits aux visites, les poules assignées à résidence, de belles collections de vers de terre placées sous scellés. Ces précautions prises, le juge chargé d’instruire l’enquête n’y alla pas ensuite de main morte, ordonnant d’abord le confinement du fossoyeur en cellule de dégrisement, puis, dans la foulée, l’autopsie du goupil. Concernant cette dernière, on en connut rapidement les résultats : le corps et les organes vitaux de l’animal étaient lardés d’un nombre exceptionnel de blessures dues à des coups de becs, mais, à part ces horreurs, l’animal fut déclaré « mort en parfaite santé ».
Non habilités à fournir des explications quant à la régression de l’intelligence du prédateur face à celle, d’ordinaire plutôt sommaire, des gallinacées, les légistes passèrent le flambeau aux limiers de la police scientifique. Ceux-ci ne tardèrent pas à relever tout au long du trajet poulailler-fosse, à côté d’empreintes de pattes de poules, des traces de sang appartenant exclusivement au rouquin.
S’appuyant sur ces renseignements, et tout en prenant bien soin de mettre à l’abri les œufs qu’elles avaient préalablement pondus, le juge ordonna le sacrifice de trois des poules présumées tueuses. Leur dissection ne révéla rien d’anormal. Des œufs placés en couveuse le temps qu’il fallait sortirent de bien jolis poussins, lesquels firent l’objet de beaucoup d’attentions scientifiques avant d’aller rejoindre leurs mères au paradis des volailles. L’apparition d’un début d’oreilles pointues, de petites dents et la présence de poils roux sur le pourtour de leurs fions ne laissèrent pas d’étonner.
« Euréka ! » s’exclama, émerveillé, le juge après avoir lu ces élucubrations. Il lança son stylo-plume en l’air, puis, illico, débloqua le financement d’une expertise supplémentaire, la peu commune « Chromosomique Cerfa 22 » dans le jargon des documents administratifs.
Quand les résultats lui parvinrent, il apprit des choses effarantes : outre les leurs propres, les poules possédaient certains gènes appartenant aux canidés ! Et ce n’était pas tout : des chromosomes humains parsemaient également leurs chaînages ! Le juge fit vérifier les expertises trois fois plutôt qu’une. Toutes concordaient.
Le temps était donc venu de créer une commission d’évaluation. Ses membres, triés sur le volet, validèrent la thèse de la mutation et une première décision s’imposa : exhumer le corps du savant ; suivie d’une seconde qui consistait à extraire une pinte de sang respectivement au fossoyeur et au gardien du cimetière. On se souvint aussi des collections de vers de terre mises sous scellés. Pouvait-il y avoir un lien entre les rampants, le savant, le renard et les poules ?
Le cimetière entier fut bouclé.
Une semaine s’écoula encore avant que, dans le plus grand secret, la commission pût enfin se pencher sur les conclusions des expertises commandées à un laboratoire militaire.
Rédigé sans jargonner, son rapport aurait mérité un Grand Prix de la Clarté : — les permis de conduire du gardien du cimetière et du fossoyeur devaient, sans délai, leur être confisqués, et une cure de désintoxication, tous frais payés, leur était imposée ; — les chromosomes surnuméraires trouvés chez les poules étaient les mêmes que ceux du savant et du renard. Quant aux vers de terre, des prélèvements effectués dans leurs intestins prouvaient qu’ils avaient consommé de la taupe, de la taupe vivante !
Dépassées, les hautes sphères gouvernementales décidèrent de transmettre le dossier à une cellule spéciale de l’Éducation nationale. À la surprise générale, non seulement les conclusions de la cellule ne se firent guère attendre, mais ses recommandations furent immédiatement prises en considération : dans un collège déclaré « pilote », on construisit une cantine spéciale adossée à un poulailler, spécial, lui aussi, et on y servit de la volaille naine aux écoliers trois fois par semaine. Les progrès scolaires se révélèrent foudroyants. En mathématiques et en sciences naturelles, mais aussi en gymnastique.
On était si contents de ces résultats que la discipline se relâcha. On ne remarqua donc pas que, pendant leurs temps libres, beaucoup d’élèves se passionnaient pour l’exploration des sous-sols. Les conséquences de ce manque de surveillance entraînèrent bientôt l’effondrement d’une partie des bâtiments du collège.
Des investigations menées, cette fois encore, par des militaires très spéciaux affectés au B.R.G.A. (Bureau de Recherches Géologiques et Animalières), démontrèrent que les responsables de la catastrophe n’étaient pas des taupes, mais, citons le rapport, « des agents humains de taille moyenne, au surplus dotés d’une souplesse si peu commune que nos armées les recruteraient volontiers. »
L’expérience aurait pu s’arrêter là, mais les apprentis sorciers étaient majoritaires au gouvernement. À l’ordre du jour d’un conseil des ministres, apparut bientôt un projet classé « Très Confidentiel Défense » qui proposait de décréter, article un, le prélèvement obligatoire et automatique des cerveaux de tout savant venant à décéder, et, article deux, de servir en plat du jour unique, accommodées de persil, ail et citron, ces cervelles supposées prodigieuses à la fine fleur des étudiants de l’École Polytechnique chaque dimanche et mercredi. Heureusement, il restait un peu de bon sens au président de la République et à ses principaux conseillers. Ils insistèrent et obtinrent que des chimpanzés remplaçassent comme cobayes les futures élites de la Nation. Ainsi nourris, et à l’issue de longues années d’apprentissage, quelques grands primates réussirent enfin à structurer leur pensée, puis à parler. Voulez-vous connaître les premières phrases complètes qu’ils prononcèrent aux blouses blanches qui les avaient instruits ? Les voici : « Les gars, vous êtes complètement fous ! Vous n’avez même pas réfléchi où tout ça peut nous mener ! ARRÊTEZ TOUT, ON VOUS DIT ! »
* Note sommaire sur le vers de terre, créature étonnante. Étudié de près par des diplômés en « géodrilologie » (baccalauréat + des années d’études très difficiles), le ver de terre est considéré comme un hermaphrodite distingué qui, s’il ne possède pas d’yeux, bénéficie des services de quatre cœurs, de deux paires de reins, d’une bouche sans dents et d’un collier de nerfs faisant office de cerveau, ou plus exactement de « tour de contrôle ». Faut-il préciser qu’il n’a aucune conscience de sa chance de n’être pas né « humain », et est-il permis d’émettre semblable opinion pour notre lointain cousin le chimpanzé ?
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 24 Déc - 8:16 | |
| L'historiette du jour : L'Italien de Line ChatauAnnée 1958 — Viens, viens vite voir ! Il y a un monsieur qui s'installe chez la mère Barlange ! Ma grande sœur, Nine, trépigne d'impatience, trouvant que je n'arrive jamais assez vite. Elle a neuf ans et moi sept et notre mère nous dit toujours que l'aînée doit veiller sur la plus petite qui doit écouter ce que lui dit la grande. En foi de quoi, j'arrive en vitesse quand Nine m'appelle ! Mais cette fois-ci, l’événement est d'importance ! Un Italien vient de s'installer dans la maison de la mère Barlange ! Elle habite elle-même un taudis répugnant de crasse, dans une vaste habitation en ruines. Elle a décidé d'en louer une partie à un prix certainement bien trop élevé au regard de l'état des lieux. C'est papa qui l'a dit ! - Lire la suite:
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Nine et moi habitons avec nos parents dans une maison en face de la sienne et l'espace qui nous sépare, nous l'appelons « l'impasse » car elle ouvre d'un côté sur la Grande rue et de l'autre sur des jardins. C'est notre terrain de jeux ! Les maisons voisines accolées à la nôtre sont occupées l'une par un boucher à la retraite, le père Carpentier, il est très gentil mais il tue des agneaux, des poulets et des lapins dans son « laboratoire ». C'est une remise sombre, humide et puante car elle abrite aussi les WC constitués d'un trou creusé dans le sol. Madame Carpentier est une mégère tyrannique qui fait régner sa loi dans l'impasse, menant tout le monde à la baguette excepté mon père qui éprouve un malin plaisir à la faire enrager chaque fois qu'il le peut ! Et bizarrement elle ne lui en veut pas, ça la fait plutôt rire ! L'autre maison est un taudis où vit Monsieur Martin, un pauvre hère qui a sombré corps et biens dans l'alcool. Il dort sur une paillasse, sans chauffage ni électricité. Nous le saluons quand il traverse l'impasse mais nous ne nous approchons pas car il nous fait peur et sent très mauvais. La plupart des habitants de l'impasse sont âgés et vivent dans les souvenirs des deux guerres qui ont massacré leur jeunesse. Parmi eux se trouvent quelques commères à la langue vipérine, des catolles* toujours aux aguets, friandes de tous les détails croustillants de la vie des autres. Aussi l'arrivée de « l'Italien » est une vraie friandise pour toutes ces vieilles bavardes qui n'auraient pu espérer mieux, même dans leurs rêves les plus fous ! C’est un jeune homme d’environ trente ans, grand, mince, brun. Et nous sommes tout de suite tombées d’accord, Nine et moi, pour dire qu’il est beau. Il est entré dans son logis, accompagné de deux ou trois cousins ou amis qui l'ont aidé à s'installer. Il n'y avait pas grand chose : un lit, une table, un réchaud et quelques valises. Mais cet emménagement s’est fait dans la bonne humeur. Nine et moi n'en n’avons pas perdu une miette mais nous ne comprenons rien à ce qu'ils racontent. Maman nous a dit que c'est normal, c'est une autre langue. Nous observons tout, cachées dans l'angle d'un mur mais nous ne nous approchons pas car nos parents nous l'ont interdit, pour ne pas embarrasser. Et l'agitation est retombée puis la vie a repris son cours tranquille. L’Italien part tous les matins à son travail par le train de sept heures moins vingt quand nous dormons encore et revient le soir par celui de sept heures dix quand nous mangeons notre soupe dans la cuisine. C'est une vaste pièce éclairée par une grande fenêtre qui donne sur l'impasse. Un fourneau la chauffe et la grosse radio de bois blond que Papa écoute religieusement tous les soirs trône sur un vieux bahut. Au milieu, nos parents ont installé une table en bois de chêne très rustique, fabriquée par un copain menuisier. Papa est plâtrier-peintre et en échange, il lui a fait sa salle de bain. Maman dit toujours que nous avons beaucoup de chance car l’évier est situé au fond d’un grand placard fermé par deux portes. Papa y a installé une lampe et lorsqu’on ferme les portes, c’est comme si on était dans une vraie salle de bain. Nine et moi avons chacune une petite cuvette en fer et Maman nous oblige à nous laver tous les soirs le visage, les mains et bras, les pieds et les fesses ! Je trouve cela très injuste car mes copines à l’école ne sont pas obligées ! Bon, d’accord, elles sentent parfois un peu mauvais mais de là à se laver tous les jours, je trouve que ma mère exagère et en plus je suis sûre que ça use la peau ! Avec l’été, les vacances sont revenues. Nous ne partons jamais mais nous avons toute l’impasse pour jouer avec nos trottinettes et nos poupées. Nous n’avons pas beaucoup de jouets et chaque soir nous devons les ranger dans un petit coffre sinon la mère Carpentier vient hurler chez nos parents en disant que nous mettons trop de désordre dans l’impasse ! Ce soir, il fait particulièrement chaud ; la nuit est tombée sans apporter la moindre fraîcheur. Les murs et le sol exhalent cette chaleur et les mauvaises odeurs du laboratoire du père Carpentier n'en ressortent que mieux. Maman dit que cela annonce l’orage et que c’est bien car après il fera moins chaud et que ça lave les égouts. Moi je déteste les orages et Nine se moque de moi quand elle me trouve cachée sous la table ! Tous les adultes sont allés jouer aux cartes dans la maison du père et de la mère Carpentier. Maman a apporté le café et Monsieur Robert, un voisin, arrive toujours avec sa bouteille de fine. Les hommes font grand bruit, surtout après le troisième petit verre de liqueur. J’entends Monsieur Robert crier « Belote, rebelote et dix de der ! » et il fait claquer triomphalement ses cartes restantes sur la table. Mon père dit qu’il triche mais que ce n’est pas grave car c’est un brave homme ! Je ne comprend pas toujours les adultes… Nine et moi sommes assises devant la porte d'entrée et jouons à habiller et déshabiller nos poupées lorsque nous entendons quelques notes de musique s’élever dans la nuit. Nine met son doigt sur sa bouche pour me signifier de me taire, se lève en silence et se dirige vers l’angle de la maison. Je la suis et nous découvrons l’Italien assis sur une chaise devant sa porte ouverte, il gratte les cordes d’un instrument qui ressemble à une guitare avec un gros ventre. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit d’une mandoline ! Alors que ses doigts courent sur les cordes, il se met à chanter. Je ne comprends pas les paroles mais je suis sûre qu’il parle de son pays, des champs de lavande et d’oliviers, des vignes lourdes de grappes rouges gorgées de jus, du ciel d'azur et des douces collines. Il lève les yeux et nous découvre, Nine et moi, ébahies, immobiles. Son visage s’éclaire d’un sourire et il reprend une autre chanson et une troisième. Nous sommes sous le charme, fascinées ! Puis il se lève, nous fait un petit signe de la main et rentre dans sa maison. Demain, il se lèvera tôt pour aller au travail. Le lendemain et les jours suivants nous irons à nouveau nous installer dans notre petit recoin pour écouter l’Italien et sa voix qui s’élève dans la chaleur de la nuit. Nous avons pris nos habitudes, nous nous installons sur un petit banc de bois que mon père nous a fabriqué et nous écoutons chanter et jouer de la mandoline celui que nous appelons maintenant « Monsieur l'Italien ». Nous sommes sûres que dans son pays, les gens sont joyeux, qu'ils rient, chantent, dansent, boivent du vin rouge et mangent des fruits juteux. Depuis quelques jours les volets de Monsieur l'Italien restent obstinément clos ! Nous sommes très inquiètes de ce qui a pu lui arriver mais notre mère nous rassure en nous expliquant qu'il est sûrement parti en Italie pour voir sa famille. Ce n’est qu'au bout de quinze jours qu'il revient accompagné d'une petite jeune femme timide et souriante. Nous sommes à la fois excitées et abasourdies par ce grand événement : Monsieur l'Italien vient de se marier ! À partir de ce jour, tout change dans la maison d'en face. Les volets de l'unique fenêtre sont ouverts toute la journée et le soleil rentre à flots dans le minuscule appartement composé de deux pièces : une cuisine et une alcôve qui sert de chambre à coucher. La « Petite Italienne », comme nous l'appelons, a un joli visage rond avec des traits fins et des cheveux noirs. Elle vient d'entreprendre un sérieux nettoyage du deux pièces et tout y passe : le sol, les vitres, les murs, la porte, rien ne lui résiste. Elle sourit tout le temps et chante toute la journée ! Nine et moi allons souvent la voir. Nous n'avons pas peur de rentrer dans sa cuisine qui sent le propre. Elle prépare des petits plats italiens dont le fumet est étrange pour nous. Nous retrouvons les senteurs du thym, du laurier, du romarin mais il y en a aussi beaucoup d'autres que nous ne connaissons pas. Hier, elle a sorti de son buffet le service à café de son mariage. Nous sommes émerveillées mais perplexes : les tasses sont magnifiques, décorées de guirlandes de fleurs, cernées d'un fin filet d'or mais elles sont toutes petites et nous nous demandons comment il est possible de boire du café dans des tasses minuscules comme ça. Cette question la fait rire de bon cœur et elle nous explique que le café italien est court mais très fort. À la maison, nos parents ne sont pas riches et comme tous nos voisins, nous n'avons pas de télévision ni de frigidaire et pas de machine à laver non plus. Notre univers se réduit à notre Impasse du 139. Nous ne partons jamais en vacances mais ne croyez pas que nous restons cloîtrées à la maison ! Nous prenons souvent le train pour nous rendre chez nos grands-parents, à Lyon. Nous aimons bien y aller car il y a un parc avec des jeux pour les enfants et des boutiques pleines de jolies choses. Mon père nous emmène aussi à la pêche au bord de la rivière d'Ain et nous passons la journée les pieds dans l'eau et un chapeau de paille sur la tête à essayer d'attraper des petits poissons qui frétillent au creux de nos mains. Au printemps, nous allons dans le Bugey, au-dessus de Hauteville pour cueillir des bouquets de jonquilles, de gros boutons d'or ou des narcisses aux pétales aussi blancs que la neige et au cœur jaune éclatant. À part cela, nous ne connaissons rien de notre région et de notre pays. Mais avec la petite Italienne, nous découvrons un monde nouveau avec des mots qui chantent le soleil. Nous la regardons préparer la polenta ou des salades de tomates-mozzarella au basilic et à l'huile d'olive. Elle utilise des herbes fraîches que sa belle-sœur cultive dans son jardin. Maman nous explique que c'est de l'origan, de la sauge ou du romarin. Nous apprenons aussi que son mari s'appelle Aldo. C'est un prénom inconnu pour nous et nous trouvons qu'il sonne bien. Un matin, Nine, avec un air de conspirateur, me chuchote à l'oreille que notre Petite Italienne a beaucoup grossi. — Elle doit sûrement attendre un bébé ! Du haut de mes sept ans, je ne vois pas le rapport entre un gros ventre et un bébé : — Il faut demander à Maman, elle nous dira… — Tu es folle ! Elle va nous gronder et nous commander de tenir notre langue ! La dernière fois, elle m'a dit qu'on ne parle pas de ces choses-là. Puis elle m'a raconté une histoire de bateau qui apportait les bébés mais je n'ai rien compris… En silence, nous continuons de lorgner le gros ventre de la Petite Italienne mais nous ne sommes pas plus avancées. Parfois, nous lui posons des questions sur le prénom choisi pour le bébé. Nous avons avec elle des discussions interminables. Nous fourmillons d'idées pour un garçon mais si c'est une fille, la Petite Italienne nous annonce que avec Aldo, ils ont choisi Marie-Montagne. Ahuries, Nine et moi la regardons avec des yeux exorbités. Ce n'est pas possible, un prénom pareil ça n'existe pas ! Mais la future maman semble y tenir ! Pourvu alors que ça ne soit pas une fille ! Nous devrons attendre encore plusieurs semaines avant de voir le couple rentrer avec un bébé sur les bras. C'est un petit Gilles qui arrive. Nine et moi poussons un discret soupir de soulagement ! Dans l'impasse, après cet événement, la vie va reprendre son cours tranquille. La mère Carpentier continue à nous crier dessus quand on joue aux balles en mousse sur le mur, quand on saute à la corde, quand on joue à la poupée. En un mot, elle ne nous rend pas la vie facile ! Ce matin, Maman a dit à Papa qu'elle s'inquiète pour la Petite Italienne car elle ne l'entend plus chanter, ni son mari. Elle espère qu'ils n'ont pas de soucis : — Mais comment veux-tu que ce jeune couple soit heureux dans le taudis de la mère Barlange ! C'est petit, étroit, difficile à chauffer et j'ai toujours peur que le toit s'écroule sur eux ! Papa ne peut qu'acquiescer : le toit, les murs tout est en très mauvais état. Il faudrait que ces deux jeunes trouvent un autre logement mais ce n'est vraiment pas facile, il n'y a rien à louer dans notre petite ville. Peut-être qu'avec la construction des HLM dans le quartier de Saint-Sorlin, ils obtiendront un appartement… Effectivement, quelques mois plus tard, le jeune couple et leur bébé s'installent dans un appartement neuf et pourvu du confort moderne avec une vraie salle de bain et des WC dans l'appartement. C'est un grand luxe ! Plus tard, le toit de la maison de la mère Barlange s'effondrera brutalement entraînant les murs dans sa chute. Il n'y aura pas de victimes, la propriétaire ayant obtenu quelques mois auparavant une place à l'hospice des vieux de la ville. Nous perdons un peu de vue Aldo et sa famille mais nous apprenons que la Petite Italienne a accouché d'un autre bébé et cette fois-ci c'est une fille nommée Marie. Nine me regarde et me fait un joyeux petit clin d'œil ! Deux jours plus tard, une nouvelle épouvantable secoue notre quartier : Aldo a perdu sa vie de façon dramatique. Dans l'impasse nous sommes tous bouleversés. Nine et moi sommes inconsolables et nous n'arrêtons pas de pleurer. Moi, je me dis que son Italie lui manquait trop et qu'il y est retourné pour jouer de la mandoline et chanter de sa voix profonde et chaude lorsque la nuit tombe sur les collines au milieu des oliviers et et des champs de citronniers. _____
* Une catolle : c'est ainsi qu'on appelait à Lyon une vieille femme souvent célibataire, aigrie, pieuse et confite en dévotions.
Cette histoire s'inspire de faits réels librement adaptés par l'auteur.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 24 Déc - 11:23 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 26 Déc - 9:21 | |
| L'historiette du jour : Rouge-Neige de Constance DufortLa neige a revêtu son manteau rouge. Je ne pensais pas que je verrais le jour, mais le petit matin gris est là. La tempête s’éternise : dix jours coupés du monde. On n’avait pas vu ça depuis dix ans, de mémoire de vieux. C’est ce qu’on doit se dire au village. Nous vivons repliés dans cette ferme à flanc de montagne, Germain, la petite et moi, mais c’est comme si j’entendais les vieilles mémérer : sur l’hiver, sur les prix, sur la vie. On ne voit pas souvent les autres villageois et on est heureux comme ça : mon mari apporte nos œufs et nos fromages sur la place les jours de marché. Moi, je n’y vais plus. Je n’ai pas beaucoup d’affection pour ces gens-là. Mais là, je vais devoir m’y résoudre. - Lire la suite:
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Un bruit de succion m’alarme : Alba a faim. Elle étire ses lèvres charnues et se frotte contre mon sein. Il n’y a plus rien pour elle. Je suis sèche comme le désert depuis le début de cette tempête. De mon poing en mitaine je glisse son pouce vers sa bouche et la serre un peu plus contre moi. J’ai pris une couverture quand ça a commencé. Ma petite et cette vieille pelisse. Il ne me reste que ça. Cachée derrière le puits, je scrute la cour. Heureusement, elle ne nous a pas entendues. Les yeux d’Alba se sont refermés et son pouce tremblote entre ses lèvres entrouvertes. Ma petite est facile. Depuis sa naissance, c’est un cadeau. Ça vient de lui sauver la vie. Je vois une lueur danser derrière les carreaux crasseux de notre corps de ferme. Elle est toujours là, claquemurée à l’intérieur. Elle a fini de se repaître du corps de mon pauvre Germain. Je ferme les yeux et j’étouffe un sanglot. La neige se remet à tomber.
Nous n’étions pas préparés. Mon mari ne voulait rien entendre. Je l’avais pourtant prévenu : les premiers flocons si tôt dans l’année, c’était un signe. Germain n’est pas du pays, il ne sait pas. Je lui ai dit la bête, sa légende et ses méfaits. La neige qu’elle rougit autour d’elle lors des tempêtes exceptionnelles. Les vies qu’elle prend. Il a balayé ça d’un revers de main et s’en est allé couper du bois. On a rentré les chèvres en prévision des intempéries, on a mis de la paille au sol et on a poussé les meubles près de la cheminée. On a calfeutré le poulailler, mais c’était inutile, je le savais bien. Elle a commencé par là. Comme il y a dix ans, au village. La première nuit je l’ai sentie rôder. J’ai serré Alba entre nous. La tempête nous cachait la lisière de la forêt et même notre puits. Le lendemain, Germain est sorti dans les rafales. Je l’ai vu disparaître, emmitouflé dans sa peau d’ours, puis revenir. Il rapportait la neige souillée en témoignage. Au poulailler, il n’y avait plus que ça : des plumes, des viscères et du sang. — C’est Rouge-Neige ! ai-je crié. — Tais-toi, femme superstitieuse ! a-t-il hurlé encore plus fort. Les bourrasques beuglaient, le froid s’insinuait et Alba a gémi. Nous avons fermé la porte. Germain a poussé le buffet, mais on ne lui barre pas la route. La tempête trouve toujours son chemin.
Avec le petit jour, le vent se lève. Par la cheminée, j’entends la bête haleter puis pousser un hurlement sauvage. La chasse reprend. La porte d’entrée tremble. Un raclement. À l’intérieur, la bête déplace le buffet. Je n’ai plus le choix. Je regarde Alba qui dort, innocente, contre mon cœur. Rouge-Neige ne l’aura pas. Je relève mes guêtres et déchire le bas de ma jupe pour emmitoufler sa petite tête. Mes mitaines et mes vieux sabots ne me protégeront pas des engelures, mais je n’ai plus le choix. Je m’élance. Je cours et je m’enfonce dans la neige immaculée. Dans mon dos, un hurlement de colère. La porte bat furieusement, le buffet renâcle. Je ne sens plus ma blessure. La neige cautérise la plaie de ma cuisse. Entre la bête et moi, il n’y aura que ma rage comme rempart. J’enfonce mes jambes dans la neige jusqu’aux genoux, à mon tour de me fondre dans le blizzard. Je passe sous les sapins et je me jette derrière le tas de bois de Germain. La bête est toujours coincée à l’intérieur de la ferme.
Mon Germain... Il ne m’a pas crue quand j’ai dit qu’il fallait condamner le conduit de cheminée. — Pour mourir de froid dans cette tempête, tu es folle ? La bête s’est introduite la nuit suivante. Je l’ai entendue dégringoler dans le conduit et racler ses griffes sur la pierre gelée. Nous avions soufflé toutes les bougies, mais dans le noir, les chèvres se sont mises à pleurer. Elle les a égorgées une à une. Quand Germain s’est enfin réveillé, c’était trop tard. Comment ai-je pu l’abandonner ?
Le sang a imbibé mon jupon et goutte à chacun de mes pas. Les flocons me fouettent à chaque rafale. Alba me contemple de son regard implorant, mais elle a compris qu’il fallait garder le silence. Avec tendresse, j’enlève son bonnet de fortune. Je dois me faire un garrot pour duper le monstre. Elle a déjà eu son père, elle ne nous aura pas. J’étouffe un cri de douleur quand je sers. Ma cuisse palpite. Alba est figée comme une statue de sel. Un nouveau hurlement.
Après les chèvres, notre tour est venu. Elle n’a fait qu’effleurer ma cuisse de ses serres. Elles ont préféré lacérer Germain. J’ai entendu le bruit de ses viscères dégringolant sur la terre battue. J’ai rampé dans l’obscurité vers la chatière. Alba est passée en premier, puis moi, si fine que les gamins du village se moquaient de moi à l’école. — Jamais t’auras de mari ! Jamais de bébé ! Toute chétive ! Toute vilaine ! La bête ne nous a pas senties, trop occupée qu’elle était à savourer les entrailles de mon homme. Ensuite, elle a trouvé nos odeurs partout et la chasse a repris.
Ma cuisse ne saigne plus. Je m’élance de nouveau. Courir. Traverser la forêt. Courir. Passer le pont de pierre, la frontière. Courir. Rejoindre le village et ceux qui savent. Sauver Alba. Le bruit de ma course crève le silence. La neige redevenue blanche crisse, elle me balance à la bête à chacun de mes pas, la garce ! Les branches des arbres se tendent vers nous pour nous embrasser, nous ralentir, nous offrir. Je me recroqueville sur mon bébé. Je ne veux pas que son beau visage de porcelaine soit égratigné. Je lui parle entre deux halètements. Il faut qu’elle entende la légende de Rouge-Neige. Elle sera préparée. On se la transmet de mère en fille dans notre famille. On s’en protège tandis que les hommes gonflent les muscles et paradent. Nous, les femmes, on n’a pas de temps à perdre en fanfaronnades. On sait ce qui nous attend. Un craquement. Je me fige. Une hulotte s’envole et le battement de ses ailes me confirme ce que je sais. Elle s’est libérée. Elle est à nos trousses. Nouveau craquement, plus près. Elle fait durer, elle n’est pas pressée. Quelques années… C’est tout ce qu’il aurait fallu pour qu’Alba sache courir. Le village est juste là, après le pont dont le tablier de pierre se dessine. Quelques années et j’aurais pu la poser et la pousser doucement, avec un dernier sourire encourageant. Elle aurait galopé sur ses petites jambes potelées et je n’aurais eu qu’à me retourner. Offrir ma poitrine à la bête pour l’occuper et sauver ma fille. Accomplir ce que ma mère, et la sienne avant elle, n’ont pas pu faire. Nous libérer. Derrière un sapin, je vois la fumée dégagée par le corps de Rouge-Neige, et entre les branches, ses yeux. Ils me transpercent. Elle se souvient de moi et je me rappelle. Je n’ai rien oublié. Un poulailler, il y a dix ans. La neige écarlate. L’exquis goût du sang. Elle et moi, elle est moi… Ma poitrine se gonfle et je gueule toute ma colère à sa face tordue. Elle n’aura pas Alba. Je me fous que ma cuisse saigne de nouveau et je cours. Dans mon dos, son souffle. Sur ma nuque, ses griffes qui me frôlent par jeu. Le pont, le guet et tout de suite, la place du village. Je m’effondre dans la neige grise. La bête ne passera pas la frontière. Elle nous contemple depuis le pont et m’assure d’un grondement qu’elle l’a bien voulu ainsi. Qu’elle m’a laissée partir. Les portes s’ouvrent une à une et trouent la tempête de halos lumineux. Des silhouettes s’approchent. On se penche, on murmure. — Suzanne, c’est Suzanne ! — T’es sûre ? Des mois qu’on l’a pas vue ! — Mais qu’est-ce qu’elle agrippe comme ça ? Je sens la chaleur autour de moi. Personne ne se soucie du monstre qui ricane, dans le blizzard, sur le pont. Je suis allongée dans la neige et ma cuisse suintante en fait un beau coquelicot de printemps. Une femme crie : — C’est quoi tout ce sang ? On écarte mes mains, on arrache mes mitaines collées d’humeurs. L’instituteur se penche sur moi, si gentil. Je vois ses yeux noirs à travers les brumes. Il y a dix ans, après la première visite de Rouge-Neige, il m’avait dit : — Suzanne, tu n’es pas une mauvaise fille, mais ce que tu as fait est très mal. Tu n’es pas responsable. On appelle cela « maladie mentale ». Elle te pousse à faire des choses. En ville, on pourrait te soigner. Il a ce regard triste quand il prend mon Alba. Elle se laisse faire, immobile. Pourquoi est-elle toute rouge, comme une rose éclose trop tôt ? J’entends des cris étouffés et des sanglots quand l’instituteur démaillote la petite. On murmure autour de moi ce surnom honni qui m’a collé aux basques toute mon adolescence : — Rouge-Neige, elle est revenue ! La Suzanne a recommencé ! Sur le pont, la bête rugit de contentement, puis se retire. Une femme hystérique beugle à travers le village. Les autres la laissent faire, agglutinés qu’ils sont autour de mon corps qui se répand. — Je vous l’avais dit qu’elle s’arrêterait pas à mes poulets ! On n’aurait pas dû laisser faire ! Fallait l’enfermer ! Encore cette vieille histoire ? Qui s’en soucie alors que j’ai sauvé Alba, mon bébé tout chaud qui a palpité contre mon cœur jusqu’à la dernière minute. Voyez comme elle me sourit alors que l’instituteur l’enveloppe dans son manteau et couvre son visage pour qu’elle ne prenne pas froid. La ville et ses médecins de l’esprit n’auraient rien pu faire contre Rouge-Neige. Elle fait partie de notre famille depuis des générations. Il n’y a rien à faire contre une malédiction. Un secret dont Germain n’a jamais eu vent. Le corps de ferme, l’isolement, c’était le mieux. Rouge-Neige ne devait pas se réveiller. On était en sécurité, avec l’étranger, dans la montagne. Je n’ai plus froid. J’ai sauvé Alba et Rouge-Neige meurt avec moi. Pourquoi l’instituteur se signe-t-il en confiant ma fille au curé ?
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour  | |
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|  | | | L'historiette du jour | |
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