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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 2 Déc - 14:33 | |
| L'historiette du jour : La bulle et la carapace de Randolphe B;I C’est la fin de l’hiver. Dans un val isolé se dresse une cabane de berger, en rondins de mélèzes. À l’intérieur, on peut voir un foyer couvert de suie, trois bougies et une boîte de sel sur une planche. Un fagot de bois mort s’appuie contre un mur. Devant le fenestron, un vieux banc et une table sur laquelle sont posés un cahier et un crayon. J’enroule le matelas sur lequel je viens de dormir. Il fait encore nuit, j’ai déjeuné copieusement, autant pour prendre des forces que pour alléger mon sac à dos. Je sors, les étoiles sont nombreuses. C’est bon signe. Je marche pendant quatre heures sur un sentier bordé de sapins et de mélèzes. La pente est régulière, j’ai réglé mon pas. Soudain, juste en sortant de la futaie par un virage en épingle, j’entends la voix retentissante de la cascade Sainte-Catherine. D’une hauteur vertigineuse, ses lourdes eaux plongent dans un bassin tourbillonnant. - Lire la suite:
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De part et d’autre, des retenues forment des mares. Après m’être déchaussé, je pénètre dans la plus grande d’entre elles. L’eau est glaciale, d’un vert limpide. Je sors rapidement et m’allonge sur un grand rocher plat. Je m’habitue au bruit. Je me sens en communion avec ce qui m’entoure. Je m’endors et un songe me visite : assis au clair de lune que strient des branches nues, je pénètre dans le rêve des dieux, les dieux qui voient les hommes, jouets de leurs passions. Je me réveille, les pieds encore humides. Mon somme a duré quelques instants, c’est suffisant pour que je me sente reposé. À partir de là, commence l’ascension du Col de Chétive à travers un immense éboulis surplombant la Cabane des Pierres dans laquelle j’ai dormi. Des chamois traversent régulièrement cet éboulis. Il me faut deux heures pour arriver au col, faisant de brefs arrêts pour boire. La vue est splendide : la vallée encore plongée dans la brume, les sommets alentours révélant le lever du soleil, le Vieux Chaillol dominant la chaîne des Écrins, parsemée de névés. Je regarde, inlassablement. J’ai pourtant fait cette randonnée des dizaines de fois. Juste après le col, une harde de chamois s’éloigne en bonds gracieux. Là se dessine le chemin de ronde, facile à pratiquer, hormis quelques passages très étroits. Un croisement de sentiers laisse le choix entre descendre vers une maison forestière, ou bien continuer vers le col de Gleize. Sans hésiter, j’emprunte le chemin qui très vite s’ouvre sur un cirque gigantesque et verdoyant. Avec mes jumelles, j’observe un troupeau de mouflons. Je pose mon sac, mastique lentement quelques fruits secs et deux carrés de chocolat, puis bois deux gorgées d’eau. Des marmottes apparaissaient à tout moment. Un tétras lyre s’envole d’un rocher, assez proche pour que je le reconnaisse à l’œil nu. Ce cirque est composé de plusieurs monts et le sentier suit ses courbes sur de nombreux kilomètres, alternant les vallons et les pâturages, puis pénètre dans un bois de mélèzes. La terre y est très humide, bosselée par le passage des troupeaux de vaches. J’arrive ainsi au col de Gleize qui surplombe le Champsaur. Je m’assois sur une marche, devant le refuge et mange une poignée d’olives, du pain, du saucisson, un morceau de fromage et une pomme. Après une brève sieste, je me prépare pour le chemin du retour. Avant de repartir, je lève les yeux vers le Pic de Gleize, géant tutélaire du lieu, et j’ai une pensée pour André, un homme qui fut mon ami et qui n’est plus de ce monde.
II
André était potier. Il vivait à Villar-Loubière, petit village du Valgaudemar. Il était de petite taille, mais robuste, les cheveux bruns et une courte barbe grise. Il était vêtu en toutes saisons d’un pantalon de velours côtelé et d’une chemise à carreaux. Son visage tanné par le soleil et le vent, ses yeux d’un bleu limpide le caractérisaient. Il habitait une grande maison de pierre et de bois. Son atelier occupait tout le rez-de-chaussée. Au fond de cette pièce reposaient toutes sortes de terres : des argiles, du grès à céramique, de la terre à faïence, du feldspath, de la marne, chaque paquet enrobé d’un film transparent. Sur le côté, posées à même la paille, gisaient des terres chamottées. Le tour et le tabouret étaient anciens, seule la girelle semblait récente. L'immense four à bois occupait tout un mur. Sur des planches faisant office d’étagères, de nombreuses pièces s’alignaient les unes près des autres. André créait surtout des poteries utilitaires, des vases, des saladiers, des coupes, ansées pour la plupart. Certaines pièces étaient modelées, de véritables travaux d’artiste. Un bloc de marbre brut, posé sur le côté, comme en attente de l' inspiration pour réaliser une sculpture. Sur l’établi s'étalaient divers outils servant à la gravure, à la disposition d’émail et à l’affinage. Une rangée de patères alignait des blouses et des tabliers. Au-dessus, une petite niche blanchie à la chaux attirait l’attention. À l’intérieur brûlait en permanence une veilleuse dont la lumière vacillante éclairait un espace vide. Au-dessus de l’atelier, l’appartement, constitué d’une cuisine, d’une grande pièce lambrissée, d’une chambre occupée par un grand lit assorti à une armoire rustique et d’une salle d’eau éclairée par un fenestron tourné vers l’est. La maison était entourée d’un vaste espace. À l’écart d’un potager clôturé, paissaient une dizaine de caprins, ces chèvres alpines et farouches. Chaque soir, André faisait la traite, gardait un peu de lait pour son usage personnel et fabriquait des fromages, notamment des briques et du cabécou, qu’il présentait sur une planche recouverte de paille. Il vendait également toutes sortes de miels qu’un de ses amis du village voisin laissait en dépôt. Les randonneurs achetaient volontiers les divers produits présentés.
André habitait la vallée depuis une vingtaine d’années, après avoir été compagnon du devoir à Marseille. Il obtint un CAP puis fit le tour de France afin de passer le Brevet de Maître. On peut voir gravés sur le linteau de sa maison le compas et l’équerre. Il choisit de faire son voyage en Italie, à Bolzano. Le maître était tailleur de pierre, mais également potier. C’est là qu’André découvrit sa vocation. Il devait rester trois semaines, il resta un an, puis vint s’installer dans cette vallée des Alpes du Sud. Il ne quittait sa maison que pour partir en montagne ou bien se ravitailler à Saint-Firmin, un bourg situé à une douzaine de kilomètres. Il recevait rarement des visites, ses amis de la vallée respectaient sa solitude tranquille. Un après-midi, alors qu’il travaillait dans son atelier, il entendit une voiture s’arrêter. Il reconnut la voix de Laurent qui s’annonçait. Laurent était natif de Saint-Firmin, il était menuisier et avait souvent aidé André pour quelques aménagements. Depuis presque un an, il fréquentait une institutrice, Sabine, et tenait absolument à la présenter au potier. Après avoir frappé à la porte, sans attendre de réponse, ils entrèrent. André était en train de passer l’émail sur une coupe de fruits, travail qui demande précision et concentration. Il proposa aux visiteurs, soit de l’attendre à l’étage, soit d’aller faire un tour et de repasser une heure plus tard. Ils choisirent de faire une balade. André leur dit qu’il serait alors l’heure de l’apéritif : « Revenez avec du vin et du pain, je m’occupe du reste et nous passerons la soirée ensemble ». Vers dix-neuf heures, le couple était de retour avec, comme convenu, du pain et du vin, mais également des olives et d’autres provisions. Le potier avait terminé son travail depuis un moment et préparé une tourte aux épinards. Entre Sabine et André, un chaleureux contact s’établit aussitôt. Ils mangèrent tout en discutant, Sabine questionnait leur hôte, sur son travail et sur sa connaissance de la montagne. André répondait avec simplicité, parlant peu, posait également quelques questions, puis le silence s’installait et cela ne gênait personne. Laurent écoutait, puis racontait des anecdotes, ponctuées de fous rires. André offrit une dernière tournée de Génépi fait maison. En prenant congé, Sabine proposa de se revoir chez elle, la semaine suivante. Le potier remercia, mais sans rien promettre. Avant de se coucher, André resta un moment assis sur une marche en pierre, devant sa porte. Les étoiles scintillaient, il n’y avait pas de lune. Il retrouvait le silence et la solitude.
André était un homme silencieux, pudique. Il s’entendait bien avec les gens, mais il y avait en lui une réserve, un état contemplatif. Quand il n’était pas occupé dans son atelier ou bien avec ses chèvres, il faisait de longues randonnées en montagne. Avec ses jumelles, il observait les chamois, les bouquetins, les chevreuils, les marmottes ; il scrutait le ciel pour admirer le vol des faucons, des gypaètes barbus, des chocards à bec jaune. Parfois, en été, il grimpait sur un monticule, au-dessus de La Chapelle, car il savait qu’un couple d’aigles royaux nichait dans les rochers et il pouvait attendre des heures afin de les voir, leurs ailes déployées, d’une envergure formidable, portés par les courants ascendants, prêts à fondre sur leur proie, une marmotte le plus souvent. Bravant la législation du Parc Naturel des Écrins, il cueillait avec parcimonie toutes sortes de fleurs qu’il faisait sécher dans un pressoir qu’il avait confectionné. Il possédait un grand nombre de feuilles en papier vélin sur lesquelles se présentaient des campanules, des primevères des Alpes, des colchiques, des orchis de Fuchs, des Aspergettes, des coucous, des lys Martagon. Et encore bien d’autres trésors botaniques.
André aimait faire découvrir ses randonnées favorites. À l’exception de la montée du Lac Noir, la seule qu’il faisait toujours seul. Ce parcours était pour lui un paysage inscrit dans la mémoire, un retour aux sources, un cheminement éternel.
III
Je fis sa connaissance il y a presque dix ans. En montant vers la Chapelle, je m’étais arrêté chez lui, pour acheter du miel. J’avais l’intention de passer la nuit au refuge de Vallonpierre, plus petit et moins touristique que le Gioberney, et de monter vers le Pic du même nom, ou, si je trouvais un accompagnateur, de faire le fameux Sirac, culminant à 3441 mètres. Je racontais cela au potier, qui d’emblée me tutoya et me demanda mon prénom, après s’être présenté :
— Moi, c’est André.
Je répondis en souriant :
— Moi, c’est Pierre.
Il sourit également. «
— Beau prénom !
La glace était rompue, si glace il y avait eu ! Me fixant de ses yeux très bleus, il me dit que le meilleur refuge du secteur était sa maison. Je lui payai le miel, le mit dans le coffre de ma luxueuse Lada de troisième main, et sortit mon sac à dos. Je ne savais pas encore l’importance de cette rencontre, mais j’étais surpris par la simplicité et l’évidence de mon installation chez lui. Le lendemain, nous partîmes avant l’aube, ni pour Vallonpierre, ni pour le Sirac, mais vers le Pas de l’Olan. Pourquoi ? Parce qu’André l’avait décidé !
Nous passons, ma famille et moi, tous les étés dans le Champsaur, situé dans le département des Hautes-Alpes, où nous avons trouvé et acheté une ferme sobrement rénovée et pourvue d’un confort suffisant pour de jeunes enfants. Nous faisions, toujours en famille, des marches en montagne. Les enfants ont grandi et nous pouvons maintenant faire à nouveau de grandes randonnées, en couple ou avec des amis. Depuis ma rencontre avec André, chaque année jusqu’à son décès il y a deux ans, je lui rendais visite et passais deux ou trois jours avec lui. Nous avions de passionnantes conversations, plus intimes d’année en année. Nous partions découvrir ou redécouvrir des sommets, des cascades, ou des lacs d’altitude. Un soir, il me déclara que nous partirions de nuit, avant l’aurore, vers le Lac Noir. Je ne dis rien, me retenant de lui poser quelque question. Le lendemain, nous gardions un silence pudique, presque solennel. Lever, toilette, petit-déjeuner, vérification du matériel et départ se firent avant le jour. D’emblée, la montée était rude, André marchait devant, comme toujours, et il marchait d’un bon pas, ne s’arrêtant que quelques instants pour boire régulièrement deux gorgées d’eau. Nous fîmes halte après trois heures d’ascension, le soleil était encore bas. Mon compagnon s’assit près de moi, plus près que d’habitude et sans préambule me fit une confidence qui me permit de mieux comprendre son mode de vie et son état d’esprit.
— Cette randonnée du Lac Noir est la dernière que je fis avec ma femme. Elle s’appelait Marie. Peu après, elle tomba malade, gravement, et mourut quelques semaines plus tard, à l’hôpital de Gap. Tu sais, Pierre, je n’ai pas toujours vécu seul, j’ai été marié, et heureux. Marie était institutrice à Corps, fille de paysans. Sais-tu qu’en russe, une seule lettre différencie les mots paysan et chrétien ? Marie est morte il y a vingt-cinq ans et je ne parviens pas à accepter cette disparition. Ma vie est comme une marche en dehors du chemin. Ce n’est ni de la tristesse ni de la colère. Je ne saurais décrire mon état d’âme. Ma conscience se brisa en mille éclats, exactement comme un vase qui tombe sur le sol. Je décidai alors, en mémoire de Marie, de construire un autre vase. Je puisai du plus profond de mon âme la force nécessaire pour vivre une deuxième vie, consacrée au travail, à l’amitié, à l’écoute de la nature, de l’harmonie du cosmos. Le souvenir de Marie ne m’a pas quitté un seul jour. Vois-tu Pierre, plus je vieillis, plus j’ai besoin de me recueillir, de m’apaiser.
Ainsi, cet homme, ce potier incarnant la force, l’équilibre, l’altruisme, était un survivant, un homme brisé en train de se reconstruire. Je perçus le secret de cet homme, son extraordinaire courage, sa fidélité inébranlable. Je le regardai dans les yeux, ces yeux d’un bleu limpide, il me répondit en souriant faiblement. Il se leva, regarda le ciel et, toujours en me souriant, me donna une tape sur l’épaule :
— Allez, viens, on a encore du chemin à faire !
André n’aborda plus jamais ce sujet. Je suis convaincu que par le fait de m’emmener au Lac Noir et de me dévoiler son drame, il avait décidé de sceller notre amitié.
IV
Il y a trois ans, au début de l’automne, je reçus un appel de Laurent, un proche ami du potier, le vieux sage comme il disait, ce qui agaçait André, mais ils en riaient. Nous avions passé quelques soirées très agréables tous les trois. André avait été hospitalisé à Gap, pour ce qui semblait être une pneumonie. Je m’inquiétai aussitôt, sachant que pour qu’il accepte de simplement consulter un médecin, il en fallait beaucoup. Je m’organisai au mieux et montai deux jours après. J’eus la chance de rencontrer le médecin du service qui eut l’amabilité de me donner toutes les précisions. André avait passé une bonne partie de l’hiver malade, souffrant d’une bronchite qu’il négligeait, soignant sa toux et sa fièvre avec des infusions et du miel, exceptionnellement du paracétamol quand il ne pouvait plus travailler. Jusqu’au jour où il perdit connaissance dans son potager. Heureusement, c’était un vendredi, le jour de passage de Paul, l’apiculteur, qui appela aussitôt les secours. Des examens complets furent effectués, sans résultats alarmants, sinon une sérieuse pneumonie. André sortit moins d’une semaine après, contre l’avis du corps médical, après avoir signé une décharge. Avec les beaux jours, un relatif allègement de son travail et sa volonté dont je connaissais désormais l’origine, le potier passa le printemps et l’été en bonne forme. Cet été-là, j’allai le voir à deux reprises, désireux de lui tenir compagnie, tout en prenant plaisir à être en sa présence et écouter inlassablement les expériences de sa vie. Je voulais également me faire une idée de sa santé et le convaincre de ne pas attendre, s’il se sentait mal, d’appeler le médecin aussitôt. Nous fîmes quelques balades, plutôt que des randonnées, car il était devenu fatigable. Un soir, la veille de mon départ, après avoir rangé le matériel et nous être lavés, puis mangé silencieusement une copieuse salade de tomates, nous nous sommes assis sur une marche devant la porte et avons observé le ciel qui s’assombrissait. La première étoile apparut et bientôt, la nuit profonde, une nuit sans lune, recouvrit la vallée. André me montra le ciel immense et me décrit les constellations. Il entra chercher une grande couverture, éteignit toutes les lumières et, à plat dos dans le pré, nous fument absorbés par la contemplation de l’infini. Après un long moment, André parla, sans tourner la tête, comme s’il était seul.
— Nous naissons protégés d’une bulle dont la fine cloison est translucide. Au cours de l’existence, nous rencontrons des épreuves, des émotions, des violences, de la peur. La membrane de cette bulle se sclérose, se transforme en coquille de protection de plus en plus épaisse et rigide. Cela devient une véritable carapace qui nous enferme et nous fait souffrir. Cette carapace est lourde à porter, nous devons à tout prix nous en libérer, respirer à nouveau. C’est le travail de toute une vie.
Quand il se tut, je me rendis compte qu’en quelques mots, il avait décrit un cycle, une boucle qui se clôturait. Trois semaines plus tard, Laurent m’appela.
Mon vieil ami André est dans sa chambre d’hôpital, sous perfusion, pâle, amaigri, son regard, que j’ai toujours vu rayonnant, est éteint. Je lui prends la main, cette main qui a tellement travaillé, il me presse faiblement les doigts, me regarde, m’offre un sourire, une lueur dans le regard, essaie de me parler, il chuchote et je parviens à entendre ses derniers mots : “… retarde tant que tu peux le moment…”. Il reprend son souffle, chuchote encore mais je n’entends que le dernier mot “… carapace”.
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|  | | marie17 *****

Messages : 4390 Date d'inscription : 22/02/2020 Age : 71 Localisation : au bord de l'océan
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 2 Déc - 15:25 | |
|  Poussinette encore une bien jolie histoire on aurait envie de voir ces beaux paysages et de connaître ce monsieur André |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 3 Déc - 7:54 | |
| L'historiette du jour : Le courage du lapin de Christophe TabardAprès trois jours et trois nuits sans manger, Lucas devait le reconnaître, même s’il en avait honte : l’odeur de ses frères d’armes en train de rôtir lui donnait vraiment faim. Il plaqua ses mains sur son estomac qui gargouillait et regarda une nouvelle fois autour de lui pour constater qu’il n’était pas le seul. Dans les cages où était parqué ce qu’il restait de son armée, les mêmes visages torturés par le fumet de la viande qui grille, de la graisse qui crépite dans le feu. Les bruits de mastication de leurs ennemis fêtant leur victoire. Un banquet dont ils étaient le festin. - Lire la suite:
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Leur défaite avait été rapide et sans équivoque. Le prélude à des heures sombres qui plongeraient l’Empire dans les ténèbres et la race humaine vers l’extinction, il en était persuadé. L’espoir l’avait abandonné. La journée s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices. Les augures avaient prédit une victoire éclatante et rapide, comme à chaque fois que les Zerks franchissaient les Marches de l’Est dont il était un des gardiens, lui, Lucas Notari, Seigneur et maître du Comté Pourpre. Des escarmouches à la frontière avaient été rapportées par des messagers, mais rien de bien différent de ce qui se produisait depuis des siècles. Toujours les mêmes vaines tentatives des Zerks pour pénétrer dans l’Empire, opérer quelques razzias et s’en retourner chez eux une fois leur forfait commis. Cependant, l’inquiétude avait gagné le haut commandement lorsqu’il fut rapporté que plusieurs avant-postes ne donnaient plus signe de vie et qu’une grande armée Zerk avait pris position dans les grandes plaines à l’intérieur du territoire. Leur souverain avait alors donné l’ordre à Lucas et à ses chevaliers de se rendre sur place et d’exterminer cette vermine. Ils avaient été arrogants. Trop. Confiants en leur supériorité séculaire. Incapables d’imaginer que cette race inférieure allait leur botter les fesses. Le départ vers le lieu de la bataille s’était fait dans la nonchalance. Une joie presque puérile avait saisi tous les chevaliers, certains de leur victoire, rassurés par les augures. Convaincus qu’ils seraient rentrés le soir même pour se vanter de leurs exploits dans les bras d’une fille qui boirait leurs paroles et admirerait ces valeureux défenseurs de la liberté face à la barbarie des Zerks qui voulaient en finir avec nos valeurs. Tout cela se serait terminé comme d’habitude, en ripaille, ivresse et gueule de bois carabinée le lendemain — ou le surlendemain. Jamais ils n’auraient imaginé participer à une fête dont ils seraient eux-mêmes le plat de résistance. La charge de cavalerie avait été magnifique. Le double soleil, haut dans le ciel bleu, faisait briller les milliers d’armures sur la plaine. Les chevaliers, en ordre serré, lances vers l’avant, s’étaient rués tel un seul homme vers l’armée des Zerks. Une masse compacte qui allait les balayer comme des fétus de paille. Comme à chaque bataille, leurs ennemis ne pourraient rien face à l’onde meurtrière qui allait les piétiner et les renvoyer vers les Terres Sauvages où ils se terraient depuis des lustres, au-delà des Marches de l’Empire. Lorsque les premiers hommes tombèrent sous les flèches, Lucas ne s’en était pas préoccupé. Il y a toujours des morts lors des batailles. Le destin décide parfois que l’une d’entre elles trouve le défaut d’une cuirasse comme cible. Ça arrive. Mais lorsqu’il vit son compagnon de gauche être littéralement transpercé par un des projectiles et tuer également celui qui le suivait, il comprit immédiatement que l’issue de la bataille prenait une mauvaise tournure. Malgré leurs protections ainsi que leurs montures, les chevaliers tombaient comme des blés mûrs. Il avait alors donné l’ordre de la retraite, mais la manœuvre était trop lourde à exécuter pour une telle masse en mouvement. En quelques minutes, tout fut terminé. Nombreux furent ceux qui périrent sous ces flèches d’un type nouveau, capable de transpercer les cuirasses les plus épaisses. Lucas n’avait dû son salut qu’à la chute de son destrier, fauché en pleine course, et s’était retrouvé impuissant, sur le dos, tel une tortue retournée, incapable de se relever et d’affronter l’infanterie ennemie. Il avait été fait prisonnier ainsi que des centaines d’autres de ses camarades. Déshabillés et jetés dans de grandes cages, ils avaient vu les blessés être embrochés vivants et grillés sur d’immenses foyers avant de servir de repas à ces immondes créatures. Les rires des Zerks le ramenèrent à la réalité. Les jointures de ses mains blanchies à force de serrer les barreaux, il regardait avec un mélange d’envie et de dégoût ses adversaires faire ripaille. Ils riaient en aspirant la moelle de ses compagnons d’infortune. Les rictus déformaient les visages déjà hideux de ces êtres immondes. Assis à même le sol, ils se goinfraient des chairs de ses hommes, rongeaient leurs os avec leurs énormes crocs et rotaient de contentement en tendant leurs cous démesurés sur lesquels trônaient des têtes ovales où un seul œil, immense et dépourvu de cils, prenait la place habituellement réservée au front et au nez. Le bruit de mastication de ces centaines – milliers – de bouches qui dévoraient joyeusement les corps rôtis de ses compagnons était sur le point de le rendre fou. En même temps, son estomac gargouillait de jalousie, insensible à l’origine de cette odeur si alléchante. Prêt à digérer n’importe quelle nourriture. N’importe laquelle. Il voyait bien qu’il n’était pas le seul. La plupart étaient effrayés, mais certains de ses compagnons de misère observaient avec des yeux fous les Zerks en train de se baffrer, la salive aux lèvres, les yeux exorbités. La raison semblait les quitter et Lucas se demanda si lui aussi avait cette apparence. Oui. Sûrement. La nuit s’était abattue sur eux sans crier gare, mais les frissons qui le parcouraient n’avaient rien à voir avec la fraîcheur nocturne qui s’était installée. Même s’il était nu, le changement de température n’était pas le seul responsable de son état. Le spectacle auquel il assistait lui glaçait littéralement les sangs. À la lumière des flammes, les ombres de leurs geôliers s’allongeaient et s’étiraient à l’infini, comme un de ces spectacles qu’il regardait enfant et que le Maître des jeux du palais où il avait été élevé organisait pour son bon plaisir et celui de ses frères et sœurs. Des formes plates derrière un rideau blanc et une faible lumière. Des personnages qui racontaient des histoires. À qui il arrivait des aventures extraordinaires peuplées de batailles et de monstres prêts à dévorer le héros qui finissait toujours par l’emporter et retrouver la chaleur de son foyer et l’amour des siens. Malheureusement pour lui, cette bataille ne s’était pas conclue en victoire pour ses héros. Nulle histoire qui finisse bien à raconter. On ne raconte pas à des enfants des histoires où le héros et ses amis finissent embrochés et dévorés. Qui ne retrouveront jamais ceux qu’ils aiment. Parce qu’ils avaient échoué à les défendre. Ils avaient failli. Les larmes lui montaient aux yeux, mais il les refoula du revers de la main. Il était Lucas Notari, Seigneur et maître du Comté Pourpre. Il ne pouvait pas faiblir devant ses hommes. Il devait se montrer digne de son rang, comme son père le lui avait toujours enseigné, à coups de ceinture, voire pire. Que penserait-il de lui en le voyant ainsi ? Il le blâmerait pour cette faiblesse. La honte rejaillirait sur sa lignée. Les Notari seraient le maillon faible qui aurait permis aux Zerks de pénétrer dans l’Empire. Le Comté Pourpre serait la tête de pont de la conquête de ces sauvages sur leur civilisation. Sa lignée serait marquée à tout jamais du sceau de l’infamie et de l’échec. Du moins, s’il restait encore un être humain pour écrire son homélie. L’Histoire est toujours racontée par les vainqueurs et les Zerks n’écrivaient pas. Du moins, pas à sa connaissance. Non. Il finirait plutôt dans l’oubli. Ou il ne serait qu’une anecdote. Quelques phrases dans une conversation. Quelques mots grognés par les descendants des conquérants entre les murs de son propre château. Ses réflexions furent interrompues par un brouhaha venu du camp. Instinctivement, les hommes situés à côté de Lucas tentèrent de reculer et de se fondre dans la masse, mais les cages, étroites et basses de plafond, ne leur en laissèrent que l’illusion. Dans l’impossibilité de se redresser, ils étaient obligés de rester accroupis et cette promiscuité favorisait plus aisément la transmission de la panique qui commença à se répandre parmi ses compagnons. Les Zerks s’étaient redressés et avaient cessé de manger. Ils poussaient des hurlements tout en tambourinant leurs torses puissants et velus de leurs mains griffues. Certains levaient leurs sabres vers le ciel tandis que d’autres abattaient leurs poings au sol tout en sautillant sur place. De toutes parts, des Zerks plus petits apparurent. Ils s’avancèrent d’abord prudemment vers les cages, mus par un mélange de crainte et de curiosité. Puis l’un d’entre eux, plus intrépide que les autres, s’approcha avec un bâton, ce qui créa un début de panique parmi les prisonniers. Il s’approcha jusqu’aux barreaux puis toucha l’un d’eux. Doucement, au début. Juste pour tâter la chose qui se trouvait à sa merci. Tester la consistance. Mesurer sa réaction. Il recommença avec un autre, puis un autre, sous le regard attentif de ses camarades. Des enfants. Ces êtres miniatures semblables à ceux qui avaient terrassé l’armée de Lucas étaient des enfants. Le petit être qui avait eu le courage de s’approcher se tourna alors vers les autres, brandit son bâton en l’air et poussa un cri aigu que tous les autres reprirent en chœur. Ils se précipitèrent soudainement vers les cages en hurlant et en jetant sur les prisonniers des pierres, des bâtons, des mottes de terre, des ossements. Tout ce qui jonchait le sol et leur passait sous la main, même des excréments. Lucas reçut un fémur en plein visage. Celui-ci était encore recouvert de lambeaux de chair. Il eut un haut-le-cœur et le rejeta à l’extérieur de sa geôle. Les adultes paraissaient s’amuser du spectacle lorsqu’un nouveau cri résonna, ce qui eut pour effet de stopper net le lynchage. Des femelles, reconnaissables à leurs mamelles, avaient traversé les rangs des guerriers et s’approchèrent, l’air furibond, vers leur progéniture tout en assénant quelques claques aux mâles qui ne s’écartaient pas assez rapidement de leur chemin. Elles se saisirent de leurs enfants avec fermeté, mais sans violence puis se dirigèrent vers les foyers où les corps des hommes de Lucas continuaient de cuire pour en arracher des lambeaux de chair et les donner à leurs rejetons. Soudain, les Zerks mirent un genou à terre et un silence pesant, seulement perturbé par le bruit de mastication des enfants, tomba sur l’ensemble du camp. Un Zerk, plus grand que ses congénères, monstrueux, les muscles saillants, traversa la multitude d’un pas nonchalant, s’arrêtant devant l’un et lui prodiguant quelques mots à l’oreille, posant sa main sur la tête d’un autre dans un geste paternel, et s’approcha des cages. Il contempla longuement la troupe apeurée des humains, longeant les geôles de long en large, ses énormes mains dans le dos, hochant la tête d’un air satisfait. Puis il s’arrêta et demanda : — Qui est le chef ici ? L’étonnement pouvait se lire sur le visage des soldats. Un Zerk qui parle leur langue ! Avec juste un petit défaut de prononciation, comme un cheveu sur la langue. — Alors ? Avez-vous un chef ou bien dois-je en embrocher quelques-uns pour avoir une réponse ? Les regards se tournèrent alors vers Lucas qui leva une main mal assurée. Le Zerk grogna alors quelque chose aux guerriers les plus proches qui ouvrirent la cage et en extirpèrent Lucas. Ils le poussèrent sans ménagement à la suite de celui qui semblait être le commandant de la horde et qui avait déjà fait demi-tour jusqu’à une table dressée au milieu du camp. Il l’invita à s’asseoir face à lui et lui tendit une assiette remplie de viande fumante. Lucas repoussa l’assiette malgré la faim qui le tenaillait : — Je ne suis pas un cannibale. Je ne mange pas les miens. Le Zerk l’observa de son gros œil rond puis partit dans un rire semblable aux jappements d’un chiot, dévoilant deux rangées de crocs luisants sous la lumière des foyers qui les éclairait. — C’est du cheval, humain. Un des tiens. Nous ne sommes pas des barbares au point de t’obliger à manger tes compagnons… Lucas était dubitatif. S’agissait-il d’un piège ? L’odeur était si agréable. Il entendait presque son estomac le supplier de croire le Zerk sur parole. De manger. De le satisfaire. Voire même de faire semblant d’y croire afin de se repaître. Non. Il devait résister. Il ne pouvait se permettre de manger pendant que les siens, entassés dans leurs cages, mouraient de faim. Il fit non de la tête et croisa les bras sur sa poitrine. Le Zerk prit alors son assiette et se saisit du morceau de viande qu’il enfourna goulûment dans sa bouche et avala en quelques bouchées. — À ton aise, humain. Vos chevaux sont vraiment délicieux. On voit que vous prenez bien soin d’eux. Ils ont meilleur goût que tes soldats. Lucas tremblait de rage et d’impuissance. Il aurait voulu tuer cette créature qui lui faisait face, mais il savait qu’il ne faisait pas le poids. De toute façon, il était dans un tel état de fébrilité qu’il n’aurait même pas le temps d’atteindre son ennemi. Et puis, que pouvait-il faire à mains nues face à ce colosse à la musculature impressionnante ? — As-tu un nom, humain ? Moi, je m’appelle Octave, troisième du nom. C’est moi qui commande cette armée. Une Zerk femelle vint prendre place à ses côtés ainsi qu’un petit. Le même intrépide qui s’était aventuré si proche des cages. Avec un bâton, il commença à titiller Lucas, mais se ravisa aussitôt lorsqu’Octave lui grogna quelque chose et qu’il se précipita dans ses bras noueux. — Pardonne mon fils, humain. Il n’a jamais vu des gens de ton espèce. Tu sais comme sont les enfants… La femelle Zerk, qui devait être la mère du petit, regardait Lucas de son œil unique avec une telle intensité qu’il se sentit mal à l’aise. Déjà qu’il était nu… Le regardait-elle comme un gibier qu’on va bientôt faire cuire ou bien était-ce de la simple curiosité face à l’inconnu, à l’instar de son rejeton ? — Tu n’as pas répondu à ma question, veux-tu que je continue de t’appeler « humain » ? Ou bien, peut-être n’as-tu pas de nom ? Bien sûr qu’il avait un nom ! Celui que sa mère avait choisi à sa naissance. Celui qu’elle avait souhaité, contre l’avis de son époux qui voulait appeler son premier-né comme lui, Horace. Comme son père et son grand-père avant lui. Comme tous les premiers-nés de sa lignée. Les augures y avaient vu un signe négatif. Un blasphème qui allait attirer le malheur sur sa famille et ses terres. Il semble, malheureusement, qu’ils avaient raison. — Je m’appelle Lucas Notari, Seigneur et maître du Comté Pourpre. — Oui… le Comté Pourpre… c’est bien ainsi que me l’ont nommé les tiens. Des créatures apportèrent d’autres plats fumants de viande ainsi que des assiettes remplies de fruits. Octave désigna à Lucas ces dernières. — Si la viande ne t’inspire pas, mange au moins quelques fruits. J’ai besoin que tu sois en état pour discuter. Prends des forces ! Discuter. Une lueur d’espoir jaillit tout d’un coup dans le cerveau de Lucas. S’il souhaitait discuter, alors tout espoir n’était pas perdu. Il s’empara d’une poire et mordit dedans à pleines dents. Du jus sucré coula le long de son menton et de son cou. Il la finit en trois bouchées puis en entama une deuxième sous le regard amusé de son interlocuteur qui lui tendit un verre en terre cuite rempli d’eau. — Bois. Ce n’est pas du sang ou du poison. Ce n’est que de l’eau. Lucas s’en saisit et but goulûment jusqu’à s’en étouffer. Il eut soudain un sentiment de culpabilité vis-à-vis de ses hommes qui mouraient de faim et de soif dans leurs geôles et reposa le verre sur la table. — Mes hommes doivent se nourrir. Sinon ils mourront et tu n’auras que des squelettes pour nourrir tes troupes. Octave émit à nouveau ce drôle de petit rire puis se saisit d’un morceau de viande qu’il enfourna dans sa gueule béante. Il mâcha longuement puis, la dernière bouchée avalée, il se lécha consciencieusement les doigts. — Lucas Notari, Seigneur et maître du Comté Pourpre, nous n’avons pas l’intention de manger tes hommes. Même si la perspective risque d’en chagriner plus d’un parmi les miens, je te le concède. Vous êtes mes prisonniers et mon roi a d’autres projets pour vous. Lucas observa autour de lui. Son regard se porta sur les foyers où rôtissaient certains de ses hommes. De ses camarades de combat. Ses frères d’armes. Comme s’il avait deviné le fil de ses pensées, Octave poursuivit. — Ces hommes étaient blessés, Lucas. Ils allaient mourir de toute façon. Alors à quoi bon gâcher de la nourriture ? Nous leur avons rendu service en abrégeant leurs souffrances. Nous avons fait preuve de… comment dites-vous déjà ? Ah oui, d’humanité ! Lucas serra les poings en entendant de pareilles inepties. Des créatures sanguinaires qui mangeaient ses hommes et il parlait d’humanité ! — Comment oses-tu me parler d’humanité, espèce de créature sanguinaire ? Comment oses-tu… je… je… Il se mit à bafouiller tellement l’indignation et la rage montaient en lui. — Et toi, Lucas, que sais-tu exactement de la notion d’humanité ? Vous n’avez jamais fait de prisonniers. Vous avez systématiquement exécuté ceux des miens que vous capturiez. Vous n’avez jamais cherché à dialoguer ni à comprendre nos motivations. Depuis des siècles vous nous taillez en pièce dès que vous nous apercevez. Même nos femmes et nos enfants. Sans une once de pitié. Alors, je te repose la question : qu’entends-tu exactement par humanité ? Tu penses que nous vous traitons mal ? Mais c’est la guerre, Lucas. Une guerre sans merci, car vous ne comprenez que la force, ce qui est bien dommage. Pour vous surtout. Car notre roi a décidé de frapper un grand coup. Et c’est moi qu’il a désigné pour accomplir cette mission qui permettra à notre peuple de l’emporter et de pouvoir survivre enfin. — Notre peuple ne se laissera pas faire, Octave. Il s’unira et vous combattra de toutes ses forces. Mon souverain n’acceptera jamais votre présence dans l’empire. Il enverra une armée gigantesque et vous brisera. Tu peux en être certain. La créature se cala dans sa chaise. — Tu as peut-être raison, mais rien n’est moins sûr. Certains des tiens pensent qu’il serait bon de traiter avec nous. Comment crois-tu que j’ai appris ta langue ? Depuis des années, des humains du nord viennent commercer avec nous en échange de cette matière dorée qui vous rend fou. Cet or, nous en avons à profusion. Mais l’or ne se mange pas, malheureusement pour nous. Par contre, nous avons vite compris qu’il pouvait nous permettre d’acheter des armes nouvelles, de la nourriture, des renseignements. Des alliances également… Lucas était abasourdi. Sous le choc. Des humains maintenaient un contact régulier avec les Zerks depuis des années et trahissaient leur propre peuple en échange d’or. Il ne pouvait y croire. — Mensonges ! Aucun humain ne trahirait son peuple, fût-ce pour de l’or ! Je ne te crois pas ! La créature qui lui faisait face approcha alors son visage par-dessus la table. — Soit tu es un naïf, ce que je déplore, soit tu es un romantique, ce qui ne sied pas à un militaire. Ne crois-tu pas que l’or peut tout acheter chez vous ? J’ai appris que des pères vendaient leurs filles pour quelques pièces. Qui peut être assez monstrueux pour vendre ses propres enfants ? As-tu des enfants, Lucas ? Les vendrais-tu pour un peu d’or ? — Bien sûr que non, mais je… — Pourtant tu sais que d’autres le font et tu ne fais rien pour empêcher cela. Tu es peut-être toi-même propriétaire d’autres êtres humains sur qui tu as droit de vie ou de mort, où est ton humanité, Lucas ? Il savait que des choses pareilles se produisaient dans tout l’empire. Mais c’était dans l’ordre naturel des choses. Qu’il y ait des esclaves était normal. Ce n’était que des biens que l’ont pouvait vendre et acheter. Comme des meubles ou un cheval. Lui-même en possédait plusieurs dizaines et estimait les traiter avec justesse. Sévère, mais juste. — Que crois-tu qu’il se passera si nous promettons la liberté à vos esclaves ? Dis-moi, Lucas, continueront-ils à vous servir ou bien se révolteront-ils ? Viendront-ils grossir nos rangs pour combattre leurs anciens maîtres ? Avec plus d’acharnement que nous-mêmes peut-être ? Oui, mais il en avait toujours été ainsi depuis la nuit des temps. Remettre en cause cet ordre, si seulement quelqu’un y avait pensé, c’eût été rompre le fragile équilibre qui maintenait l’Empire tel qu’il était. Inimaginable pour le noble qu’il était. — Nous allons prendre tes terres Lucas Notari, Seigneur et maître du Comté Pourpre. Nous allons les prendre et nous y installer à tout jamais. Nous ferons pousser des céréales et élèverons du bétail. Nous donnerons à nos enfants un avenir où ils ne mourront plus jamais de faim comme c’est le cas aujourd’hui de l’autre côté de la frontière, sur ces contrées où vous nous avez maintenus jusqu’à présent. Lucas frappa du poing sur la table. — Cela n’arrivera jamais, tu m’entends ? Jamais ! — C’est pourquoi mon roi m’a chargé de transmettre un message à ton souverain. Tu t’en chargeras. — Quel genre de message ? Octave se leva et intima à Lucas de le suivre. Sous bonne escorte, ils se retrouvèrent de nouveau devant les cages où ses compagnons d’infortune regardèrent arriver le duo avec un mélange d’espoir et de crainte. — Vois-tu, Lucas, nous n’avons rien à perdre. Nous allons prendre tes terres et les tiens devront partir. Tu le diras à ton souverain. Déconseille-lui de vouloir nous en déloger. — Il refusera. Et moi aussi. Si tu me libères, tu me retrouveras en travers de ton chemin et je te combattrai. Fut-ce au prix de ma vie. Octave soupira. Le soupir d’un adulte devant les caprices d’un enfant qui croit tout savoir. — Tu ne nous combattras pas, Lucas, pas plus que tes hommes. Nous allons bien voir si vous êtes aussi courageux que vous le prétendez. Il s’adressa alors au soldat le plus proche de lui. Celui-ci s’approcha sans discuter des cages, montra sa main droite puis, soudain, s’arracha un doigt en croquant dedans, le mastiqua et l’avala en quelques secondes. Passée la stupéfaction, des cris d’effrois retentirent parmi les prisonniers qui s’entassèrent pêle-mêle les uns sur les autres, cherchant une issue qui n’existait pas. — Parfois, mieux vaut simplement inspirer la terreur plutôt que de la répandre. Le soldat regarda son commandant dans l’attente d’un ordre. Allait-il s’arracher un autre doigt ? Il ne semblait pas souffrir et être capable de tous se les manger un par un, mais Octave lui fit un signe de la main pour qu’il regagne les rangs. — À ton tour, maintenant, Lucas. Montre-moi ce qu’est le courage. Arrache-toi les pouces. Lucas observa ses mains sans vraiment comprendre. Son regard passa alors de la main ensanglantée du Zerk dont le sang vert coulait sur le sol à ses hommes entassés dans leurs cages. — As-tu perdu la raison ? Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Octave émit alors un grognement et deux gardes sortirent un des détenus d’une des cages et l’embrochèrent lentement. Le soldat hurlait d’une douleur sans nom. Un cri perçant qui glaça le sang de Lucas et figea de stupéfaction les autres prisonniers. Un cri qui ne s’arrêta que lorsque le morceau de bois ressortit du corps du malheureux par la bouche, arrachant ses cordes vocales et brisant ses dents. Les deux Zerks le placèrent alors au-dessus d’un foyer et le mirent à rôtir. Les spasmes ne cessèrent que lorsque ses cheveux eurent fini de se consumer et que sa peau eut éclaté pour laisser couler une graisse jaune et épaisse. — Si tu ne le fais pas, tes hommes finiront de la même manière. Les uns après les autres. Allons Lucas, que sont deux doigts contre une vie ? Il regarda ses compagnons. Certains l’incitaient du regard, suppliant. D’autres baissaient les yeux de honte ou de rage contenue. La plupart étaient effrayés. Tout simplement. Le Zerk qui, tout à l’heure s’était arraché le doigt, l’avait fait le plus naturellement du monde, comme s’il se débarrassait d’une écharde plantée sous un ongle. Il le regarda de nouveau. Il ne semblait pas souffrir. Mais les Zerks étaient-ils sensibles à la douleur ? Il se tâta le petit doigt de la main droite. Son contact était chaud. La pulpe de sa première phalange était pleine et charnue. Il se coinça le doigt dans la bouche et serra légèrement les dents. La douleur devait être atroce. Mais Octave l’interrompit : — Les pouces, Lucas. Les pouces. Et en entier. Tu ne dois pas être en état de tenir une épée ni une lance. Les pouces ? Déjà son petit doigt lui semblait impossible, alors les pouces ! Il devait s’enfoncer le doigt pratiquement jusqu’au fond de la gorge. Il retira brusquement son doigt et s’adressa à Octave. — Je préfère que tu me tues. Le chef Zerk émit un grognement puis regarda Lucas : — À ton aise. Deux gardes extirpèrent un nouveau prisonnier et lui firent subir le même sort que le précédent. Son cri mourut au-dessus des flammes qui crépitaient tout en lui léchant le corps dans une odeur de chair brûlée. La terreur pouvait se lire maintenant sur le visage de tous les soldats. Ils comprenaient que leur sort dépendait de leur chef. Un chef qui avait déjà failli en perdant une bataille et qui allait les entraîner vers une mort affreuse s’il n’agissait pas. — Aurais-tu moins de courage qu’un lapin, Lucas ? Aussitôt, un souvenir fulgurant lui revint en mémoire. Lui et son père marchant dans la neige au petit matin. Soudain une tache rouge, visible au milieu du blanc immaculé. Puis ce qui ressemble à une grosse chenille poilue reliée à une corde. Une patte de lapin. Devant son air perplexe, son père lui avait raconté que certains lapins, pris au piège, préféraient se ronger le membre prisonnier plutôt que de se laisser capturer. Il en avait été secoué. Son géniteur lui avait alors donné la patte pour qu’il se souvienne toujours que la liberté a un coût. Et que, parfois, il faut en payer le prix fort. Il planta alors ses dents à la base de son pouce et commença à entailler la chair. La douleur fut si fulgurante qu’il retira aussitôt sa main en poussant un cri. Octave l’observa un instant puis poussa un nouveau grognement. Ses soldats ouvrirent à nouveau la cage et furent sur le point de se saisir d’un de ses hommes lorsque Lucas lui cria : — Non, attends ! Je vais le faire, attends ! Le commandant Zerk interrompit alors ses guerriers sur le point d’embrocher le malheureux d’un geste de la main. Lucas porta de nouveau la main à sa bouche. Il se remit à ronger, doucement d’abord, refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux. La douleur était insoutenable. Si forte et violente qu’une onde glacée lui traversa le corps le long de la colonne vertébrale. Le goût sucré de son propre sang qui s’écoulait maintenant de la plaie l’incita à mordre à pleines dents pour abréger ce supplice et à arracher des lambeaux de sa propre chair qu’il recrachait en hurlant de toutes ses forces. La douleur avait dépassé le stade de l’insupportable. Une sorte de frénésie s’empara alors de lui et le poussa à tailler encore et encore jusqu’à atteindre l’os mis à nu qu’il brisa d’un coup sec avec ses dents. Son pouce atterrit au sol et se tortilla un instant avant de s’immobiliser. Lucas s’effondra alors en se tenant la main où pendaient des lambeaux de chair et d’os et qui ressemblait dorénavant à cette patte de lapin que son père lui avait tendu autrefois. — C’est très courageux ce que tu as fait, Lucas Notari. Tu es digne d’être un grand chef. Dommage que nous ne soyons pas dans le même camp. Octave s’agenouilla près de lui, s’empara alors de la main sanguinolente de Lucas et croqua ce qui restait de son pouce. Puis, avant même qu’il ne s’en rende compte, il lui coupa le pouce de son autre main de la même façon. Une coupure nette et propre. Comme avec un hachoir. Lucas hurla de nouveau sous le choc de la douleur. Mais avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste, un soldat le saisit fermement et lui banda les plaies avec des tissus enduits d’une sorte de pâte qui atténua immédiatement la souffrance. Octave émit alors un grognement et il vit ses hommes être extraits des cages et leurs pouces subirent le même sort que les siens. Mais ils n’eurent pas à les ronger comme il l’avait fait. Les créatures les coupaient net avec des petites haches et les jetaient dans une jarre, puis les enveloppaient du même type de bandages que celui dont on avait couvert ses doigts meurtris. Le temps parut s’étirer à l’infini. Ceux qui avaient encore leurs doigts semblaient résignés à perdre une partie d’eux-mêmes. Après tout, que sont deux doigts en échange de la vie sauve ? Octave aida Lucas à se redresser puis lui posa une main griffu sur l’épaule. — Vous ne porterez plus les armes contre nous, humain. Rentre chez toi. Ramène les tiens avec toi puis quittez ces terres. Elles sont à nous dorénavant. Explique à ton souverain que nous avons été magnanimes. Mais s’il s’avise de nous affronter, dis-lui que nous pouvons être féroces et sans pitié. Tu l’as vu de tes yeux et tes compagnons pourront en témoigner. De toute façon, ton peuple saura ce qu’il s’est passé ici et seuls les fous voudront nous combattre. Va maintenant… Il lui tendit alors la jarre remplie de doigts puis deux Zerks l’empoignèrent et le ramenèrent près des siens tandis qu’Octave lui tourna le dos et accueillit son rejeton qui se jeta dans ses bras puissants en riant. Lucas savait que son souverain n’écouterait pas, mais il devait essayer de le convaincre. Il le devait de toutes ses forces. Et, tout en emmenant ses hommes mutilés vers l’ouest, troupe gémissante et sanguinolente, il se mit à prier pour que la paix demeure, car, il en était sûr, si la guerre devait se poursuivre, aucun humain n’y survivrait. Aucun.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 3 Déc - 9:22 | |
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|  | | marie17 *****

Messages : 4390 Date d'inscription : 22/02/2020 Age : 71 Localisation : au bord de l'océan
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 3 Déc - 20:10 | |
| ouille ouille trés belle histoire bien gore mais trés moraliste merci Poussinette ,quand on commence la lecture on est obligé d'aller au bout |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 3 Déc - 21:11 | |
| Merci à vous de passer par ici et de laisser un petit commentaire Oui, on aime bien savoir la suite, heureusement qu'elles ne sont pas très longues |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 4 Déc - 6:50 | |
| L'historiette du jour : Dernier contact de Daniel GauthierDe splendides naïades brunes nageaient avec des dauphins roses dans une mer de fleurs bigarrées. Robert se sentait bien dans cet univers de volupté marine. La triste réalité le ramena sur Terre. Son téléphone fixe sonna. Il sortit tant bien que mal de son rêve pour décrocher l’insistant combiné. — Robert Wilkinson, dit-il d’une voix pâteuse. Qui me demande ? — Le Président des États-Unis en personne, répondit une voix autoritaire et au fort accent sudiste. — Que puis-je pour vous, Monsieur ? — L’Amérique a besoin de vous. Le Monde Libre en dépend. - Lire la suite:
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— Pouvez-vous m’en dire un peu plus ? — Je vais laisser le Secrétaire d’État vous briefer. La géopolitique et moi ça fait deux. — Robert, c’est le Secrétaire d’État Hawk. Nous avons un problème majeur, classé top secret. — Allez-y, Hawk, passez la phase des balivernes en tous genres et lâchez les chevaux. — Il s’agit d’extra-terrestres. Une civilisation de type III sur l’échelle de Kardachev a établi le contact avec notre espèce.
Robert admit qu’il y avait de quoi s’alarmer. Atteindre le type III sur l’échelle de Kardachev n’était pas donné à n’importe qui. Cela signifiait la maîtrise totale de l’énergie disponible à l’échelle d’une galaxie entière. À côté, l’Amérique de l’oncle Sam faisait figure d’entité monocellulaire, d’amibe juste sortie de la soupe primordiale. Jamais l’Humanité n’avait rencontré une telle puissance. Si ça se savait, les concepts de Dieu, Allah ou Quechua deviendraient caducs. Les intégristes se feraient des nœuds au cerveau, les Chinois envahiraient le Japon, les Papous demanderaient à intégrer la Communauté Européenne. Ce serait la XXXXX de Reykjavík à Tombouctou, en long en large et en travers. — Qui est l’heureux élu ? À qui les extra-terrestres ont-ils parlé ? — Au Président de la France ! — Sans déconner ? Êtes-vous sûr de parler d’une civilisation de type III sur l’échelle de Kardachev ? — Robert, les gars du SETI, du Caltech, du JPL, du MIT sont d’accord. On a en face de nous du lourd, de la technologie de pointe, des adversaires capables d’une puissance incommensurable. — Je sais, mais avouez quand même que pour des dieux de l’espace, ils ont fait fort dans le manque de discernement. Ils découvrent notre planète et ne trouvent rien de mieux à faire que de contacter les grenouilles savantes, les rois du pliage de neurones. Vous feriez ça, vous, à leur place ? — Primo : je ne suis pas dans leur tête. Deuzio : le président français n’est pas plus con que son homologue allemand, britannique ou italien. Tertio : ce sont nos alliés.
Robert admira la réponse du Secrétaire d’État, un bel exemple de formule diplomatique pour noyer le poisson et envelopper son interlocuteur d’une vague de bleu. Ceci dit, Hawk ne lui avait pas expliqué pourquoi une rencontre du troisième type avait eu lieu avec un peuple de râleurs patentés, largué en seconde division de la ligue mondiale, juste bon à faire des claquettes à l’ONU en déclamant de vieux poèmes moisis ou gérer des pétitions pour la faim dans le monde. Il décida d’en savoir plus. — Si on passait la seconde. Qu’ont donné vos écoutes ? — Vous êtes bien assis, Robert ? Je veux dire, confortablement, à l’abri de la gravité. — Je suis même allongé. Ne me faites pas attendre plus longtemps. — Les extra-terrestres ont proposé aux Français d’acheter un bout de leur territoire. — C’est tout ? — Oui ! — Qu’offrent-ils en contrepartie ? — La technologie permettant de générer la puissance d’une civilisation de type I.
Robert prit enfin la mesure du problème à venir. Atteindre ce niveau signifiait maîtriser l’énergie d’une planète entière. Aucun pays n’en était capable, pas même les glorieux États-Unis d’Amérique. Laisser la France acquérir un tel niveau, c’était lui servir le monde sur un plateau. La géopolitique en serait définitivement chamboulée ; et pas forcément pour le bonheur des masses laborieuses. — De quel territoire parle-t-on, exactement ? — De la Corse, une petite île au sud de la Côte d’Azur. — Je connais ce coin. Il n’a aucun intérêt stratégique, même pour des petits gris. Il est peuplé de glandeurs occupés à ronfler, faire exploser des villas et manger du saucisson d’âne. — C’est d’autant plus louche, Robert. Vous devez élucider ce mystère. Il y a anguille sous roche.
L’agent de renseignements Robert Wilkinson accepta la mission. Comme à son habitude, il demanda des moyens illimités et n’obtint qu’un budget de trente milliards de dollars. Il réussit néanmoins à raccourcir la chaîne de commandement, ne reportant plus qu’au Secrétaire d’État sans passer par d’inutiles conseillers venus d’Harvard et de généraux nostalgiques de la guerre en Irak. Il activa ses réseaux en France, pirata les services de renseignements et voyagea d’Ajaccio à Paris, de Bastia à Strasbourg, de Calvi à Bruxelles. En trois semaines, il résolut l’énigme.
***
La salle de réunion sentait le stress et l’excitation. Le Président et ses adjoints trépignaient, les conseillers pianotaient frénétiquement sur leurs smartphones, les généraux grattaient nerveusement leurs décorations. Robert les laissa mariner dans leur jus tandis que le Secrétaire d’État récapitulait l’historique des événements géopolitiques. — Vous savez tous, mesdames et messieurs, pourquoi nous avons mandaté Robert Wilkinson. Il a la réponse à nos questions. J’irais même plus loin : il connait la solution à notre problème. Je le laisse exposer ses résultats. Évidemment, vous pourrez l’interrompre à tout moment en cas d’interrogation.
Robert aimait ces joutes verbales où l’homme d’action montrait au politique que rester assis dans un fauteuil confortable ne faisait pas bouillir la marmite. — Vous me connaissez tous. Je ne suis pas du genre à tortiller du popotin. Aucune question n’est taboue. Vous pouvez donc évoquer n’importe quel sujet tant qu’il se rapporte à la situation. Je répondrai en toute sincérité. Nous sommes entre personnes accréditées au secret-défense. — Allez droit au but, Wilkinson, rugit le Président. Pourquoi les extra-terrestres veulent-ils acheter un bout de la France ? — En préambule, je dois vous expliquer pourquoi ils ont atteint le type III sur l’échelle de Kardashev. Ces gars maîtrisent parfaitement leur environnement immédiat et lointain parce qu’ils ne se prennent pas le chou avec des considérations à deux balles. Désormais, au lieu de coloniser d’autres galaxies comme nous le ferions à leur place, ils rêvent d’un ailleurs, d’un lieu où la sagesse absolue régnerait. — Ne me dites pas que c’est la France cet endroit idyllique, objecta le général en chef des armées spatiales. Et encore moins la Corse. — Si ! Dans leur esprit, la bonne chère, le vin coulant à flots, l’humour et la gentillesse sont les piliers fondateurs d’un niveau supérieur, d’une civilisation encore plus accomplie. — Ils n’ont pas ça sur leur monde ? Je ne peux le croire, répliqua le directeur des services secrets. — Pourtant, c’est le cas. Ils ont consacré la majorité de leur temps à domestiquer les éléments, à comprendre l’Univers dans sa dimension physique, au détriment de valeurs plus basiques telles que le plaisir, les loisirs et le repos. On pourrait les comparer à l’un de nos ingénieurs dédié à sa seule carrière : il aurait trimé pendant des années à gravir les échelons sociaux jusqu’à devenir PDG de sa pauvre boite d’informatique, sans voir ses enfants grandir, sa femme se carapater avec le voisin et le reste du monde partir en sucette. Au crépuscule de sa vie, il se dirait « Tout ça pour ça ? ». — Vous êtes resté trop longtemps à Hawaï, Wilkinson. Les piña coladas vous ont ramolli le cerveau, ironisa le Président. — Je ne parle pas pour moi, Monsieur. Je ne fais que retranscrire ce qu’ils m’ont dit. — Vous leur avez parlé ? — Oui.
Robert affronta d’innombrables questions sur ce qui motivait une civilisation surpuissante à préférer les vacances à la domination des autres galaxies. Néanmoins, il orienta le débat sur la raison du choix de la Corse au lieu des Bahamas, Java ou la Terre-Adélie. Le Secrétaire d’État lui posa une question fort à propos. — Pourquoi la Corse ? — Je ne suis pas dans leur tête. Si je me permets une comparaison, vous préférez passer vos vacances en Nouvelle-Angleterre, le président choisit en général le Texas tandis que moi je vais en Tasmanie. Chacun son truc. Comprendre l’adversaire, c’est d’abord s’affranchir de ses propres barrières mentales, de son référentiel quotidien. — D’accord, Robert, répliqua le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Ils auraient aussi pu choisir la Sardaigne, Madère ou la Crète. Toutes les activités que vous décrivez sont également possibles dans ces pays. — Bien que cela ne change pas le fond du problème, je vais vous répondre. Ils nous écoutent depuis des lustres et ont repéré en Corse un poète qu’ils ont rapidement déifié. Ce chantre de l’Île de Beauté magnifiait des valeurs universelles trop longtemps oubliées par les humains. Ses poèmes les ont inspirés. C’est devenu leur Bible à eux. — Ne peut-on pas acheter son silence ? — C’est trop tard. Il nous a quittés il y a des années déjà. — On est bien dans la XXXXX, conclut le Président. Ils auraient pu écouter Bing Crosby ou Franck Sinatra. Au lieu de ça, ils se sont entichés d’un obscur barde français, perdu sur une petite île européenne, au milieu de nulle part. — Dites-vous que ça aurait pu être pire. — Comment ça ? — Imaginez qu’au lieu de ce Corse, ils aient entendu John Lennon, Marvin Gaye ou Joan Baez. — Il ne nous resterait plus qu’à plier les gaules, répondit amèrement le Président.
L’auditoire s’avoua vaincu devant l’argumentaire implacable du légendaire Robert Wilkinson. Il ne restait plus qu’à écouter ses recommandations. — Nous attendons des solutions, Wilkinson, ordonna le Secrétaire d’État à la Défense. — Voyons d’abord ce qui n’est pas possible. Racheter la Corse aux Français n’est pas une bonne option. Pourtant, on leur rendrait service, avouons-le. Malheureusement, nous n’avons pas les arguments des extra-terrestres. Offrir l’intégrale des chansons de Barbra Streisand ne suffirait pas. — Il est hors de question de brader notre patrimoine culturel, rugit le Président. — Nous pourrions bombarder cette île, la rayer de la carte, suggéra le directeur du F.B.I. — Je nous vois mal justifier cet acte devant la communauté internationale. — C’est vous qui avez des barrières mentales sur ce coup, ricana le directeur de la C.I.A. On a fait dix fois pire en Amérique du Sud. Tout le monde a gobé nos histoires à dormir debout. — Certes, mais je vois mal les extra-terrestres apprécier que nous mettions le feu à leur colonie de vacances. Pour avoir discuté avec eux, ils tiennent vraiment à cette acquisition. C’est un peu leur Nirvana. Ils considéreraient notre feu d’artifice comme un acte hostile. — Pourquoi ne pas manipuler les autonomistes, les indépendantistes corses pour qu’ils rejettent en bloc les extra-terrestres ? Il suffirait d’orchestrer une campagne médiatique, de dévoiler au grand jour les tractations des Français, proposa le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères. — C’est une bonne idée. Si nous avions plus de temps devant nous, je serais allé dans ce sens. Manque de bol, c’est trop tard. Les deux parties doivent signer dans les prochains jours. — Et si nous rachetions la France à la Communauté Européenne ? Du coup, la Corse serait notre propriété, déclara le Secrétaire d’État à l’Économie. Les extra-terrestres devraient traiter avec nous. — Même si c’était possible dans un temps aussi court, ce genre d’opération éveillerait les soupçons des Chinois, des Russes et des Indiens. Ils émettraient une contre-proposition sur laquelle nous devrions surenchérir jusqu’à l’épuisement de notre capacité d’endettement. Nous ne ferions que déplacer le problème : le monde deviendrait chinois ou indien, ce qui n’est pas mieux que français. — Ne peut-on pas manipuler le président français pour faire échouer la négociation ? Nous l’avons déjà fait à maintes reprises au Moyen et Proche Orient, suggéra le directeur de la C.I.A. — C’est compliqué. L’actuel président de la France était Ministre du Bonheur avant de gagner les élections présidentielles. Il est issu d’une grande famille aristocratique parisienne, membre du parti centriste et lisse comme un œuf. Les Français l’adorent. — On s’en fout qu’il soit le roi de l’étang, rugit le Président. On hypnotise ce têtard à particule, on en fait notre créature et le tour est joué. — Monsieur le Président, je crois qu’on vous a caché des choses. — Comme quoi ? — Nos services de renseignements ont déjà essayé. Ce gars est un mystère pour la communauté des barbouzes. D’ailleurs, son dossier à la C.I.A, au F.S.B et au MI6 emploie le même nom de code : l’imbécile heureux.
Robert savourait la situation. Révéler les nombreuses tentatives pour corrompre le président français ne visait qu’un seul objectif : discréditer les cadors du renseignement, d’hégémoniques directeurs de la C.I.A et autres agences gouvernementales en trois lettres. Ce qu’il allait proposer ne pouvait souffrir la contradiction, le débat polémique des généraux étoilés qui avaient laissé un barbu saoudien exploser Manhattan. Le Président lui ouvrit fièrement la voie. — Robert, je n’étais pas au courant de ces agissements. Je constate que le ménage reste à faire dans certaines parties de mon administration. Nous allons remédier à ce problème d’intendance. En attendant que ces messieurs écrivent leur lettre de démission et acceptent une retraite anticipée au fond de l’Alaska, je suis curieux de connaître votre point de vue. — Il n’y a qu’une solution possible, viable, facile à mettre en œuvre, peu coûteuse. — Parfait ! Je vous écoute. — Apprendre le français !
L’agent de renseignements sourit en constatant l’effet de ses propos sur un auditoire dépassé. Pourtant, il ne plaisantait pas. C’était la meilleure des options. Il en avait d’ailleurs convenu avec le représentant des extra-terrestres. Assurer la suprématie mondiale à un peuple dirigé par l’ancien Ministre du Bonheur ne faisait pas plus tache que de laisser les Yankees, les Bolcheviques ou les adeptes du Petit Livre Rouge prendre le pouvoir sur la planète bleue. Et puis, les Français, cette horde de râleurs, ne risquait pas de déclencher une guerre avec leur technologie nouvellement acquise. Il y aurait toujours des peureux pour amender des textes de loi, des coupeurs de cheveux en mille vingt-quatre pour demander un concile, bref des garde-fous culturels pour empêcher les extrémistes de dévaster la planète. « Est-ce de ma faute si cette civilisation surpuissante est tombée amoureuse de ce poète corse ? » pensa Robert Wilkinson avant de déclencher le dispositif de téléportation. Le reste de la salle se retrouva propulsé quelque part dans la galaxie du Sombrero, figée dans une singularité quantique
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 5 Déc - 9:24 | |
| L'historiette du jour : La saga du canapé de Béatrice Guerville— Allo ? Madame Martine Marteau ? — Oui, c’est moi. — Bonjour Madame. Je suis Anastasia Jouvet, chargée du recrutement par le cinéaste Jules Furby. Vous le connaissez ? — Euh… Non… Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Qu’est-ce que vous cherchez à me vendre ? Je suis la seule du département à avoir gagné une super compil de DVD, c’est ça ? — Je suis surprise. Vous ne connaissez pas Jules Furby ? Vous n’allez jamais au cinéma ? - Lire la suite:
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— Si ! Une fois au moins par semaine, mais je ne lis jamais les génériques ! Il a fait quoi comme films ?
— « Le satyre du coin de la rue », « Bon vent, Pire ! »…
— Pas mon style ! Moi, quand je vais au cinéma, c’est pour rigoler, pas pour faire des cauchemars en rentrant chez moi ! Bref, et alors ?
— Et bien voilà : Jules Furby a choisi votre région pour tourner son prochain film : « Sa dent dans son cou », et pour la scène principale, il a besoin d’un canapé spécial. Il m’a donc chargée d’appeler les ébénistes du coin afin de trouver quelqu’un pour le fabriquer. Les coûts de transport seraient alors réduits.
— Sans blague ?...
— Vous êtes bien ébéniste ou tapissière ?
— Depuis douze ans, oui… Ça alors ! Et… on est combien sur la liste ?
— Et bien trois, en fait. C’est un métier qui ne court pas les rues ! Alors, qu’en dites-vous ?
Qu’est-ce que je lui dis ? Que je n’en reviens pas ? Que, enfin, il va se passer quelque chose d’intéressant dans ma petite vie, que je peux venir tout de suite si elle veut, que j’ai toujours rêvé d’assister à un vrai tournage de long métrage, que si je vais au ciné toutes les semaines, c’est pour me délecter de tous les décors, observant leurs moindres détails, et leurs adéquations à l’ambiance, que la plus belle image de « La soupe aux choux », c’est la comtoise du salon, que..
— Allo ? Vous êtes toujours là ?
— Euh… Oui… C’est d’accord.
— Alors, venez mardi prochain le 7 juillet à 16 h à la salle St Antoine de Vallers. Jules Furby en personne recevra les trois candidats et vous expliquera ce qu’il attend de vous. Bonne chance !
— J’y serai… Merci… Madame…
Je note immédiatement sur mon agenda à la page du 7 : « R.V. Cinéaste »… comme si j’allais l’oublier d’ici là !
Une longue semaine suit.
Une semaine passée sur un petit nuage. Pas un instant sans y penser ! Concevoir et réaliser un canapé pour la scène principale d’un long métrage ! Moi ! Quelle aventure !
Mardi 7 juillet arrive enfin. J’y suis, au rendez-vous.
Deux autres personnes, ébénistes aussi, que je connais un peu, attendent avec moi. La porte s’ouvre. Un homme distingué au corps d’athlète malgré un âge avancé s’avance vers moi et me surprend d’un baise-main :
— Chère Madame…
Un vrai metteur en scène du festival de Cannes, comme je les ai toujours imaginés ! Il se dirige ensuite vers les deux hommes, la main tendue :
— Bienvenue à vous… Entrez, je vous en prie…
— Asseyez-vous, dit-il en refermant la porte, et ouvrez bien vos oreilles, j’ai horreur de répéter.... Mon film raconte l’histoire d’un vampire tombant éperdument amoureux d’une beauté espagnole. Il se jure de résister à sa pulsion meurtrière et de ne jamais lui sucer la moindre goutte de sang. Mais, lorsqu’elle lui offre ses lèvres pour un baiser sur un canapé, il ne peut plus résister et lui enfonce ses canines dans le cou ! C’est la scène principale du film. Je tiens beaucoup à sa réussite. Il me faut donc un canapé capable de renvoyer au spectateur l’ambiance du film, tout le suspens du scénario, tout l’amour de ce couple, et toute la torture intérieure du vampire tentant de résister à l’appel du sang… Vous me suivez ?
— Tout à fait, dis-je, encore sous le charme de ses paroles.
— Très bien, continue-t-il, alors vous avez jusqu’à jeudi pour me faire parvenir vos esquisses. Joignez les échantillons de tissus. Et que vos dessins soient les plus réalistes possible ! Je vous dirai dès vendredi lequel de vous trois aura le privilège de faire partie de mes collaborateurs. Madame, Messieurs, au travail !
Quelques secondes s’écoulent et un des ébénistes ose :
— Et… pour le règlement ?
— Vos propositions devront être gratuites, et si vous remportez le contrat, 10 000 euros à la livraison du canapé, matières premières fournies. Si le film marche comme je l’espère, ils se l’arracheront à la vente aux enchères ! Vous toucherez 50 % du montant de la vente. D’autres questions ?
Après une telle réponse, je crois qu’il n’y a plus grand-chose à demander. Les deux ébénistes vont, sans doute, comme moi, plancher jusqu’à plus d’heures sur leur table à dessin. Non seulement c’est un privilège de travailler pour un film, mais à ce prix, c’est vraiment une occase en or, pour nous, petits artisans de province ! Et en plus, quelle publicité si le film fait salle comble !
Les idées créatrices envahissent déjà mon cerveau. Je vois « mon » canapé prendre une forme galbée pour un style glamour, satin rouge vif pour évoquer le désir de sang du vampire, les accoudoirs décorés d’un fil doré pour ajouter une touche de précieux et renforcer le côté décisif de la situation. J’entends déjà Jules Furby « s’emballer » pour ma création : « Vous avez conçu exactement ce que je voulais ! Bravo Martine ! Je peux vous appeler Martine ? »
La voix forte de Jules Furby me ramène à la réalité :
— Au revoir, Madame.
Je réponds poliment, d’un air posé et confiant, en serrant la main que, cette fois, il me tend :
— Au revoir, Monsieur Furby.
Dès mon retour à la maison, je me mets à noircir feuille sur feuille, corrigeant à chaque fois un détail, une courbe, une forme. Les heures passent. Quatre heures du matin, je suis enfin satisfaite : tout à fait comme je me l’étais imaginé tout à l’heure dans le bureau du cinéaste. Parfait. Il me plaît. Un tissu rouge sang lui donnera son caractère… de passion amoureuse tout autant qu’un aspect terrifiant. Il me semble avoir dans mes échantillons cette étoffe exceptionnelle. Je me mets à parcourir avec courage l’ensemble de mes catalogues. Après deux heures de recherche, je la déniche enfin ! Quelques fignolages, et à huit heures du matin, il ne manque plus rien à mon projet. Je place les dessins et les échantillons précieux dans une grande enveloppe et sors rapidement pour aller la poster. Je n’ai plus ensuite qu’à attendre. Un long jour… Un deuxième long jour… Un troisième long jour… Ça y est ! Il sonne, mon téléphone !
— Allo ? Martine Marteau ?
Je reconnais tout de suite la voix d’Anastasia Jouvet.
— Oui, c’est moi.
— Voilà : Monsieur Furby a étudié les projets. Vous décrochez le contrat. C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
— Plutôt oui.
— Mettez-vous au travail. Nous attendons votre canapé dans quatre jours pour le tournage.
— Quatre jours ? Aouf ! Bien, bien… Je m’y mets tout de suite.
Dès la fin de notre conversation, je décroche de nouveau le téléphone pour commander le tissu. Par chance, ils l’ont en stock et peuvent me l’envoyer immédiatement. C’est une chance !
Pendant trois jours, et pratiquement deux nuits, je scie, je rabote, je ponce, je couds, je cloute… Dès réception du tissu, je découpe, je plisse, je tends, je couds… Et grâce à cette habileté et cette rapidité que j’ai pu acquérir en douze ans, « il » est là, devant mes yeux : les accoudoirs poncés à la laine d’acier triple zéro pendant de longues minutes, puis cirés et brossés avec amour et patience éclatent de leur brillance insolente sur le tissu satiné rouge. Une merveille ! Je remercie Jules Furby de m’avoir donné l’occasion de réaliser un tel chef-d’œuvre ! Les commandes de ce style ne sont pas fréquentes. Il est magnifique, mais ne convient pas au salon de monsieur tout le monde… quoique… J’ai réussi une courbe du dossier qui force l’admiration et les pieds tournés en spirales donnent une touche nostalgique à l’ensemble et laissent présager un destin funeste à celle qui va s’y prélasser… Une merveille, je vous l’assure !
C’est d’ailleurs l’avis de Jules Furby quand il découvre l’objet le lendemain. Il ne cesse d’aligner des qualificatifs enchanteurs : « Excellent ! Formidable ! Remarquable ! Miraculeux ! En un mot : “Classieux” ! »
Je retourne sur mon petit nuage. La vie n’avait jamais été aussi généreuse avec moi ! Même la plus belle déclaration d’amour qu’il m’avait été donnée de recevoir n’arrivait pas à la cheville de celle de Jules Furby à l’égard de mon canapé ! J’en pleurais comme une madeleine !
Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, son discours s’achève brutalement sur ces mots :
— Mais nous verrons tout à l’heure ses défauts. L’épreuve du tournage est toujours terrible pour les scénaristes, les acteurs, mais aussi les décorateurs et les accessoiristes. Allons tout de suite sur le plateau, chère amie…
Il donne des directives aux manutentionnaires pour le port du canapé et je le suis dans un couloir immense.
— J’étais un peu secptique, je dois vous l’avouer, me dit-il tout en marchant, j’avais du mal à croire qu’une femme puisse être aussi habile en menuiserie. Mais votre projet m’a séduit, je suis passé outre mon instinct conventionnel. Je ne le regrette pas. Félicitations. Vraiment.
Nous voilà arrivés dans les entrailles du studio. Décor époustouflant éclairé magnifiquement par des rampes entières de spots dirigés habilement. Les murs en contreplaqué sont recouverts d’un papier peint satiné jaune pâle. Une fenêtre s’y découpe. Elle est ouverte et donne sur une forêt de chênes synthétiques éclairés par dessous par une lumière bleu nuit. L’effet est saisissant de réalisme et de mysticisme. Les doubles rideaux rouges, assortis à mon canapé que les manutentionnaires viennent de mettre à sa place, donnent à l’ensemble un côté snob, mais pas vulgaire. Comme pour accentuer l’ambiance, voilà que Pétassia fait son entrée dans le décor. Pétassia, c’est l’actrice principale, l’Espagnole : poitrine arrogante sous une dentelle noire, se prolongeant, pour recouvrir ses jambes par une jupe longue en satin rose pâle… On se croirait au Moulin Rouge ! Dommage ! Je me dis que la costumière (ou le costumier) doit penser l’inverse : un canapé trop sophistiqué fait disparaître la beauté de son travail ! Mais Jules Furby a, en professionnel, pensé qu’il valait mieux forcer la dose de luxe jusqu’au ridicule plutôt que de jouer sur les contrastes. À chacun son style !
— Classieux ! clame-t-il lorsque les acteurs sont placés dans le décor. Il paraît très fier de ses choix. Toute l’équipe présente sur le plateau est soulagée après cette intervention du « chef », et se prépare à une grande concentration.
— On tourne !
Mon sang tourne, lui aussi, un peu trop rapidement dans mes veines. Quelle chance j’ai, quand j’y pense ! J’assiste, en tant que membre de l’équipe, au tournage d’une vraie scène de cinéma ! L’ambiance est telle que je l’imaginais mais encore plus tendue, plus… silencieuse. De ce silence pesant qui fait craindre à chacun la petite faille, le petit courant d’air, la petite phrase malheureuse, le trou de mémoire, la fermeture éclair qui se coince, ou la mèche de cheveux qui rebique… Que sais-je encore ? Tout est possible à cet instant !
« Coupez ! Ça ne va pas ! Qu’est-ce que c’est que cette lumière intermittente dans la forêt, là, derrière la fenêtre ? Simon, va voir ! »
L’homme à tout faire contourne le décor et revient rapidement :
— C’était Maud, elle profitait de sa pause pour envoyer un texto. Elle ne pensait pas gêner derrière le décor !
— Et bien si, elle gêne ! C’est malin ! Bon, allez, on refait…
Jules Furby fait preuve d’un calme désarmant.
— Tout le monde est en place ? On tourne !
Même silence, même tension. Que va-t-il encore se passer ?
— Coupez ! On voit rien ! L’angle de prise n’est pas bon. La morsure se trouve cachée par l’accoudoir du canapé !
Canapé ? Je panique. Mon canapé ? Il ne va pas l’enlever tout de même ou me faire retirer les accoudoirs ? Je réfléchis déjà à la manière de remédier au problème. Les esquisses se bousculent déjà dans ma tête !
— Charly, mets-toi là, et prends un peu plus à gauche. Fais voir…
Jules Furby jette un œil à la caméra
— Oui, ça ira comme ça. C’est bon.
Ouf ! Je respire. Pas de modification à apporter à mes accoudoirs.
— On tourne ! résonne une troisième fois à nos oreilles.
Re-silence. Re-tension.
Les minutes défilent. Tout semble bien se passer cette fois. Le moment ultime de la scène approche… ça y est. Il a mordu. Le sang rouge coule sur le cou de l’Espagnole…
— Coupez ! On reprendra la scène demain. Cette fois, le problème demandera plus de temps à résoudre.
Jules Furby m’impressionne par son calme. Je suis, moi, surexcitée, incapable d’aligner trois mots de manière calme et cohérente, alors que lui, haut responsable de la réussite du film, et par là même des retombées financières sur toute l’équipe, ne laisse échapper aucun signe de colère après ces trois essais ratés.
— Madame Marteau, venez me voir…
Je blêmis.
— C’est un problème avec le canapé ?
— Oui, c’est à cause de lui que je dois retourner la scène.
Je dois être maintenant aussi blanche que sa chemise.
— Pas de panique, Madame Marteau, vous n’allez tout de même pas faire une syncope ! Ressaisissez-vous, voyons ! Vous allez avoir besoin de toute votre énergie !... Je vous explique : lorsque les dents du vampire s’enfoncent dans le cou de Pétassia, le sang qui coule ressort formidablement sur sa peau claire, mais quand il arrive sur le canapé, on le voit à peine sur ce tissu rouge…
Je n’ose bouger un cil… Que va-t-il m’annoncer ? Finalement, il lâche :
— Il faut le refaire en blanc !
En fait, je préfère cela. J’ai eu peur qu’il soit évincé purement et simplement. Je pose la question qui m’affole un peu :
— Et… j’ai combien de temps pour cela ?
— Demain, à 9 h, le tournage doit reprendre. J’ai un budget à tenir. Je ne peux pas me permettre de payer toute l’équipe une journée à ne rien faire. Toutes les autres scènes sont dans la boite. On ne peut pas attendre… Mais je SAIS que je peux compter sur vous ! N’est-ce pas, Madame Marteau ? ajoute-t-il sur un ton théâtral.
— Je vais voir ce que je peux faire. Je pense avoir du tissu ivoire en stock dans mon atelier. Vous avez de la chance ! Enfin, c’est surtout moi… J’espère que ça vous conviendra…
— Ça ira, ne vous en faites pas, Madame Marteau. Allez ! Buvez une bonne tasse de café et ne tardez pas, la nuit ne compte que dix heures tout au plus !
Ça, je le sais. Et ça me hante… Comment vais-je réussir l’exploit de retapisser entièrement un canapé si compliqué en dix heures ? Et est-ce qu’il va me payer ce temps de travail supplémentaire ? Il ne pouvait pas y penser plus tôt que le sang ne se verrait pas sur du rouge ? C’est son boulot après tout ! Tout était noté sur mon projet ! Ce n’est pas ma faute à moi ! Enfin, bref… Assez de lamentations ! Au boulot !
Je décide d’apporter mes outils sur place pour gagner du temps. Me voilà partie… Les minutes s’égrainent à une vitesse vertigineuse. J’ai l’impression qu’un horloger a déréglé mon réveil : à chaque fois que je relève le nez de mon ouvrage, il a pris une demi-heure alors que je croyais avoir regardé dix minutes auparavant. Quelle sensation désagréable que de ne pouvoir rattraper le temps qui vous manque !
Encore une fois, au matin, je suis rassurée : j’ai réussi. Le canapé ivoire est prêt à huit heures cinquante !
Moi, je le trouve moins… « classieux » comme ça, mais bon… cela convient à mon maître d’œuvre. Les gouttes de sang glissant du cou le tacheront de manière incomparable. J’imagine déjà le liquide rouge s’étalant en colorant une à une les fibres du tissu !
— On tourne !
C’est reparti. Pour de bon, cette fois, j’espère. Mon cœur ne s’y fera donc pas. Même emballement. Même silence pesant. Les yeux écarquillés, j’observe l’homme aux dents pointues et au regard langoureux qu’on sent faiblir… faiblir… et soudain, on comprend qu’il va être incapable de contenir sa pulsion vampirique. Mon Dieu qu’il joue bien ! J’en ai la chair de poule ! L’instant fatidique se fait attendre. Le suspens est à son comble. Est-ce la fiction du film qui m’électrise ou la crainte d’entendre encore une fois : « coupez ! » ? Les secondes sont longues… Les canines du vampire frôlent maintenant le cou de Pétassia. Elles s’enfoncent profondément dans sa chair blanche....
… Horreur ! C’est un liquide jaune, d’un jaune citron translucide sale qui s’écoule lentement sur la peau claire, puis, d’un seul coup, c’est un flot plus opaque qui sort de la bouche de l’acteur et qui s’étale lamentablement sur le dossier rembourré du canapé avant de finir sa descente infernale au beau milieu de son assise… Par miracle, il a évité la dentelle noire et le satin rose de l’actrice…
C’est la stupéfaction générale suivie d’un grand cri de Jules Furby :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Qui a préparé le berlingot de sang ? Qu’est-ce que tu as mis dans ta bouche, Pascal ? Qui te l’a donné ? C’est pas croyable de voir ça !! Qui a embauché de tels incapables ? Tu les as trouvés où, Anastasia ? C’est la dernière fois que je te prends pour le casting ! Je le ferai moi-même ! Incapables !
Le grand calme du metteur en scène qui m’avait tant impressionné la veille n’avait d’égal que sa colère d’aujourd’hui ! Chacun, debout ou assis, n’ose même pas un battement de cils ! Mais les cris du cinéaste stoppent rapidement pour laisser place de nouveau à un silence lourd. Pas un silence tendu comme au moment du tournage. Un silence de désolation. Toute l’équipe du film, de la maquilleuse aux acteurs, en passant par les cameramen et les perchistes, tous ont bien compris, cette fois : Jules Furby ne pourra pas attendre que je tapisse de neuf le canapé tâché. Tous attendent, sans bouger, osant à peine respirer, sa décision. Elle ne tarde pas :
— Trouvez-moi une chaise, vite !
L’accessoiriste, qui, justement, commençait à avoir des fourmis dans les jambes, en profite pour tendre son siège à Jules Furby.
— Ça fera l’affaire ! En place, tout le monde !
Je n’aurais pas dû assister à l’avant-première du film. J’ai trop pleuré. Mais, le pire, c’est quand j’ai lu la critique d’un journaliste de presse très branché : « Quel génie ce Jules Furby ! Un réalisateur quelconque aurait allongé son héroïne dans un canapé luxueux pour la scène finale. Mais lui, il l’a installée sur une chaise de jardin rouillée dans un salon étincellant. On reconnaît bien là l’originalité de l’artiste ! »
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 6 Déc - 8:24 | |
| L'historiette du jour : Le riz que je repique de Ginette Flora AmoumaLorsque j’ouvrais un livre et que j’en feuilletais les pages, une vague d’émotion me submergeait. C’était suffisant pour me faire oublier que je n’étais qu’une villageoise coincée dans son lopin de terre au milieu d’un clan de cultivateurs adoubés au riz. En déclamant les vers de Cyrano, je me sentais différente, porteuse d’aspirations qui sortaient de mon univers habituel peu enclin à manier la poésie ou la prose quand des parents pragmatiques ne songeaient qu’à m’enfermer dans les liens sacrés d’une alliance. - Lire la suite:
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C’était aussi le moment propice au relâchement des nerfs. Je me relaxais en récitant de longues tirades pathétiques. Je découvrais pièces de théâtre et textes aux genres diversifiés qui du moi révélé au moi caché, parlent sans fin de sentiments épars qu’il m’était impossible d’ignorer quand moi-même je me fendais d’un long monologue intérieur.
Qui avait laissé dépérir ces vieux livres dont la tranche menaçait de tomber en poussière ? Qui avait relégué sur une étagère obscure et vermoulue ces livres qui passaient les générations sans rien demander à leurs lecteurs sinon un peu d’attention ? Ils nourrirent mon imaginaire, ils donnèrent un levain à mon esprit tourmenté en quête d’une construction personnelle. En me disant qu’un autre s’était penché sur les mêmes pages et qu’il en avait tiré les mêmes plaisirs, je me donnais la force de continuer à marcher âprement sur une route qu’inconsciemment je souhaitais maîtriser.
J’avais fini de repasser la pile de linge, seule dans ma chambre où la pénombre me permettait parfois de laisser courir mon imagination. Mais je revenais vite à la raison quand je me faisais chapitrer lourdement :
— Cela fait une heure que tu écrases ce linge ! C’est fini ?
Je répondais toujours par un « Oui » de circonstance et je repliais tout rapidement. Il fallait passer à un autre travail et il n’en manquait jamais. Pour survivre, on devait repiquer le riz, sans arrêt, penché sur les terres, les pieds écartés, le dos plié, les mains s’activant à l’ennuyeuse besogne de planter les pousses en rangs réguliers. L’esprit entièrement concentré à la position des pousses dans la rizière, à l’espacement des plants, à l’enfouissement correct des racines, mieux valait ne surtout pas se demander si on existait pour le riz ou pour toute autre affaire. C’était un travail qui demandait une certaine application, comme une plume s’enfonçant dans les pleins et se libérant de la tension dans des déliés d’une calligraphie qu’on enseignait encore. Je ne pouvais pas le raboter en y versant l’eau de rose du rêve. Il n’y avait pas de place pour cela.
Au retour de ce travail, j’étais épuisée, mais le riz, c’était aussi le repas à préparer, de façon mécanique et lancinante. Je n’avais pas à changer les menus. J’avais un menu qu’on me proposait et je devais y souscrire. Si je brûlais une tarte, on me faisait savoir que c’était du gaspillage. Si je forçais la main sur les doses de farine ou de beurre, la remarque n’attendait pas et j’étais toujours vertement sermonnée. Je cherchais à réparer l’erreur en pétrissant la pâte, en cuisant et recuisant la pâte. Le temps passait dans l’acharnement que je mettais à vouloir bien faire. Il n’y avait plus que de l’acharnement. Au bout de quelques heures, j’étais épuisée, je m’asseyais, le front en sueur. J’appelai « case » la maison que je devais récurer de fond en comble et je savais que je ne pouvais pas me permettre de m’asseoir. Il y avait trop de choses à faire, des choses qui s’accumulaient dès lors qu’on laissait passer un jour, car chaque jour, c’étaient ces mêmes gestes qu’il fallait accomplir, le dos plié, l’échine basse, le front concentré, l’esprit fixé dans une concentration telle que l’image que je donnais de moi-même ne bougeait plus et se figeait. J’étais devenue une ombre laborieuse comme tous les membres de cette maisonnée vivant aux pieds de ces plants de riz. Leur germination mettait mon père dans des états d’euphorie indicible provoquée par des jours d’attente fébrile. Mes frères avaient labouré le terrain, pratiqué le hersage en mélangeant divers engrais puis ils s’étaient assurés que l’eau couvrait bien les terres. La fière tête d’un épi qui émergeait était l’occasion de s’abreuver de contentement.
Le soir, après la vaisselle, le rangement et une nouvelle fois le ménage et le pliage du linge, je me demandais en levant le front s’il n’y avait vraiment pas une autre réalité au-delà des champs. Au fond de mon lit, j’étais suffisamment fatiguée pour ne penser qu’à dormir, mais j’avais un livre à lire, des pages à tourner, des mots à épeler, des phrases à modeler. De cette lecture montait un chant inexprimable, mais que je mourais d’envie d’entendre s’élever en moi. Qui étais-je ? Que pouvais-je devenir si je m’en donnais la peine ?
Le travail que j’avais à faire était considéré comme un devoir. Puis il devint une raison de rester dans cet espace où l’on m’avait confinée parce qu’on ne comprenait pas ma raison d’être là. L’impasse s’était dressée, j’étais acculée, je me baissais, le riz, je devais le repiquer. Comme ces silhouettes anonymes, identiques, informes, courbées sur la rizière, conditionnées à planter les racines, je devins comme l’une d’elles, une espèce d’ombre qui rase les murs, affublée d’un vêtement qui l’emprisonne, qui la tatoue au poinçon de l’immobilisme. On m’épingla d’un signe faussé qui fit retourner les regards quand on me croisait : le signe de l’illusion !
De ces interrogations surgissait le besoin de laisser libre cours à ma peine secrète. Toute l’affliction retenue volait en éclats le soir et à l’instar des auteurs que je lisais, je cherchais à exprimer mon propre désarroi. Je voulais boire à la fontaine, moi aussi de cette eau qui désaltère. À la question d’où je venais, je pouvais y répondre en regardant autour de moi. La question se résolvait en observant mes parents soucieux, tirant des plans tortueux pour me placer.
Car je n’avais plus de place auprès d’eux. Ma place, ils la cherchaient pour moi. Ils devaient me placer dans le mariage. Ils avaient tout planifié pour réaliser leur tâche : un peu d’argent pour mettre en confiance l’éventuel candidat, un peu d’objets coûteux comme des bijoux et des vêtements : arriver les mains vides était mal vu. Cette transaction matrimoniale, ils la menaient déjà depuis quelques années. Moi, je poursuivais d’autres desseins. Je préparais mon examen pour être professeur des écoles avec l’aide d’une association prête à donner la chance aux plus motivés des candidats. Plus je m’appliquais à rendre des devoirs nets, plus en parallèle, mes géniteurs s’appliquaient à modeler un plan matrimonial dont ils étaient seuls à en connaître les rouages.
Quand on me proposa de superviser l’enseignement traditionnel par une ouverture sur les langues européennes, je n’hésitai pas. Tous les livres que j’avais lus et qui appartenaient à mes aïeux m’étaient revenus en mémoire. Le choix de la langue ne me posa aucun problème. Le français, mon grand-père le parlait encore et il nous récitait les fables de La Fontaine si souvent que nous les connaissions par cœur. Quand la nouvelle arriva qu’on m’attendait pour dispenser un cours de français pour les classes de l’école de ma région, j’acceptai sans hésitation, mais personne chez moi n’eut le temps de se réjouir de ma nomination, car le cours du riz s’était effondré ce jour-là et les conversations ne tournaient plus qu’autour de ce sujet.
Les comptines en français, on les entendrait dans les rizières bientôt, me dis-je en potassant mon projet. Pour les classes des plus grands élèves, je leur ferais un cours de transmission d’une culture qui avait tant compté dans l’histoire du pays comme me le montraient ces livres relégués sur l’étagère la plus éloignée de la bibliothèque de la maison. Ce métier me permettait au moins de sortir de l’identité imposée par les chamanes de mon clan. Pour eux qui ne suivaient que le cours du riz et la vie du riz, mon mariage avec le fils d’une famille plus nantie leur eût permis d’échapper à leur propre isolement de petit paysan.
Ainsi, nous menions le même combat, eux cherchant à s'extraire de leur condition sociale ou du moins de s’en élever par le truchement d’une alliance, et moi qui cherchais à dépasser mon horizon bloqué par le riz. Je rêvais au riz, mais pas de la même manière. Je rêvais d’un riz qui exporterait une histoire personnelle, qui donnerait aux enfants des visions plus constructives d’un monde extérieur.
À mesure que le temps passait et que mon entrée dans la petite école du village s’approchait à grandes enjambées, mes parents passaient leur temps à courir les réunions familiales en quête d’une annonce juteuse qui eût assouvi leurs ambitions de me caser de façon plus ou moins glorieuse et conforme à leurs idéaux. Mais les idéaux étaient figés, la vie, elle, bougeait. Elle bougeait sans grand mystère dans la rizière où il fallait passer au moins le quart de son temps de paysan.
Je finis par croire que je ne plaisais pas et je courbais davantage la tête sur les nombreux travaux que j’exécutais en silence, car il fallait bien que je serve à quelque chose, ne pouvant servir des desseins arrangés. Mais à la question « Que faisais-je » et « Qui étais-je », je laissais l’anxiété m’envahir. Le matin, lorsque je me réveillais, je tassais mes vêtements, j’écrasais la literie, je gonflais les oreillers, je secouais les draps, les couettes ; j’empilais le linge sale, je faisais des piles de linge séparé, courbée, pliée à ranger, épousseter, récurer. Je le faisais sans rien dire comme les repiqueuses de riz, dans les rizières quadrillées. Les mouvements étaient les mêmes, je m’identifiais à elles, jour après jour, je me comparais à ces femmes anonymes n’existant que pour ces gestes mécaniques, simples, monotones, mais qui devaient assurer un destin inéluctable : une bonne récolte. Qui étais-je sinon une de ces personnes silencieuses qui vivaient pour assurer le destin de quelqu’un d’autre, de servir des intérêts, d’être l’objet expérimental d’une autre pensée. Je me savais jetée en pâture à l’avidité de ceux qui croyaient pouvoir décider à ma place.
Quand je n’étais pas aux champs à repiquer, on me voyait me promener dans mon jardin clos. Je me comparais à ces dames du temps jadis qui regardaient en soupirant le ciel comme on regarde un espace infini qui vous emporterait. Une immensité bleutée, limpide et accueillante s’étendait, je pouvais moi aussi souhaiter en conquérir un morceau. De cet espace convoité avec ferveur, il y avait des rêves ensemencés à la va-vite mais quotidiennement visités. Ces terres labourées avec constance que je préparais déjà aux cultures personnelles, je les parcourais de long en large et je lançais des graines, je semais, je plantais, j’attendais attentivement le moment de la première éclosion. Ces terres célestes donnaient à mon âme autant d’impulsions, de gestes répétitifs et fastidieux, mais jamais ennuyeux, car elles m’appartenaient. J’en faisais ce que je voulais. J’y déversais ma douleur, j’y élevais des stèles à l’aune de la haine qui m’habitait. Il m’arrivait de côtoyer des moissonneurs qui avaient pris le même chemin.
Ce partage de la solitude, de l’espérance, de la souffrance, je le lisais entre les lignes du livre que je tenais entre les mains le soir dans mon lit quand chaque mot éveillait en moi de grandes espérances. Mes rêves ambitieux de changer le monde me harcelaient. J’avais soif du débit de passion qu’ouvraient certains mots que je lisais. L’amour était dépeint comme une grande affaire qui soulève les montagnes. Je sentais que je tenais entre les mains les fleurons de la pensée humaine. L’excès des sentiments évoqués conduisait mon esprit aux extrémités de la curiosité. Comment pouvait-on aimer au point de vouloir tout quitter et mourir ? Je relisais certaines pages plus souvent que d’autres, car essayer de s’identifier à Yseult ne me rendait pas plus heureuse. À travers les lignes et les mots, c’était la force d’une émotion exprimée qui occupait mon esprit. Je sentais couler en moi l’énergie d’une tâche à accomplir.
Le jour arriva enfin pour moi de prendre en main une classe d’enfants. Je préparais mes cours avec passion avec les enfants qui écoutèrent mes histoires. Des livres, il n’y en avait que quelques-uns et pas des moindres. J’étais une coupe vide, il fallait bien la remplir, car plus les jours s’étiraient, plus mon âme et mon être tout entier s’ouvraient à une autre forme de richesse. La soif de les contenter s’empara de moi, une soif inextinguible, une soif qui ne fit que croître avec plus de constance et d’amertume. Ma classe bénéficia de ses effets bienfaisants.
Par ma fenêtre, le soleil se levait, certains rayons déployaient de longs bandeaux magiques où miroitaient des grains de poussière. Je les touchais, remontais avec les doigts les prismes pailletés, me donnant un prétexte pour échafauder mille projets dont mon esprit débordait. Les rayons de soleil se décrochaient de cet espace céleste où j’aimais me voir en maître des champs. Les saisons passaient, les plantes poussaient et s’épanouissaient, s’affaissaient, le cycle recommençait. Cette existence, je la suivais avec attention, arrosage, binage et sarclage, courbée sur mes feuilles naissantes, pliée par le poids des outils. Je servais la nature, je devais également m’ennoblir de nouvelles racines. J’alimentais mes espoirs. Il y avait un désir qui montait en moi, une sève qu’aux jours de printemps, il était insupportable de maîtriser. Il fallait que je donne de moi-même. Ma nouvelle vie de professeur des petites écoles, je la vivais toujours penchée sur les rizières quand j’amenais les enfants avec moi visiter les champs et leur montrer le travail de leurs parents. Tous étaient enthousiastes, ne demandaient qu’à se pencher et à refaire les gestes de leur mère : le riz à repiquer, courbée, pliée, les pieds dans l’eau pour enfouir la pousse qui a germé, le chapeau conique sur la tête, le pantalon noir en coton retourné à mi-mollets.
Et je repiquais le riz.
Le temps passa, écrasa les convictions, rejeta les frontières, inonda les champs de riz et noya les récoltes. C’était la ruine des espoirs, la fin des projets élaborés, l’échec et le constat de la misère. Les aléas climatiques eurent raison des résolutions les plus fortes. Il fallait recommencer, nettoyer les terres, repiquer de nouveau, attendre de meilleurs résultats, mais le clan se sentit acculé. Une occasion de rattraper les récoltes perdues et les terres saccagées eût été propice à une remise en question. On était à l’affût d’un événement, un acte décisif pour qu’on pût livrer des graines d’abondance au temps qui agonisait.
Un homme se décida. Il fut vite agrippé, il reçut sans vergogne juste ce qu’il demandait pour que les liens du mariage fussent scellés. Mais l’événement qui survint surpassa le marasme des efforts anéantis. Je m’opposai au mariage et refusai cette union insipide et peu ragoûtante. Ce fut une révolte silencieuse.
Je rassemblai mes livres, récupérai Lamartine et Stendhal sur l’étagère, harponnai les vieux livrets classiques de Corneille et Molière et bien sûr, n’oubliai pas de prier Victor Hugo de m’accompagner. Alexandre Dumas son voisin me jeta un regard suppliant. Dantès ? Mais c’est un pavé ! Il me proposa un trésor caché dans les pages. J’en avais besoin. Je l’embarquai dans ma musette et m’en allai chercher une autre case.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 6 Déc - 11:42 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 7 Déc - 8:23 | |
| L'historiette du jour : Koturu no Kodomo de Benjamin Méduris« Dieu, sauve-moi. L’eau m’arrive à la gorge. Je m’enlise dans un bourbier sans fond, et rien pour me retenir. Je coule dans l’eau profonde, et le courant m’emporte. » Psaume 69 Versets 2-3 Je m’appelle Sœur Elizabeth. Aujourd’hui, le 10 août 1912, suite à la demande de mon ami le Père Suzuki, j’ai embarqué à bord de l’Akkorokamui, un navire japonais qui doit m’amener à Nagasaki, ville méridionale du Japon sur l’île de Kyūshū. Nous sommes partis de Lagos, au Portugal et je ne cesse de m’inquiéter quant au trajet. Bien qu’ayant déjà voyagé en Afrique, c’est la première fois que j’entame un si long périple et mes craintes sont vives. Les regards de l’équipage sont tour à tour fuyants et insistants ; ils dévisagent l’étrangère que je suis et ont peur, eux aussi. Je prie nuit et jour pour que le Seigneur nous assiste tous dans cette tribulation. - Lire la suite:
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Cela fait trois jours que nous voguons. Les douleurs intestinales qui n’étaient que simples ballonnements la veille du départ s’intensifient et s’accompagnent de fortes migraines ainsi que de saignements vaginaux. Est-ce mon cycle menstruel qui est perturbé ? La nuit, je cauchemarde, et des illusions troubles m’assaillent pendant une durée qui me semble infinie. J’y reconnais les contours anguleux et froids du couvent Sainte-Thérèse où la silhouette émaciée de la Supérieure, au premier plan, luit d’un éclat terne au milieu de ce décor morne. Dans ces visions, elle n’a pas de visage et reste immobile, droite et imperturbable, les mains jointes laissant pendre le crucifix de son chapelet. D’étranges bruits, des murmures, des chuchotements et parfois des cris très aigus entourent le cauchemar d’une complainte infernale.
Alors que nous naviguons depuis dix jours, je lis et relis encore la lettre énigmatique du Père Suzuki : « Chère consœur, je fais appel à vous par la présente lettre afin de vous faire part d’une découverte pour le moins intrigante. En effet, je compte vivement sur vos capacités scientifiques et votre expérience de missionnaire pour m’aider à résoudre le mystère qui torture mes pensées depuis que j’ai mis au jour une étrange structure représentant une porte, ou du moins d’une architecture y faisant penser, à l’intérieur d’une grotte se situant sur les côtes de la ville de Nagasaki. Les légendes les plus démentes nourrissent les peurs des habitants depuis des temps séculaires, et j’admets que les étranges inscriptions bordant la “porte” me sont totalement inconnues et que personne n’est capable de m’éclairer sur le sujet. Les “yōkai”, les démons des anciens mythes japonais sont nombreux et sont, encore aujourd’hui, très présents dans les croyances arriérées de mes concitoyens. Armé de la foi du Tout-Puissant, j’ai réussi à convaincre mes confrères de m’accompagner afin que nous amenions la lumière dans cet antre ténébreux et que nous confrontions cette abomination. Je vais tenter de déchiffrer ces écritures malignes et peut-être trouver un mécanisme qui permettrait l’ouverture de la porte. Cependant, je doute d’arriver à mes fins et c’est donc pour cela que je vous enjoins d’embarquer à bord de l’Akkorokamui, un navire japonais qui doit quitter Lagos le 10 août et rejoindre Nagasaki. »
Dominus vobiscum. Père Suzuki.
Quinze jours depuis notre départ. Nous avons fait une escale à Mossel Bay, en Afrique du Sud. Une tempête impressionnante nous a frappés de sa fureur en passant le Cap de Bonne-Espérance et le navire a subi quelques avaries qui nous contraignent à nous arrêter. L’étape était de toute façon prévue et les menues réparations ne retarderont pas notre itinéraire. Je n’ai pas pu descendre du navire. Mes douleurs abdominales et les saignements persistent malgré les prières et les flagellations ritualistes. Je ne comprends pas, mes menstruations sont d’ordinaire courtes et régulières. Et puis je n’ai rien mangé qui m’ait semblé avarié. Le Capitaine a fait chercher un médecin anglais, mais celui-ci n’a fait que me prescrire de la décoction de réglisse… De plus, il a voulu confisquer ma discipline en chanvre. Qu’il aille au diable ce charlatan !
28 août, nous faisons maintenant route vers les Indes orientales. Ce périple ne finira-t-il donc jamais ? J’ai de plus en plus de mal à écrire, je ne dors presque plus et je suis exténuée. Mes brefs instants de sommeil me transportent toujours dans le même cauchemar, au couvent Sainte-Thérèse. Aux côtés de la Supérieure, se tiennent maintenant deux autres silhouettes, masculines cette fois. J’en connais une, c’est certain, mais tout est si flou…
Jamais plus ! Jamais plus je ne remettrai les pieds sur les Indes. Ses frustes n’ont cessé de m’importuner, leurs enfants complètement nus s’agglutinaient autour de moi et ont bien failli arracher mon scapulaire ! Même les Africains sont plus civilisés et montrent du respect envers les religieux catholiques. Peut-être est-ce dû à leur religion et à cette fâcheuse tendance à sacraliser les vaches, singes et autres bêtes au détriment des êtres humains… Mais au moins cette sortie m’a remise sur pied ; le fait de marcher sur la terre ferme sûrement. Loué sois-tu Seigneur !
Quarante jours depuis ce matin. Quarante jours à supporter les regards insistants de ces marins pervers et lubriques ! Je n’ose plus sortir de ma cabine et quand bien même, les douleurs ont repris… De ce que m’en a rapporté le capitaine, nous avons traversé la Malaisie et nous dirigeons maintenant à Macao, ultime étape avant d’atteindre Nagasaki. Je continue mes séances de mortification ; au moins m’apaisent-elles l’esprit. Mais les cauchemars sont de plus en plus troublants, pourquoi vois-je ces scènes ignobles ? Les deux hommes, ils portent des soutanes et arborent un médaillon grotesque. La créature immonde gravée en son centre, quelle qu’elle soit, émet une lueur photogène aussi vive que la bioluminescence de la luciférine chez le ver luisant. Ils me font mal, si mal ! Je peux seulement voir leurs yeux, sphères globuleuses noires et insondables. Ô Seigneur miséricordieux, puisse ta sagesse me guider sur la voie de la guérison.
D’étranges signes se manifestent à bord. Un hurlement inhumain m’a tirée de mon cauchemar, j’ai entendu les hommes vociférer dans leur langue rustre et le calme est revenu, plongeant ma cabine dans une atmosphère de froide inquiétude. Les nausées qui me tourmentent m’empêchent d’aller quérir des nouvelles du pont. J’ai aussi été témoin d’une apparition. Rien de christique cependant. Une petite forme rampante s’est traînée sur le plancher, en direction de mon lit. Elle a semblé se relever sur des appendices difformes et me signifier quelque chose. Elle tenait autant du mollusque que du vertébré, une sorte de créature tératologique, une hideuse chimère. Puis elle s’est évanouie avec l’alanguissement d’un brouillard qui se dissipe. Depuis j’ai de la fièvre et je vomis du sang.
Enfin ! Nous atteignons le rivage japonais. Les côtes paraissent vierges de toute civilisation. Tout juste quelques petites embarcations et les cahutes des pêcheurs locaux. J’arrive à sortir un peu de ma cabine depuis notre départ de Macao. L’air côtier me fait du bien, mes douleurs s’espacent et je ne crache plus de sang. Mais je demeure très fatiguée et reste allongée la plupart du temps, coincée entre mes cauchemars et un état de veille brumeux. Un purgatoire où mon âme tourmentée ne cesse de tourner en rond. J’ai hâte de retrouver le Père Suzuki, une personne de confiance, après ces soixante jours à me méfier constamment, à attendre avec angoisse que ces hommes viennent abuser de moi et révéler leurs bas instincts primitifs. Mais le Seigneur m’a protégée et j’en ai enfin terminé avec cette traversée éprouvante.
J’ai dormi au dispensaire Saint Mathieu, près du temple Shōkaku-ji, et le Père Suzuki est venu me rendre visite en fin de matinée. Il était méconnaissable. Lui d’ordinaire si calme, si serein, avait cette excitation insane propre aux apostats juste avant de connaître leur supplice. Son visage était livide, dénué de chaleur, et ses yeux incapables de rester fixes sautillaient comme des insectes sur une poêle brûlante. Il a à peine remarqué mon état déplorable et m’a conviée à le rejoindre à la grotte, d’ici le début de soirée. Il m’a dit avoir déchiffré une partie des inscriptions et potentiellement découvert le mécanisme qui permettrait d’ouvrir le portail. Cette nouvelle me redonne un peu d’énergie. J’empoigne ma discipline et prie le seigneur de nous prêter sa force.
19 septembre 1912. Après avoir longé la côte avec le guide que m’avait attribué le Père Suzuki et escaladé avec peine des rochers couverts de goémon, nous avons atteint l’entrée de la grotte au fond d’une petite crique. Telle une gueule géante de requin-baleine, elle semblait vouloir happer l’océan lui-même. À quelques mètres de l’entrée, la porte, en fait un énorme rocher oblong inséré dans la paroi et entouré de gravures hétéroclites, dominait le fond de sa taille imposante. Le Père Suzuki et ses confrères, affairés avec une concentration obstinée ne nous ont même pas remarqués. J’ai tout de suite été attirée par cette « porte ». Je l’ai observée, pendant quelques minutes, puis, comme sortant d’une transe, je me suis retournée. Et ils me regardaient tous. Cela a duré à peine quelques secondes, mais j’ai décelé une intention démente dans leurs regards. J’ai mis cela sur le compte de la fatigue et de la singularité du lieu. Puis ils ont repris leur travail, inspectant chaque paroi et chaque inscription avec attention. Le Père Suzuki m’a fait une impression trouble, il m’a d’abord saluée avec entrain et ses dires se sont tout de suite montrés incohérents, fous. Il m’a fait peur, j’ai grand-peine de le voir dans cet état. Il m’a certifié avoir compris ; que ce qu’il y avait derrière le portail était lié au désir de salvation de chaque croyant et qu’il parviendrait, ce soir, à ouvrir les portes d’un futur impliquant chaque vie humaine. Je doute énormément Seigneur. Je vous supplie d’éclairer notre chemin.
Je profite d’un moment de répit pour écrire ces quelques lignes. Cela fait bien deux bonnes heures que nous crapahutons dans ce dédale sous-terrain. Le Père Suzuki, après avoir entonné une sorte de cantique en japonais a soudain débloqué le mécanisme et le rocher s’est enfoncé dans la paroi, créant une ouverture. Il m’a fallu beaucoup d’abnégation pour m’engouffrer dans ces ténèbres insondables et suivre la procession. Une lumière dérangeante, bleu cobalt, avec des iridescences azur par endroits émane directement de la roche. Cependant, l’incongruité de ce phénomène nous permet d’y voir quelque chose. Nous avons remarqué que des signes semblables à ceux présents autour du portail scintillent du même effet lumineux sur les parois rocheuses et se multiplient à mesure que nous nous enfonçons. L’odeur est insoutenable ; un relent de goémon en putréfaction qui colle atrocement aux narines. Je vomis régulièrement, moins incommodée par l’odeur que par les douleurs intestinales qui redoublent d’intensité. La descente est de plus en plus pénible, je tapisse le sol de flaques de sang sur mon passage, mon ventre me brûle. Mais le Père Suzuki et ses confrères me forcent à continuer. Ma foi me guide, elle m’aide à lutter, mais je ne suis pas sûre que cela suffise… je commence à avoir des vertiges.
Ils m’ont laissé mon carnet ces monstres ! Alors que je gis à même la pierre dans cette cellule minuscule. Dieu seul sait combien de temps je suis restée évanouie. Ils ont sûrement lu ce que j’avais déjà écrit et veulent que je continue. Ces pervers, ces satanistes, ils m’ont trahie ! Ils ont trahi tout le monde, même Dieu ! J’ai perdu connaissance peu après ma dernière entrée au journal, et je me suis réveillée allongée, deux hommes me tenant les bras, tandis que mes jambes étaient écartées à l’aide d’un dispositif. J’ai hurlé de douleur alors qu’un troisième homme lâchait son scalpel qui lui avait permis de pratiquer une césarienne. Il a sorti un être infâme de mon propre corps ! Comment cette chose pouvait loger dans mes entrailles ? Un bébé difforme, pourvu de plusieurs tentacules à la place des bras et affublé d’un visage ichtyen repoussant. J’ai hurlé de terreur, puis l’homme tenant la créature m’a regardée, découvrant son visage dissimulé par son capuchon, affichant l’horrible médaillon apparu dans mes cauchemars. Le pape ! Pie X lui-même ! Je ne peux pas y croire ; si je n’avais pas cette horrible couture sur le ventre, je n’y croirais pas, je voudrais me réveiller. Mais malheureusement, ô Dieu miséricordieux, ce n’est pas un cauchemar, j’ai bien été profanée ! Pie X a alors souri et m’a dit : — Elizabeth, vous êtes la Mère et vous le serez à jamais, dans toutes les âmes et dans toutes les mémoires, par-delà les espaces infinis et les temps à venir, vous demeurerez la Mère et assisterez aux changements radicaux que subiront ce monde et les autres. Démon ! Traître ! Que le courroux divin s’abatte sur toi et sur l’être impie que tu as contribué à faire naître !
Il est venu me voir, le traître, celui qui a trompé tous les croyants du vrai dieu, de l’Unique ! Il était accompagné de l’être monstrueux. En deux jours cette créature a pris la taille d’un enfant de cinq ans ; celui-ci m’a observée, étudiée de son regard infernal, abominable ; mais il n’a pas parlé et m’a ainsi abandonnée, jetée dans la géhenne où brûle mon âme pour l’éternité… Lucifer est bien descendu sur notre monde. Priez ! Priez tous et tremblez en attendant d’être exterminés.
« Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été. »
Proverbe de la bible, l’Ecclésiaste — IIè S. AV. J-C.
(Koturu no Kodomo : Enfant de Cthulhu)
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 8 Déc - 8:32 | |
| L'historiette du jour : Extraits du journal intime de Bloody West et autres... de Fredo la DouleurCher journal ! Non, je ne peux raisonnablement pas commencer ce journal comme le ferait une fillette ou bien un garçonnet de huit ans. Et pourquoi pas, après tout ? J’ignore l’âge que j’ai… Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai. Mettons que j’ai trente ans et des poussières d’éternité… Je m’appelle Bloody West, du moins aujourd’hui. Demain, sauf contre-ordre, je vais être pendu dans le comté d’Ellsworth pour avoir joué du revolver sur la personne de Peter Holt, vendeur de bétail et foutu boit-sans-soif. C’est ainsi ! Quoi que je fasse, j’ai toujours eu le chic pour me fourrer dans le pétrin et une fois de plus, je vais en payer le prix fort. Un prix très relatif, pourrait-on dire, compte tenu du mystère qui m’entoure… - Lire la suite:
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Oui, demain matin 8 h, je me balancerai au bout d’une corde, tout cela pour les beaux yeux d’Ann Caldwell. Ann Caldwell que je ne reverrai probablement jamais de ma vie ! Des propos qui pourraient paraître insensés, car le concept même de la mort est basé sur son caractère définitif, catégorique, irrévocable. Seulement, il se trouve que cela fait déjà des lustres que j’emmerde la Faucheuse et que demain se révèle être pour moi, ni plus ni moins, un autre jour !
Le marshal Nathaniel Murray et ses hommes m’ont rattrapé alors que je tentais de fuir jusqu’à Abilene, petite ville du Kansas dans le comté de Dickinson. Situé juste 260 kilomètres à l’ouest de Kansas City. Quand j’y pense, plutôt que de me montrer le plus rapide au revolver, j’aurais dû laisser Holt me trouer la peau…
Puis, repartir à zéro… une nouvelle fois !
J’ignore depuis combien de temps cela dure, mais j’ai le corps d’un trentenaire et les souvenirs d’un vieillard. Je transite d’une époque à une autre, porté par le souffle nauséabond de la mort. Et d’aussi loin que je m’en souvienne, il n’en a jamais été autrement ! Alors, pourquoi commencer un journal ? Peut-être pour le jour où enfin, je passerai définitivement de vie à trépas. Ce qui ne manquera pas de constituer une énigme aussi grande que celle qui est à l’origine de mon existence atypique…
Que dire sur miss Caldwell, si ce n’est qu’elle est un sacré petit bout de femme ! Arrivée tout droit de Denison au Texas pour s’installer à Ellsworth où elle est devenue assez rapidement la coqueluche du saloon. Et moi, comme tous les autres, j’étais sous le charme dès qu’elle se mettait à chanter dans sa jolie robe rouge, laissant entrapercevoir une partie de sa jarretière.
Quand Peter Holt, saoul comme un cochon, s’est aventuré un peu trop près du bel oiseau pour défaire le lacet qui comprimait sa poitrine, je savais d’ores et déjà que j’allais franchir le Rubicon. Mon sang n’a fait qu’un tour. Mon arme s’est chargée de l’anagramme ! Un trou… net et précis… en plein cœur ! Quoique en matière de cœur…
Un geste parfaitement idiot, mais nullement prémédité. Bref, j’ai enfourché mon cheval et dans un nuage de fumée, j’ai laissé derrière moi, le cadavre de Holt, les joueurs de poker, les trappeurs et tous les cowboys amoureux d’Ann Caldwell. Je sais à présent qu’elle aurait pu et su repousser le mufle avec bien plus de subtilité que moi. Un geste parfaitement idiot vous disais-je…
Ellsworth (Kansas) Vendredi 24 mai 1872
J’ai très mal dormi. Non pas parce que ma paillasse est inconfortable ou que je vais mourir d’ici une petite heure, mais, je me demande si mon journal va me suivre là où je suis censé me rendre, une fois que le bourreau aura effectué son office ? Sait-on jamais ! Je vais le garder dans ma poche.
Un mois passé à Ellsworth ! Miss Caldwell, vos yeux vont me manquer…
Verdun Mercredi 28 juin 1916
Je suis blessé. Un éclat d’obus a ricoché sur ma jambe. Me voilà avec une méchante entaille sur le haut de la cuisse. Une aiguille et du fil n’y suffiront pas…
Cela fait trois jours à présent que je suis dans cette tranchée, à subir le feu nourri de l’armée allemande, aux côtés de mes nouveaux compagnons d’infortune. Mes frères d’armes !
Finalement, le journal m’a suivi dans ce bond dans le temps. Ceci, je ne me l’explique pas. Comme à l’accoutumée, mon nom, ma situation sociale et mes vêtements ont changé. Pour le reste, je conserve le souvenir des histoires précédentes. Revenant – le mot ne peut être plus à propos – chaque fois, en un lieu différent, héritier d’un passé tout neuf, côtoyant des personnes qui semblent me connaître depuis toujours…
Moi, je n’ai pas oublié miss Caldwell ni toutes les autres femmes que j’ai pu croiser au cours de ces traversées temporelles. Mes souvenirs sont pareils à des perles de couleur sur le fil incassable du temps qui passe…
Je me rappelle avoir été gladiateur hoplomaque, entraîné fermement dans l’un des ludi de l’Empire Romain. Était-ce dans la ville d’Aquilée ou de Capoue ? Je ne sais plus ! Puis, j’ai été courtisan à Versailles sous le règne de Louis XIV. Mais aussi scribe des archives royales sous l’Ancien Empire. Ah oui, marchand mercier spécialisé dans le commerce international des tissus et tant d’autres encore et… je vais mourir ! Non pas comme ce Poilu à ma droite qui, appuyé sur son fusil à baïonnette, attend dans la boue et la vermine de grossir le nombre des cadavres. Moi, la Mort se contente juste de passer me prendre comme une bonne copine pour m’emmener ailleurs. J’avoue que cela ne me rend pas plus courageux pour autant.
Depuis peu, les Boches nous balancent des bombes au phosgène. Une belle saloperie que ce truc-là ! De toute façon, que cela soit à cause des rats, des poux, des mouches qui tournent autour des corps, de l’air vicié par les gaz chimiques et autres fumées d’artillerie ou bien encore par la gangrène qui tôt ou tard aura raison de ma jambe, mon compte est bon. Si je voulais en finir tout de suite, il me suffirait de sortir de la tranchée et…
Northleach dans le district de Cotswold et comté du Gloucestershire (Angleterre) Jeudi 20 mars 1432
Cela fait deux semaines à présent que j’exerce le métier de forgeron dans le petit village de Northleach. La forge appartient à un petit seigneur local qui en récupère les bénéfices. Tout le monde semble satisfait de mon travail. J’ignore pourquoi cet atelier ne possède aucun secret pour moi et comment il se fait également que je connaisse tout de l’utilisation du marteau, de l’enclume, du baquet d’eau et des grands soufflets. Mais, je viens de terminer quelques pointes de lances et de très bonnes épées. Puis il y a aussi, cet outil pour le mari de Sue Webster.
Sue est très jolie et ses cheveux roux me rappellent les flammes du foyer dans lequel je porte le métal à température. Quant aux taches de rousseur qui ornent la blancheur de son visage, elles sont pareilles aux projections incandescentes, lorsque je frappe de toutes mes forces sur le fer pour lui donner sa forme.
Northleach dans le district de Cotswold et comté du Gloucestershire (Angleterre) Mercredi 26 mars 1432
Sue Webster n’est toujours pas passée récupérer sa commande. C’est dommage, car j’aime bien échanger quelques mots avec Sue. Elle a l’esprit vif et ses yeux crépitent comme des feux de Bengale. Il me semble parfois que je pourrais lui confier mon lourd secret. Malgré la fantaisie de mon discours, elle aurait à cœur de m’apporter son soutien. Je le sais. Je le sens. Mais, je n’ose pas de peur que les ragots aillent bon train. Puis, cela pourrait lui causer des ennuis.
Que faut-il que je fasse pour mourir une bonne fois pour toutes ou bien vivre au-delà de quelques semaines ?
Je crois que j’ai bien fait de me procurer ce journal et ce, quelques jours avant de me faire pendre à Ellsworth.
Northleach dans le district de Cotswold et comté du Gloucestershire (Angleterre) Jeudi 27 mars 1432
Je me meurs. Douglas Webster est passé tantôt. Il a jeté son outil aux flammes et m’a passé la lame la plus parfaite de la forge au travers du corps. La jalousie n’attend pas les siècles. Adieu Sue…
Système Munba Horn Lundi 15 septembre 2498
Voilà bien ma chance ! Je suis en panne à seulement quelques années lumières de Septus 37b. Encore un petit con dans les mains duquel on a mis un astronef de catégorie 4. Ce conducteur du dimanche est venu percuter l’arrière de mon cargo interstellaire, endommageant au passage deux de mes puissants propulseurs. L’espace est pourtant vaste, mais je ne pense pas que la notion de priorité à droite puisse s’appliquer en de pareilles circonstances.
Si j’en crois le journal de bord, j’ai quitté la Terre le vendredi 22 août 2498 pour livrer du matériel de forage à un conglomérat Septusien. Étant donné les avaries dont souffre mon vaisseau et malgré les messages de détresses que j’ai pu adresser à la Terre dont je suis le plus près, je ne compte pas recevoir de secours avant un petit mois. Bien sûr, j’ai de quoi tenir jusque-là en matière de hamburgers in vitro et de fromages de synthèse. Mais un mois c’est bien plus qu’il m’en faut pour mourir à nouveau.
Curieusement, le silence de l’espace m’aide à méditer. Sa noirceur profonde est comme le suaire funeste qui va bientôt couvrir mon corps.
Système Munba Horn Mercredi 17 septembre 2498
Ce jour, l’ordinateur de bord m’informe d’une collision imminente avec un petit astéroïde de plusieurs centaines de kilomètres. De la rigolade en somme ! On dirait bien que mon contrat de routier interstellaire va se terminer sous peu.
Je suis las de mourir et peut-être encore plus de renaître. Et pour cause ! On m’a abattu en février 1794, quelque peu avant l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue. Accusé de sorcellerie en 1533, on m’a mené droit au bûcher. Tout ça parce qu’une vache avait contracté une diarrhée virale. Je me suis noyé lors d’une plongée sous glace en Haute Maurienne en 2010. Une faille dans le circuit de réchauffement de ma combinaison, etc., etc.
Bref, les exemples sont multiples. J’ai passé ma vie à mourir de toutes les manières possibles. Je suis un professionnel du décès ! Et aujourd’hui, je vais me faire ce gros caillou qui se dirige droit sur moi ! Une sorte de baiser d’adieu, en quelques sortes !
Système Munba Horn Vendredi 19 septembre 2498
La tendre étreinte est pour bientôt ! Le corps solide n’est plus qu’à quelques milliers de kilomètres à présent…
Je ne sais pourquoi, mais, je ne peux m’empêcher de penser aux yeux effarés que ne manqueront pas de rouler mes éventuels lecteurs… si tant est que…
… Un jour peut-être…
Asie (probablement) - 350 000 ans environ av. J.-C.
Je suis autour du feu avec le reste de la tribu. Tous me regardent depuis un moment comme une bête curieuse et pour cause ! Je suis en train d’écrire dans la langue de Molière. Il est certain qu’à l’âge de la pierre taillée, je ne peux que passer pour le petit intellectuel du groupe. Une femelle, je crois, sur ma droite, est en train de branler mon membre viril en considérant avec grand intérêt le plafond de la grotte. Je prends la pleine mesure de ma condition nouvelle d’Homo Erectus que l’on peut traduire par « homme dressé ». Et dressé, je le suis présentement…
Pour adopter l’activité collective, j’ai taillé ce matin, un silex en appliquant les rudiments d’un savoir que je n’ai pas eu à glaner auprès de mes congénères hominidés. Rien de bien sorcier ! Je pense provoquer sous peu la surprise de tout le groupe en pratiquant l’acte suicidaire qui me trotte dans la tête, depuis ce début de journée. Surtout depuis que j’ai constaté que la gent féminine possédait un système pileux aussi riche que le mien.
Ann Caldwell ! Sue Webster ! Je pense à vous…
Nantes (France) Mardi 18 décembre 2014
Noël arrive et j’aurais bien l’idée d’un cadeau en forme de fin de malédiction ! Il y a de la neige sur le Château des Ducs de Bretagne et c’est plutôt sympa. J’apprécie de revenir dans des lieux où je peux au moins situer le jour et la date. On ne croirait pas combien le journal du matin peut s’avérer utile pour quelqu’un qui évolue sans repères. J’en profite pour remercier au passage monsieur Théophraste Renaudot pour cette belle invention qu’est le calendrier.
À voir comme je suis habillé, je dois bien gagner ma vie. Sorte de jeune cadre dynamique élevé aux hormones, quoi ! J’en veux pour preuve tout cet argent qui traîne dans mon magnifique portefeuille Louis Vuitton. Un sentiment renforcé par la montre Tissot qui trône à mon poignet. Je suis un véritable placement de produits à moi tout seul ! L’adresse mentionnée sur ma carte d’identité m’apprend que je réside dans un appartement du quartier Dervallières. Mais au fond, quelle importance si c’est pour finir sous les roues d’un bus nantais dont je ne pourrai pas même choisir la ligne ?
Je pense que je vais me rendre au cœur du Bouffay. Car au fond, quoi de plus naturel pour quelqu’un qui traverse les siècles que d’aller traîner sa vagabonde carcasse dans le quartier historique et touristique du centre-ville ? Et puis, un petit café, cela me réchauffera l’âme et le cœur !
J’ai bien fait de m’octroyer cette petite pause. La vue des maisons à colombages est charmante. Puis, j’ai fait la connaissance de Barbara…
Barbara est guide interprète, mais c’est la moindre de ses qualités. N’en demeure pas moins qu’elle en connaît un rayon sur l’hostellerie des Jacobins, la maison des Apothicaires et la Place du Pilori.
Sans doute est-ce mon air de touriste qui l’a poussée à me dispenser de précieux renseignements sur l’histoire du Bouffay. Alors j’ai joué le jeu !
Nous nous sommes promis de nous revoir demain. À la même heure et dans le même café. J’ai cru bon de ne pas l’informer quant à une éventuelle absence de ma part, résultant plus de la fatalité que de la muflerie…
Nantes (France) Mercredi 19 décembre 2014
J’ai revu Barbara. Quelle veine ! Je ne me suis pas étranglé avec le croissant du matin. Notre conversation a été riche d’enseignements, savoureuse à souhait comme un bon chocolat chaud. Je sens que le courant passe bien entre nous. Rien à voir avec celui plus glacial de la mort…
Nantes (France) Jeudi 20 décembre 2014
Aujourd’hui, Barbara n’est pas disponible. C’est la vie ! Et c’est peut-être ma mort ! Aussi, j’en profite pour traîner mes pas dans le parc de Beaulieu. Je ne passe que peu de temps à l’appartement. J’y dors tout au plus, prenant soin d’éviter les voisins, les amis, la famille… Des étrangers à mes yeux ! À ma Jaguar XE, je préfère les transports en commun. Histoire de me sentir vivant et comme faisant partie d’un tout. J’ai conscience que c’est purement illusoire. Car par définition, je suis un grand RIEN au milieu du TOUT. Puis aussi, j’ai pris tantôt la ferme décision de tout raconter à Barbara…
Nantes (France) Vendredi 21 décembre 2014
Ce matin, j’ai retrouvé Barbara dans ce café qui est devenu notre fief. Elle vit seule. À la bonne heure ! C’est parfaitement con de dire cela. Je m’en rends compte à présent ! Aucun espoir ne m’est autorisé ! Dans mon cas, il ne peut y avoir de Happy End !
Ce que je sais en revanche, c’est que le temps qui m’est imparti est compté. Aussi, de but en blanc, je lui ai tout dit de mon histoire. Elle a écouté avec une grande attention et dans un silence quasi sépulcral. J’ai bien senti l’intérêt de la guide quant aux nombreuses descriptions que j’ai donné des lieux et époques que j’ai traversés. Quand elle s’est levée au terme de mon curieux récit, le visage déconfit, j’ai compris également qu’elle devait se dire que je la prenais pour une simple d’esprit.
Non, Barbara ! Tu n’es pas folle ! Par contre moi, je le deviens… J’ai donc attrapé son poignet et les yeux en mode cocker, je l’ai prié de bien vouloir se rasseoir. Ce qu’elle fit à contrecœur. Du moins, il me sembla… Néanmoins, sur un ton mi-figue mi-raisin, elle m’avança l’idée que somme toute, il n’était pas si fâcheux de franchir les portes du temps et de l’espace. Que c’était une expérience unique de pouvoir se confronter aux différentes cultures, religions et histoires ; de collationner toutes les connaissances du monde afin d’en apprécier les valeurs.
Sur ce point précis, je la rejoins, mais… le courant d’air froid de la mort entre mes jambes est une chose qui m’est, me fut et me sera toujours désagréable ! Ensuite, elle eut cette phrase digne d’une psychologue avertie. Une phrase qui me laissa perplexe tant on pouvait méditer dessus.
Je cite : « C’est peut-être parce que tu n’as pas encore trouvé de sens à ta vie que cette dernière justement, part dans tous les sens ! » Fin de citation. Je suis tombé amoureux sur le champ.
Nantes (France) Samedi 22 décembre 2014
Il est 9 h du matin. Barbara n’est pas là. Elle n’en a peut-être rien dit, mais elle a dû me prendre pour un foutu excentrique. Pire ! Un cinglé ! XXXXX ! Je ne peux même pas la joindre et je ne voudrais surtout pas mourir avant de lui avoir dit que je voudrais qu’elle soit le sens de ma vie. En un mot, que je l’aime !
Barbara est finalement arrivée. Manquerait-il un gentil loufoque dans sa vie ? Un hurluberlu, un comique de service ? Pour l’heure, je l’ignore, mais j’ai une piste. Son sourire…
C’est bête, mais quand bien même la chose est inutile, on a échangé nos numéros de téléphone. Elle voudrait que l’on passe le réveillon de Noël ensemble. Je n’ai jamais eu aussi peur de mourir…
Madagascar (Afrique de l’Est) Vendredi 29 mai 2026
C’est triste la misère qu’il peut y avoir en ce monde. Je cherche l’insouciance dans les yeux des enfants, mais je ne vois que la dure réalité de se nourrir au quotidien et l’absence de structures adéquates à leur éducation. Bien entendu, les choses ont bien changé depuis quelques années, mais il reste encore beaucoup à faire ici…
Cela fait cinq ans aujourd’hui que Barbara et moi retournons fréquemment à Madagascar pour des missions humanitaires. Mieux ! Cela fait un peu plus de dix ans à présent qu’elle partage ma vie… Dix ans sans qu’une lame ne me soit passée au travers du corps. Dix ans sans que j’aie croisé la trajectoire du moindre astéroïde. Dix ans sans même avoir eu la peur de succomber aux vapeurs d’une bombe au phosgène. Oui, dix ans d’un bonheur entier, d’une vie riche et bien remplie.
Une existence nouvelle dont je confie le moindre événement aux pages immaculées de tous ces journaux intimes qui n’ont jamais cessé depuis de se succéder… Journaux intimes rédigés désormais sous le nom de Christopher Wedding ! Wedding cela veut dire mariage en français… Il y a des signes comme ça !
Ah, si j’avais été moins lâche, Miss Caldwell ! Si j’avais eu plus de courage, Sue Webster ? Mais non voyons ! Ce sont là de vaines paroles. Des pensées bien futiles. Si les choses se sont déroulées ainsi, c’est qu’il y avait nécessairement un sens à tout cela…
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 8 Déc - 8:44 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 8 Déc - 9:24 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 9 Déc - 9:05 | |
| L'historiette du jour : Une nuit d'enfer d'Elisabeth DeshayesÀ l’heure où, à la fin de l’automne, la lumière tombe trop tôt et floute les contours du paysage, le brouillard blanc qui coiffe les montagnes ternit, grisaille, la terre et le ciel se confondent, et un silence irréel se pose sur le jardin. C’est l’heure où l’on s’affale dans un vieux fauteuil confortable, où l’on ranime les flammes de la cheminée, où un fumet plaisant de soupe chaude chatouille les narines, où les casseroles chantent le bonheur paisible des gens ordinaires, où les oiseaux s’endorment, les taupes se terrent, et les chiens s’étalent de tout leur long sur leurs couvertures au pied de leur maître en rêvant. - Lire la suite:
-
Ce soir-là, le vent s’était levé, amenant au-dessus de la maison des nuées sombres. La présentatrice de la météo, aussi jolie que mal fagotée, avait annoncé une tempête dès la veille, mais personne ne l’avait vraiment crue, car de mémoire d’homme, il n’y avait jamais eu trop de vent dans la région. Pourtant, il était bien là, prenait de la force, hurlait dans les champs et assaillait violemment les bois. Il faisait trembler les arbres, brisait des branches, puis, sa puissance étant arrivée à son paroxysme, il déracinait des chênes centenaires et lançait les troncs des trembles et des charmes comme fétus de paille sur les granges, les étables, les maisons. Les vaches meuglaient de peur, et les moutons à cornes, bêlant de terreur, se serraient les uns contre les autres dans les bergeries dont les toits de tôle s’envolaient. Les murs épais, violemment ébranlés, résistaient vaillamment. Dans la cheminée, le feu vacillait, perdait en intensité. Les jolies flammes jaunes viraient au grenat, et éclairaient les visages d’un reflet sinistre.
Les lauzes du toit claquaient les unes sur les autres, et l’intérieur se refroidissait de courants d’air inédits. La télé s’était éteinte après l’arrachement de l’antenne, puis ce fut l’électricité, et je me retrouvai dans le noir avec pour seule lumière celle des éclairs qui perçait les lourds volets de bois par le moindre interstice. À la recherche d’une bougie, on en a toujours quelque part à la campagne, encore faut-il se rappeler où on les a fourrées, je me cognai contre un angle de porte, et je sentis un liquide visqueux et tiède dégouliner le long de mon bras engourdi par le choc.
C’est alors que j’entendis toquer à la porte d’entrée. Trois coups secs. J’habitais seule une grande maison au bout du village à la lisière de la forêt, au pied du col d’Aulus, qui était fermé. Je ne me sentais pas l’âme téméraire au point d’ouvrir par une nuit pareille, forcément à un inconnu, chacun étant chez soi. Et pourtant… Quel chemineau pouvait être stupide au point de se retrouver dehors dans de pareilles circonstances ? Je n’avais même pas de grange où il aurait pu demander à se réfugier ! Trois coups secs à nouveau, je risquai un œil à travers le judas, mais je ne vis personne. Seule, une branche à moitié brisée du pommier s’agitait en vains soubresauts, provoquant vraisemblablement ces bruits inquiétants.
J’ai enfin trouvé des bougies, et j’en ai allumé un peu partout dans la cuisine ouverte sur le salon, pièce où j’avais décidé de me cantonner jusqu’à la fin des hostilités de dame Nature.
Toc, toc, toc ! Encore ? C’est insupportable, à la fin, je sursaute à chaque fois, je vais sortir et finir de briser cette branche, on n’en parlera plus ! Malgré ce beau courage affiché, je regardai encore par le judas. Une ombre plus sombre que la nuit noire se tenait devant la porte. Un homme, sans doute, avec une longue cape comme en ont encore quelques vieux bergers et un chapeau dégoulinant de pluie. Il avait la silhouette courte et trapue des gens du pays, vaguement rassurante, mais il ne s’agissait pas d’une connaissance.
Il était là, immobile et muet, et quand je demandai d’une voix chevrotante « Qui va là ? », il resta planté comme une souche, ce qui m’agaça un peu, malgré mon flegme légendaire. « Qui êtes-vous ? » Silence. « Que voulez-vous ? » Voilà, j’avais posé une question idiote, que pouvait-il vouloir sinon entrer au chaud, se sécher et manger une bonne soupe ? Mais était-ce prudent, d’ouvrir quand on est une femme seule, qui vit avec un chihuahua en guise de chien de garde ? Que pourrait mon mètre cinquante en cas d’attaque d’un rôdeur ? L’inconnu ne bougeait pas un cil. Qu’est-ce que je raconte ? Je ne pouvais pas voir ses yeux, ni son visage, d’ailleurs. Le chat se mit à miauler comme un damné, je tournai la tête pour voir ce qu’il avait, et quand je revins à la porte, l’étranger avait disparu, englouti dans les ténèbres.
Je revins à mes casseroles, et je me servais un bol de soupe quand la maison tout entière se mit à trembler. Presque en même temps, un bruit de canon résonna dans les murs épais qui avaient résisté à tout pendant deux cent cinquante-trois ans. Le sang se gélifia de mes veines, mon cœur se pétrifia, le chien se réfugia dans mon bras valide, je lâchai mon assiette qui éclata sur le pavé, la louche se renversa, répandant son contenu sur le plan de travail et la soupe dégoulina au sol sur les morceaux de faïence brisée. Je me mis à trembler comme une feuille, mes dents claquèrent et je réussis péniblement à me réfugier dans un vieux fauteuil Voltaire pas très confortable, mais à portée de mes jambes qui me lâchaient. Le chat nous y rejoignit, mais il ne ronronnait pas, cette fois. Il avait certainement fait pipi de peur ailleurs que dans sa caisse et l’odeur de son urine flottait dans l’air refroidi.
Je n’arrivais déjà plus à mettre mes idées en place, quand j’entendis des pas lourds sur ce qui devait rester du toit. L’inconnu était là-haut, à la recherche d’un moyen d’entrer. Mais qui était-il, enfin ? Des images terrifiantes s’imposaient à mon cerveau, de serial killer, de croque-mitaine, de loup-garou, de vampire peut-être, qui sait ? À bien y réfléchir, les tueurs en série ne sont que dans les journaux, les croque-mitaines sont des personnages de contes, les loups-garous ne montent pas sur les toits, et les vampires n’existent pas. Du moins, c’est ce qu’on dit, mais qui sait ce qui peut arriver par des nuits de tempête, quand les règles qui régissent le monde deviennent incompréhensibles ? Et puis, il n’y a pas de fumée sans feu, pas question que je laisse entrer qui que ce soit, arrête tes bêtises, les vampires demandent bien l’autorisation d’entrer, n’est-ce pas ? Oui, mais un vampire mal élevé hein ? En voilà, des pensées sans queue ni tête, hé ? Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? Une cavalcade sur le toit ? Une armée de rats ? Voilà plus vraisemblable qu’un vampire, mais pas plus rassurant…
Le temps s’étire interminablement, ponctué de frayeurs toutes plus folles les unes que les autres. Le chaos règne en maître sur les alentours et sur mon esprit.
Le froid me réveilla. Le feu s’était éteint, le vent avait faibli. Une pluie diluvienne battait les volets, une grande flaque d’eau s’étalait au plafond, un jour pâle et trouble s’était levé. Je me levai donc moi aussi. J’avais dormi, je n’étais pas morte, et seule la douleur lancinante de mon bras subsistait de ce cauchemar.
Je montai à l’étage, tirai la trappe qui mène au grenier. Le chien était très calme, il n’y avait donc aucune étrangeté là-haut, je pouvais y aller sans risque. Mes articulations me faisaient mal, voilà ce que c’est que de passer une nuit dans un fauteuil inconfortable à ton âge ! Je tirai l’escabeau jusqu’à la fenêtre de toit, et je me rendis compte que la cheminée en briques s’était effondrée, brisant lauzes et voliges. C’était l’explication du bruit épouvantable entendu dans la nuit, mais aussi de la dépense en perspective. Rien d’anormal, somme toute. En regardant autour de moi, je vis que la branche du pommier avait disparu. Ce cher vieil arbre dispensateur de pommes aussi moches qu’acides avait résisté. Un épouvantail, venu de Dieu sait où, était fiché en terre au fond du jardin, presque intact, avec un grand chapeau sur sa tête sans traits et des vêtements informes, trempés et sombres que j’aurais bien pu confondre avec une longue cape de berger.
Parfaitement rassurée, je commençais à rire de mes frayeurs imbéciles, quand un mouvement, entr’aperçu du coin de l’œil attira mon attention en direction du cimetière que mon perchoir surplombait parfaitement. Je dirigeai mon regard de ce côté. Une silhouette vêtue d’un long manteau sombre entrait dans un vieux caveau abandonné dont la lourde dalle, mue de l’intérieur, glissa pour le refermer.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 9 Déc - 16:05 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 10 Déc - 9:25 | |
| L'historiette du jour : Jojo de Pascal DepresleIl y avait Jojo, Rachid, Ahmed et deux autres. Tout près d’une épicerie ouverte la nuit, où l’on vend de la vodka le double de son prix. Enfin, le double, si tu connais la marque. Chez Momo, c’est toujours pareil, ça y ressemble, c’est presque ça, mais pas tout à fait. Pour le prix c’est la même chose. Mais si à trois heures du mat’ tu cherches à te piorner à l’exotique, au frelaté, à te faire cogner le cœur pour qu’il se barre de la poitrine qui l’accueille, ou simplement si tu cherches un paquet de chips avec un Coca tunisien, t’as Momo. Normal quelque part que tu lui raques un peu sa nuit blanche, aussi blanche que son enseigne ou des lettres éteintes écrivent en blafard EPIRIE GAL. Faut dire aussi que ça coûte une blinde à réparer, et que les clients de Momo, c’est plus sur le bitume qu’ils grandissent qu’au sein des conseils d’administration des tours de La Défense. Alors, XXXXX, quoi, tu y vas du surplus. - Lire la suite:
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Je les avais trouvés rigolards et presque accueillants, ces petits moi, ces petits frères de derrière le miroir, rebuts d’une humanité qui cache ses pieds pourris et ses nippes qui puent sous les piles des ponts. Moi, je passais par hasard, disons même par erreur, tout GPS éteint, comme mon cerveau, tremblant de froid et de manque à l’idée de ne plus jamais la revoir. « Ce soir, je veux juste m’endormir serrée dans tes bras », oui, dans tes bras qu’elle avait dit. Bon, tu sais comme moi comment ça commence, ou bien comment ça se finit, serrés dans les bras l’un de l’autre, on se jauge, on se frôle, on s’effleure et on fait parfois même l’amour. Enfin presque toujours, les bras ça vient après. Mais là, sur ce parking-théâtre de la malbouffe où nous venions de donner notre dernière représentation, tels les mêmes que nous critiquions naguère, cas sociaux parce que nous n’avions peut-être pas les mots ni les yeux pour les qualifier d’amoureux qui se déchirent, sur ce ****** de parking jonché de boites grasses, juste à côté d’un clown bicolore qui me fixait et se foutait de ma gueule sur un sac en papier, écologie oblige, j’ai senti que j’allais serrer le froid des nuits solitaires, solidaires l’hiver quand passe la soupe, la populaire, le froid des errements d’avant, des larmes d’amour qu’on devrait pouvoir échanger contre des mots, tu sais, les bleus, comme ces notes Graal que les musiciens caressent dans leurs rêves les plus intimes. Chez l’épicemard arabe, j’ai pris deux quilles de vodka. Une pour la bande à Jojo, une pour ma gueule, pas faire goulot commun, tant qu’il reste un bout de lucidité on fait semblant d’être digne. Odeur commune, déjà, c’est un début, de toute façon tu n’as pas trop le choix quand tu sais que ce sont les morsures de l’aube qui vont planter leurs crocs dans tes poumons, au petit matin, à cette heure inutile où rien ne commence, où rien ne s’arrête, mais qui te glace la chair encore plus loin et plus profond qu’une intraveineuse de blanche. Jojo, quand je lui ai filé la quille de vodka, il m’a juste demandé :
— Comment tu t’appelles ?
— Pascal, j’ai répondu. J’avais plus le temps de mentir.
— Ben on t’aurait sonné les cloches si t’avais pas amené à boire.
C’est con, mais ça m’a fait marrer, presque aussi fort que lui, lui qui riait de son visage crasseux et des trois dents qui le barraient offert à un ciel hypothétique. Rachid a allumé un bédo qu’il a fait tourner. Je n’ai pas taffé, peur d’aller m’en reprendre perpète trente par jour sponsorisées par la régie des tabacs. Ahmed, en s’essuyant le museau avec une manche que tu n’aurais pas voulu comme serpillère, il a dit :
— C’est de la bonne, garçon, toi t’es pas une salope.
T’en avais deux couchés que je croyais endormis, et dont je n’ai pas vu le visage, mais qui, d’un grognement, ont fait signe à la bouteille de venir les embrasser. Quand t’as plus que ça comme amour, les caresses tu les prends où elles sont. T’en as même un qui pissait couché, te dire si ça fait mal, la rue, si ça te renvoie, quand t’es un peu propre, du moins de l’extérieur, à l’image que tu renvoyais avant. Les bras serrés sur le froid et ça, ça te colle des larmes à quarante degrés, ans ou centimètres, c’est pas l’unité de mesure qui compte, juste l’intensité du manque et des sensations.
À un moment t’as celui qui ne parlait jamais qui a salué une salve de sirènes hurlantes d’un « ****** les Robocop, enculés, file à boire, tiens ». Et tandis que je buvais mon amour perdu, ayant abdiqué depuis l’enfance toute velléité de dignité, quand tu viens des poubelles, tu y retournes tôt ou tard, j’ai chialé en me disant que ce n’était pas possible, que la vie, comme l’amour, ça ne se termine pas comme ça. Non, pas à chaque fois. Alors dans un demi-coma, j’ai repris le chemin de ma berline pourrie, en filant ma bouteille à Jojo. Rachid m’a dit :
— T’es con, attend un peu, je viens d’en rouler un tout neuf.
J’ai décliné d’un geste de la main. J’ai dit à Jojo de saluer celui qui n’avait pas encore dit un mot.
— C’est parce qu’il pue des pieds qu’il cause jamais, Tintin.
Je n’ai toujours pas compris le rapport, mais je sais qu’il s’appelle Tintin, le clodo barbu aux mots muets. Va savoir, peut-être qu’il n’a plus rien à dire. Ou simplement de l’amour, mais plus personne à qui en parler. Dans ma caisse, les nausées le disputaient aux douleurs dans la poitrine et le bras droit. Le cœur, me suis-je dit, sans savoir si celui qui m’inquiétait le plus était celui qui balance mon sang dans les artères, ou celui de ma licence IV poétique made in Finlande qui guignolait quelques heures plus tôt sur un parking théâtre. On peut mourir d’aimer, tu sais, et pire encore, de croire qu’on n’aimera plus. Je suis rentré en chauffard ivre, le 115 en tête, persuadé que médecins de nuit, ça resterait tout de même un feuilleton de ma jeunesse. Des fois, on se plante. Dans les draps, dans la rue, dans la vie. Dans les mots. On regrette ce qu’il n’y a plus moyen de recoller quand il suffirait juste de se dire que c’est du temps qui passe et qui prend, et la vie avec lui, comme ces objets qu’elle broie pour en faire ses souvenirs. Des vestiges tous neufs, t’as que made in China que tu trouves ça, ou au sous-sol du BHV. Du moins quand j’étais môme. Quand le toubib a refermé sa trousse en me souhaitant bonne nuit, après tout, ce n’est pas lui qui allait gérer le reste de ma vie, je me suis demandé si je n’aurais pas dû tirer une taffe ou deux sur la mal roulée de Rachid. Des fois, tu sais, ça rend le chagrin rigolo, et la morsure des poumons du petit matin plus supportable, comme un chaton qu’on balance à la flotte, mais qui reste un moment le museau à sniffer l’air, parce que t’as mal fermé le sac. Qui croit qu’il va s’en sortir. Tu vois, quand je réfléchis à l’absence de toi, à l’absence de moi et aux étoiles filantes qui ne tiennent jamais leurs promesses, entre deux brûlures d’alcool, j’aimerais bien retrouver Jojo, parce que, même si j’ai ri, comme les autres, je n’ai toujours pas compris pourquoi Tintin il ne parle pas parce qu’il pue des pieds. Et qu’à cette heure, là, tu sais, ça me hante encore, comme me hanteront à vie, fantômes sensuels, tels des draps qui capitulent, ton visage, ton rire, la douceur de ta peau. Et l’absence de tes bras serrés.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 10 Déc - 9:50 | |
| Si tu pues des pieds tu ne parles pas ! lol ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 11 Déc - 7:28 | |
| L'historiette du jour : Charon s'étonne de Patrick PoriziSous un ciel bas et noir, dans la pénombre, luisaient les marais de l’Achéron. Aucun remous ne ridait encore ses eaux huileuses et empoisonnées. Ici, la différence entre la nuit et le jour était à peine marquée par une infime variation de la luminosité. Les vapeurs qui s’élevaient au-dessus de la surface prenaient une tonalité laiteuse. L’aube était en chemin. Du fond de sa barque, Charon se redressa et s’étira. Il bâilla longuement puis frotta ses yeux crottés. Comme tous les matins, il jeta un regard désabusé vers la rive opposée. Les ombres étaient déjà là. Il les entendait gémir, attendant leur transfert vers le royaume des Enfers. - Lire la suite:
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« Ça n’en finira donc jamais ! » maugréa le vieil homme. Le fils d’Erèbe et de la Nuit fourra ses doigts sales dans la barbe broussailleuse qui lui mangeait le visage. Voilà une éternité qu’il transportait les trépassés d’une rive à l’autre, sous la férule d’Hadès. Le patron se montrait inflexible sur les horaires et l’application des consignes. Elles étaient simples : ni les vivants ni les morts désargentés n’étaient autorisés à pénétrer dans son royaume. Et une fois entré, nul n’était autorisé à en sortir. Voilà des siècles que Charon faisait la navette sur sa barque sans autre perspective qu’un horizon ténébreux. Ses poils avaient poussé, ses cheveux avaient blanchi, sa peau s’était ridée, mais lui, sans relâche, chargeait et déchargeait sa cargaison d’âmes du matin jusqu’au soir. Au début, il s’était acquitté de sa tâche avec entrain et Hadès lui avait même accordé un jour de repos par semaine. Mais au fil des ans, les cadences étaient devenues infernales. Là-haut, les humains copulaient avec le même entrain qu’ils déployaient pour s’exterminer. Le flot des morts avait gonflé, emportant avec lui le jour de repos du passeur et ses meilleures années. Charon avait vu ses journées de travail rallonger et son humeur se dégrader. Et ce n’est pas ce matin qu’il s’accorderait une grasse matinée. Après quelques mouvements d’assouplissement entrecoupés de grognements, le vieil homme se redressa et darda un œil froncé de l’autre côté des marais. Il lui sembla que la foule des morts avait beaucoup grossi. Un événement inhabituel avait dû se produire à la surface comme une épidémie ou un massacre. Il devait en avoir le cœur net. Il empoigna sa perche et en plongea une extrémité dans la vase. La barque se détacha du rivage et glissa sur l’eau. En approchant de la rive, le passeur entendit la rumeur se changer en tumulte. On se battait dans les rangs. Des ombres, le voyant arriver, tendirent les mains dans sa direction. Charon échoua son embarcation sur la berge boueuse et scruta la multitude qui lui faisait face. Il y avait là des hommes de vingt à quarante-cinq ans environ, chaussés de bottes, ceinturés de cuir, couverts de sang, arborant moustaches givrées et chapkas posées sur des fronts bas. « Une bataille à la période des premières neiges, il ne manquait plus que ça ! Même avec des heures supplémentaires, j’en ai pour des jours de boulot. » Le passeur s’adressa d’une voix forte à ceux qui faisaient cercle autour de lui. — Écoutez-moi ! Seuls ceux qui ont de quoi payer pourront passer. Je n’en prends que deux à la fois, pas plus ! Les soldats qui n’avaient pas pensé à emporter de la monnaie avant de mourir se lamentèrent. Les autres fouillèrent frénétiquement dans leurs poches. Enfin, ceux qui avaient encore des bras avec des mains au bout. Un homme en uniforme joua des coudes, s’approcha du vieil homme et lui tendit une pièce de cuivre. — Camarade Votrinov, général dans l’Armée rouge ! annonça-t-il en claquant des talons. Il souleva sa chapka garnie d’une étoile, découvrant un front percé d’un trou rouge en son milieu. Charon empocha la pièce et lui fit signe. — C’est bon, asseyez-vous dans la barque. Quelqu’un d’autre ? Une onde parcourut la foule et le silence se fit. Un homme s’avança. Il était élancé, son regard était fier. On devinait que la brèche ouverte dans son ventre par un éclat d’obus n’était pas étrangère à son teint pâle. — Général Rastinev, chef de l’Armée blanche pour la gloire du Tsar et de notre sainte Russie ! L’homme sortit une pièce d’argent qu’il baisa avant de la tendre à Charon. — Vous pouvez passer… Les autres, préparez votre monnaie pendant que je fais l’aller-retour. Le passeur poussa sur sa perche et la barque s’éloigna du rivage. Il observa les deux hommes assis en face de lui sur le banc. À voir leur attitude, il était clair que ces deux-là se détestaient. Votrinov, les bras croisés, regardait droit devant lui en affectant l’indifférence du Sphinx pour le temps qui passe. Rastinev avait tourné la tête sur le côté et sa bouche, figée dans un rictus de mépris, avait pris la finesse d’une lame. Une troisième et encombrante passagère s’était invitée à bord : une haine lourde qui plombait l’ambiance de la petite séance de canotage. Charon, déçu par le peu de conversation de ses sinistres passagers, accéléra la cadence. Il s’en voulait d’avoir manqué de discernement. Son prochain binôme serait monocolore. « Les tuniques grises contre les tuniques bleues, maintenant les blancs et les rouges… La mort change de code couleur sans arrêt… J’arrive plus à suivre, moi. » Mais déjà, l’autre rive se profilait dans la pénombre. Le nocher dirigea la barque vers l’appontement et les trois hommes débarquèrent. Charon leur ouvrit le chemin à travers les roseaux qui disparurent bientôt, laissant apparaître un sol stérile, noir et rocailleux. La petite troupe parcourut environ deux-cents mètres avant que le vieil homme ne ralentisse son allure. Devant eux, une ombre bougea. Un molosse à trois têtes se mit à aboyer rageusement dans leur direction. — Tes gueules, Cerbie ! Tu vois bien qu’ils sont morts. Cerbère prenait son rôle de gardien parfois trop au sérieux. On attendait de lui qu’il empêche les vivants de pénétrer dans les Enfers et les morts d’en sortir. Le chien s’était déjà fait charmer une fois par Orphée qui, afin d’exfiltrer sa femme Eurydice des Enfers, avait endormi sa méfiance en jouant de la lyre. Hadès, le maître des lieux, l’avait puni en le privant pendant une semaine de sa gourmandise quotidienne : un plat de côtes au naturel. Cerbère adorait les côtes parce qu’elles croustillaient et qu’il y en avait vingt-quatre : huit pour chaque gueule, comme ça, pas de jalouse. Charon flatta le cou épais de l’animal qui lui répondit en remuant la queue. Le chien renifla les deux hommes et fut rassuré. Son flair ne l’avait jamais trompé. Ces deux-là sentaient bien la mort. Rastinev et Votrinov, la mine renfrognée, s’immobilisèrent devant un mur gigantesque percé d’une arche en pierre noire à côté de laquelle campait le molosse. Les voyant hésiter, Charon soupira. — Bon, les gars, vous allez passer la Porte des Enfers. Au-delà de ce seuil, abandonnez tout espoir de retour dans le monde des vivants. La mort est un état permanent et les Enfers sont une demeure sûre. Qui entre le premier ? — Une prison, oui ! Je ne mettrai pas les pieds dans un endroit pareil s’insurgea Votrinov. Il y a encore quelques instants, j’étais là-haut, en plein jour, et sur le point de prendre le dessus. — C’est pas le dessus que t’as pris, mais une balle de plomb en plein front ! Une vraie balle d’alchimiste qui vaut de l’or ! Elle t’a arrêté toi et ton offensive ! Paf, d’un coup ! répliqua Rastinev. — Allez, soyez raisonnables, souffla Charon ! Avancez, choisissez-vous un bloc de lave et faites-en un cocon douillet. — Ben voyons… Et les femmes, la vodka, les batailles ? — Des femmes, vous en trouverez, aussi trépassées que vous êtes morts, un peu fripées mais bien conservées ou bien embaumées, tout dépend du point de vue. Difficile d’échapper aux vapeurs de soufre… Et ici, pas de vodka. Les seuls liquides que vous trouverez dans ce coin-là sont le sang dans vos veines et l’eau imbuvable de l’Achéron. Quant aux batailles… tentez donc de lever une armée chez les morts… Alexandre, Jules, Gengis et Napoléon ont déjà essayé, ils ont eu des problèmes. La plupart des ombres que vous croiserez sont des anciens soldats. Ils ont trouvé ici un havre de paix qu’ils ne quitteraient pour rien au monde. — ******, mais c’est l’enfer ici ! — Précisément. — J’ai un combat à mener, là-haut ! — Et moi, une bataille à remporter ! — Consolez-vous : vous avez bien vécu et maintenant vous êtes bien morts. Après l’action et les plaisirs, laissez-vous aller, découvrez le repos et le détachement, leur conseilla Charon. — Tu parles ! Tourner en rond autour d’une coulée de lave, c’est bon pour les tire-au-flanc ! Je suis un guerrier, moi. J’ai une révolution bolchévique à consolider, des koulaks à affamer ! — Et moi un Tsar à rétablir sur le trône, une religion à défendre ! — Hadès ne supporte pas qu’on parle de politique sur ses terres. Vous êtes ses hôtes, alors un peu de respect, s’il vous plaît ! Les deux généraux détournèrent le regard, affectant un air bougon. Charon se gratta la tête, dubitatif. Les récalcitrants étaient rares, mais dans ce cas, il avait une parade. — Bon, je vous laisse réfléchir pendant une bonne vingtaine de minutes, le temps pour moi de faire un autre aller-retour. Je suis sûr de vous retrouver dans de meilleures dispositions. Le nocher disparut dans les vapeurs ténébreuses. On entendit bientôt un léger clapotis puis le silence se fit. Les deux hommes, sans échanger un mot, attendirent son retour. Le son de l’étrave fendant les eaux parvint à leurs oreilles quelques minutes plus tard. Puis Charon réapparut, suivi par deux soldats. — Alors, demanda-t-il, vous avez pris la bonne décision ? — Il n’est pas dans ma nature de changer d’avis face à la première difficulté, c’est pour ça qu’on m’a fait général. — Et vous ? — Mes hommes me pardonneront peut-être d’être mort, mais pas de les avoir abandonnés. Il en va de mon honneur de tout mettre en œuvre pour les retrouver. Charon soupira. L’ouvrage ne manquait pas et ces deux têtes de mule allaient le mettre en retard. L’usage de la force lui répugnait, mais que faire ? L’un des soldats fraichement débarqués, arborant une étoile rouge sur son calot, mais une jambe en moins, s’avança à cloche-pied vers son chef. — Général, les Blancs ont lancé une contre-offensive ! — Les ordures ! J’enrage d’être cloué ici alors que ma place est là-haut, à la tête de mes hommes ! Le rouge doit triompher ! hurla Votrinov. — Ne vous inquiétez pas, à voir l’état de ceux qui rappliquent, il triomphe quand même. — Charon, laissez-moi remonter, je vous en supplie ! Si j’y retourne, mon armée remportera la bataille. Le sort de notre sainte Russie se joue en ce moment ! implora le tsariste. — Vous avez versé votre obole. Je ne peux vous rembourser sans encourir la colère d’Hadès. Mon chef a une âme de comptable. Un mort est un mort. Il ne manquerait plus qu’il me pousse vers la Porte pour avoir falsifié les comptes… Je suis désolé. En fait Charon aurait pu faire un geste : remplacer un général par deux moujiks par exemple était chose facile. Mais le passeur était vieux et fatigué. Il craignait par-dessus tout qu’une fois revenus dans le monde des vivants, les deux enragés ne lui expédient des macchabées par tombereaux entiers. Il en aurait pour des semaines à transborder ces hordes de pouilleux. Sans compter le temps passé à récurer sa barque maculée par la boue et le sang. C’est qu’Hadès était à cheval sur la propreté. Aussi le passeur avait-il une nette préférence pour les cancéreux et les malades du cœur, propres sur eux, pâles et discrets, qui franchissaient la Porte sans faire d’histoires. — Je remonterai ! D’une façon ou d’une autre je remonterai. Il me reste encore au moins un Blanc à étriper, lança Votrinov, le regard haineux. — Et moi donc ! Puisqu’il faut retourner là-haut pour pouvoir t’égorger, je le ferai ! Coûte que coûte ! répliqua Rastinev. — Sale tsariste ! — Pourriture bolchévique ! — Blanc de peur ! — Rouge de sang ! — Eh, du calme ! intervint Charon. Ça ne sert à rien de vous écharper, vous êtes déjà morts, comme tous ceux qui ne cessent de s’entasser sur l’autre rive. Bon, vous vous décidez ? J’ai du travail, moi. — Niet ! — Messieurs, la gloire se passera de vous aujourd’hui, demain et tous les autres jours, il faut vous faire une raison. — Jamais ! — Plutôt mourir ! — Justement, c’est de ça qu’il s’agit, les raisonna Charon. Mourez, par Hadès ! Mourez pour de bon ! Vous savez, accepter l’idée de mourir, c’est faire un pas vers l’éternité. La gloire est éphémère tandis que l’éternité… — Il y a du vrai, concéda Votrinov. — C’est pas faux, renchérit Rastinev. — Alors, pourquoi hésitez-vous à franchir la Porte ? s’étonna Charon. De toute façon, vous n’avez pas de quoi payer votre voyage de retour. L’affaire est entendue, messieurs. Je vous demande une nouvelle fois de vous avancer. — Nous devons régler par la force le différend qui nous oppose. — Nous ne partageons pas la même vision du monde. — Messieurs, vous devez savoir que le monde se passera de votre vision. Les deux généraux, la mâchoire serrée et les bras croisés, ne répondirent pas. Leur regard impavide se perdait dans les ténèbres. Alors Charon abattit sa dernière carte. — Bon, je vous propose un compromis : je vous autorise à plaider votre cause auprès d’Hadès en personne. Je vais remettre à chacun de vous une demande d’audience signée de ma main avec le plan pour accéder à son palais qui se trouve à deux heures de marche d’ici. Montrez-vous convaincants et il vous laissera repartir vers le monde des vivants. Mais d’abord, vous devez franchir la Porte. Joignant le geste à la parole, le passeur griffonna quelques mots et dessina un plan sur deux feuilles de papyrus tirées de sa besace. Les généraux étaient trop fiers pour avouer que la proposition du vieil homme les intéressait, mais celui-ci avait bien remarqué l’éclair fugace dans leur regard. — De toute façon, je ressortirai d’ici, marmonna Votrinov, les dents serrées, en arrachant la feuille des mains de Charon. — Il est hors de question que je reste dans ce trou puant, murmura Rastinev avant de s’emparer du document à son tour. Feuilles en poche, les deux hommes pénétrèrent enfin dans les Enfers, suivis par les deux soldats. — C’est bien la première fois qu’un Bolchévique me montre la voie ! maugréa Rastinev qui n’avait pas le sens de l’orientation. — Et la dernière fois que j’ai un Blanc sur les talons ! répliqua Votrinov. La petite colonne disparut bientôt dans les vapeurs de soufre. Charon s’épongea le front. « Enfin débarrassés d’eux ! Quant à ceux qui attendent sur l’autre rive, ils ne feront aucune difficulté pour rejoindre leurs chefs. J’ai bien manœuvré ! » Il rejoignit sa barque et cracha dans ses mains avant d’empoigner la perche. De l’autre côté du marais, la foule des ombres ne grossissait plus. « Allons, contre-offensive ou pas, sans chefs les deux armées se montrent déjà moins belliqueuses. Si j’en mets un coup, j’aurai terminé dans dix jours. » Et l’esquif glissa sur le liquide noir. Ce jour-là, les marais de l’Achéron virent la barque de Charon sillonner leurs eaux jusqu’à une heure avancée. Sous la Porte, des cohortes de loqueteux estropiés et sanguinolents défilèrent sans relâche, la mine basse et le front résigné. Quand la nuit tomba, l’armée des ombres avait désenflé. Le passeur avait rattrapé son retard et les marais avaient retrouvé leur aspect huileux. C’était une bonne journée. Le maître des lieux avait comptabilisé une cinquantaine de nouveaux arrivants. Le calme était revenu aux Enfers. Charon, exténué, était allongé au fond de sa barque et s’apprêtait à tomber dans les bras de Morphée. Il pensa à Votrinov et Rastinev. Avaient-ils pu rencontrer le dieu des Enfers ? C’était peu probable. Le nocher savait que durant l’automne et l’hiver, Perséphone, l’épouse d’Hadès, séjournait auprès de son mari. Il savait aussi qu’elle ne laisserait jamais entrer les deux généraux dans son palais, car elle ne supportait ni la vue du sang ni la moindre trace de boue sur le sol en marbre noir. N’ayant pu rencontrer Hadès, ces deux-là allaient-ils surmonter leur déception et finalement accepter leur sort en trouvant leur place au sein des Enfers ? Le vieil homme ne put pousser plus avant ses pensées et s’endormit paisiblement, sans émettre le moindre ronflement. Demain serait un autre jour. Un jour qui ressemblerait à tous les autres. On n’entendait plus qu’un léger bruit près de la Porte. C’était Cerbère qui, affalé sur le sol, faisait craquer des os dans ses gueules. Des os blancs et rouges.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 12 Déc - 7:50 | |
| L'historiette du jour : Le feu sacré de Geïa la blanche de Jean-Luc ScavinoJadis dans ces montagnes, dans ce village, vivait un peuple paisible. Loin de tous les remous et des combats qu’enfantait alors le monde, il était l’un des rares havres de paix existant alors… Comme une parcelle de terre oubliée de la folie des hommes… La venue d’étrangers y était exceptionnelle, mais la nature simple et curieuse de ses habitants leur réservait un accueil toujours chaleureux. - Lire la suite:
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Un homme un jour, un vieux guerrier, usé par les luttes et les privations, portant une armure aussi ridée que lui-même s’installa chez nous. Il choisit pour reposer ses vieux os ce rocher si aimablement prédisposé, dans ce lieu « stratégique où il était bon de se prélasser en regardant les enfants s’ébattre dans la rivière et d’écouter les bavardages des femmes lavant leurs linges. D’observer la vie, calmement, lentement lorsque l’on fait une dernière halte avant le grand voyage… La population trouvait cela plutôt flatteur ; un soldat ayant parcouru de nombreux déserts, steppes et montagnes et qui prenait pour ultime refuge leur vallée… On prit vite l’habitude de venir se reposer auprès de lui, une fois le travail terminé… Tous l’écoutaient raconter ses nombreuses aventures, ses histoires de rois, d’armées, de palais fabuleux, de temples aux puissantes divinités et les conquêtes de cités merveilleuses. Tous, n’ayant jamais dépassé les deux cols délimitant leur vallée, tous étaient envoûtés, étonnés de ces mondes qu’ils ignoraient et ne pouvaient que difficilement imaginer… Parmi eux, un tout jeune enfant nommé Balmound s’abreuvait des récits de ses voyages. Il ne tardait jamais, dès que son travail le permettait, à venir s’installer aux pieds du trône, rêvant éveillé, bercé par la voix éraillée du vieillard. Il ne le quittait qu’à la tombée de la nuit et bien souvent le dernier. Alors, sur sa couche de paille, au fond de l’étable, commençaient ses propres aventures ; il traquait les amazones dans les plaines Atlantes, harcelait les Perses sur les rives du Tigre… Il était le seul survivant de la plus grande bataille réunissant tous les peuples barbares dans les steppes centrales, il triomphait dans un interminable défilé d’esclaves et de trophées dans la cité bleue ; Babylone. Enfin ultime gloire, il revenait dans son village acclamé et admiré de tous… Balmound, un soir en fit le serment : il ferait tout cela et tel le vieux guerrier, dans ses derniers jours, il raconterait sa vie et ses conquêtes assis paisiblement sur ce rocher. Mais pour accomplir ce serment, il faut s’armer, s’entraîner et s’aguerrir. Entrer à la solde d’un prince nécessite un bon et complet équipement, être robuste… et tout cela demande beaucoup d’argent… Thorfaîx, le forgeron est réputé habile, mais il faudra le payer. Le vieil homme au rocher veut bien lui enseigner le métier des armes, mais contre quelque nourriture… Qu’importe ; il travaillera dur. Balmound était robuste et avait l’endurance de sa grande jeunesse. « Travaille comme quatre et je double ton salaire ! » avait dit le maître dans sa grande générosité. À partir de ce jour, on le vit partout ; à l’étable nettoyer les bêtes et les mener aux pâturages… aux champs, labourer, semer, faucher… aux cuisines préparer les plats, servir, récurer… Nulle tâche n’est assez vile pour celui qui veut forger son destin. De plus, se disait Balmound, ceci n’aura qu’un temps et c’est en quelque sorte un bon entraînement. Le maître ne cessait de le montrer en exemple, attirant parfois sur l’enfant jalousies et quolibets des autres commis… Il arrivait malgré tout, chaque soir, à rejoindre le vieillard au rocher ; c’était sa récompense. Il lui enseignait l’art de la guerre, des passes d’armes, les ruses, à pressentir un danger ; “Cibler l’adversaire, non seulement par les armes, mais plus important avec ta tête… Un ennemi reconnu et découvert est déjà à moitié vaincu, le reste n’est que muscle et entraînement. Ce ne sont pas les cimiers d’or et les épées d’airains finement ouvragées qui font le bon guerrier… un méchant glaive se moque des armures ciselées… ce qui importe c’est celui qui le manie. Tu dois surprendre pour ne pas être surpris, choisir le moment et le lieu de l’affrontement et avant que le combat commence il doit être déjà mort dans ta tête. Les armes ne sont que l’accomplissement, la réalisation, le prolongement de ton esprit… Si tu doutes ; prépare-toi à mourir. Un guerrier glorieux, mais mort est aussi inutile qu’imbécile… Ainsi parlait l’ancien, trop heureux d’avoir un aussi bon élève… et sa nourriture assurée… Plusieurs printemps s’écoulèrent ainsi… L’enfant était devenu une masse de chair sculptée. Un regard d’ébène, une chevelure de feu, un visage harmonieux, mais taillé à la serpe fignolait cette image type du guerrier barbare. Les commis jadis railleurs et jaloux n’avaient plus guère d’autre choix que de respecter celui qui n’était déjà plus des leurs. On connaissait sa force et son expérience à la lutte. N’avait-il pas un jour, à force de coups de poing, renvoyé un ours dans sa forêt ? Rattrapé à la course Cyclame, l’étalon le plus rapide du maître, sauvé du torrent impétueux la frêle Geïa… On le craignait et l’admirait à la fois… Surtout Geïa justement, qui ne pouvait oublier qu’elle lui devait la vie. Geïa n’appartenait pas aux critères de beautés imposés par ces temps difficiles… Elle était fragile, svelte, de grandeur moyenne, une chevelure raide, jaune paille dont la longueur achevait de parfaire une apparence assez menue. La blancheur de sa peau en contraste avec celle tannée et mate des autres femmes lui donnait un air maladif et lui devait son surnom : Geïa la blanche.... — … Pas bonne pour les champs ni pour les bêtes ! avait dit le maître. Pas de bouches inutiles… Va donc voir au temple ; peut-être pour nettoyer la tripaille des sacrifices !
Et il partit dans un grand éclat de rire. Le grand prêtre accepta Geïa :
— Je n’ai que des tâches ingrates à te confier, dit-il, mais je crois que tu feras l’affaire !
Geïa nettoyait l’autel après les oracles, préparait d’infâmes potions faites d’excréments, de baves et de fiels aux odeurs nauséabondes… mais malgré tout elle s’acquittait fort bien de ces travaux éprouvants et difficiles. — Je suis content de toi et ton regard m’inspire confiance, lui dit au bout d’une année le grand prêtre, laisse désormais ces mauvais labeurs, je te confie désormais ce que nous avons de plus sacré ; le feu des Dieux. C’est là grande responsabilité. Prend garde que jamais il ne s’éteigne ; sous peine d’être emmurée vivante. Maintenant tous te respecteront et nul n’osera plus se moquer de ta blancheur de peau… Le grand prêtre voyait en Geïa… … Geïa aimait secrètement Balmound, de tout son être… mais lui ne la remarquait pas. Elle avait bien essayé, timidement d’attirer son attention, mais il ne pensait qu’à ses jeux guerriers. D’autres étés se succédèrent… Geïa, ce jour là, alimentait le feu plus que de coutume ; Elle avait sa propre requête à formuler. Sa détresse quotidienne resserrait chaque jour un peu plus son étau et aujourd’hui, son cœur oppressé lui faisait plus mal que de coutume, elle avait grand mal à respirer, elle suffoquait… … Tu t’es juré de guerroyer de par le monde hurla-t-elle intérieurement… Et bien moi aussi je vais faire un serment… Devant cet autel où j’ai mille fois prié, supplié, je jure qu’un jour tu m’aimeras ! Asthera, déesse des forêts, m’entends-tu ? C’est en toi que je crois et devant toi je fais ce serment ; un jour Balmound m’aimera !
… Au plus profond de la forêt, là ou nul chasseur, nul brigand n’ose s’approcher… au centre du cromlech des arbres tourmentés plusieurs fois millénaires, aux racines plongeantes jusqu’aux premiers jours de la terre ; Asthera, déesse de verdure et d’écorces, assise sur son trône de bois de cerf, tapissé de mousse et de lierre, écoute et entend cet appel… touchée par la plainte désespérée de Geïa… Elle souffle dans les fougères son message jusqu’aux portes du monde souterrain ; résidence du grand Meltarf, la divinité tricéphale, et compose son image aux yeux du Dieu dans une bourrasque de feuilles couleurs de saisons. Le dieu aux trois visages s’enivre du parfum de sève qu’enveloppe la douce voix d’Asthera et il la contemple avec un regard de convoitise malsaine. Emalgirde, la déesse de la beauté, est certes sans rivale, mais la fraîcheur, sa peau qu’il devine de miel, son regard d’automne, sa longue chevelure tressée d’un savant mélange de fruits des bois et d’herbes fines d’Asthera ne pouvaient laisser insensible un Dieu habitué aux esprits femelles rocailleuses et grisâtres des sources souterraines… — Grand Meltarf, toi qui commandes l’avenir, ne peux–tu exaucer la requête de cet enfant qui nous sert si bien !? Après une courte méditation, sa face du présent répondit d’une voix caverneuse : — Je n’accorde que si l’on me donne ! Que me proposes tu ? — Abondance de gibier et de nouveaux territoires de chasses ! Propose Asthera. — J’en espérais plus ma belle… Et si tu m’accordais certaines faveurs… Tes faveurs ? Asthera furieuse faillit lui lancer au visage ses hordes de frelons. — Elle appartiennent à Gafut le Dieu des sources et rivières, et tu le sais ! Ceci je ne peux et ne veux te l’accorder ! — Allons Asthera, du calme, dit sournoisement Meltarf, je te taquinais… Allez soit ! J’accepte ton modeste présent et j’inscrit sur les tablettes de l’avenir : un jour Balmound aimera Geïa la Blanche. — Je te remercie pour elle de tes bienfaits ! Prononça Asthera apaisée. Il est des mots et des esprits si malins que même les déesses, surtout si pures qu’Asthera, ne peuvent en soupçonner l’ambiguïté. Mais pour l’heure, elle est comblée et elle peut envoyer un signe à Geïa.
Geïa aussi est satisfaite ; la flamme de l’autel s’est soudain ravivée. — Asthera ! Par cette manifestation je crois deviner une réponse à mes prières !
Mais approchait l’heure du départ. Balmound avait reçu les dernières recommandations de l’homme au rocher. Thorfaix, le forgeron, finissait l’affûtage et le poli de ses armes. Le maître, fier de son apprenti, lui avait donné un talisman qu’il tenait, d’après lui, de l’esprit du vent. — Lorsque tu chercheras ta route prend ce bijou, la pierre d’une des sept branches de l’étoile représentée s’éclairera, t’indiquant ainsi ton chemin et ta destinée. — J’ai façonné grâce à toi mon chef d’œuvre ! Admire le bleu intense de cette lame ; je l’ai martelée, retournée, forgée et trempée plus de cent fois. Le minerai provient des grottes d’Hadès, l’elfe qui me l’a vendu l’a juré. Essaye le tranchant ; elle coupe une toile d’araignée en douceur… Quant à sa résistance ; regarde ! J’en ai fendu mon enclume et elle ne s’est même pas émoussée. Ton armure résistera à toutes les pointes de flèches… et sans me vanter, seul un acier divin pourrait l’entailler… Thorfaix était fier de présenter son ouvrage à ce garçon qui les portait si bien. — Mais toutes ces armes doivent être présentées aux Dieux, pour leur service et leur gloire ; n’oublie pas ! Apporte-les au temple sinon elles te seront maléfiques. — Je n’y manquerai pas Thorfaix… Elles sont réellement splendides. Balmond ne cessait de faire tourner son épée dans sa main et de faire des petites passes énergiques et rapides… Il était fier et heureux. Geïa était affolée ; tous ses efforts avaient été vains… Il ne la regardait même pas. Asthera, sa déesse, l’avait-elle abandonnée ? Ce n’était plus pourtant la jeune enfant que Balmound avait sauvée des eaux. Elle possédait désormais les formes avantageuses de son sexe ; l’amour et Asthera surtout les lui avaient modelés. Une longue chevelure épaisse et dorée lui tombait jusqu’au bas des reins, son regard troublant et quelque peu mystique, son teint d’ivoire, son corps mince et gracieux lui donnait une pureté d’ensemble qui s’harmonisait admirablement avec sa fonction de gardienne du feu sacré. Mais pour l’heure que pouvait-elle faire ? Et bien, s’il partait pour ses combats ; elle le suivrait et peu importe les dangers… Il ne pouvait en être autrement ! Elle en était là, ce jour là, dans ses pensées moroses, lorsque le grand prêtre Alfortas la manda dans sa cellule. Alfortas ne ressemblait en rien à l’image que l’on se fait du représentant des Dieux ; c’était un nain à la chevelure et la barbe bleuie par les années. Les plus anciens du village l’avaient toujours connu, son age était ignoré de tous et, de mémoire d’homme, il était le grand prêtre… — Geïa, si je t’ai convoqué c’est pour que tu m’aides à trouver une réponse, je ne puis y parvenir seul.
— Comment Maître ? Votre pouvoir est infini et ce n’est guère moi, pauvre servante qui pourrait vous aider, malgré tout votre enseignement.
Le regard perçant et honnête du maître fit taire Geïa. — Ne te mésestime pas ! Tu as bien des qualités et surtout, tu connais chose qui m’est interdite ; j’ai passé ma longue vie à servir les Dieux et, tu l’as dit, mon savoir est sans limites… comparé à vous humains… et pour cause : je suis un Dieu déchu. Ne soit pas effrayée, c’est vrai ! J’ai perdu mon éternité pour une faute commise jadis, mais était-ce vraiment une faute ? Vois-tu, les Dieux sont comme les hommes, avec les mêmes règles, protocoles, principes et interdits stupides. J’ai autrefois commis l’erreur d’aimer une mortelle. Nous voulions, folie orgueilleuse, un avenir commun, une destinée nous rapprochant… J’ai déjoué Meltarf et ses imbéciles volontés d’avenir. Le grand Ahart n’a pas été dupe. Le roi des Dieux m’a banni de son Olympe, interdit toute passion, volé et caché celle qui m’était chère. Mais mon repentir n’est que soumission envers le pouvoir divin et je pourrai quand même, grâce à mes bons et loyaux services reposer en paix… Oublions cela soupira le vieillard en redressant la tête… Je sais ce que tu éprouves actuellement, ne t’offusques pas, je t’ai observée… Tu désires suivre celui que tu aimes, Balmound… Mais tu es aussi la gardienne du feu sacré… désormais toi seule peux t’acquitter de cette tâche. Si tu pars, qui l’entretiendra ? Si la flamme s’éteint tu n’ignores pas les calamités qui peuvent s’abattre sur nous, sur notre pauvre peuple… et mon repos éternel sera bien compromis. Je ne peux également t’interdire de le suivre, je respecte trop ce que tu ressens et de plus je sais que tu ne reviendras pas sur ta décision. Réponds-moi ! Quelle est la solution ? Comment sauver le feu sacré et tes sentiments tout aussi enflammés à la fois ? Cette dernière phrase avait fait naître dans l’esprit de Geïa une idée que seule Isaïs, Déesse des passions, sollicitée sans doute par Asthera, pouvait lui avoir donnée. Son regard s’illumina et ne passa pas inaperçus du grand prêtre. — Pour te répondre, Alfortas mon maître, il ne faudra dissocier les deux, mais plutôt les unir ! — Ne m’en dis pas plus ! Je sais que tu as trouvé. À partir d’aujourd’hui tu serviras les Dieux à ma place. Laisse-moi maintenant. Le nain se recroquevilla sur lui-même. — J’ai beaucoup de pensées à ranger avant de les présenter à Ahart le suprême ! Geïa, les yeux humides sortie aussi légèrement que la brise qui souffla l’unique chandelle de la cellule, cueillant au passage l’âme du vieux prêtre.
— Enfin je suis prêt ! . Déclama Balmound dans la taverne. — Le métier des armes n’a plus de secret pour moi et mon équipement rendrait fou d’envies un prince du Kataï. Il leva sa coupe en direction du forgeron en signe de gratitude. — Le talisman du maître m’indiquera la bonne route à suivre et demain je vais au temple mettre mon épée au service des Dieux, concluant ainsi ma longue préparation. — C’est la première cérémonie de notre nouvelle prêtresse enchaîna le maître, celle que tu as jadis sauvé eaux ; il y a certainement un signe ! — C’est vrai ! Je l’avais presque oublié. Lorsque je l’avais arrachée des rapides, comme un petit oiseau tombé du nid, je n’avais à mes yeux accompli qu’un exercice de plus. Si l’on m’avait dit que Geïa blanche de peau serait un jour au temple… Mais je soupçonne Geïa d’avoir choisit le feu par dégoût de l’eau ! Il partit dans un grand éclat de rire suivit aussitôt par toute l’assemblée. Tout le village était venu au temple ce jour la voir Balmound leur héros. Même l’homme au rocher avait délaissé son trône de pierre pour assister au triomphe de son élève. Geïa remplissait admirablement sa fonction à l’égal du nain, on aurait pu croire qu’elle servait depuis des générations. Elle dirigeait les sacrifices, offrandes et libations avec une maîtrise et une expérience quasi séculaire… Balmond a maintenant déposé son épée au pied de l’autel ; elle reflète les lueurs rougeâtres du feu, elle semble s’embraser… Mais que se passet-il ? Le feu redouble, l’autel brûle ! L’épée brûle ! Elle est encerclée par les flammes ! La foule apeurée, horrifiée hurle : « Les Dieux se manifestent ! Geïa la blanche soudain saisit l’épée par la garde rougie par le feu et la brandit face à la foule. — Les Dieux se sont exprimés. Le feu sacré et les armes de Balmound sont indissociables. Cette lame sera appelée à de grands exploits ! La foule est subjuguée. Balmound s’agenouille : Quel est ce prodige ? L’autel brûle, la prêtresse insensible à l’acier incandescent ? — L’épée et le feu sont un, je dois les suivre ; je suis la gardienne du feu, les dieux l’ont décidé ! — Grande prêtresse, quémande le régisseur général en se faisant l’intérprêtre de la pensée commune de la cité, Grande prêtresse, qu’allons nous devenir, sans vous… sans le feu ? — Je dois les suivre ; les dieux l’ont ordonné. Le feu sera sous ma garde, jamais il ne s’éteindra, il continuera de vous protéger et mes prières l’accompagnerons… Je vous le dis encore ; nous ne pouvons aller contre la volonté des Dieux ! Alors la foule s’agenouille et chante les louanges aux divinités. Et ce fut le jour du départ. Balmound splendide dans son armure noire et son étalon d’ébène et Geïa sur sa monture d’argent, si frêle, si belle, portant à sa ceinture le feu sacré soigneusement protégé dans une urne de terre cuite. La foule les acclamant, les saluant sur leur passage et leur jetant des fleurs et des épis de blés. — On dirait des noces ! Songeait Geïa avec un sourire un peu triste. Elle avait réussi à le suivre, grâce à un savant subterfuge ; peu avant la cérémonie elle avait enduit l’autel de naphte ; cette eau prodigieuse de la lointaine perse, cette eau qui brûle, ainsi, lorsqu’elle avait jeté l’encens dans le brasier les flammèches ont incendié tout l’autel, quant à ses mains elle avait pris soin de les enduire d’un onguent de sa composition ; elle était ainsi protégée de toute brûlure… le reste, ensuite, n’était que discours. Oui elle partait avec lui, mais cette ruse n’avait fait qu’éloigner Balmound encore un peu plus d’elle. Il la regardait maintenant comme une amulette sacrée ou une petite divinité, une conscience des Dieux imposée pour le surveiller.
Bien des routes, bien des cités, bien d’aventures et combien de combats… Lui, Balmound, au sommet de la gloire et plein de richesses, de privilèges et de nombreux égards. Que de pillages, de butins, de nuits de victoires à festoyer avec les princes… et elle, Geïa, toujours plus triste, cantonnée dans son rôle prêtresse. Balmound ne remarquait pas sa grande prêtresse lorsqu’elle se retirait discrètement lors de ces nuits folles avec les filles des vaincus… — Il ne voit en moi que sa bonne fée. Combien de fois ne lui ai-je sauvé la vie, faisant bouclier de mon corps et lui ne me remerciant qu’à peine, n’y voyant là que mon rôle de gardienne de la volonté divine. Ainsi passait leur vie : en batailles, conquêtes et pillages. Une nuit, alors que Geïa entretenait le feu de l’urne, elle entendit gémir dans la tente de Balmound. — Mais il pleure ! réalisa-t-elle. Elle pénétra dans la somptueuse tente prise à la reine des plaines centrales et trouva son Balmound la tête dans ses mains. — Que t’arrive-t-il mon Prince ? Dit-elle à voix basse. — Rien ! Rien de bien bon ! Une lassitude de toutes ces richesses, de tous ces massacres. Je me languis de notre vallée. Geïa, elle ne te manque pas ? N’es-tu point fatiguée de toutes ces aventures ? — Ma volonté est la tienne, où tu seras je serais ! Répondit-elle, troublée. — Tu vois, le talisman que le maître m’a donné ; combien de fois j’ai prié pour qu’il m’indique le chemin du retour, pour que la branche de l’étoile éclaire notre route vers nos pâturages... Mais il est resté sourd à mes prières, m’indiquant toujours de nouveaux horizons… et toujours, là où tu te tenais, comme pour me montrer que le dessin de la volonté divine passait au travers de toi. Geïa sent alors les larmes monter. — Il n’a rien compris, même les Dieux n’ont pu lui expliquer pensa t-elle, désespérée. — Ce n’était peut-être pas une simple direction que l’étoile t’indiquait ! Souffla-t-elle dans un murmure. Balmound se redressa : — Que veux tu dire ? — Cherche vraiment pour une fois ! Cherche ! Elle sortit précipitamment de la tente en sanglots. Et Balmond chercha longtemps dans la nuit… Au lever du jour il y eut une attaque, une meute innombrable de géants hirsutes et blonds : des Celtes. Le moment de surprise passé, la bataille fit rage, il en venait de partout. Balmound se battait comme un ours blessé avec hargne et férocité. Soudain, au plus beau de la mêlée il entendit un cri… Geïa ! C’était elle, elle l’appelait à son secours… Il se fraye un passage à grands coups d’épée… Maintenant il la voit : elle est là entourée d’ennemis tenant bravement un bouclier trop lourd et se protégeant comme elle peut des pluies de coups qui tombaient sur elle et les quelques gardes fidèles qui l’entouraient. — Balmound ! Balmound ! Hurle-t-elle. Tout à coup, en la voyant ainsi, Balmound comprend, comme si ses cris parvenaient à déchirer le voile qui l’aveuglait depuis toujours… Il réalisa alors l’ampleur du gâchis de toutes ces années, ces années définitivement perdues… comment avait-il pu être aussi aveugle ? Il fonce soudain dans le cœur de la mêlée comme un ouragan, il balaye les tignasses blondes, ces géants de métal, il entaille, tranche, hache, cherche à occire tout ce qui est à portée de son épée. — J’arrive Geïa ! J’arrive… Ma Geïa ! . Un funeste coup de lance l’a atteint au poitrail, à la jointure de son armure. D’un revers de son épée il renvoie le guerrier Celte dans son Valhalla… Le moment de douleur et de surprise passé il reprend le combat, aveuglé par la sueur, crachant du sang, il frappe, cogne, créant des trouées béantes dans les rangs des ennemis. Ceux-ci affolés devant ce démon reculent, fuient, pris de panique et poursuivis par le restant des troupes de Balmound. Il a gagné : Balmound encore une fois vainqueur. Il tombe à genoux, Geïa se précipite et l’enlace… il s’écroule. Dans la tente éclairée faiblement à la lampe à huile les médecins se sont retirés les uns après les autres annonçant d’un regard triste à Geïa leur incapacité. Une fois le dernier parti, elle se précipite à son chevet ; plus blanche jamais, l’œil sec d’avoir pleuré toute la journée. — Pardonne mon aveuglement, Geïa ma douce, j’ai été ensorcelé par les histoires du vieil homme au rocher et je n’ai cherché le bonheur que dans le sang et l’acier alors que tu étais là, si proche de moi, pouvant m’apporter bien plus que ces talismans et nos stupides divinités. — Ne blasphème pas Balmound, Je ne peux te cacher que tu vas bientôt les rejoindre et j’ai bien compris maintenant que grand est leur pouvoir… Vois tu, il y a bien longtemps j’avais fait un serment, je m’en souviens parfaitement : je jure qu’un jour Balmound m’aimera. Tu vois, ils m’ont exaucé ; tu m’as aimé, un jour… un seul jour ! Geïa éclata en sanglot. — Ma pauvre Geïa ! Balmound posa sa main sur sa tête effondrée contre sa poitrine. — Moi aussi, j’avais fait un serment ; j’avais juré de partir en quête d’honneurs et de gloires, mais hélas je ne pourrais accomplir la deuxième partie de mon vœu. Revenir dans notre village, m’asseoir sur la pierre et raconter mes aventures… — Tu le feras ! Tu m’entends, mon aimé ! Tu le feras ! — Geïa la blanche… Geïa la belle… Je… Ce furent ses dernières paroles. Geïa se mit à gémir et se laissa aller à son grand désespoir.
— Tu m’a trompé Meltarf ! Pour toi les humains ne sont que des pions dont tu te joues à ta guise, hurla Asthera. Tu as rusé avec les mots parce que je me suis refusée à toi ?! Elle partit dans un grand éclat de rire. Tu ne manipuleras plus d’autres Geïa ou Balmound, regarde, j’ai un cadeau pour toi, du grand Ahart lui-même Elle tenait dans sa main la propre épée du roi des Dieux et d’un coup sec elle trancha la tête de l’avenir de Meltarf. — Fini pour toi de jongler avec le destin ; tu n’auras désormais de regard que sur le passé et le présent !
Il y a bien longtemps que l’homme au rocher était mort et nul ne venait plus guère s’asseoir sur le trône… jusqu’au jour ou Balmound revint avec le feu sacré. Tout du moins c’était l’armure et le casque de Balmound, mais il était beaucoup plus frêle ; les longs voyages, les privations, les blessures et qui sait peut-être une méchante maladie avaient du bien l’affaiblir… c’était sûrement ça ; une maladie qui avait du aussi affecter son visage, car il ne retirait jamais son casque. Sa voix était bien faible et il parlait peu, mais tout ce qu’il disait était juste. Il contait parfois ses aventures, mais prenait garde que nul enfant ne se passionne pour le métier des armes. — Qu’est donc devenue la prêtresse Geïa ? lui avait-on demandé. — Les dieux l’ont rappelé à eux sur le chemin du retour, mentait Geïa… Car c’était elle qui avait prit la place de Balmound pour finir d’accomplir son serment. Geïa vécut longtemps sur son rocher, nul ne découvrit son secret et l’on venait de très loin pour consulter un si sage guerrier, pourtant si triste. Une couverture de feuilles tissées par Asthéra enveloppa Geïa lorsqu’elle s’endormit une dernière fois. Ce jour là, le feu sacré s’est éteint. Fin
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 12 Déc - 9:20 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 12 Déc - 16:16 | |
| mais qui ne finit pas super bien |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 13 Déc - 9:24 | |
| L'historiette du jour : Honni soit qui mal y pense de JacbChemin faisant Tibère lève la patte sur les pots de fleurs au bas du passage Garibaldi. Puis il grimpe vite fait vers la terrasse du Napoli le resto de Luigi. Y’ a toujours des poubelles avenantes pour sa faim de cabot même si les matous du quartier ont déjà tout déballé pour festoyer. Sans compter que Luigi laisse souvent une part de pizza ou bien des pâtes emballées dans un journal sur le bord de la fenêtre. Les grands jours un fond de Rosé de Provence fourni par Mustafa le caviste voisin attend dans sa bouteille. Ça, c’est pour César, artiste de rue, clochard de toujours, maître de Tibère. Après avoir usé ses craies d’art sur le bitume, l’homme suit son chien tard dans la soirée pour le casse-croûte. Et ce soir il y a encore de la lumière : plein feu sur la terrasse, des gens assis à table, Luigi debout et des voix fortes ! - Lire la suite:
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César s’arrête net à l’angle du passage. La lumière le saisit, il se retourne aussi vite qu’il peut, face contre la boutique du caviste. Soudain il perçoit des pleurs puis la voix de Julia ! Inquiet il s’accroupit et se glisse tant bien que mal au coin du pot de fleurs qui pue l’urine de chien. Tibère se tapit entre ses genoux il tremble comme une feuille. Là-haut plantée devant la tablée, la femme de Luigi sanglote la tête baissée. Ça remue dans la tête de César. Entendre pleurer Julia, ça ne lui plaît pas ! Soudain des verres se brisent. D’un même élan, César et Tibère se plaquent contre le mur. — Eh ! Le pizzaïolo, tu vas cracher le morceau, oui ou non ? Interloqué par ce qu’il vient d’entendre César se penche prudemment et risque un œil : de dos, un gros homme au crâne rasé martèle des menaces : — Demain ton resto, là, tu le vois ton resto ? Tu pourras faire des spaghettis sauce Baccarat tellement ta vitrine sera en miettes ! Et ta souris… Brusquement il se retourne. Sa face ronde et hargneuse harponne la lumière. Il empoigne Julia par le menton, fait chuter une bouteille qui roule sur le pavé et dévale les marches une à une pour atterrir dans les pattes de Tibère qui couine de douleur. Pris de panique le clochard s’empêtre dans l’anse de sa musette et patatras sa boîte de pastels s’éparpille sur le trottoir ! Y’ en a même dans le caniveau, sous les roues de la voiture garée juste au pied des escaliers ! Pétrifié, César ferme les yeux, tout le quartier a dû entendre, l’homme l’a vu, il a croisé son regard belliqueux. Des fenêtres s’allument. Plus haut des cris, des chaises que l’on pousse. Tibère courbe le dos, la queue entre les pattes. Vite, très vite son maître se tapit au sol et ramasse à la hâte ses outils de travail, ces bâtons qui mettent chaque jour des couleurs dans son cœur et sur les trottoirs. Encore un, le « terre de Sienne » sous la gomme du pneu et brusquement deux phares balaient les mains affolées de César. Deux rais jaunes dans la rue sombre qui s’éteignent aussitôt. Le clochard détale à toutes jambes, précédé de Tibère les poils en brosse. La craie toute neuve git abandonnée sur le pavé. La portière s’ouvre. Un escarpin chaussant un joli pied puis deux au bout de longues jambes gainées de noir se plantent au déboulé de la dernière marche. La silhouette s’accroupit et une main gantée fait sien l’objet tombé à terre. Les talons aiguilles picotent la pierre de l’escalier touche par touche comme sur le clavier d’un piano, une toccata de Verdi montant dans le silence de la nuit. Là-haut sur la terrasse, on se tait … comme César, enroulé maintenant dans sa couverture sous le pont d’Ella Sanità. Il garde un œil sur les étoiles piquées dans l’échancrure du ciel découpée par la voute du cloître Santa Maria. Sur l’écran strié par la pluie il se repasse en boucle le visage du mafieux, son teint bistre, ses poches sous des yeux noirs comme les quelques tifs piqués sur son crâne d’œuf. Nain, gros, moche et violent c’est ce qu’il range dans un petit coin de sa tête avant de chuter dans un sommeil chaotique. Tibère quant à lui fonctionne avec ses références, c’est Horace Badun qu’il a vu chez Luigi, il en est sûr ! Il a beau être cabot des rues, sa robe virer au mâtiné cochon d’inde, il craint pour ses abattis et se niche apeuré contre le corps de son maître. Quand le cloître s’ouvre au jour et aux prières, César et Tibère déménagent vers les catacombes… Un espace de deux mètres sur deux à droite de l’entrée des galeries mortuaires suffit à l’art du sans-abri. Le cabot fait la manche casquette entre les dents et l’homme crayonne portrait ou paysage selon son humeur. Il récolte toujours de quoi acheter son tabac et ses craies de marque chez le coloriste du boulevard Magenta. Mais ce matin-là sa rencontre nocturne l’obsède et fait barrage à l’inspiration naturelle qui propulse chaque jour des formes et des couleurs sur l’asphalte. Sans conviction César esquisse l’ovale d’un visage, marque nez, bouche et yeux d’un trait léger quand un car venu de France se range sur le parking. Vite, de sa boîte de pastels il extrait un blanc irisé, un jaune de Naples, un terre d’ombre et un brun de Venise et voilà un regard qui anime le pavé ; juste un peu de noir de Mars et l’iris prend vie au moment où débarquent les touristes français. César a sa tactique. Il entame toujours une œuvre à l’arrivée des tour-opérateurs et s’arrange pour qu’elle soit terminée à la fin de la visite. Les gens qui émergent alors de ces boyaux sombres sont toujours réceptifs à la lumière des craies de l’artiste. Surpris et admiratifs ils sont généreux en superlatifs et en euros. Tibère remue la queue en faisant la quête, il a souvent droit aux caresses et ça flatte son ego de cabot. Seulement, si aujourd’hui est un autre jour, il n’est pas comme hier. La pluie a lavé Mona Lisa, son dessin de la veille. Le portrait de Léonardo qu’il entreprend et qu’il pourrait croquer les yeux fermés reste en miettes au bout de ses doigts… Déjà au passage le groupe s’attarde, on entend : — T’as vu on dirait les yeux de Christophe Colomb… et bien d’autres suppositions qui pour une fois laissent froid César qui semble très soucieux. Il farfouille dans sa boîte, finit par renverser tout son contenu. La pierre se poudre d’un fard multicolore tandis qu’il compile ses rouges, ses ocres, ses bruns, ses terres d’ombre à la recherche de ce bâton tout neuf acheté il y a deux jours et qui couvrirait à merveille la chasuble de bure que porte de Vinci. Soudain il blêmit, il se revoit hier soir. Hier soir à quatre pattes en bas de chez Luigi. La pluie bombarde tout à coup l’esplanade, le regard de Léonardo fond en larmes tandis que la meute de touristes déboule des catacombes comme si elle avait la mort aux trousses. Tibère a la même impression en suivant César qui court entre les gouttes. Sa truffe lui souffle qu’on monte au Napoli. Pourtant hier c’était plutôt soupe à la grimace. Mais le corniaud colle aux basques de son maître qu’il devine très inquiet. Lui aussi le devient quand il le voit ratisser le caniveau au pied de l’escalier qui mène à la pizzéria, ramper sous le châssis d’une voiture en stationnement puis gravir les marches à pas de loup jusqu’à la vitrine du resto. Des scellés bâillonnent la porte d’entrée, POLIZIA dupliqué sur le ruban scotché. César est sidéré. Une tape sur l’épaule le fait sursauter : — Salut l’emp’reur ! — Ah ! C’est toi ! bredouille César. Mustafa le fixe de ses yeux chafouins. Tibère dresse les oreilles, point de bonnes odeurs chez Luigi à cette heure de midi et le caviste qui semble faire le guet, rien de normal en vérité. — T’es pas au courant ? L’emp’reur ne sait sur quel pied danser. Mustafa l’a-t-il repéré l’autre soir ou bien dormait-il du sommeil du juste, le corps tourné vers la Mecque ? Rien ne filtre sur le visage fermé du Tunisien et son regard fuyant n’invite pas à jouer cartes sur table. — Euh… Non ! Qu’est-ce qui se passe ? — Tout ce qui se dit dans le quartier, c’est que la polizia a embarqué tout le monde ! — Comment ça « tout le monde » ? — Le patron, la patronne et le pizzaiolo. Tous dans le fourgon cette nuit vers trois heures. César a le cœur serré. Il pense à Julia, revoit la scène, maudit ces policiers aux mœurs violentes, cet interrogatoire musclé… Mais qu’a donc fait Luigi pour en arriver là ? — Tu les connais, toi ! Qu’est-ce qu’ils trafiquent ? Mustafa donne un coup de pied impatient à Tibère qui renifle la jambe de son pantalon, ce geste ancre la méfiance de César. Il dévale les marches, le chien sur les talons, le persifflage du caviste sur les épaules : — Tous des mafieux ces Italiens ! Y se disent blancs comme neige ! Le brouhaha de la rue ficelle ses inquiétudes comme araignée sur la toile il est angoissé. Il rejoint tétanisé sa tanière sous le pont d’Ella Sanità. L’heure n’étant pas au sommeil il s’affale sur un banc, pose sa musette et réfléchit la tête dans les mains. Tibère, museau sur les pattes attend la voix de son maître. Les arcades ont étiré leurs ombres sur le trottoir quand le vent emporte un journal laissé-là par un pèlerin de passage. César le capture, le fourrant machinalement dans son sac ; ce soir il fera un sommier de fortune sous son matelas en carton. La lune pavoise dans le ciel quand se couchent l’homme et son chien ventre vide et tête à l’envers. Quand au petit matin ils reprennent le chemin des catacombes, une ombre les suit. Sur place et sans plus attendre, Paolo se remet au portrait de Léonardo. Mais il est très préoccupé. Alors qu’il s’apprête à crayonner de blanc et de gris barbe et cheveux, il reste saisi par le visage qu’il a croqué. C’est celui de l’homme du Napoli… Même regard, même crâne d’œuf… ce type le poursuit ! À peine esquisse-t-il le geste d’effacer au chiffon ces yeux noirs qui le narguent qu’un escarpin verni se pose sur la bouche de craie. Un mollet galbé gainé de soie, un pan d’imperméable anglais, une main gantée qui pointe un révolver et César prend ses jambes à son cou en sifflant Tibère qui le devance à fond de cale dans les catacombes sous le regard médusé du gardien. Aussitôt rejointe par deux hommes patibulaires la femme remet son flingue prestement dans sa poche. Pas encore de touristes sur l’esplanade, juste un couple d’amoureux et un cantonnier qui balaie le trottoir. L’air menaçant, les trois acolytes décident d’attendre l’artiste et son chien le temps qu’il faudra. Oh ! Ils n’auront pas longtemps à faire le pied de grue. Les faux tourtereaux et l’employé municipal leur tombent sur le râble, en moins de deux, ils ont les pinces au poignet. Espionné et filé depuis la veille le trio n’a rien vu venir. Tous les trois restent muets comme des carpes quand la policière pointe du pied le portrait esquissé à terre : — Mais, c’est Vito le Sicilien ? Visages de cire chez les trois mafieux… Illico presto, un fourgon déboule face à l’esplanade et coffre tout ce joli monde. Les hurlements de la sirène ramènent en surface César qui se précipite pour ranger tout son matériel dans sa musette. C’en est fini pour aujourd’hui il a eu son lot d’émotions. Hardi, mais pas téméraire Tibère s’apprête à lui emboîter le pas quand le gardien s’approche : — Alors c’est la tronche de Vito le Sicilien ? Paolo prend un air outragé pour cacher son malaise : — Vous reconnaissez pas Léonardo ? Il plante là le gardien interloqué, mais dans sa tête trotte maintenant Vito le Sicilien. L’homme et le chien regagnent fissa leur couvent sous le regard du mafieux qu’ils pensent voir à tous les coins de rue. Vito ici, Vito là, et puis Julia, Luigi ! Les pires pensées bouillonnent comme le Vésuve dans la tête de César qui finit par s’asseoir sur un banc dans le square qui jouxte Santa Maria. Tibère jappe après des pigeons. Affamé, il leur vole les morceaux de pain qu’une vieille signorina lance depuis sa fenêtre. Alors ils lèvent le camp, reprennent le chemin du Napoli. Au cas où… Parce que… Pas de parfum d’origan, mais de la lumière : il y a quelqu’un ! César a le cœur qui bat en s’approchant de la porte. Trop sans doute pour ne pas apercevoir Mustafa qui le guette derrière ses bouteilles de Ratafia. Plus de ruban jaune ! Assis à la première table Luigi se tient la tête dans les mains, et Julia ? Elle lui fait face. Il ne voit pas son visage, mais la ligne de ses épaules porte tout le malheur du monde. Tibère s’impatiente à ses pieds, il couine et Luigi lève les yeux, lui fait signe d’entrer : — Ave, César ! Une chaleureuse accolade, puis : — On a été roulés dans la farine ! — La farine ? bredouille César. — Ils ont tout embarqué ! — Embarqué ? Mais qui ? — La polizia ! — Mustafa me l’a dit ! Pourquoi ? — Y’avait de la neige dans plusieurs paquets ! De quoi se faire du blé, mais pas des pizzas ! — Ben ! C’était plutôt musclé comme perquiz ! Julia se tord les mains, évite le regard de César qui cherche le sien. Elle ne dira rien. Rien du service qu’elle a rendu à Mustafa pour réceptionner une commande de… farine. Luigi taira aussi la visite du Sicilien. César est invité à partager des lasagnes, Tibère n’est pas en reste pour lécher le plat que déjà il est l’heure de regagner le pont d’Ella Sanità. Deux lamelles de rideaux s’écartent subrepticement chez le caviste qui suit des yeux les ombres de l’empr’eur et son chien. Une petite demi-heure de marche et les voilà tous les deux allongés sous la voute du cloître. César fourrage dans sa musette pour mettre de l’ordre dans ses pastels quand il tombe sur le journal roulé. Il le déplie et s’apprête à en glisser les feuilles sous son matelas de carton quand ! — Le commissaire Montalbano ? À la une, un gros titre : « Descente de la Polizia chez un pizzaiolo. » Et une photo : Montalbano n’a rien de la tête de Vito ! L’article lu mentionne une perquisition qui n’a rien donné. César fera l’innocent lorsqu’on agitera sous son nez un bâton de pastel terre de Sienne dans un sac en plastique étiqueté « pièce à conviction N° 1 ». Il affichera un calme olympien lorsqu’on lui montrera un cliché de son œuvre à la craie avec collé au dos « Jeudi 7 janvier 9 h 30 ». Et dira d’un ton impérial : — « qui c’est ce Romain ? » à la photo de Vito le Sicilien sous-titrée « Voleva la Mafia ». Pendant deux jours Tibère pleurera dans le chenil de la fourrière. Nul ne doute que derrière les hublots de l’avion, Luigi et Julia ne l’entendront pas, déjà tournés vers leur paradis des îles Caïman.
Épilogue : ° La Polizia ne pouvant rien retenir contre les protagonistes de cette histoire, César et Tibère officient toujours près des catacombes dont ils savent tirer des lauriers. L’heure n’est plus à De Vinci, mais à l’art animalier. ° Roulé dans la farine, Mustafa leur offre le kebab dans l’attente qu’un jour ils crachent le morceau… ° Vito a pris la poudre… d’escampette, sans renoncer toutefois à ses émoluments ! ° Luigi et Julia point ne sniffent, mais en croquent !
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 14 Déc - 9:50 | |
| L'historiette du jour : Grâce à une gifle, si tu es chanceux, tu peux trouver un morceau de viande dans la bouillie de Mil de Didier Lalaye(Ceci est une fiction ; toute ressemblance avec un fait existant ne serait que pure coïncidence) Il sortit de son sommeil, s’assit sur le lit conjugal et se rendit compte qu’il avait confondu les images de son rêve et des conversations de la veille avec celles de la télé après son troisième verre de whisky ; toutes parlaient de Covid-19, un petit machin qui foutait le ****** dans le monde. En effet, en tant que fils d’un capitaliste invétéré de Gouin, il avait vu combien cela pouvait rapporter en monnaies sonnantes et grossissantes, de créer un truc pour nuire au virus. Une fille callipyge vendait des seaux à robinets dans la ville, un tailleur confectionnait des masques, un vendeur de sandwichs passait de porte en porte… Mais lui Sodjé devait aller au travail et n’avait même pas le temps de réfléchir à un poison contre la petite bête. Il se sentait frustré, lui qui, dès l’annonce des mesures pensait qu’il allait être au repos comme l’avait annoncé le président, c’est-à-dire, dormir jusqu’à 10 h, se réveiller devant un plat de soupe « koura-koura » bien pimentée de sa bonne femme, prendre ensuite un bout de papier pour inventer quelque chose qui va rapporter de l’argent grâce à cette pandémie. Il se disait qu’après cet exercice intellectuel, il allait se taper 4 Gala glacées dans le bar clandestin du quartier. En fait ce n’était pas un bar, mais la technique consistait à s’assoir dans une cour contiguë au bar et l’on faisait passer les bouteilles par-dessus le mur qui séparait les deux concessions. Et bien sûr, le bar restait vide pour respecter le décret sur la fermeture des comptoirs d’alcool. « Voilà encore un qui se fait des couilles en or en empochant le double du prix de la bouteille » pensait Sodjé. C’était le genre de bière dont chaque goutte comptait. - Lire la suite:
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Mais non, notre ami ne pouvait pas vivre tout cela, parce que tout chef de la sécurité à l’Assemblée Nationale qu’il était, il devait monter la garde pour que la moitié des députés puisse dormir tranquillement en pleine session avec assurance. Son job était de s’assurer aussi que chaque entrant s’était lavé les mains à l’entrée pour ne pas aller contaminer les représentants du peuple dans leur sommeil. Ce matin-là était un jour particulier, c’était la visite du ministre de la Sécurité qui devait répondre à des « questions orales » des députés. Il ne savait pas exactement ce que c’était sauf qu’il s’agissait d’une séance qui consistait pour le ministre à expliquer pourquoi il n’y avait plus d’encre pour imprimer les passeports et aussi d’où provenait celle qui imprimait ces précieux documents pour des enfants des ministres qui partaient étudier aux États-Unis. Il allait alors donner des réponses du genre « ces passeports ont été imprimés avant qu’il y ait eu rupture d’encre » ou « ils les ont eus avant que tous les informaticiens ne soient atteints de panaris au même moment ». Au moment des réponses, souvent, ne restaient éveillés que le président de l’Assemblée, ses adjoints, un rapporteur et l’auteur de la question. Tout le monde se rappelait encore ce jeune cameraman stagiaire viré de la télé pour avoir laissé sa caméra allumée sur les élus dont les 2/3 étaient endormis à la fin d’une journée ; on pouvait entendre leur ronflement en direct à la télé. Il se raconte même que certains y passaient la nuit ou se réveillaient tard dans la nuit pour rentrer chez eux. Comme la plupart avaient des maladies cardiaques, la croyance populaire pensait qu’en les réveillant, la panique les tuerait à cause de l’effet de surprise. Et personne ne voulait être responsable de leur mort. Et c’était même pour éviter les tracasseries après qu’on leur payait les per diem dès leur arrivée le matin pour permettre à chaque dormeur de rêver avec son argent dans le portefeuille.
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Sodjé arriva au siège du parlement avant tout le monde comme d’habitude, sanglé dans sa tenue toute neuve, il se sentait élégant, non… très élégant. Il voulait que le sergent Rackié remarque cela, elle, avec sa maniaque manière de s’intéresser au look de ses collègues. Elle, avec sa subtile manière de tourner le dos à son chef qui faisait semblant de ne pas observer ses rondeurs fessières qui distendaient le pantalon de l’uniforme. Il la soupçonnait de vouloir le séduire, mais il était marié et n’avait pas l’intention de tromper sa femme et en plus à Gouin, un célèbre penseur avait dit qu’il n’était pas bien de faire caca près de la maison parce que l’odeur peut être facilement ramenée par le vent. Mais aucun autre penseur n’avait sorti des dictons qui interdisaient de lécher les lèvres en regardant le miel, donc Sodjé aimait regarder du coin de l’œil. Elle avait cette gracieuse manière de fille bien élevée de montrer qu’elle respectait son chef et il le lui rendait bien. Trente minutes plus tard, ils avaient réussi à faire laver les mains aux occupants des lieux et à les faire entrer dans l’enceinte de la maison à faire des lois et à palabrer. C’est alors que les 4x4 du ministre de la Défense se pointèrent dont un, vitre fumée, transportait le ministre himself. Sodjé fidèle à son poste stoppa le convoi pour leur expliquer qu’il fallait se laver les mains, se débarrasser des microbes avant d’aller discuter avec ses patrons. Le ministre ne comprenait pas très bien comment lui, le chef des chefs de tous les chefs de l’armée devait aussi se laver les mains comme tout le monde, il ordonna tout simplement à son chauffeur de continuer son chemin. Une fois dans la cour, sa voiture s’arrêta, il descendit suivi des gardes corps, il marcha droit sur Sodjé et lui assena une gifle qui résonna tellement fort que les hérons s’envolèrent d’un arbre d’à côté. Il n’avait pas l’intention de jouer un acteur de cette chanson de l’école intitulée un jeune soldat sur le pont d’Henri IV. Il intima l’ordre à ses sbires de ligoter le chef de sécurité de l’Assemblée Nationale. Sodjé offrit ses poignets, mais à ce moment précis, son regard croisa celui du sergent Rackié… Son sang ne fit qu’un tour… Comment lui, Sodjé, le plus grand bagarreur de l’école du centre de Gouin, champion de lutte trois ans durant, allait se faire attacher comme une chèvre devant une femme belle qui le respectait ? Il pensa fort à cette journée de pluie dans son village où à lui seul il a tabassé cinq gaillards qui avaient tenté par jalousie de crever les roues de son vélo. Lui qui avait assené un coup de tête à son prof d’EPS qui lui avait écrasé le pied en cours en classe de seconde UA du lycée de Torrock, il revit encore le nez du prof coulant du liquide rouge comme un robinet, sa fuite du village… Entre temps le ministre avait déjà fait son entrée dans la salle. Il s’opposa donc catégoriquement aux gardes du ministre, les bruits de lutte alertèrent les députés qui sortirent et le combat s’arrêta là. Les représentants du peuple ne pouvaient tolérer que l’on s’en prenne à leur gardien du sommeil. En un laps de temps, l’information devint virale, partout ça parlait de la bagarre entre un ministre et un gendarme, il en y en avait pour au moins 50 versions où on retrouvait des titres comme « Un ministre se fait mordre par un gendarme », « Un ministre et un gendarme en viennent aux mains pour une femme », « Un ministre donne un coup de pied à un vigile », bref Facebook, Instagram, Twitter… Tous… en parlaient. Sodjé la main sur la joue, rentra chez lui avec un congé de 5 jours à la clé. Bien sûr, il n’eut pas à expliquer quelque chose à sa femme qui était assise au salon, entourée de ses cousines comme s’ils s’était agi d’un deuil. Elle aurait quand même bien aimé savoir si la version de la bagarre pour une femme était vraie, mais par pudeur et aussi vu la mine de son mari, elle ne fit rien. Des coups de fil n’arrêtaient pas de tomber et c’est ainsi qu’il reçut l’appel de deux avocats, Maitres Bruno et Jean-Bosco qui lui promirent de trainer le ministre en justice. Sodjé était très en colère, il voulait tuer le ministre, il ne réfléchit pas deux secondes avant de dire oui aux avocats. Ce jour-là, il ne regarda pas la télé, cette série « La maîtresse d’un homme marié » ne lui disait rien. Assis dans sa cour, il rassemblait ses idées pour s’expliquer devant le tribunal et faire payer à ce ministre son zèle. C’est alors qu’il vit entrer dans sa concession… Oh non ! Le ministre gifleur et sa suite… Sodjé convaincu que c’était sa mort, banda ses biceps, prêt à se battre et mourir en homme… Il serra ses dents, bondit de sa chaise ferma ses poings. Mais le ministre s’arrêta au milieu de la cour, déposa une enveloppe par terre et dit « Toutes mes excuses, chef » et tourna les talons. Sa femme discutant avec ses cousines dans le salon n’avait rien entendu. Sodjé, fils du plus grand capitalise de Gouin n’était pas le genre comme vous et moi à se poser des questions sur le contenu de l’enveloppe jusqu’à en faire une digression. Il s’en empara dès que le portail se fut refermé et que les voitures eurent démarré. Et dedans… des billets de banque tout neufs, il alla s’enfermer dans les toilettes et compta : cinq millions de francs CFA en coupures de 10 000 ! Pas un de plus, pas un de moins.
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Cette nuit-là, Sodjé bloqua son cerveau et refusa de réfléchir trop longtemps, mais juste assez pour placer ces phrases : « moi qui pensais que je n’allais rien gagner grâce au Covid-19, mais bon quand tu es chanceux, il arrive que tu trouves un morceau de viande dans une bouillie de mil ». Il s’endormit presque aussitôt. C’est son téléphone qui le réveilla le lendemain matin. Il regarda l’heure, il était 10 heures et sur son écran s’affichait le numéro de Rackié, il décrocha et elle attaqua bille en tête : — Félicitations je viens d’écouter le point de presse de tes avocats… — Point de presse ? Sodjé ne comprenait pas. — Oui, pour dire que tu portes plainte contre le ministre, c’est bien fait pour sa gueule. Sodjé raccrocha à la hâte et courut chez son cousin Byakzabo, qui comme lui, venait de Gouin, était journaliste et surtout très doué dans son domaine. Il ne pouvait pas mentir à son ami d’enfance, tous deux circoncis le même jour et avec qui il avait volé les arachides dans le champ d’Abakar Torh l’agronome de Gouin, l’homme qui labourait avec un tracteur comme dans les films. Ils se rendirent d’abord chez Maitre Clarisse pour lui demander des conseils juridiques. L’avocate était devenue célèbre pour avoir réussi à faire libérer un opposant de la prison alors que tout espoir était perdu, qui a réussi à annuler la poursuite contre 10 activistes qui avaient pissé sur un commissaire pendant une manifestation et enfin qui avait réussi à blanchir un ex-rebelle de son accusation de coup d’État pour avoir allumé une cigarette devant une voiture d’un neveu à la belle-mère du beau-frère du président. Rassurés, ils appelèrent ensuite Mme Achène la directrice de l’Agence Nationale de Presse pour organiser à leur tour leur point de presse qui était très pressé. Devant un parterre de journalistes, Byakzabo expliqua avec gestes et détails en français comment son frère Sodjé, un homme craignant Dieu, éduqué dans la voie de la tolérance, a décidé de pardonner tout simplement à son ministre. À la question de savoir s’il avait réellement décidé de porter plainte par le biais de ses avocats, Sodjé répondit tout simplement en Moundang : « Mi kè neu avoka yéh (je n’ai pas d’avocat) » Byazkabo termina en disant aux journalistes que l’affaire était classée et que quiconque en parlerait serait responsable de ses propos. Affaire finie. Finie ? Non, Jean-Bosco et Bruno viennent de perdre la voix à force de s’expliquer sans se faire comprendre. Gouin Times, le 18 mai 2020.
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Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 14 Déc - 14:13 | |
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