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| | L'historiette du jour | |
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Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 10 Mar - 7:49 | |
| Magnifique comme quoi il faut laisser nos enfants aller vers l'avenir dont ils rêvent. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 11 Mar - 7:56 | |
| L'historiette du jour : L'olivier de Julien BernardQuand André sortit ce matin-là, l’air glacé de l’aube étendait ses vapeurs sur le sol, n’y laissant ça et là que quelques reflets verts. Le ciel était teinté de rose. Il s’assit sur la même chaise que d’habitude, et scruta les soubresauts du paysage engourdi. Comme on s’habitue à voir dans le noir le contour des choses, comme on s’habitue à entendre le moindre bruit d’un apparent silence, il s’habituait chaque matin à saisir l’imperceptible vie de la vallée déserte. - Lire la suite:
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Par endroits, de minuscules oiseaux se jetaient d’arbre en arbre. Ailleurs, les feuilles d’un chêne bruissaient tout doucement. C’étaient les premiers frissons d’un corps qui se réveille. De la terrasse, le terrain suivait une pente douce parsemée d’oliviers, pour atteindre deux-cents mètres plus bas un petit chemin de terre. D’épaisses haies de cyprès bordaient le paysage, s’arrêtant net au bord du chemin, emprisonnant dans une dérangeante symétrie un enchaînement de vallons et de toits ininterrompu jusqu’aux collines pelées surplombant le village. Le ronronnement d’un moteur vint envelopper le silence, de plus en plus fort. Une voiture blanche apparut et vint se garer au pied des cyprès. Une silhouette d’homme s’en dégagea, qui était presque une ombre. Le claquement de la portière fit fuir quelques moineaux. André suivait attentivement la marche de l’homme vers les trois oliviers qui marquaient la frontière de son terrain. Il s’arrêta à quelques mètres des arbres puis s’avança vers l’un d’eux. André, le suivant de tout son corps, se penchait plus avant à mesure que l’homme disparaissait derrière les oliviers. Et puis il ne le vit plus. À moitié debout, complètement figé, il écoutait et il n’entendait rien. L’homme reparut et marcha, courbé, vers son auto, sans un son. Ce ne fut que lorsque la portière se referma qu’André sortit de sa méditation. Quand le bruit du moteur se tut, il traversa son terrain sans quitter des yeux le chemin. Arrivé à l’arbre, il en observa attentivement les circonvolutions, des racines aux petites feuilles grises, se perdant dans les contours rugueux de l’olivier qui fendait son tronc épais en trois bras d’égale ampleur. Il tourna autour. Il n’y avait rien. C’était un mystère bien mince auquel un besoin naturel, prosaïque, aurait fourni une explication très simple. Mais André refusait d’introduire quoi que ce soit d’ordinaire dans cette apparition, dont il sentait la pesanteur presque surnaturelle se propager jusqu’à lui. Cette interruption de sa solitude avait recouvert la clarté de ce matin d’hiver d’une ombre épaisse. C’était une ombre qu’il ne cessa d’amplifier, d’étendre, la ressassant tout le jour. Elle se fixa sur lui comme la maladie s’agrippe à l’homme qui, ayant grandi loin d’elle, a ignoré toute sa vie sa fragilité.
Mais si elle s’était nichée quelque part en lui, c’était dans un recoin qu’il ne connaissait pas. Elle veillait, immobile, rappelant seulement au reste de son corps, dans un lancinant murmure, l’endroit d’où elle venait. Il arpentait son terrain, s’adonnait à toutes les tâches qui attendaient depuis trop longtemps ses vacances. S’approchant des arbres dont il avait vu s’épaissir le feuillage jusqu’à rejeter toute lumière de leur cœur, il les observait longuement, puis sciait, sciait encore, jetant d’un geste ample les énormes branches qu’il lui semblait extraire à l’infini. Et il ne se rendait pas compte que lorsqu’il regardait ces arbres, son regard déviait, happé par le petit chemin de terre. Il ne remarquait pas que lorsqu’il sciait, c’était toujours le chemin qui apparaissait derrière les branches extirpées.
Le lendemain, lorsqu’il se retrouva face à son immense couloir de verdure, il lui sembla que tout avait changé. Le chemin qu’il fixait sans le vouloir s’était comme rapproché. Les cyprès semblaient désormais abriter une menace au sein de leur impénétrable colonne d’épine. Tout se taisait. Le bruit sourd de ses pensées étouffait les rares échos de la vie environnante. Puis, un moteur. La voiture, qu’André guettait fiévreusement, sans savoir pourquoi, sans comprendre même la certitude qu’il avait de son retour, surgit au coin de sa portion de route. De la même démarche laborieuse, l’homme qui s’en était extrait suivit la même trajectoire que la veille pour finir par disparaître derrière le même arbre. Une minute plus tard, il était reparti. Quand André se retrouva de nouveau face à l’olivier, et qu’il en regarda les branches tordues, il eut peur. Il ne s’en approcha pas. Il lui semblait que ce profond enchevêtrement végétal, dont seules les fines extrémités ondulaient calmement, se penchait vers lui. Le chemin, derrière lui, était trop proche. Il remonta rapidement.
Cette nuit-là, André rêva de l’intrus. Celui-ci descendait de sa voiture, et, au lieu de se diriger vers l’arbre, avançait vers lui d’un pas incertain. Il arrivait sur la terrasse. André le regardait, entendait ses pas et ne bougeait pas. L’inconnu ne le regardait pas. Il avait un grand manteau gris, et n’avait pas de visage. Il passait à côté de lui. André regardait toujours droit devant. L’autre était derrière lui. Puis il entendait la porte-fenêtre s’ouvrir et se fermer. Se retournant finalement, André ne pouvait voir dans la vitre que son propre reflet, mais il savait qu’un homme, le regardant de l’intérieur, pouvait le voir. Il entrait précipitamment dans la maison, en fouillait chaque pièce, de la cuisine qui était à la place de la chambre, à la salle de bain qui était celle de son appartement. Personne. Il arrivait devant la porte de sa chambre, en haut d’un escalier qui n’existait pas. Elle était fermée. Alors qu’il tendait la main pour l’ouvrir, la poignée s’abaissait. Et l’homme, face à lui, le regardait. Quand il se réveilla, le lendemain matin, la lumière était déjà chaude, l’herbe était déjà verte, et l’homme, sans doute, déjà parti.
Au quatrième jour, André avait pris soin de régler son réveil un peu plus tôt. Il avait pris son café plus vite que d’habitude et s’était posté derrière les cyprès, face au côté du chemin par lequel l’homme devait arriver. Le moteur ne tarda pas à se faire entendre, puis ce fut au tour de la voiture d’apparaître. Quand il en sortit, l’intrus n’était qu’à quelques mètres d’André. C’était la première fois qu’il voyait son visage. Il devait avoir autour de trente-cinq ans. Sa silhouette élancée aurait été élégante si ses épaules n’avaient pas été aussi affaissées. Ses traits semblaient le lieu d’une étrange contradiction. Son visage, lisse, rasé de près, dont les quelques rides autour des yeux et du nez avaient sans doute été forgées par une vie de sourire, s’engouffrait tout entier dans des cernes d’encre, des lèvres figées dans une sorte de moue de dégoût, des sourcils froncés juchés sur des yeux presque morts. Il avançait, comme il avait semblé à André depuis ses hauteurs, sur des jambes qui lui obéissaient à peine. Lorsqu’il fut devant l’olivier, il se pencha, et, plongeant la main dans son manteau, en ressortit une petite boîte dans laquelle il piocha quelque chose. Dans un trou qu’il creusa d’une main, après en avoir cherché l’emplacement un instant, il vint de l’autre déposer ce qu’il tenait entre ses doigts. Et il resta là, s’affaissant chaque seconde un peu plus devant l’arbre. André, accroupi derrière le sien, s’était complètement figé, et c’était à peine si, devant la scène, il avait osé respirer. Mais revenant à lui, et s’apercevant que ses jambes lui faisaient mal, il brisa une brindille dans son effort pour corriger discrètement sa posture. L’homme tourna brusquement vers lui son visage de fantôme, et ses yeux retrouvèrent un peu de leur vie. Il se leva lentement, regardant toujours dans sa direction. Et puis, ne se doutant vraisemblablement pas qu’un homme se trouvait, tétanisé, précisément à l’endroit qu’il fixait, il repartit. André resta un moment assis dans la terre, reprenant ses esprits. Le visage de l’homme le hantait déjà, préfigurant, il le sentait, nombre de nuits d’angoisse. Quand il eut repris ses esprits, il se hâta vers l’arbre, mais d’un pas léger, inaudible, comme si l’autre était encore là, et il creusa délicatement la terre de ses mains. Imitant les gestes qu’il avait vu, il soulevait la terre en de tremblantes caresses de peur de rater l’objet qu’on y avait mis. Bientôt il ne resta que quatre minuscules cailloux blancs au fond du petit trou, pleins de terre. Il les prit dans sa main. Mais il n’eut pas le temps de commencer à les nettoyer que le bruit d’un moteur lui fit tourner la tête. Dans la voiture blanche qui s’était arrêtée juste derrière lui, une paire d’yeux le fixait. L’instant d’après, à la périphérie de sa vision, une silhouette courait vers lui. Il se leva dans un saut, et courut sans un souffle. Il entendait derrière lui de lourdes foulées et des cris, des hurlements de rage. Il tourna la tête. Il ne vit qu’une forme, toute proche. Puis un choc. Il était plaqué à terre. Il sentait un souffle rauque expirer sur sa nuque.
Ce dimanche matin, Pierre marchait sur le même chemin qu’il prenait chaque jour en voiture pour se rendre au village. Mais ce jour-là, il prenait son temps, il regardait les arbres, il guettait dans les branches la lutte de deux oiseaux, la danse incertaine d’un insecte. Il écoutait surtout, derrière lui, le rire de Lucie. C’était un son qu’il voulait respirer comme on sent un parfum issu de sa mémoire, à pleins poumons. Du haut de ses cinq ans, elle tenait tête à son labrador, qui mimait avec entrain quelques assauts joyeux. Alors que l’animal se jetait sur la fillette, il reçut sur le museau une gifle qui dévia sa course et l’envoya dans l’herbe. Lucie ne s’autorisa qu’un éclat de rire avant de s’ancrer à nouveau dans le sol, voyant son adversaire se relever pour une nouvelle attaque. Bien sûr, la course effrénée n’était qu’un petit trot, la gifle une caresse, la chute une roulade. Mais Olmo jouait son rôle avec application, soucieux de ne pas trahir l’imaginaire de sa complice. Dans un dernier volte-face, la bête féroce, ignorant le coup qui lui était asséné, heurta la combattante si puissamment de son flanc que, poussant un cri de rage et de douleur, elle lui chuta lourdement sur le dos. Alors l’animal parada vers son maître, sa proie riant aux éclats sur son dos, et la déposa doucement aux pieds de Pierre. Elle gardait les yeux fermés, complètement immobile, et, surjouant un brin la mort, laissait pendre sa langue au coin de sa bouche. Alors que son père se penchait pour la remettre sur pieds, elle ouvrit furtivement un œil, et voyant qu’il était tout près de l’attraper elle se releva en sautant, dans un rire qui était presque un cri. Son visage ne se départissait pas d’un gigantesque sourire, laissant voir un petit trou à l’emplacement de la première dent de lait qu’elle venait de perdre. Mais son visage, rosi par la fraîcheur de ce matin d’hiver et par ses jeux d’enfants, se fit plus pâle. Elle vacilla. Pierre s’approcha. Il avait appris à rester attentif à ce visage qui, s’il était toujours radieux, trahissait parfois une fatigue qui ne cessait de s’amplifier. Mais elle se ressaisit, se remit à courir et le dépassa. Il courut tranquillement à son tour pour la suivre alors qu’elle disparaissait dans un virage, derrière une haie de cyprès.
Lucie profita des quelques secondes hors de la surveillance de son père pour grimper dans un gros olivier, et se lova dans le creux que formait son tronc, là où il se divisait en trois bras. Quand son père l’eut rejointe, elle lui dit que dorénavant ce serait sa nouvelle cabane, que ce serait sa cachette toute l’année parce que l’olivier avait toujours des feuilles. Elle lui dit aussi qu’elle enterrerait ses dents de lait juste à côté de lui, et que, comme ça, si l’olivier avait un petit frère qui poussait, ce serait son frère à elle aussi. Ils restèrent là un moment. Elle balançait ses jambes contre l’arbre, Pierre lançait des brindilles, Olmo les rapportait.
Lucie continua de perdre ses dents de lait. Mais ces petites reliques des débuts d’une vie devinrent le compte à rebours de souffles qui faiblirent, de rires et de joies qui, doucement, se turent. De cette enfance, il ne resta bientôt que six petites dents dans une boîte en bois.
Pierre, l’œil vague, ballotté depuis quatre jours par des souvenirs qui étaient des falaises, s’agrippait à son volant. La boîte qu’il sentait contre sa poitrine l’empêchait de respirer. Un éclair de conscience le ramena au monde. Il avait oublié ses notes de cours chez lui. Il corrigea la position de son rétroviseur intérieur pour ne plus y voir ses yeux, et fit demi-tour sur le chemin de terre. Lorsqu’il traversa à nouveau la haie de cyprès qu’il avait dépassée quelques minutes plus tôt, il vit un homme, à genoux, au pied de leur arbre. L’homme tourna la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux de Pierre. Il tenait au creux de sa main quatre petites dents.
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|  | | BarTender ****

Messages : 482 Date d'inscription : 24/02/2020 Age : 52 Localisation : province
 | |  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 12 Mar - 7:46 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 12 Mar - 7:49 | |
| L'historiette du jour : Le téléphone de Boing Boo« — Réponds. Allez réponds quoi ! Je n’ai presque plus de batterie… — Allô ? — Allô ? Allô ! Arthur ? ****** ! » Alan regarda l’écran de son téléphone s’évaporer, il était déjà trop tard, il s’éteignit. - Lire la suite:
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D’abord sa tablette, maintenant ça. C’était toujours lorsqu’il en avait le plus besoin que la technologie lui faussait compagnie. Il s’était habitué à ce genre d’imprévu alors il avait toujours une batterie de secours sur lui, au cas où, mais cette fois-ci, non. Frustré, il rangea son mobile dans la poche de son jean et marcha seul sous les réverbères illuminés. Il avançait d’un pas pressé, des affaires en vrac sous le bras et les mains pleines de papiers. C’étaient les derniers moments du week-end, dans quelques heures il allait devoir livrer le fruit d’une demi-année de travail. Des recherches intenses à propos de choix complexes et de décisions risquées qui bouleverseraient l’avenir de sa société, le sien et celui du monde. Seulement, suite à une malencontreuse maladresse informatique, il avait perdu un élément capital pour clôturer son dossier si parfaitement ficelé. La pièce maîtresse qu’il convoitait, celle qui finaliserait enfin le plus grand puzzle de sa vie, c’était Arthur, son collègue et ami de toujours, qui en détenait une copie en papier. Un magnifique tableau parsemé de cercles, de courbes, de chiffres intelligemment disposés ci et là, représentant un savant graphique que ni vous ni nous ne comprendrions à moins d’en avoir été l’auteur, et encore. Mais Arthur profitait de ses congés à des centaines de kilomètres d’ici. Alan devait trouver un moyen de contacter son ami et vite, il devait absolument récupérer ces notes. Malheureusement son portable peinait à se rallumer et faute de chance, une coupure d’électricité dans son immeuble l’empêchait non seulement d’informatiser sa pile de documents, mais aussi de recharger la batterie de son téléphone.
Il marchait précipitamment dans la ville espérant trouver une cabine téléphonique depuis laquelle il arriverait à joindre son collègue. De nos jours ce genre de lieux ne court pas les rues. Au bout d’un paquet de temps, Alan en trouva une, il entra et décrocha le combiné qui, à la tonalité qu’il fît, sembla fonctionner. Le coût d’un appel était de trois euros puis de quelques centimes supplémentaires par minute. C’était le genre de cabine où on dépensait toute notre monnaie sans nous en rendre compte au fur et à mesure des conversations. Arthur ne possédait qu’un unique billet de cinq euros qu’il enfila sans réfléchir dans la machine. Il composa le numéro d’Arthur. « — Allô oui j’écoute ! — Bonsoir Amélie, c’est Alan, est-ce que je pourrais parler à Arthur s’il te plaît ? Je dispose de peu de temps et c’est important, donc si tu pouvais faire vite. — Arthur ? Mais quel Arthur ? Il n’y a pas d’Arthur ici, vous avez dû faire un mauvais numéro monsieur. ». Bip… bip… bip… la dame avait raccroché. Alan venait de se rendre compte que dans la précipitation il avait inversé les deux derniers chiffres du numéro de son sauveur. Il n’avait désormais plus assez de monnaie pour réitérer un appel, mais tout espoir n’était pas perdu, dans un élan de motivation il se mit en quête d’une âme charitable qui accepterait volontiers de l’aider.
À cette heure-ci, rares sont les gens qui se baladent dans la rue et lorsqu’on tombe sur quelqu’un, ce n’est pas toujours de bon augure. Au coin d’une rue, Alan vit un homme de dos, plutôt bien habillé : « Pardon monsieur ? » Quand il se retourna, l’individu fît de grands gestes brouillons en titubant et hurlant : « Aah ! Mais qui v’là là ? C’est mon copain – hic – ! Hein qu’t’es mon copain toi ? J’peux t’aider – hic – mon copain ? » L’homme était d’une saleté inimaginable. Il sentait un mélange d’odeurs répugnantes et reniflait si fort qu’on se demandait comment il se supportait lui-même, ou s’il n’avait pas perdu l’odorat. Alan hésita un instant, puis tenta : « En fait oui. Je me demandais si vous aviez de quoi téléphoner ? » Le clochard tendit son oreille horriblement sale et poilue puis acquiesça vivement : « Ouaip ! J’ai tout c’qu’il te faut — hic —, mon copain ! Tiens, et appelle qui tu veux — hic —, mais fais gaffe à la bave mon vieux. J’t’ai à l’œil ! Ha ! » « Oh merci beaucoup, et ne vous en faites pas je ne compte pas baver sur… wow ! Mais, qu’est-ce que… » Le pouilleux tendait un mollusque à coquille gros comme un poing d’enfant : « Ça mon vieux, c’est un bijou d’technologie – hic – ! C’est mon escargot-phone rien qu’à moi, mais j’te l’prete parce que t’es mon copain ! Et tu peux m’appeler André, non, Albert. » Gêné et un peu apeuré, Alan préféra se retirer et abandonna l’idée d’interpeller quelqu’un d’autre. Mais le vieux se mit à crier derrière lui : « Hé reviens mon copain ! T’as oublié mon cadeau – hic – ! Hééé ! T’as pas intérêt à aller voir l’aut'vendeur de téléphones du bout d’la rue, il va t’arquaner… t’arnaqrer… t’arnaquarer… — hic – ! Allez c’est ça, bon vent ! »
À bout de souffle et sans le remarquer, Alan avait parcouru presque l’entièreté de la longue avenue. Inconsciemment, il s’était dirigé dans la direction que le clochard lui avait déconseillée. C’était un fou ce type, sa mise en garde n’avait aucune valeur. De plus, une boutique ouverte à cette heure-ci, ça ne pouvait pas exister.
Arrivé à la fin de la grande rue, plus rien. Le néant total. Pas de baraquement, pas de virage, pas de continuité, pas de lumière ni même d’êtres humains, sauf, un petit magasin planté là. Cela aurait pu paraître effrayant à bien des égards, mais Alan ne ressentit aucune terreur. Il était même plutôt apaisé, comme dans un rêve. Une atmosphère étrangement reposante régnait tout autour de lui.
Les néons qui encadraient l’entrée de la boutique brillaient étonnamment fort, mais n’éclairaient pourtant presque rien. Malgré la douceur envoûtante de ce monde obscur, Alan n’osa s’approcher de la porte. Petit à petit, une farandole de luminaires en tous genres s’allumait progressivement autour de l’antre. Des flèches et des textes lumineux apparaissaient comme par magie, tout en lui indiquant qu’ici, on vendait des téléphones. Durant un bref instant, Alan pensa s’être fait droguer, car rien de ceci ne pouvait être réel, puis il remarqua trop tard qu’il était déjà à l’intérieur de la boutique. Il avait été sensuellement attiré par le magnifique téléphone blanc qui trônait en plein centre d’une grande pièce. L’objet était enfermé dans une belle vitrine sans verrou, bien éclairée et sans aucune impureté. Seul un petit écriteau siégeait sur le splendide autel blanc immaculé. Alan lut : « Prélèvements automatiques. Dites simplement s’il vous plaît. » Il ouvrit le cube de verre et saisit le téléphone.
Quand Alan se réveilla, il était déjà sept heures du matin. Il avait flâné toute la nuit et n’avait pas réussi à joindre son ami. Au ralenti, il traîna des pieds. Un cauchemar, cette journée allait être un terrible cauchemar à affronter. Il aurait préféré fuir. Il n’avait rien à présenter et sa carrière allait se terminer en un claquement de doigts. Instinctivement il chercha son téléphone sur la table de nuit. Quand il regarda dans sa main, le téléphone qu’il tenait était d’un blanc exaltant. Le nouveau portable était déjà allumé. Apparemment il ne possédait aucune autre option que celle d’émettre un appel. Seules douze touches étaient présentes, une rouge, une verte et dix chiffres. « Quel coucou ringard, j’ai dû me faire avoir comme un bleu hier soir. ». Ses souvenirs étaient flous. Lorsqu’il trouva son fidèle téléphone, il se souvint seulement que sa batterie était épuisée et qu’il devait absolument trouver un autre moyen pour contacter son collègue.
« Bon, au moins il me servira peut-être à joindre Arthur. » Il composa de tête le numéro de son ami, sans erreur cette fois-ci : « Allô ? Qui est-ce ? — C’est moi Alan, j’ai un numéro provisoire. — Ah Alan, j’ai essayé de te joindre toute la nuit, mais impossible ! — Oui je n’ai plus de batterie dans mon téléphone habituel, et pourtant j’en avais bien besoin hier soir. — Que veux-tu dire ? Tu voulais quoi ? — Aujourd’hui c’est le grand jour et j’ai perdu tous mes travaux informatiques. J’ai pu récupérer pas mal de fichiers dans des classeurs situés aux archives, mais il me manque le plus important ! Le tableau ! — Tableau que j’ai, je vois. Si j’avais compris, je te l’aurais amené illico ! Mais il est trop tard maintenant j’imagine… — Oh t’es sûr ? Tu voudrais bien me l’amener quand même s’il te plaît ? Haha ! — Éutceffe tnemeiap… — Arthur ? Tu m’entends ? Raah… satané téléphone. »
Alan raccrocha suite au silence. Sans conviction il prit ses affaires, ses deux téléphones, ses documents incomplets et se dirigea vers la porte des enfers. Quand il l’ouvrit, il vit qu’un colis l’attendait sur le palier. Il n’avait pourtant rien commandé. Il ouvrit le carton et à sa grande surprise il découvrit le saint Graal ! Son tableau, avec tous les détails nécessaires gisant au fond de la boîte. Son ami avait visiblement anticipé le problème, et en avait profité pour le mener en bateau ! Ni une, ni deux, d’un air beaucoup plus jovial, Alan fonça droit au bureau où il fît une présentation remarquable sous les applaudissements de tous les actionnaires.
Avec toute cette excitation, il n’eut le temps de penser à recharger son vieux téléphone, mais tenait absolument à remercier son vieil ami. Il composa le numéro de son héros puis la femme d’Arthur répondit : « Allô Alan, c’est toi ? Je t’en prie aide moi ! — Amélie ? Que se passe-t-il ? — C’est Arthur, depuis ce matin il ne bouge plus. Il est là, vivant, il respire, mais il ne répond plus de rien, ni sa voix, ni ses muscles, ni ses yeux, rien ! Les médecins ne savent pas ce qu’il a. — Oh non ! Je l’ai eu au téléphone ce matin il avait pourtant l’air bien ! Tu peux m’envoyer l’adresse de votre gite s’il te plaît ? Je vais venir ! — Éutceffe tnemeiap… — Amélie ? Je t’entends mal. Répète. Amélie ? Grr… quel objet diabolique ! »
Alan s’empressa de rentrer chez lui pour recharger son portable habituel afin de recontacter Amélie. Sur le chemin il en profita pour appeler avec le téléphone blanc, devenu un peu grisâtre, une entreprise de location de véhicules. Il détenait un permis de conduire, mais n’avait jamais eu l’occasion de s’acheter sa propre voiture. « Auto'Loc à votre écoute, que puis-je pour vous ? — Bonjour, j’aimerais louer un véhicule de toute urgence s’il vous plaît ! — Éutceffe tnemeiap… — Monsieur ? Vous m’entendez ? Mais par Satan, ce téléphone est minable ! »
Peu après Alan arriva au pied de son immeuble. Là, une superbe voiture de sport l’attendait à son nom, les clés étaient déjà sur le contact. Avant de prendre la route, il monta dans son appartement et rechargea son portable fatigué grâce à l’électricité rétablie. Le téléphone gris, lui, avait beau être dysfonctionnel, sa batterie, elle, était surperformante ! Elle affichait encore cent pour cent. D’ailleurs Alan remarqua que cet outil bas de gamme ne possédait même pas de bouton d’alimentation. Quand il alluma son vieux téléphone, Alan reçut immédiatement un message d’Amélie : « 01 chemin des chalets enneigés, Épinal. ». Elle avait eu le temps de lui envoyer ce SMS avant que la conversation ne soit coupée la dernière fois.
Désormais il avait l’adresse de destination et un véhicule. Et quel bolide ! Avant de sortir, il laissa le portable défectueux sur une table, prit le sien puis se dépêcha de dévaler les escaliers. Il sauta sur le trottoir et fonça dans la sportive. Il indiqua son lieu de destination au GPS et accéléra à toute blinde retrouver son ami de toujours, son collègue, Arthur. Sur la route il pensa à ses proches qu’il laissait sans prévenir derrière lui. Son séjour auprès d’Arthur allait sûrement durer un moment, donc il valait mieux rassurer sa famille sur son absence. Il essaya d’attraper son téléphone dans sa poche tout en conduisant, mais le jean trop serré l’empêchait de le prendre. Du coin de l’œil il aperçut sur le siège passager le portable gris à douze touches. D’un geste hésitant, Alan prit la brique grisâtre et appela sa sœur, l’unique personne de sa famille dont il connaissait le numéro par cœur. « Oui ? C’est qui ? — Aurélia ? C’est moi, Alan. Je voulais juste vous prévenir que je partais dans les Vosges, mon ami Arthur est gravement malade et il a besoin de moi. Je serai absent un moment je pense. — Oh mince ! J’espère que ça ira ! Tiens-nous au courant ! — Je le ferai. Pourrais-tu faire passer le message aux parents s’il te plaît ? — Éutceffe tnemeiap… — Tu m’entends ? Allô ? Grr… quel téléphone pourri ! Va au diable ! » De colère, de rage, Alan jeta le téléphone gris foncé par la fenêtre de la voiture. Celui-ci rebondit sur une bonne dizaine de mètres et Alan continua sa route. « Bon débarras ! »
Quand il arriva à Épinal, Alan fureta un peu plus tranquillement à la recherche de la bonne rue et d’une place pour se garer. Il s’affola soudainement d’avoir oublié d’avertir son patron pour son absence injustifiée. Avant de sortir du véhicule, il tira de sa poche l’unique téléphone qui lui restait, le sien. En défilant dans son répertoire, il tomba sur un contact nommé « Boss » qu’il fit sonner dans l’instant : « Allô Alan ? Que me vaut cet appel, à cette heure ? — Oui désolé, il est tard. Je voulais vous avertir que je ne pourrais venir au bureau ces prochains jours. Arthur est dans un lamentable état et je m’en vais à son chevet pour lui tenir compagnie. — Arthur vous dites ? Vous êtes amis il me semble. Restez auprès de lui autant de temps que vous voudrez. Et puis après la formidable impression que vous avez laissée ce matin, vous auriez pu me réclamer ce que vous vouliez ! Haha ! — Ah, et bien envoyez-moi des millions d’euros, un cortège de femmes sexy et des burgers à gogo, j’adore les burgers. S’il vous plaît ! Restons poli haha. — Éutceffe tnemeiap… — Patron ? Je rigolais, c’était pour détendre l’atmosphère, la journée n’était pas facile. Allô ? » En regardant dans sa main, Alan vit avec horreur cet inutile téléphone anthracite aux douze touches. Encore une fois, il ne fonctionnait pas correctement. « Encore toi ?! Mais je t’avais laissé à l’appartement, je t’avais jeté par la fenêtre et ce n’est même pas toi que j’ai sorti de ma poche ! Je rêve ou quoi ?! Mais qu’es-tu à la fin ? Petit diablotin, je vais te détruire ! » Il claqua le maudit téléphone au sol, l’écrasa, le piétina du talon, le projeta contre un mur, lui écrasa une grosse pierre dessus… Le téléphone s’en sortit indemne.
Calmé, ou plutôt fatigué, Alan récupéra l’objet indestructible et le rangea dans sa poche avec dégoût. Il vérifia dans son autre poche si son véritable portable était bien là, et il l’était.
Le chalet qu’Arthur et Amélie avaient loué se trouvait juste en face de lui. De l’extérieur, il paraissait immense. Les volets étaient fermés, mais on voyait qu’une forte lumière dansait derrière les murs. Alan ressentit un peu de jalousie, il aurait bien aimé avoir les moyens de se payer de telles vacances avec une femme adorable. Mais le temps des envies devait s’achever immédiatement, son ami était souffrant. Quel genre d’ami penserait à ce genre de choses dans une situation comme celle-là ?
Il toqua à la porte, mais personne ne répondit. À travers le bois il entendit une musique entraînante, d’aspect très festif. De sa propre initiative, il tourna la poignée et un bruit ahurissant lui brisa les tympans. Dans le cabanon, une grosse fête battait son plein ! Était-il arrivé au bon endroit ? Il semblait que oui, car Alan reconnut les affaires d’Arthur et Amélie, pourtant ils n’étaient pas là. Dans ce chalet se trouvaient des dizaines de femmes, toutes aux goûts d’Alan. Elles dansaient, s’amusaient, fricotaient et nageaient dans un océan de billets de banque ! Sur les tables, des montagnes et des montagnes de burgers s’affaissaient ! Certaines filles se tournèrent et accueillirent Alan comme un prince en remplissant ses poches de billets tout en lui offrant les meilleurs burgers disponibles et en le couvrant de baisers de toute part. « J’hallucine. J’hallucine complètement depuis hier soir, c’est ça ? Ah je rêve ! ». Au fond de la pièce, Alan aperçut un homme en blouse blanche. Il s’extirpa des griffes de ses sirènes et rejoignit le médecin. « Docteur ? Je suis Alan, l’ami d’Arthur et Amélie. Où sont-ils ? — Suivez-moi, allons dans un endroit plus calme. — Qui sont ces gens ? Est-ce une supercherie ? Est-ce une surprise que m’ont réservée mes amis ? — J’aurais bien aimé, mais hélas non. Et ces femmes, cet argent, cette nourriture, je ne sais pas d’où ils proviennent, ils n’étaient pas là il y a dix minutes. Je n’explique rien de rationnel aujourd’hui. Vos amis sont ici. »
Le jeune garçon s’approcha du lit dans lequel se trouvaient ses deux amis. On aurait dit des mannequins de vitrine. Leur teint était si pâle, leur corps à la fois rigide et malléable. Ils avaient les yeux ouverts au regard vitreux. Alan éclata dans un sanglot. « Nous ne comprenons pas ce qui se passe. Si je n’étais pas médecin, je dirais qu’ils ont subi un sort, comme si on leur avait prélevé leur âme. Mais en tant que docteur je me dois de trouver une réponse plus adéquate. » Le médecin peiné recula de quelques pas pour ne pas empiéter sur la scène dramatique qui se jouait devant lui.
Alan sanglotait depuis une bonne heure déjà. Il avait réfléchi à tout ce qui s’était passé depuis la nuit précédente. Il tissait des liens improbables entre chaque événement, en repoussant toute forme de rationalité. Une boutique sortie de nulle part, attirante, envoûtante. Un téléphone aguicheur et indestructible dont on ne peut se séparer. Des désirs satisfaits à la moindre demande, ou plutôt des vœux exaucés comme par magie. Des conversations qui se terminent toutes par ce même son étrange. Il en était quasiment persuadé, mais ne pouvait s’y résigner. Il pensait que tout était de sa faute. Avec ce maudit téléphone il aspirait les âmes de ses interlocuteurs pour payer le prix de son appel. Cette idée restait absurde, il ne voulait pas y croire. Cependant, le vacarme que faisaient toutes ces femmes riches dans la salle pleine de burgers l’empêchait de rejeter cette hypothèse. Aurait-il vraiment vendu l’âme d’Arthur, d’Amélie, d’un concessionnaire, de sa sœur, de son patron, sans s’en rendre compte ? Il voulait en avoir le cœur net, alors il se jeta à l’eau.
« Docteur, puis-je avoir votre numéro de téléphone, j’aimerais vérifier que mon portable fonctionne bien, je crois qu’il a un problème. — Euh, je veux bien, mais… tout de suite ? — Oui c’est important. » Le médecin s’exécuta et nota son numéro sur un papier qui traînait. Alan l’appela avec le téléphone devenu noir charbon et le docteur décrocha face à lui.
« Docteur, vous m’entendez correctement ? — Oui, ça vous va comme ça ? — Docteur, pouvez-vous me donner un mouchoir, s’il vous plaît ? » Le médecin prononça une phrase étrange « Éutceffe tnemeiap... ». Au même moment un mouchoir apparut juste au-dessus de ses yeux. Le tissu tomba en ondulant lentement, presque poétiquement. Derrière son passage, la peau de l’homme devenait doucement aussi blanche que sa blouse. L’âme quittait peu à peu le corps du toubib, le laissant vivant, certes, mais froid, vide, au regard creux.
Alan ne comptait pas faire de nouvelle victime. Sa théorie n’était que de la théorie. Il ne pensait pas que cela allait se produire. Et pourtant, par précaution il avait quand même prévu un plan pour réparer ces erreurs, dans le cas où sa théorie se vérifierait.
Le garçon tenait dans chaque main un téléphone. Son smartphone dans l’une et l’immondice que le Diable lui avait cédée dans l’autre. Il regarda le téléphone gavé d’âmes avec une envie de vomir, tapota un numéro et le porta une fois de plus jusqu’à son oreille. Son smartphone se mit à sonner, il décrocha et l’amena à son autre oreille. Il prononça ces mots : « Restitue toutes les âmes qui ont été prises par ta faute à leur propriétaire légitime, s’il te plaît. » Le corps d’Alan se mit à convulser légèrement. Le téléphone noir devint, anthracite, puis gris, puis blanc puis transparent, et finit par totalement disparaître. « Éutceffe tnemeiap... »
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|  | | BarTender ****

Messages : 482 Date d'inscription : 24/02/2020 Age : 52 Localisation : province
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 12 Mar - 8:19 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 8:22 | |
| L'historiette du jour : Lingam de Frédéric DelhaieL’homme se tenait sagement assis sur une chaise. En face de lui, de l’autre côté d’un imposant bureau en chêne, le médecin semblait concentré à l’extrême et griffonnait fébrilement des mots incompréhensibles pour le profane sur une belle feuille de papier blanc. L’homme de l’art semblait si absorbé par sa tâche que le patient n’osait le déranger. Alors l’homme conserva son attitude d’attente résignée commune aux gens respectueux et aux petits enfants. - Lire la suite:
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Il n’y avait guère de bruits dans cette pièce, hormis celui de la plume du stylo du maître des lieux. De l’extérieur, on n’entendait que les vocalises joyeuses d’un coucou. Afin de s’occuper l’esprit, le patient inspecta méthodiquement les affiches fixées aux murs. Là, il s’agissait d’une campagne pour la vaccination des gamins, là, c’était une campagne pour inciter à l’arrêt du tabac et là enfin, une affiche expliquant qu’il fallait utiliser les antibiotiques, mais avec mesure. Sur la gauche du bureau, le mur était percé d’une immense fenêtre dont la vitre avait été occultée par un adhésif translucide, mais tirant sur le blanc. Il flottait dans l’air un léger parfum d’hôpital, commun à tous les endroits dédiés à la médecine. Dans le coin, là-bas, sur la droite, la volumineuse balance professionnelle attendait ses victimes. Le médecin releva la tête et fixa son interlocuteur. ─ J’ai presque terminé, affirma-t-il avec toute l’assurance du propriétaire des lieux. ─ D’accord, répondit l’autre ne sachant trop que dire d’autre. Le griffonnage prit fin. La plume fut posée, la feuille fut rangée. ─ À nous, monsieur Lenoir. ─ Bien Docteur… Qu’avez-vous à me dire ? ─ Et bien… Après un instant d’hésitation, le médecin s’engagea dans un long monologue. ─ Monsieur Lenoir… Je m’occupe de votre cas depuis plus de deux ans déjà. Au tout début, vous êtes venu me voir pour des troubles du sommeil… Après suivi poussé et études par mes confrères du centre hospitalier, nous avions conclu à une possible apnée du sommeil, mais pas tout à fait. Vos symptômes ont disparu tout seuls et vous êtes ensuite venu me voir pour des problèmes de tachycardie. Là, nous n’avions rien trouvé… ─ En effet Docteur… ─ Ensuite nous vous avions suivi pour des plaques rouges sur la peau… Là encore, nous n’avions rien… Des douleurs dans les reins, le dos bloqué, des chutes de tension… J’en passe… Là, aujourd’hui, vous venez me voir pour cette immense fatigue qui vous anéantit depuis bientôt deux ans… ─ C’est bien cela, Docteur. Je suis venu pour que nous discutions de mes résultats d’examens… Voyez-vous, Docteur, il est indiqué sur toutes les feuilles que j’ai reçues : « Négatif ». Je ne comprends pas, je suis pourtant bien malade… ─ Nous avons réalisé sur vous tous les examens possibles et imaginables offerts par la médecine moderne. ─ Et Docteur ? Le médecin se leva. Il prit la direction de la fenêtre et se posta au plus proche de celle-ci. Il resta là, figé, contemplatif, durant un long moment. Dehors, le coucou chantait de plus belle… ─ Vous entendez, interrogea le médecin tout en se tournant vers le patient ? ─ Oui. ─ C’est un coucou… ─ En effet oui, répondit le patient un peu surpris par la tournure étrange que prenait désormais cette conversation. ─ Voilà un bien curieux animal. Il pond dans le nid d’une autre espèce que la sienne. Et son rejeton, une fois venu au monde, va balancer par terre les oisillons ou les œufs encore dans le nid… C’est fou quand on y pense non ? ─ En effet, oui… ─ Là encore, c’est une forme de parasitisme. Un parasitisme de la reproduction en quelque sorte… Monsieur Lenoir, vous avez fait des études ? ─ Oui, pas autant que vous… Mais oui, j’ai fait des études… J’ai deux années d’études après le bac en mathématiques… Après ces deux ans, j’ai renoncé, ça ne me motivait plus. Ensuite, j’ai fait une formation d’ébéniste. Aujourd’hui, je fabrique des meubles. C’est bien aussi les meubles, n’est-ce pas ? Parfois, je repense à tout ça et je me dis que je serai sans doute devenu prof de maths. Autant faire de beaux meubles avec amour non ? ─ Je ne sais pas monsieur Lenoir. Mais quelque part, je vous comprends. Mon grand-père était menuisier, j’aimais beaucoup ce métier, au moins autant que ce vieux monsieur. J’ai grandi avec les odeurs de bois et de colle blanche. Comme mon père était médecin, on m’a un peu obligé à suivre des études de médecine. Mais bon, c’était plus par reproduction de classe sociale que par goût pour la chose. ─ Docteur ? interrogea Lenoir. ─ Oui. ─ Pourquoi cette conversation ? ─ Je vais vous expliquer… Vous croyez en la science ou vous êtes aussi capable d’entendre qu’elle n’explique pas tout, monsieur Lenoir ? ─ Très franchement Docteur, je ne me suis jamais posé ce genre de questions. Qu’essayez-vous de me dire Docteur ? ─ Ce que j’essaye de vous dire, c’est que la médecine actuelle, la science, est bien incapable d’expliquer ce que vous avez. Depuis deux ans, nous essayons de comprendre pourquoi vous cumulez ainsi les problèmes de santé. Le plus surprenant, c’est encore qu’à chaque fois il n’y a que les symptômes. Nous ne trouvons rien au niveau des causes. Chez vous, tout se passe comme si vous aviez les douleurs d’une fracture sans pour autant avoir un os brisé. Vous comprenez ? ─ Il me semble oui. ─ Vous avez l’apparence de la pathologie, mais les examens restent aveugles, muets et sourds. D’un strict point de vue médical, vous n’avez rien, vous êtes en parfaite santé. ─ En gros, vous ne savez pas ce que j’ai docteur… ─ Disons que la médecine actuelle ne sait pas ce que vous avez. Cependant, j’ai une vague idée de ce qui pose problème chez vous… ─ Expliquez-moi dans ce cas. ─ Je pense que vous avez contracté une sorte de… enfin… ─ Oui ? Le médecin garda le silence durant un court instant. Il sentait bien qu’il marchait désormais sur une corde bien mince suspendue au-dessus du vide. Soit le type qu’il avait en face de lui le prenait au sérieux, soit s’en serait sans doute terminé de sa réputation de médecin. Ainsi donc, il allait se lancer, même s’il avait un peu peur, même en un certain sens, il allait jouer l’avenir sur un lancer de dés. ─ Je pense que vous avez sur vous une sorte de parasite. ─ Quel genre de parasite, Docteur ? ─ Le genre de parasite que l’on ne peut pas voir, ou uniquement quelques personnes. Le genre de parasite que la science moderne ne connait pas. Le genre de parasite dont on parle depuis des siècles, mais que les médecins et les scientifiques refusent tous sans exception ou presque de considérer comme réel. ─ Vous pouvez au moins me donner son nom ? ─ J’en suis bien incapable… ─ Et vous pouvez me soigner ? ─ Tous les médicaments de la pharmacopée n’y feraient rien. En revanche, je connais une personne qui, elle, est en capacité de vous aider. ─ Ah bon ? ─ Oui… Mais cette personne n’est pas médecin… Vous voyez ce que ça signifie ? ─ Oui… Enfin… Je pense… C’est-à-dire que vous m’envoyez chez une sorte de rebouteux, j’ai bien compris docteur ? ─ Voilà, c’est bien ça. Bien entendu, vous êtes totalement libre de refuser… En revanche, poursuivit le médecin avant de garder le silence. ─ En revanche, Docteur ? ─ En revanche, si vous acceptez de voir cette personne, je vais vous demander une discrétion totale. J’attends de vous que vous ne me mêliez jamais à cette personne et j’attends aussi que vous ne parliez jamais d’elle et ceci à quiconque. ─ Entendu docteur… Mais vous pensez vraiment que cette personne peut me soigner ? ─ Je fais plus que le penser… J’en suis certain. Je pense savoir ce que vous avez. ─ Pourquoi ne me le dîtes-vous pas dans ce cas ? ─ Je vais laisser ça à la personne que vous rencontrerez bientôt… ─ Comment va-t-on faire ? Vous allez appeler cette personne ? ─ Appeler ? Comme vous y allez… L’homme dont je parle n’a chez lui aucun appareil de communication moderne. Il vit comme au siècle dernier. Il s’éclaire à la bougie… Enfin… Vous verrez… ─ Au moins, vous avez son adresse ? ─ Oui, je vais vous expliquer tout ça. Cet homme réside au Mont-Noir. Vous connaissez ? ─ Oui bien entendu. C’est à une vingtaine de kilomètres d’ici, dans les Flandres. ─ Le monsieur réside dans une maison isolée en pleine forêt. Il faut prendre en voiture l’impasse des Cardinaux et ensuite à pied le chemin vert. Après quelques centaines de mètres, vous verrez une maison toute seule. C’est là. Vous frapperez à la porte et vous direz à ce monsieur qui se fait appeler Hermès que vous venez de ma part. ─ Hermès, mais pourquoi Hermès ? ─ Dans la mythologie, Hermès était le messager des Dieux. Après avoir parlé avec lui, vous comprendrez pourquoi… ─ D’accord docteur ! Je vais le voir quand ? ─ Dès demain si vous pouvez… ─, Mais, je travaille… ─ Non, je vais vous mettre en arrêt durant quelques jours… Vous allez faire un bien curieux voyage, vous pouvez me croire. Lorsque tout sera terminé, revenez me voir. Vous ne serez plus le même homme. Le médecin s’occupa alors de la paperasse. L’ordonnance, puis le paiement… ─ Un arrêt-maladie, monsieur Lenoir ? ─ Ce n’est pas utile docteur. Je suis artisan. Si je ne travaille pas, je ne gagne rien. Je suis mon propre patron, je travaille si je veux. Il libéra ensuite Lenoir et ne manqua pas de lui souhaiter bonne chance sur le pas de la porte tout en affichant une mine grave conforme aux circonstances. Le patient rentra chez lui comme il était venu, en marchant, mais pour ce chemin du retour, la tête pleine de questions auxquelles il n’aurait même jamais imaginé penser quelques heures auparavant. Il essaya bien de se vider l’esprit et de passer à autre chose, comme il avait l’habitude de le dire, mais il n’y parvint pas. Depuis plusieurs mois, il vivait seul, Lenoir. Alors sa soirée passa comme toutes les autres. Il n’aurait personne pour partager ses angoisses. Il soupa de bonne heure, s’allongea sur le canapé et finit par s’endormir la télévision allumée sur l’un ou l’autre de la multitude de programmes débiles qui polluait désormais la majorité des chaînes. Il dormit d’un sommeil noir et profond, sans rêve, sans rien, un parfait néant. Au réveil, il en garda une impression de lourdeur durant de longues minutes. Il n’avait pas connu un tel sommeil de plomb depuis des années. Il prit son temps, Lenoir, pour vider sa demi-cafetière pour commencer et ensuite pour se préparer. Depuis des années, dès son entrée dans le monde du travail, il avait pris l’habitude de commencer sa journée par la consommation d’une grande quantité de café. Au fil des années, comme nombre d’humains, il s’était laissé envahir par une volonté hygiéniste. Il s’était débarrassé de la cigarette, du petit verre de gnole qu’il aimait descendre après chaque repas, des nourritures trop riches. Au sujet du petit noir là, non, il n’arrivait toujours pas à s’en passer. Lenoir s’habilla, il fut bientôt prêt à partir affronter son destin et ce type un peu mystérieux de la forêt du Mont-Noir. Lenoir se rendit dans son atelier, il y passait à chaque fois qu’il devait s’absenter de la maison, c’était une façon pour lui de dire au revoir à ses meubles. Ce jour-là, un magnifique buffet de chaîne massif attendait une première couche de vernis protecteur. L’homme s’en approcha et caressa doucement et longuement chacune des faces. Du beau travail vraiment, presque une œuvre d’art, le client en aurait pour son argent. Quel dommage qu’elle ne soit plus là pour voir quel niveau de maîtrise, il était parvenu à atteindre. Pour sûr, elle aurait été fière de lui. Il laissa là son œuvre et il prit la route. Là encore, il prit le temps, le temps de regarder la campagne des Flandres, le temps d’admirer les longères flamandes, le temps de contempler la lumière si particulière du ciel à l’approche du Mont-Noir. Il engagea enfin son véhicule dans l’impasse des cardinaux et le stationna le plus loin possible dans cette rue. Devant lui se trouvait désormais le chemin vert. Il portait bien son nom, il était envahi d’herbes folles tant les promeneurs devaient se faire rares et s’enfonçait dans un sous-bois des plus touffus. Le soleil ardent de cette belle journée n’arrivait qu’à peine à éclairer ce chemin. Lenoir eut presque froid, lui qui pourtant n’était pas frileux. Tout autour de lui, il n’y avait que silence. Il n’y avait pas d’oiseaux, pas de craquements indiquant la présence d’animaux terrestres non plus. L’air sentait l’humus, les mousses humides et les fougères. Peu à peu, Lenoir sentit une forme sourde de peur l’envahir. Plusieurs fois, il manqua faire demi-tour en courant. Il regarda en arrière, la vision renforça encore un peu plus son angoisse. Il s’était avancé si profondément dans cette épaisse forêt qu’il ne voyait même plus l’entrée du chemin vert. Il tâcha de contrôler sa respiration, de s’apaiser et il reprit son avance. Bon sang, se dit-il. Je n’ai pas flippé comme ça depuis la traversée d’un cimetière une nuit de pleine lune avec quelques potes lorsque j’avais quinze ans. Quel genre de cinglé peut bien vivre ici et s’y sentir bien ? Je me demande à quoi il ressemble ce fameux Hermès ? Lenoir reprit sa progression et finit par apercevoir la maison qu’il recherchait. Il ne pouvait pas faire erreur, il n’y en avait qu’une. De l’extérieur, elle semblait tout à fait normale et conforme aux standards de construction de la région. Du côté de l’habitat, tout au moins, il n’y avait rien d’inquiétant. Lenoir chercha une sonnette et se résigna à frapper fort sur la porte faute d’avoir trouvé le nécessaire pour s’annoncer. Il entendit au travers de la porte des bruits de pas. On finit par ouvrir. Lenoir aperçu un homme, tout ce qu’il y avait de plus normal, et pour couronner le tout, habillé normalement. Inconsciemment, il s’attendait à rencontrer une sorte de trappeur canadien avec forte pilosité faciale, chemise à carreaux et forte odeur corporelle. Il n’y avait rien de tout cela chez Hermès. Pour tout dire, il semblait civilisé. ─ Bonjour. Que puis-je pour vous ? ─ Je suis Monsieur Lenoir. Je viens de la part du docteur Petit. ─ Ah… Le docteur Petit… Cette vieille fripouille qui me doit du fric exerce encore ? ─ Oui… Il m’a envoyé chez vous… ─ À tout hasard, il ne vous pas donné un chèque pour moi ? Une vieille dette de jeu… ─ Ah non ! ─ Bon, ce n’est pas grave. Mais entrez donc, nous serons mieux à l’intérieur pour discuter de ce qui vous amène. Lenoir entra. La porte donnait sur un long couloir dont les murs étaient couverts d’assiettes en cuivre. Le maître du lieu le dirigea dans le salon et lui indiqua un fauteuil dans lequel il pouvait s’asseoir. Lenoir inspecta un à un les murs de cette grande pièce. Décidément, cette maison tenait plus de la boutique d’antiquaire que du pavillon campagnard. Hermès s’installa dans le fauteuil juste en face de Lenoir. ─ Alors… Expliquez-moi… ─ Le docteur Petit me suit depuis deux ans pour de nombreux problèmes de santé… J’ai tout eu ou presque. Des insomnies, des problèmes de peau, de la tachycardie, des allergies, des cauchemars épouvantables, bien d’autres choses encore… Il a épuisé sa science et sa médecine sur moi. ─ Fort bien. Que vous a-t-il dit pour justifier de votre visite ? ─ Il a dit qu’il pensait que j’avais attrapé un parasite. Le visage de Hermès se crispa ostensiblement. L’homme se leva et prit la direction d’un meuble volumineux dans le fond de la pièce. Lenoir le vit ouvrir un tiroir et en tirer une pochette pleine de documents. Il fouilla dedans quelques instants et finit par trouver ce qu’il cherchait. Il revint devant Lenoir et posa à environ un mètre devant ses pieds une feuille blanche sur laquelle on pouvait distinguer une figure géométrique complexe et très colorée. ─ Monsieur Lenoir, dit l’homme. J’aimerais que vous ôtiez vos chaussures et vos chaussettes et que vous posiez vos pieds sur cette feuille. Lenoir s’exécuta non une certaine appréhension. Avant de se poser sur la feuille, il questionna. ─ Pourriez-vous me dire de quoi il s’agit, monsieur ? ─ Vous pouvez m’appeler Pierre. Ce n’est pas très important… Le symbole que vous voyez là est très ancien, il est connu par l’Homme depuis plusieurs millénaires. Il nous vient de sous-continent indien. Allez-y maintenant… Posez vos pieds dessus, bien au-dessus. Lenoir obtempéra. Il entendit alors Hermès murmurer, mais ne comprit rien. ─ Dites, mais c’est que ça chauffe sous mes pieds… Nom de Dieu, mais ça brûle ! hurla bientôt Lenoir. Il fit un mouvement brusque en arrière et s’écrasa brutalement dans son fauteuil. ─ Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Mes pieds sont encore chauds… Dit-il tout en se massant la voûte plantaire. ─ Le genre de parasite que vous avez n’aime pas ce symbole. C’est comme ça que je procède pour les détecter, Monsieur Lenoir. Ne vous en faites pas pour la sensation de brûlure, elle va disparaître d’ici à quelques minutes. ─ Qu’avez-vous murmuré tout à l’heure, avant que ça ne chauffe ? ─ Ah ça… Je ne pense pas que ça vous serve… Mais c’est le protocole de nettoyage des corps énergétiques. ─ Dites, vous ne voulez pas m’expliquer ce que j’ai sur moi ? Interrogea Lenoir tout en présentant un visage de plus en plus défait par l’incompréhension. Hermès se déplaça de façon à regagner son fauteuil. Le temps d’explication nécessaire incitait à préférer une situation assise. ─ Si vous voulez… Je vais vous exposer ce que je sais. Si vous avez une question, n’hésitez pas à m’interrompre. Vous n’êtes pas que ce corps physique que tout le monde est en capacité de percevoir. Il y a autour de vous une couche énergétique de 5 à 10 centimètres que l’on nomme « corps éthérique ». En se concentrant un peu, il est possible de percevoir cette couche. Encore autour, il y a ce que l’on qualifie de « corps astral ». Alors cette couche à la particularité d’évoluer en fonction de vos émotions. Lorsque vous croisez une personne que vous appréciez par exemple, votre corps astral est en capacité à s’étendre et à faire contact avec le corps astral de l’autre personne. À l’inverse, il peut se rétracter si vous vous sentez menacé ou en danger. Il y a encore au-dessus, deux autres corps, le mental et le divin. Mais ceux-là n’ont pas de rôle dans le problème qui vous amène. Jusque-là tout va bien ? ─ C’est un peu éloigné de ce que je connais, mais jusque-là, je comprends. ─ Bien, alors je continue monsieur Lenoir. À l’instant de la mort, les corps physiques et éthériques disparaissent. Les trois autres corps ne sont pas altérés, ils constituent ce que les gens de culture catholique qualifient d’âme. Pour des raisons que je ne connais pas, certaines âmes vont dans la lumière, vers un autre plan de conscience. Certaines âmes restent coincées dans notre plan de conscience, sur terre. De même et je ne sais pas pourquoi les choses sont ainsi, elles deviennent alors des âmes errantes. ─ Quel est le rapport de tout ceci avec mon problème ? ─ Les âmes errantes dont je vous parle doivent se procurer de l’énergie. Il se trouve qu’elles se rechargent en se branchant sur les corps astraux de certains vivants. Que ce soit clair, Monsieur Lenoir, c’est une forme de parasitisme. Ces entités se maintiennent en affaiblissant un être vivant. C’est ce qui vous est arrivé, du moins, je le pense. Il nous reste à déterminer quel genre d’entité s’est ancrée. ─ Quel genre d’entités ? Il y en aurait donc de plusieurs types ? ─ Oui, j’ai exposé le cas de l’être humain pour vous aider à comprendre et pour faire simple, mais il existe bien d’autres entités. Certaines sont naturelles et très anciennes, mais non humaines, ce sont des parasites énergétiques, elles sont plus ou moins dangereuses. Les pires, par exemple, on appelle ça des démons ou des djinns dans les religions. ─ Vous avez une idée de ce qui est sur moi ? ─ Je pense qu’il y a sur vous une entité humaine. Voyez-vous, si la chose était plus puissante, elle ne vous aurait pas laissé venir jusqu’ici. En un sens, ce n’est pas très grave ce que vous avez… Je vais pouvoir traiter facilement… ─ Tout cela paraît complètement dingue. Et cette chose sur moi serait la cause de mes ennuis de santé ? ─ C’est bien cela. Vous savez… Ce n’est pas parce que des éléments sont invisibles à nos yeux qu’ils n’existent pas. Vous voyez, ces entités sont comme les parasites physiques, elles sont juste dérangeantes et d’autres en revanche là, sont assez dangereuses. Celles-là ne vous relâchent que lorsqu’elles vous ont tué. Ces choses prélèvent de l’énergie sur vous, ce prélèvement provoque des problèmes sur votre corps physique. C’est là, la cause de maladies… Maintenant, il me reste à comprendre qui elle est. Hermès se leva et alluma les trois volumineux cierges qui entouraient la zone des fauteuils dans la pièce. Il alluma ensuite un bâton d’encens. L’air s’emplit immédiatement d’une odeur un peu piquante, mais pas désagréable. ─ Je vais entrer en contact. N’ayez pas peur, je vais vous demander de fermer les yeux, de faire le vide en vous. Vous allez sentir quelque chose sur votre tête, ce n’est rien, je vais simplement poser ma main. ─ Sur la tête ? ─ Oui, sur la tête. À l’emplacement du troisième œil… On commence ? ─ Vous avez quoi dans la main ? ─ Oh ça ? C’est un cristal de roche… Il me permet de communiquer plus facilement… ─ Si je ne deviens pas dingue en sortant d’ici, je pourrais m’estimer heureux… Allons-y… Lenoir ferma les yeux et se laissa aller à vider son esprit de toutes questions et de toutes contraintes. Hermès posa la main gauche sur le côté du crâne. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes. Lenoir sentit peu à peu une douce chaleur lui inonder la tête. Enfin, Hermès retira sa main et s’exprima. ─ Est-ce que le prénom de Sophie vous dit quelque chose ? On m’a parlé d’une Sophie… Lenoir en resta sans voix, tétanisé, peinant même à reprendre son souffle tant il ne s’attendait pas à entendre ce prénom. Il finit par reprendre un peu le contrôle de ses nerfs et de sa respiration. ─ Bon sang… C’est à peine croyable… Comment savez-vous ? ─ On m’a dit « Sophie », j’ai entendu ce prénom dans ma tête, répondit Pierre. Vous connaissez une Sophie ? ─ Oui, bien sûr, oui. Sophie était mon épouse… Voyez-vous je n’en reviens pas. C’est qu’elle est morte voilà deux ans… De façon si stupide… C’était un accident de la route. Un chauffard, un refus de priorité… Percutée par une voiture en pleine vitesse… Elle est morte sur le coup… ─ Je comprends… Et vous avez était haineux ? ─ Oui, j’ai détesté le type qui l’a tué. Je crois bien que j’ai dû envisager un bon millier de fois de descendre ce salopard. Ce qu’elle peut me manquer, vous savez ? ─ Bien monsieur Lenoir. C’est elle qui est restée. Elle est restée encrée sur vous, sans doute par amour, sans doute aussi parce qu’avec votre douleur, vous l’avez retenue ici. ─ Mais, ce n’est pas volontaire… ─ Je me doute bien. Vous savez, il arrive parfois que les âmes aient peur d’aller dans la lumière. Je ne sais pas pour quelle raison, mais ça arrive. Cependant maintenant, j’ai une mauvaise nouvelle… ─ Je vous écoute Pierre ou Hermès, je ne sais plus… ─ C’est à vous de le faire, Monsieur Lenoir. C’est à vous de faire partir… J’hésite à employer ce mot étant données les circonstances, mais c’est à vous de faire partir le parasite. Le lien qui vous unit est très fort, je ne pourrai pas faire partir votre épouse moi-même, Monsieur Lenoir. ─ Je suppose que je n’ai pas le choix ? ─ Si vous ne le faites pas, vous serez de plus en plus malade et vous finirez même par mourir. Elle se maintient avec votre énergie vitale. Elle vous appelle en fait. Elle attend que vous veniez la rejoindre pour partir. ─ Je vois, répondit Lenoir de plus en plus décomposé… C’est un non-choix qui m’est offert, soit la tuer une seconde fois, soit mourir à mon tour. Comment puis-je faire ? Expliquez-moi ? ─ Non, vous ne la tuez pas une seconde fois. Vous la libérez. Les âmes errantes n’ont plus rien à faire ici, c’est un grand bien de les faire partir. ─ Entendu… Expliquez-moi. ─ Vous allez allumer une bougie ce soir devant une photo d’elle. ─ Je n’ai pas de bougie chez moi… ─ Ce n’est pas un problème, je vais vous en donner une. Je disais donc, vous allez allumer une bougie devant une belle photo de votre femme. Vous vous concentrez, vous lui parlez des bons moments passés ensemble. Ensuite, vous lui dites que vous allez bien, qu’elle peut partir, qu’elle peut s’en aller désormais, vous n’avez plus besoin de son aide. Vous la remerciez et vous lui dites qu’elle peut aller dans la lumière. Avec le déroulement de l’exposé, Lenoir sembla de plus en plus touché par ce qu’il se devait désormais de faire. Hermès remarqua bien la grande fragilité de son visiteur. ─ Vous allez y arriver ? poursuivit-il. ─ Oui, il le faut. ─ Je veux que vous commenciez à 22 heures précises. À cette heure-là, moi, d’ici, je vais ouvrir un canal pour permettre à votre épouse de partir. Ce canal, c’est la lumière dont je parlais tout à l’heure. ─ Vous pouvez faire ça ? ─ Oui, je suis un passeur d’âme. Je ne vais pas la détacher de vous pour la laisser errer. Elle va aller où elle le devait juste après sa mort. Croyez-moi, elle serait beaucoup plus heureuse ensuite. Vous ne le savez pas, mais je peux vous affirmer que les âmes errantes ressentent une très grande peur et un malaise profond. C’est une punition pour elles de rester ainsi coincées sur terre. Lorsqu’on les contacte, leur état énergétique est très perceptible… ─ Si je comprends bien, une âme reste errante jusqu’à ce qu’un type comme vous les expédie… ─ On peut le dire. Je vais nuancer un peu. Je ne peux pas envoyer dans la lumière une âme noire. Les gens qui ont fait beaucoup de mal durant leur vivant restent là, très longtemps. Plus personne n’en veut en quelque sorte. ─ Il n’y a donc pas de rédemption ? ─ Très franchement je ne sais pas. Vous savez, il existe deux super puissances. Le camp de la lumière et celui de l’ombre. Moi, je suis un soldat de la lumière. Je ne peux pas sauver les âmes égarées. ─ Vous êtes certains de pourvoir la faire passer ? Vous êtes certain qu’elle était une bonne personne ? Sinon, autant la garder avec moi… ─ Écoutez, il ne faut pas la garder avec vous, vous seriez sanctionné pour cela plus tard. Je vous le redis, c’est un grand bien de faire passer une âme errante. Pour répondre à votre question, soyez sans crainte, j’ai senti que je pouvais la faire passer. Elle a assez de pureté pour cela. Lenoir se leva, secoua chaleureusement la main tendue par Pierre. Il quitta ensuite la pièce et s’engouffra dans le couloir suivi de près par le propriétaire des lieux. Il ouvrit la porte et sortit de la maison. Il avança de quelques pas, se retourna et dévisagea Hermès durant quelques secondes. ─ Monsieur Lenoir, vous allez le faire n’est-ce pas ? ─ Oui, je vais le faire. ─ J’ai oublié de vous dire… Au moment précis où elle partira, vous aurez une sensation de légèreté. Il est possible que son départ vous fasse pleurer. C’est tout à fait normal. ─ Je vais le faire. Merci à vous. Adieu… ─ Adieu, monsieur Lenoir. Lenoir rentra chez lui, bien calmement et fermement résolu à se débarrasser de son passager clandestin. Il attendit que la nuit tombe. Il fit comme demandé. Il alluma la bougie offerte par Hermès et la posa sur une petite assiette elle-même posée sur la table de la cuisine. À proximité, il installa confortablement une belle photo sous cadre de son épouse. Il ferma les lumières et s’installa sur une chaise juste en face de la photo. Il resta dans cette position durant une bonne heure, sans bouger, sans un mot, sans émotion, le regard vide. Enfin, il se décida à parler, la grosse pendule du salon venait juste de sonner les 22 heures. ─ Sophie. Nous avons passé ensemble de très bons moments. Je pense à nos premières vacances tous les deux, en Italie. Tu te souviens ? Nous avions visité Rome, ses ruines, le Vatican. Quels excellents souvenirs... Lenoir marqua une pause, comme s’il cherchait ses mots. ─ Sophie ! Je vais bien maintenant. Je veux que tu partes, je n’ai plus besoin de toi. Je veux que tu suives la lumière. Je vais bien maintenant. Tu peux partir. Lenoir sentit un immense frisson lui parcourir la colonne vertébrale. Il fut si intense qu’il secoua la tête machinalement. Il se sentit bien, léger, quelques larmes coulèrent même sur les joues. Il fut ensuite envahi par une très grande fatigue. Il se leva, coucha la photo sur la table. ─ Bon voyage. Il souffla la bougie et se dirigea dans le noir vers l’escalier. Il ne fallut pas longtemps pour qu’il se retrouve sous la couette, bel et bien parti pour un sommeil profond. Il rêva que lui aussi se dirigeait vers la lumière. Il n’était pas seul. Elle était là, palpable, visible, presque réelle. Il s’approcha de la source, il tendit le bras. Encore un effort, il pourrait la toucher, cette lumière, y entrer, lui aussi… Une force le rejeta plus loin. Il entendit : « Pas toi, tu n’as pas terminé ». Il ouvrit les yeux, il faisait grand jour. Du dehors provenaient les chants de quelques moineaux et d’un coucou tout heureux. Lenoir revit le docteur Petit, quelques mois plus tard, mais pour presque rien, une simple grippe. Le docteur fit un clin d’œil en affirmant que son patient allait mieux que bien. Lenoir répondit avec un grand sourire satisfait. Ils n’en parleraient jamais. L’été suivant, Lenoir rendit visite à Hermès. Il apporta un meuble, magnifique, fait avec amour. Il fut construit en Ginko Biloba, l’arbre de vie. Le meuble trouva sa place naturellement, au seul endroit encore disponible de la grande pièce. Hermès dit simplement « Merci. Elle va bien. Vous pouvez reprendre votre route. ».
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 9:21 | |
| Je n'avais pas lu celle d'hier, je viens de rattraper mon retard.
Je regrette que les personnes qui lisent et qui aiment la lecture ne viennent pas par ici …
Merci Poussinnette, moi j'aime bien ton historiette du jour. |
|  | | chantal du 91 *****

Messages : 9261 Date d'inscription : 18/09/2014 Age : 75 Localisation : Brétigny-sur-Orge (91)
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 11:02 | |
| Merci pour ces histoires. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 14:13 | |
| ailleurs, pendant le confinement, on me demande d'en mettre une autre en début d'après midi on verra pour ici |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 14:13 | |
| Merci Chantal d'être passée et d'avoir laissé un mot |
|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 13 Mar - 14:36 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 14 Mar - 8:10 | |
| L'historiette du jour : Quelque part en Ukraine de Chantal SourireIrina dort, bien au chaud dans le ventre de sa maman. Elle pointera le bout de son nez dans six mois. Grusha tire sur son tablier, impatiente de gonfler, radieuse, elle n’espérait plus cette grossesse tant désirée. Le grand frère joue dans le parc attenant à la maison, en compagnie de sa tante. À cinq ans, Youri se soucie peu de la nouvelle venue, il aime gambader au grand air, celui de la campagne qu’il inspire à pleins poumons. Ses bonnes joues rouges font la fierté de Grusha. - Lire la suite:
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Dans le village en fête de Prypiat, un marathon de la paix est organisé qui va faire concourir près de mille adolescents autour de la centrale nucléaire. Ainsi l’ont décidé les autorités, l’électricité est un gage de modernité dont le pays veut s’enorgueillir. Il fait encore frais en ce mois d’avril. Grusha prépare une soupe avec les légumes du jardin. Dans son état, il est recommandé de se nourrir des produits de la terre. Afin d’enrichir le breuvage, elle battra deux œufs pondus par la poule enivrée de fanes. Elle ne sait pas encore que leur vie va basculer dans le chaos. Une trentaine d’heures s’égrèneront avant que la catastrophe ne soit connue des foyers en panique. Heures fatales. Il faut faire vite, préparer son paquetage, se tenir prêt. Le terme d’évacuation file à travers les ruelles empoussiérées du village. On ne saisit pas tout, mais on comprend que la situation est grave. La fusion du cœur du réacteur, le craquage de l’eau de refroidissement, on parle de contamination, d’irradiation peut-être. Youri, agrippé à son ours en peluche, refuse de quitter son univers. Grusha et sa jeune sœur entassent pêle-mêle quelques vêtements, le samovar des ancêtres, l’icône de la Vierge qu’on prie à genoux. Ils seront acheminés par l’armée alentour de Kiev, effrayés à l’idée de rejoindre la métropole. Igor, le mari de Grusha, occupe un emploi de technicien à la centrale, il les retrouvera plus tard. La radio locale vient de l’annoncer, sans plus d’explication. On boit le dernier bol de soupe avant de se mettre en route, loin de penser qu’elle est irradiée, surtout ne rien gâcher. C’est le départ, pour quelques jours pense-t-on. À peine si Grusha devine les prémices d’un exode. Ils ne reviendront jamais à Prypiat, la ville sera maudite, bientôt rayée de la carte, une ville-fantôme.
En France, Serge et Marie-Laure signent un dernier chèque destiné à une association en faveur de l’enfance. Ils contribuent depuis plus de dix ans et envisagent une pause pour élever au mieux leur progéniture, un fils et deux blondinettes, leur joie, leur fierté. Ils passeront l’été dans un mobile-home au bord de la mer du Nord, habitués à la fraîcheur de l’eau grège. Les cerfs-volants qui battent au vent dans le ciel moutonneux, les gaufres tapissées de cassonade et les frites craquantes suffisent au bonheur de tous. Un producteur local vend des fruits pour pas cher, une vie simple et saine, une vie de famille. Ils apprennent la catastrophe de Tchernobyl en préparant le petit déjeuner. Serge caresse Marie-Laure du regard, sans un mot ils continuent à signer des chèques. Depuis le cataclysme, ils prélèvent une part de leur budget pour les enfants irradiés. À la télévision, on ne parle que de ça, les familles jetées sur les routes, les denrées impropres à la consommation, les conséquences sanitaires du drame. Dépressions post-traumatiques et problèmes cardiaques, cancers et malformations chez les petits. Le besoin de tout, de soins surtout. L’URSS ne pouvant faire face, seule, à une telle calamité, la solidarité internationale s’organise pour venir en aide aux victimes. Les dons affluent de toutes parts. On ignore encore l’impact du nuage sur les autres nations, que déjà chacun se sent concerné, infime partie d’un tout, membre d’une communauté unique dans sa diversité, le maillon d’une chaîne précieuse, celle de l’humanité. Trois années ont passé. Serge et Marie-Laure veulent faire davantage, un désir viscéral, incrusté dans les gènes. Un don ne suffit pas, il faut payer de sa personne pour connaître la paix, en conscience et au tréfonds du cœur. Offrir de leur quiétude, un soupçon de liberté, la part d’un gâteau arrosé de sueur, un morceau d’amour pétri de sang et de larmes. Les gens du Nord sont réputés généreux. En raison du gris de la mer, l’horizon à portée de main, une région sinistrée par le chômage, fermeture des mines et filatures, les illusions perdues de la jeunesse et les anciens qui n’y croient plus. Un siècle à se serrer les coudes, pratiquant le troc, un service contre un litre d’huile, un coup de main contre rien, pour le plaisir d’être unis, dans la joie ou l’adversité. Alors ils décident d’accueillir des enfants de là-bas, rescapés du désastre. Il se dit qu’un mois au grand air permet de passer l’année d’un bon pied. Fruits et légumes sont rares en URSS, les corps meurtris assoiffés de vitamines, les cœurs épuisés de s’échiner à vivre, poumons atrophiés, en apnée dans un air vicié, lorsque la faucheuse n’a pas encore décidé de saper ce qu’il reste de souffle.
Igor n’est jamais remonté de la centrale qu’il contrôlait le jour de l’accident. Cynisme du destin que de mourir pour préserver la vie des autres, un acte de bravoure. Au moins, il n’aura pas assisté au délitement de sa famille. La dépression de Grusha, terrifiée de porter l’enfant orphelin et les pleurs de Youri appelant son père jour et nuit. La leucémie foudroyante emportant la jeune sœur, bien-aimée Tatia, ajoutant à l’isolement de l’aînée contrainte d’élever seule ses deux enfants. Irina, née avant terme avec une malformation du bras droit, sa menotte à trois doigts raccordée au coude, une fillette espiègle qui se débrouille pour jouer, rire et vivre dans les affres du malheur. Et Youri qui n’affiche aucune séquelle hormis un retard de croissance, à huit ans le garçon en paraît cinq, il n’a pas grandi depuis la catastrophe. Comparés à tant d’autres, les enfants ont évité le pire. Mais leur mère, atteinte d’une forme de cancer atypique de la thyroïde, vit en permanence dans l’angoisse. Le médecin hoche la tête, perplexe devant les résultats en dents de scie de ses analyses. Elle a peur de l’avenir et tremble pour ses petits.
En voyant débarquer Irina et Youri, ce 1er août, Serge et Marie-Laure se sentent désemparés. Habitués à élever trois enfants en pleine santé, ils sont démunis face aux deux chatons qu’on dirait sauvés de la noyade. La première, Irina, prend ses marques, enjouée et curieuse de tout, les fraises qu’elle croque, leur jus liquoreux sur son menton tout rond, et le manège de la promenade quand, de son bras gauche, elle attrape la queue du Mickey que le forain lui laisse volontiers, tandis qu’éclate son rire de cristal. Pour Youri, les débuts sont plus anguleux. Il ne parle pas, se protégeant des autres, tapi dans un coin, refusant de s’amuser, l’œil cerné et la mine grave. Mais le jour où il découvre un ours en peluche dans la caisse à jouets, la partie est gagnée. Un franc sourire fend son visage diaphane. C’est un ours comme le sien, marron avec des yeux de verre, un frère à qui il confie ses tourments le soir, avant de s’endormir. Ravis de compter de nouveaux copains, les enfants acceptent « les petits Russes » comme on les nomme, l’une avec son drôle de bras, l’autre taciturne et apeuré par le moindre souffle de vent. L’étrange tribu profite du bel été, un été béni des dieux. La plage ocrée de soleil les accueille chaque matin dans les embruns iodés, les rires fusent dès que l’eau salée vient à lécher les petits orteils. Ils communiquent dans un sabir bigarré, mêlant slave, français et moult gestes, et tous de s’esclaffer lorsqu’Irina entonne les premières notes du p’tit Quinquin. La séparation est douloureuse. À l’aéroport, tout le monde pleure, Youri serre son ours à l’étouffer et Irina fait signe au revoir de ses deux mains désaccordées. On promet de se retrouver. Trois étés de suite, les petits arrivent, pâles et chétifs, ils repartent roses et remplumés, des fruits dans les valises, la tête emplie de comptines, le cœur réchauffé de câlins. Au cours de l’année, on s’écrit et on envoie des photos. Jusqu’au jour où la famille française apprend la sinistre nouvelle. Grusha est morte durant l’hiver, les enfants seront bientôt confiés à un orphelinat. Serge et Marie-Laure n’imaginent pas les petits, affamés, avides de tendresse, balançant leurs corps étiques dans l’épouvante d’une salle nue. Ils entreprennent les démarches d’adoption. Et sur les plages du Nord, on voit débarquer chaque été une famille nombreuse, cinq enfants sous les ailes déployées des parents. Au milieu des rires et des pleurs, des cris et du sable dans les yeux. Une famille comme les autres.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 16 Mar - 8:12 | |
| L'historiette du jour : L'ivresse de la victoire de Benjamin MedurisJ’ai eu un ami. Il était plus jeune que moi, d’une vingtaine d’années. De nature timide, il a mis du temps avant de se révéler complètement. En fait, il a suffi d’un voyage et d’une petite fiole. J’ai entraîné beaucoup de jeunes judokas. La plupart étaient avides de victoires et de renom. Certains, par leur orgueil et leur hargne, arrivèrent à un bon niveau. Mais Lucas n’était pas comme eux. Et pourtant il fut le plus grand judoka qu’il m’ait été donné de voir. - Lire la suite:
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Il a commencé dans mon club d’Évreux assez tardivement, il avait 14 ans. Ses parents cherchaient à le bousculer afin d’émanciper ce jeune garçon réservé. Ses débuts furent catastrophiques, il n’était pas fait pour le combat, encore moins pour la compétition. Il en souffrait, car lui espérait beaucoup mieux, c’était un garçon rêveur, naïf. Mais il était travailleur et obstiné. À force de labeur acharné et d’une réelle passion pour le judo, il arriva tout de même à engranger quelques victoires. L’année de ses 18 ans, il obtint son examen de kata. Le lendemain, il réussit son arbitrage. Puis, au long de la journée, pendant le tournoi de shiai qui permettait de combattre plusieurs fois, il glana les points qu’il lui manquait et devint ceinture noire.
Il n’y eut pas de déclic, aucun changement majeur ; du moins en compétition. Chaque tournoi était tellement rude et frustrant qu’il en ressortait toujours abattu. Mais il revenait à chaque fois s’entraîner avec sa ferveur habituelle. J’eus beau développer avec lui ses points forts, l’agilité de sa hanche et son O-goshi, la vivacité de ses jambes et son De-ashi-barai, nous n’arrivâmes qu’à gagner un ou deux combats à chaque sortie. Lui voulait atteindre le niveau national et, dans ses rêves, il voulait combattre aux Jeux olympiques. J’essayai de le ramener sur terre, de lui faire prendre conscience de ses capacités et de se suffire des petites victoires qui, si elles n’étaient pas aussi reluisantes qu’une première place sur un podium, pouvaient tout de même le réconforter sur certains points. Mais Lucas en voulait plus et je sentais qu’après chaque compétition, il s’enfonçait toujours plus dans un marasme dépressif.
Passionné de culture japonaise, il partit un mois pendant l’été, à ses vingt ans, pour Tokyo. À son retour, l’air morose que je lui connaissais semblait s’être envolé. Le teint de sa peau était brillant et éclatait littéralement quand il souriait. Et il souriait bien plus qu’avant, comme s’il avait appris la plus heureuse des nouvelles. Son niveau de judo n’avait pas bougé, il était aussi désespérément moyen, nullement aussi éclatant que ne l’était son humeur qui, elle, ne cessait d’irradier ses partenaires. Un jour, à l’entraînement, il me ramena une petite gourde, une fiole de courge japonaise. C’était un souvenir de là-bas, un objet pittoresque qui rappelait immanquablement les estampes japonaises représentant des moines ou des samouraïs. — Elle a appartenu à Kyūzō Mifune lui-même ! me dit-il avec emphase. Je souris, peu convaincu par cette assertion, mais heureux devant son émerveillement et son visage radieux. Kyūzō Mifune était une véritable légende : élève du grand maître Jigorō Kanō, ce fut un garçon turbulent qui devint pourtant son meilleur disciple. Il demeura invaincu au Zen Nihon, le tournoi annuel japonais toutes catégories et arriva à battre, lors d’un défi, un sumo de plus de 1 m 80 et de 108 kg ! Pourtant, Mifune sensei ne mesurait que 1 m 58 et ne pesait que 45 kg. De plus, lors de ce combat, il était âgé de 40 ans.
En avril vint le Championnat de France. À ma grande surprise, Lucas se qualifia pendant le tournoi départemental et participa donc à cette grande compétition où les meilleurs de l’hexagone se rencontraient. Il était curieusement à l’aise mentalement. Il ne doutait pas et sortit le grand jeu tout au long de la journée. Il excellait, la fluidité de son judo n’avait d’égal que son impassible décontraction. Je le félicitai au sortir de chaque combat, qu’il gagna tous par ippon, dont un étranglement en demi-finales. Il fut repéré par les entraîneurs nationaux et fut invité aux stages préparatoires pour les Jeux olympiques devant se dérouler en fin d’année à Stockholm. Il fut moins présent sur le tatami de mon dojo, pris par les entraînements avec l’équipe nationale, mais revint environ une fois par mois prendre des nouvelles et s’entraîner. Malgré son nouveau statut et sa récente évolution, je ne constatai pourtant pas de progrès significatif. Lucas restait Lucas. Aussi, quand il nous annonça à tous qu’il était sélectionné pour représenter la France aux Jeux olympiques, fûmes-nous tous autant étonnés les uns que les autres. Il allait réaliser son rêve et pourtant je ne pus m’empêcher de déceler quelque chose d’effrayant, quelque chose qui criait et qui pourtant restait tapi sous le masque de candeur qu’il affichait avec un enthousiasme désarmant.
Les Jeux olympiques de Stockholm débutèrent le 5 décembre et la planète se préparait à voir s’affronter les meilleurs sportifs de tous horizons. Dont Lucas. Moi et le jeune homme toujours aussi timide prîmes l’avion ensemble, avec l’équipe nationale qui m’avait convié à assister aux jeux. J’étais bien entendu ravi et excité pour Lucas. La compétition démarrait dès le lendemain de notre arrivée, Lucas combattant la première journée dans la catégorie des – 60 kg. Je fis un léger travail de préparation mentale, consistant surtout à le relaxer, mais il était serein, comme si l’enjeu restait à distance de lui. Je trouvai cela étrange et eus un pressentiment. Je n’arrivais pas à croire que cela était en train de se produire… Le tirage n’avait pas été tendre avec lui. À part un premier combat normalement à sa portée contre un combattant équatorien totalement inconnu, les deux suivants, s’il y accédait, le verraient affronter des adversaires autrement plus coriaces. Mais il s’en défit avec une vista qui étonna tout le monde. La terre entière assista à un spectacle hors du commun, même si peu de gens purent vraiment apprécier à sa juste valeur la qualité toute en finesse et en subtilité de ce judoka inconnu jusqu’alors. Depuis des années maintenant, le judo est devenu un sport de haut niveau et tente vainement de conserver ses racines martiales ainsi que ce qui le qualifie d’art. Les affrontements sont rugueux, extrêmement physiques et, bien souvent, une bonne stratégie prévaut à une réelle spontanéité combative. Mais Lucas n’avait rien préparé, cela se voyait, il changeait de tactique à chaque combat et son corps semblait réagir instantanément aux assauts des adversaires. Il arriva en quart de finale, le dernier tableau, le sommet où grimpent les prétendants au titre suprême. Profitant de mon pass de l’équipe de France, je me faufilai jusqu’à la salle d’échauffement où je trouvai Lucas, assis dans un coin. — Et bien Lucas, tu ne t’échauffes pas ? —Sensei! Je suis ravi de vous voir ! J’ai déjà un peu couru et je me sens bien, ne vous en faites pas. — Je te félicite pour ton parcours, je suis… étonné. Ne le prends pas mal, Lucas, mais jamais je ne t’aurais imaginé ici, avec les meilleurs du monde… — C’est pas grave sensei, je ne vous en veux pas, je vous dois tellement ! Excusez-moi, mais ça va bientôt être mon tour. Il se leva et saisit son sac de sport. La fiole de courge en tomba. — Lucas, j’espère que tu n’as pas de… boisson améliorée là-dedans ? dis-je en souriant maladroitement. — Vous avez de drôles d’idées sensei, vous savez bien que le contrôle antidopage est très strict, nous sommes surveillés avant et après la compétition. — Oui, tu as raison. Oublie ce que j’ai dit et concentre-toi sur ton combat ! — Rassurez-vous, l’héritage de Kyūzō Mifune m’accompagne. Il me fit un clin d’œil tout en ramassant la fiole et prit le chemin des tatamis. Je ne pourrai pas le voir avant qu’il n’ait fini la compétition, vainqueur ou perdant. Je contemplai son dos frêle et le dossard de l’équipe de France plaqué sur son judogi, agrémenté de son nom en lettres capitales. Puis sa dernière phrase me revint en mémoire et elle me parut bizarrement chargée d’un sens caché.
Son quart de finale l’opposa à l’Allemand Kesser, judoka solide et polyvalent. Lucas fut plutôt passif pendant les premières minutes du combat, se contentant d’esquiver les attaques répétées de son adversaire. Il s’économisa ainsi, voyant Kesser arriver dans le dur. L’Allemand tenta une énième attaque que Lucas, lucide, vit venir sans peine. Je fus alors témoin d’une action peu commune, un réflexe pur que l’on ne peut voir que chez les meilleurs. Sen no sen, l’attaque dans l’attaque. Lucas lança la sienne juste avant l’Allemand, c’était une réponse parfaite, exactement ce qu’il fallait faire ! Kesser s’écroula et Lucas le suivit en immobilisation pour le maintenir sur le dos. Ippon pour Lucas ! Vint ensuite sa demi-finale contre Omorov le Russe, là encore un sacré client puisqu’Omorov s’était hissé sur presque tous les podiums cette année. Mais Lucas fut incroyable. Il contourna astucieusement le Kumi-kata, la prise de garde de son adversaire, et déclencha un mouvement incroyable, une technique plus utilisée depuis des lustres… Yama-arashi, qui veut dire « tempête sur la montagne », n’est plus enseignée en France, car d’autres mouvements lui ont été préférés. Et Lucas l’a exécutée à merveille, ses mains posées sur le même revers ont amorcé le déséquilibre, surprenant Omorov qui s’est laissé embarquer comme un enfant. Lucas a ensuite placé ses appuis et pivoté dans l’axe en une demi-seconde. Il a armé sa jambe droite et a fauché le Russe, emportant tout son corps dans une roue parfaite qui s’est terminée sur un gros « Boum ! », un pion d’anthologie qui fit vibrer toute la salle ! Les deux hommes restèrent au sol quelques secondes, l’arbitre fut aussi surpris que le Russe et mit un temps fou à proclamer : Ippon ! Sore-made! Fin du combat. Une fine couche de poussière était encore en suspension quand Lucas se releva et alla se placer pour le salut final.
Il l’avait fait, il était en finale ! En sortant du tatami, il me glissa un regard complice paradoxalement empreint d’une mélancolie inappropriée. Au fond de ses yeux luisait une supplique qui quémandait du réconfort, à la manière d’un enfant pudibond cherchant à attirer l’attention de sa mère sur un problème intime. J’attendis une demi-heure avant que la finale ne commence. Je ne vis pas passer ces trente minutes tellement je me repassais le mouvement de Lucas en boucle. Ce fut d’une telle beauté !
17h30, la finale. L’adversaire de Lucas ne fut personne d’autre que l’immense Daisuke, le Japonais invaincu depuis deux ans, déjà une star dans son pays alors qu’il n’avait que 21 ans. Un combattant fabuleux, je voyais mal mon Lucas l’emporter. Mais quand je le vis monter sur le tatami, il était maître de lui, il était serein, on sentait sa force rien qu’à le regarder. Dès le départ, le combat fut engagé, les deux judokas se rendant pour ainsi dire coup sur coup, technique sur technique, esquivant chaque projection, se protégeant impeccablement pendant les phases au sol. C’était dantesque et c’était Lucas sur le tapis ! Le japonais le fit presque tomber sur son spécial, Ō-soto-gari, mais je ne sais comment, Lucas pivota à temps en se contorsionnant de façon incroyable et, à la fin du temps réglementaire, aucun des deux n’avait marqué de points. Ils se rhabillèrent après le « Matte » de l’arbitre et repartirent au charbon pour le golden score. Cette fois-ci, le premier qui marquerait gagnerait le combat, la finale, la médaille d’or. Daisuke partit dans un enchaînement de feintes puis plaça idéalement ses mains pour lancer son Ō-soto-gari. Mais alors, le temps parut se dérégler. Je vis Lucas effectuer sa technique au ralenti : Kuki nage, la technique spéciale de Kyūzō Mifune, moquée par les jeunes élèves, car paraissant impossible à mettre en pratique lors d’un combat… Pourtant Lucas la réussit. Profitant de l’avancée de son adversaire, il recula sa jambe gauche au sol tout en exécutant une légère traction des mains. Cela parut si facile, si automatique. Daisuke ne put rien empêcher, il chuta comme s’il était un partenaire de kata, il fit une rotation inéluctable et atterrit sur le dos si parfaitement que, cette fois-ci, il n’y eut aucun bruit. Lucas avait atteint une telle technicité que son judo n’était plus agressif, il était devenu le combattant parfait, celui qui fait le moins pour réussir le plus. Ainsi dans cette position, un genou à terre, la manche de son adversaire tenue alors que celui-ci gisait, éberlué, un peu derrière lui, et le regard haut et droit, je crus voir le grand Kyūzō Mifune lui-même. Je suis persuadé que, l’espace d’une seconde, le grand maître se trouvait là, sur le tatami.
Lucas sortit sous les applaudissements. Les supporters japonais ayant fait le déplacement félicitèrent également le nouveau champion qui venait de défaire leur héros. J’attendis un peu et me dirigeai vers les vestiaires pour aller saluer mon élève, le champion olympique. J’aperçus l’entraîneur national, occupé à répondre à des interviews et il m’indiqua du regard où se trouvait Lucas. J’ouvris la porte et le découvris assis, les bras posés sur les cuisses. Il tenait la fiole de courge et la regardait. Puis il tourna la tête et me vit. Il souriait. Mais ce sourire semblait être gâché par quelque chose, il n’était pas complet. Soudain, devant mes yeux, le corps de Lucas s’étira. Son visage se tordit, prenant une consistance vaporeuse. Il souriait toujours. Son corps se transforma en une fumée blanche, de la couleur de son judogi, et juste bariolée du noir de sa ceinture. Il fut attiré dans la fiole, comme un génie rentrant dans sa lampe. En un clin d’œil, et sans que je ne puisse intervenir, Lucas fut complètement aspiré. La fiole retomba dans un bruit sourd. Je restai immobile pendant un instant et j’allai me saisir de la fiole de courge. Comment ?
La disparition de Lucas fit le tour du monde. Personne n’élucida ce mystère, le champion olympique de judo des – 60 kg avait disparu sans laisser de traces. Je n’en dormis pas pendant des jours, ressassant ce moment, ce phénomène hallucinant qui s’était déroulé sous mes yeux. Et petit à petit, je me suis remis aux entraînements et à la compétition. J’ai retrouvé un goût pour l’affrontement, mes espoirs retrouvés alors que j’enchaîne les victoires. Dans mon sac, je trimballe la fiole de courge avec mon judogi et ma ceinture. À chaque début de compétition, j’en bois un peu, je m’imprègne des enseignements de Kyūzō Mifune et de ses élèves. À chaque gorgée, une force ancienne coule dans mes veines. À chaque aspiration, je sens Lucas traverser mon corps et diriger mon être vers la victoire.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 17 Mar - 8:07 | |
| L'historiette du jour : Les oies de Sougnoles de Alice BabinMonsieur le maire souleva un sourcil interloqué. En treize ans de mandat, il n’avait encore jamais entendu de telles aberrations. — Et donc… vous dîtes que vous allez porter plainte ? demanda-t-il afin d’être certain d’avoir bien compris. - Lire la suite:
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— Évidemment que je porte plainte ! Que faire d’autre ? J’ai tenté l’arrangement à l’amiable : madame n’a rien voulu savoir. Je suis venu vous demander d’intervenir : vous n’avez absolument rien fait. Je… — Mais bon sang ! Qu’est-ce que vous auriez voulu que je fasse ? Je suis maire, nom d’un chien ! Pas dresseur d’animaux, ni magicien ! — Vous auriez pu faire un arrêté municipal. Vous étiez parfaitement en droit. Je connais bien la loi moi, monsieur. Et vous savez ce qu’elle dit, la loi ? Le maire soupira. Il avait l’habitude de ce genre de Monsieur Je-sais-tout. Dans tous les cas, cet enquiquineur déclamerait son petit discours. Alors, autant en finir au plus vite ! — « Aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l’homme, dans un lieu public ou privé », récita Je-sais-tout. Pfff… quelle exagération ! se dit monsieur le maire. Néanmoins, il posa la question logique à son nouvel administré : — Donc, vous estimez que les oies de madame Bousquet « portent atteinte à votre tranquillité » ? — À la tranquillité de tout le voisinage, monsieur ! Seulement, personne n’ose se plaindre. — C’est que… madame Bousquet habite le village depuis plus de trois décennies ; elle est très appréciée ici. De plus, jamais son élevage n’a dérangé qui que ce soit, à ma connaissance tout du moins… — Les gens sont des lâches et des hypocrites ! Tous ces cancanements… c’est insupportable. Je suis sûr de ne pas être le seul à qui ça porte sur le système. — Ces cacardements. — Pardon ? — Pour les oies, on dit « cacardements ». « Cancanements », c’est pour les canards, expliqua le maire. Vous connaissez bien la loi mais l’oie un peu moins on dirait… Ce jeu de mots fut comme une revanche pour lui. Il s’accorda un petit rictus. — Oui, bon… Peu importe. Revenons sur le fond du problème, qui, lui, est sérieux… C’en fut trop. Le maire éclata : — « Sérieux » ? Un problème sérieux ? Non mais vous plaisantez, monsieur ! La mise en sécurité des abords de l’école, c’est un problème sérieux. L’accompagnement de nos seniors, c’est un sujet sérieux. Mais, les cacardements des oies de madame Bousquet, non, là vraiment, vous ne trouverez personne pour vous soutenir dans vos accusations. — Ah oui ? C’est ce qu’on va voir ! L’enquiquineur se leva et quitta la pièce.
Durant les semaines qui précédèrent le procès, ce fut l’effervescence à Sougnoles. Une guerre larvée, insidieuse, sourdait entre les deux camps, constitués du plaignant et son épouse d’un côté, et de tout le reste du village de l’autre. Quand des groupes d’enfants croisaient Monsieur, ils se mettaient à dresser le cou, à agiter le postérieur tout en poussant des cris. Lui se contentait de hausser les épaules et la grappe de marmots finissait par s’éparpiller rapidement. Quand les dames de la rue en revenant du marché apercevaient Madame, elles détournaient aussitôt les yeux et se murmuraient des commentaires outrés. Un matin, le couple eut une méchante surprise en sortant de sa maison. Sur la façade, on avait barbouillé l’inscription suivante, en grosses lettres noires : ICI, TU FERAS PAS TA L’OIE ! Était-ce l’œuvre d’une bande d’adolescents ? D’un voisin quelque peu éméché ? Voire de madame Bousquet elle-même ? On ne le sut jamais. Le mur fut nettoyé, mais les ennuis se poursuivirent, sans jamais se ressembler toutefois. Il faut reconnaître que les villageois, dans leur rancœur glacée, faisaient preuve d’une imagination sans limites : un jour, c’était la boîte aux lettres remplies de plumes d’oie jusqu’à sa gueule débordante ; un autre c’était un tag sur la carrosserie de la voiture… Monsieur et Madame rangeaient, lavaient, effaçaient et, s’ils étaient très certainement las de ces mômeries, à aucun moment ils ne songèrent à retirer leur plainte.
Madame Bousquet, quant à elle, bénéficiait d’un soutien sans faille. On lui mettait la main sur l’épaule, on la saluait de très loin dans la rue, on lui rendait des visites de courtoisie… Dans la maison de l’éleveuse, les gens se croisaient sans cesse et on pouvait entendre les mêmes propos revenir en exclamations indignées : — Quand on n’aime pas les bêtes, on vient pas s’installer à la campagne ! — C’est les animaux qui devraient porter plainte contre la connerie humaine ! — Bientôt, il vous obligera à mettre des muselières à vos oies ! Madame Bousquet dans sa blouse verte écoutait, opinait, confirmait, jusqu’au moment où elle annonçait, des trémolos plein la voix : — Allez ! C’est pas tout ça mais, faut qu’j’aille m’occuper des bêtes pendant qu’elles sont encore là… Les visiteurs restaient encore quelques minutes pour observer l’éleveuse circuler entre les palmipèdes. Quelle femme courageuse ! À son âge, transporter les caisses de maïs, balayer les fientes… ! Et dire que ces deux enquiquineurs, citadins dans l’âme, voudraient lui mettre des bâtons dans les roues… Mais, tout cela était bien normal puisque, « quand on n’aime pas les bêtes, on n’aime pas les gens non plus », comme le répétaient les soutiens de madame Bousquet.
L’histoire prit tellement d’ampleur, qu’un matin, le reporter d’une radio locale sonna chez les plaignants. Monsieur vit là une excellente occasion de justifier sa plainte publiquement. Il se pencha sur le micro et déclara simplement : — Écoutez, nous sommes tout bonnement excédés par le bruit incessant. Sans compter les autres nuisances liées à cet élevage ; je pense aux mouches par exemple. En fait, ce débat dépasse le cadre de notre confort personnel, vous savez : c’est une affaire de salubrité publique. Le journaliste fila aussitôt à la mairie recueillir le témoignage des élus. Si le maire refusa de parler, ce ne fut pas le cas de son premier adjoint : — Porter atteinte à une caractéristique rurale, c’est porter atteinte à la ruralité tout entière. Il faut protéger nos campagnes et nos traditions ! Sur les réseaux sociaux, les vidéos des oies de madame Bousquet jaillirent par dizaines, puis par centaines : on partageait, commentait, repostait les images des palmipèdes noirs et blancs. À Sougnoles comme partout en France, le hashtag « oiedeslandes » devint populaire. Les photos d’oisons, particulièrement, attendrissaient les internautes, avec leurs gros plans sur ces boules de poils aux grands yeux ronds comme des billes. Une pétition nommée « Retour aux palmes » se mit à circuler. Elle recueillit rapidement des milliers de signataires, dont celle d’une jeune activiste écologiste qui composa une chanson dédiée aux oies de madame Bousquet :
Lui qui veut vous mettre au pas Qu’il retourne au métro pa-pa-parisien, Lui qui veut clouer le bec à l’oie Mieux vaudrait qu’il ne dise, dise, dise rien
Les gamins du village hurlèrent les paroles sous la fenêtre des plaignants, en venant presque à couvrir les bruits de l’élevage d’à côté ! Ce furent des jours de doute pour Monsieur et Madame. Néanmoins, ils tinrent bon, et, le jour du procès, les longs mois passés à se faire moquer, insulter et harceler les avaient rendus acérés comme des couperets. Ils grimpèrent les marches du tribunal la tête haute et la bouche pincée, sous les huées du comité de soutien de madame Bousquet. — Ce n’est pas le procès de la ville contre la campagne, déclama leur avocate. C’est une question de vivre ensemble. — Les oies de ma cliente et les habitants de Sougnoles « vivent ensemble » depuis plus de trente ans ! riposta la défense. — On ne devrait pas installer un élevage de palmipèdes si près des habitations ! argua la première. — On ne devrait pas installer sa résidence principale à côté d’un élevage de palmipèdes, répondit la seconde. — Je demande une condamnation à faire cesser le trouble ! — Je demande que la requête des plaignants soit rejetée !
Lorsque le verdict tomba, il fut relayé par toutes les radios et chaînes de télévision nationales : « Les oies de Sougnoles ont été relaxées par la justice. Le tribunal a rejeté la plainte et les plaignants devront verser à leur propriétaire deux mille euros de dommages et intérêts pour préjudice moral ». Chez elle, madame Bousquet fêtait la fin de l’affaire auprès de ses enfants et petits-enfants. — C’est une victoire pour l’animalité ! dit-elle en levant son verre. Puis elle fourra le toast de foie gras dans sa bouche.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 17 Mar - 9:27 | |
| Tout ça me rappelle l'histoire du coq ! et ce maire qui a mis un écriteau à l'entrée de son village
qu'ici tous les bruits de la campagne sont autorisés !
ah ces gens qui n'aiment pas la campagne mais qui veulent s'y installer ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 17 Mar - 9:57 | |
| et qui veulent quitter la capitale à cause du virus... ils me font marrer tout doucement |
|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 17 Mar - 11:22 | |
| Ils le transportent ailleurs ... |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 17 Mar - 11:48 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 18 Mar - 8:18 | |
| L'historiette du jour : Quand Chronos se prend pour Thémis de Frédéric DelhaieComme l’affirmait mon grand-père maternel du temps de son vivant : « certaines histoires méritent d’être écrites. Tu sais gamin. Avec le temps, tout s’efface, se fane. Si tu ne poses pas sur le papier ce qui est important pour toi, tu finiras par perdre ton passé. Tes souvenirs se recouvrent un jour ou l’autre d’une épaisse brume dans ton esprit. Ils finissent même par disparaître totalement et quand tu en es là, il est bien tard ». - Lire la suite:
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Je suis aujourd’hui assez âgé ; j’ai un peu plus de quarante ans ; pour avoir eu le temps de constater qu’il avait parfaitement raison sur ce point. C’est pour cette raison que je me suis décidé à prendre la plume. Ce que j’ai à transmettre me semble si énorme, que j’ai dans l’idée que cette phase d’écriture, en plus de figer l’histoire, me permettra aussi de ne pas sombrer dans une forme de folie. C’était un samedi soir comme beaucoup d’autres. Je vis aujourd’hui dans une autre ville que celle de mon enfance, avec ma femme et mes deux enfants. En cette belle soirée de printemps, nous ne recevions personne. Ainsi, la maison était très calme. Je n’avais rien de bien passionnant au programme de la soirée alors je me résolus à faire un peu de rangement dans la cave. Je sais ce que vous vous dîtes. « Passer un samedi soir sous terre, on peut rêver à autre chose de plus fun ». Je suis bien évidemment d’accord avec vous. Mais la nullité du programme télé de cette fameuse soirée a replacé dans une perspective intéressante ce travail ingrat que je repoussais semaine après semaine. Je me souviens distinctement de m’être dit que le moment était venu. Ce fut comme une forme d’autopersuasion… Avec tout ce que cette méthode comportait de risque de rechute dans l’absence d’envie, bien entendu. Dans cette cave, j’avais accumulé depuis des années un véritable trésor de souvenirs, tant les objets qui s’y trouvaient étaient divers. J’avais entassé des cartons, un meuble de bureau à monter soi-même, de nombreux objets ayant appartenu à mes proches décédés et même une paire de skis alors que je n’avais même jamais posé le pied sur une piste enneigée. Un autre élément motivait mon désir de rangement. J’avais malencontreusement égaré les pièces métalliques d’assemblage du fameux bureau. Je me trouvais dans l’impossibilité totale de le reconstruire. Je dois reconnaître que cela m’agaçait. Voilà, vous savez tout, à ce stade, j’avais bon espoir de mettre la main sur ce petit sachet de plastique contenant ce qu’il me fallait. Je l’avais encore à l’esprit, ce sac, et pour tout dire, j’en avais même la vision parfaite, ne manquait que le souvenir de l’emplacement. Ma maison est assez ancienne et, de ce fait, la cave également. Tout cela semble finalement assez logique. On trouve, dans ma cave, des voûtes faites en briques et des piles pour les soutenir. L’ensemble présente un certain cachet, même si l’endroit est souterrain. On pourrait y ouvrir un restaurant ou un salon de thé. Pourquoi pas ? Tandis que je me déplaçais, à proximité d’une des piles dont je parlais juste auparavant, je fus déséquilibré. Je tendis mon bras gauche en direction des briques et je fus surpris de le voir s’enfoncer. Non pas que le mur était devenu mou, non, non. Il semblait davantage avoir perdu toute consistance. Je n’eus pas le temps d’avoir peur. La main y passa, puis l’avant-bras et enfin la tête et le reste du corps. Bien qu’ayant les yeux grands ouverts, je ne perçus rien de plus qu’un noir profond et une chaleur ni agréable ni désagréable. Lorsque la lumière revint, je me trouvais dans une petite impasse que je connaissais bien. Je reconnus sans peine la maison de naissance de ma mère, en 1948. L’habitation était petite, au fin fond de l’impasse des cardinaux à Valenciennes. La façade était noircie, mais comme celles des habitations voisines, ni plus ni moins. D’aussi loin que mes souvenirs me portaient dans le passé, jamais je n’avais vu des murs aussi noirs. L’espace d’un instant, je me dis que j’étais revenu à l’époque de l’extraction du charbon, lorsque la pluie, rendue crasseuse par les poussières de la mine, noircissait tout. Je venais vraisemblablement de traverser une pile de ma cave et il s’agissait maintenant de vérifier que je serais en capacité de réaliser le chemin inverse. J’entrepris de tâtonner et je trouvais rapidement la zone de dématérialisation. Sur le côté gauche de cette impasse, on trouvait les petites maisons, dont celle de ma mère et de l’autre côté, il y avait un grand mur. J’étais arrivé de ce côté. Je glissais la tête et elle se retrouva bientôt dans ma cave, à 80 kms de l’impasse où j’avais laissé traîner mes jambes. La mise en conscience d’une telle distorsion du corps me procura un certain malaise, j’ordonnais alors bien vite à mes jambes de reculer. Je fus de retour intégralement dans la rue étroite. Le jour déclinait rapidement. Élément curieux et que je n’avais pas remarqué tout d’abord, la chaussée n’était pas en bitume, mais constituée de gros pavés de granite. Je pris la direction de la rue de Famars. De nombreux véhicules étaient stationnés dans cette rue, dont la partie haute n’était pas piétonne. Les plus récents avaient plus de quarante ans. Sur le trottoir d’en face, je constatais avec effarement que la vieille clinique que je savais fermée et abandonnée depuis des années était en activité. Mon grand-père y avait travaillé jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans. Vraiment, quelque chose ne tournait pas rond dans cette ville. Elle semblait d’un autre temps, d’une autre époque. L’établissement de santé s’était éteint en même temps que son fondateur, un chirurgien assez renommé. Il était mort d’un arrêt cardiaque à un âge très avancé et il ne s’était trouvé personne pour reprendre l’affaire familiale. Je parle de la clinique, mais vous l’aviez compris. Les enfants s’étaient montrés bien moins brillants que leur illustre père dans les études, puisqu’aucun n’était parvenu à terminer un cursus du supérieur. Pour mon grand-père, ce n’était pas qu’il avait besoin de travailler ou qu’il manquait de ressources au point de poursuivre ses activités à un âge si avancé, mais c’était juste que mon ancêtre se serait profondément ennuyé s’il avait quitté le monde du travail plus tôt. Et puis, il me faut faire preuve d’honnêteté intellectuelle. Il s’agissait sans doute également pour lui de prendre l’air à bon compte, loin d’une épouse assez agressive à son égard. Avec le poids des années, la cohabitation était devenue problématique dans ce vieux couple. Je pris la direction de la place d’armes. Je reconnus sans mal la façade de la mairie, unique vestige des bombardements de dernière guerre. Elle fut laissée debout et intacte par je ne sais quel miracle. Lors de la reconstruction, on ajouta derrière elle un gigantesque cube de béton franchement moins joli. Le sol de la place était conforme à ce que j’avais connu en étant enfant. Elle était en vérité utilisée comme un vaste parc de stationnement. Particularité locale, des incrustations en bronze, aux armoiries de la ville, marquaient les emplacements des voitures. Depuis lors, il me semblait bien que l’endroit avait été refait à neuf au moins deux fois. Ce fut sur cette place que je découvris un élément de nature à éclaircir ma situation. Un journal traînait sur le sol. Je m’empressais de le ramasser. La première page présentait les actualités du 18 mars 1978. J’en fus tellement secoué que je ne pus faire autrement que de m’asseoir à même le sol. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’avais en toute vraisemblance effectué un petit voyage dans le passé. Justement le jour durant lequel ma vie avait basculé de façon irrémédiable. Je connaissais bien cette date, et pour cause. Nous étions le jour de mon troisième anniversaire et en cette journée maudite, mes parents furent abattus froidement chez eux par une personne qu’on ne retrouva jamais. J’avais eu la vie sauve pour avoir dormi chez mes grands-parents en ce samedi soir. Il me plaît à imaginer qu’il existe une puissance créatrice et bienveillante. Certains mettent le mot « Dieu » sur cette puissance, moi, je préfère parler d’intelligence supérieure. En cet instant, ami lecteur, tandis que je commençais à sentir le froid des pavés m’engourdir les fesses et les jambes, je ne pus dans le même temps m’empêcher de me dire qu’il n’y avait pas de hasard et que je n’étais pas arrivé là pour rien. Je sais oui, j’aurais pu prendre mes jambes à mon cou et retourner en courant dans mon époque. Et ensuite ? Peut-être que le mystère physique qui m’a donné l’occasion de voir de mes yeux mon passé lointain aurait disparu de suite à l’instant de mon retour chez moi, m’interdisant de renouveler l’expérience. Ou encore, peut-être qu’en poursuivant ma visite, je resterais à jamais prisonnier de ce passé dans lequel je n’avais pas ma place. Vous voyez ? L’un de mes amis me répète à chaque fois que je le vois que Dieu a un plan pour chacun de nous. Je pensais aussi à lui et à son affirmation lorsque je considérais ma situation. Je pris alors la décision de considérer que l’intelligence supérieure qui gouverne tout ne peut pas être malveillante. Je fis donc le choix de rester dans le passé et de l’explorer. Et qui sait, avec le secret espoir de pouvoir en tirer un profit personnel, aussi infime soit-il. Peut-être aurais-je au minimum l’occasion de voir le visage de cet assassin qui m’a privé de mes parents. Je sais oui, mon raisonnement fut très risqué et ma confiance dans la marche lumineuse du monde fut totale. Je n’étais pas là par hasard. Il y avait certainement un enseignement à en tirer et je comptais bien comprendre. Je connaissais par cœur le chemin pour me rendre à pied au domicile de mes parents. Tout au long de mon enfance, j’avais fait ce trajet de nombreuses fois, c’était pour moi, en de multiples occasions, une forme de pèlerinage. Vous imaginez, je pense, le manque que provoque l’absence d’êtres aussi chers que les parents. Alors, à chaque fois que je n’allais pas bien, je quittais le domicile de mes grands-parents et je marchais jusque devant cette maudite maison, je la regardais, je questionnais un peu dans mon esprit et je repartais aussi seul qu’à l’aller. Je savais que ce voyage demandait une heure pour un aller et un retour. Je pense que mes grands-parents savaient où je me rendais ainsi régulièrement à la nuit tombée. Ils ne m’en parlèrent jamais, de mes escapades. De toute façon, qu’auraient-ils eu à en dire ? Que peut-on expliquer à un enfant ou à un adolescent en recherche de réponses que rien ni personne n’est en capacité à lui apporter ? Je me relevais et je pris la direction de la maison de mes parents. J’évitais de perdre du temps face aux multiples écarts que je constatais entre ce que je connaissais aujourd’hui de la géographie urbaine et ce que je constatais de mes yeux. Je remontais l’avenue Clemenceau avant d’obliquer vers la droite devant la gare. L’Escaut était en vue, identique en tout point à ce que j’avais toujours connu. Ce fleuve-là est tellement maîtrisé que le jour où il débordera tu pourras te dire que la fin du monde est proche. Les usines étaient là, le long du fleuve canalisé. Elles étaient même en vie, grouillantes d’ouvriers, de jour comme de nuit. La crise industrielle ne s’était pas encore abattue à plein sur la ville. Elles fermeraient toutes, dans quelques mois, ces usines, jetant à la rue ou condamnant à l’exil des milliers de familles. Enfant, j’avais vu ces bâtiments à l’état de friche, puis les terrains rendus à la nature en attendant de pouvoir en faire quelque chose. Ça prendrait des années pour éliminer ces verrues urbaines. Les milliers de chômeurs auraient le loisir de venir se recueillir sur le tombeau de la valeur-travail. Des bruits industriels et sourds provenaient de ces bâtiments. On y fabriquait des tubes ou des plaques ou que sais-je encore. Le minerai arrivait par trains entiers, en même temps que le charbon extrait tout près de là. La capitale de l’acier n’était pas encore à terre. Je pourrais peut-être retourner à mon époque avec un peu de rage face à ce gâchis. Tout devait disparaître, c’est sale, c’était le passé, c’était un autre monde. L’industrie lourde et traditionnelle c’était « Has been » comme l’affirmèrent les connards de politiciens de l’époque. Je ne me souviens pas s’ils étaient de gauche ou de droite, mais de ce que j’en vois, même aujourd’hui, ils sont de la même race. Ils ont le même ADN. Ils ont des idées de génie et eux ne payent jamais. On allait tous arrêter d’avoir les mains salies par la graisse qu’ils disaient. Les prolos allaient vivre mieux, dans des boulots propres et mieux payés. On allait tous devenir des culs de cuir, des employés de bureau, des larbins de machine à écrire. Les services, c’était l’avenir. Tu parles. Quant à quarante piges, tu en as passé vingt à taper sur de la taule, ou sous terre à arracher du charbon de la roche, tu ne peux quasiment plus rien faire de ta vie. La population locale ne s’était pas trop pressée sur les bancs de l’école. Depuis plus de deux siècles, on trouvait du travail de père en fils en claquant des doigts, alors ce n’était pas trop utile de se remplir le crâne. L’employeur te prenait en charge, du berceau au tombeau. Au-delà des usines et des fosses, c’était tout un monde qui allait disparaître. Laissant sur le carreau une population qui n’a pas compris de suite que ce ne serait plus jamais comme avant. J’ai vu un des types de trente-cinq ans foutus en retraite. Il ne leur restait plus qu’à attendre la mort en quelque sorte puisque la société leur expliqua qu’elle n’avait plus besoin d’eux. Je poursuivais mon périple, traversant bientôt le carrefour de la croix d’Anzin. Je fus surpris de voir ce café sur plusieurs étages en parfait état alors que j’avais surtout connu la façade noircie par un incendie. À ce moment, je me promettais de revenir explorer ce passé, si jamais le destin voulait bien m’en accorder le loisir. Je pensais découvrir beaucoup d’éléments sur la vie des gens, au temps de mon enfance. Le regard que j’ai porté sur eux tous n’aurait jamais la pertinence et la profondeur de celui d’un adulte. Bien sûr, il me faudrait tout d’abord retourner chez moi après cette première visite. Je traversais désormais la place d’Anzin. Je passais devant le « Parisien », un troquet tenu par des péteux qui devaient considérer que coller le mot Paris sur quoi que ce soit lui donnait de la valeur. L’endroit n’avait de Parisien que les habits des serveurs. Ces types avaient la tenue traditionnelle des bistrotiers de Paname. À part ça, on y parlait ch’ti comme ailleurs et on y bouffait de la frite bien grasse pendant que des zonards à blouson de cuir s’excitaient sur les flippers et autres conneries de jeux d’arcade. Dix minutes plus tard, je me trouvais devant la maison de mes vieux. Elle était neuve. De mémoire, elle avait moins de cinq ans. C’était une maison de lotissement à une mitoyenneté. C’était du type forestier parce qu’un génie d’architecte avait eu l’idée de coller des planches de bois entre les fenêtres de l’étage. L’endroit avait été baptisé par la mairie « Résidence Maurice Tohrez ». « Thorez » parce que la mairie était communiste depuis que le communisme existait et « résidence » parce que ça faisait un peu bourge pour ce quartier somme toute propret. C’était doublement comique. Deux voitures étaient garées sur le trottoir devant la maison. Ça pouvait bien être des Simca, difficile à dire, tant elles semblaient venues d’ailleurs. Avec une petite boule dans le ventre, je m’approchais de la porte d’entrée. Je vis immédiatement qu’elle n’était pas fermée. On l’avait laissée entrebâillée. Je poussais lentement sur le bois de façon à ne pas faire de bruit et je m’introduisis dans le couloir derrière elle. J’entendis des gens parler, deux hommes et une femme pour être précis. Les paroles venaient du salon. « Michel, nom de Dieu ! Pose ce flingue ! ─ Bouge pas Marcel. Je te préviens que si tu bouges je tire. ─ Mais arrête donc tes conneries… ─ Tais-toi. Tu fais moins le malin maintenant pas vrai ? Pour balancer les copains à la direction il y a du monde, mais devant un pétard, on ne trouve plus personne. ─ Et tu penses faire quoi hein ? Nous descendre, ma femme et moi. Pose ton arme et fous le camp d’ici. ─ Je vais te tuer. À cause de toi, j’ai perdu mon boulot. ─ Et après, tu vas aller trente ans en taule, tu crois que ce sera mieux ? ─ Faudrait encore se faire prendre… Personne ne m’a vu venir ici… » Ce fut en cet instant précis que je pris la décision d’intervenir. Je m’avançais dans le salon. Je vis ma mère sur la gauche, assise dans un fauteuil. Elle sanglotait. Elle était comme jamais je ne l’avais vu jusqu’alors. Mon père était debout au milieu de la grande pièce et à sa droite, à deux mètres à peine, se tenait le type qui le menaçait. L’intrus fut tellement surpris par ma présence qu’il abaissa son bras armé. Mon père profita de l’occasion, trop belle, pour se jeter sur lui. La bagarre dura quelques secondes et un coup partit. L’agresseur se retrouva au sol, la jambe droite ensanglantée. Le silence s’imposa. Ma mère et mon père me fixèrent durant un long moment. Et puis ma mère s’approcha de moi et prit la parole. « Qui êtes-vous ? J’ai l’impression de vous connaître. Votre visage m’est familier… ─ Peu importe qui je suis… Nous ne nous connaissons pas. Je dois partir. Ne parlez simplement de moi à personne, c’est tout ce que je vous demande. Vous ne m’avez jamais vu. ─ Donnez-nous au moins un nom ? poursuivit mon père. ─ Vous comprendrez dans quarante ans » dis-je, sans trop réfléchir et juste avant de prendre la fuite. Je les laissais là, seuls avec leurs questions et leurs doutes. Je fus aussi rapide qu’il m’était possible de l’être. J’entendis les sirènes quelques minutes après mon départ, tandis que je traversais dans l’autre sens la place d’Anzin. Les forces de l’ordre ne se préoccupèrent pas de ma présence et j’en fus très heureux. En cas d’arrestation, qu’aurais-je bien pu dire ? Ce temps de trajet à travers la ville me permit de repasser le film de ce soir et de croiser le tout avec les éléments dont je disposais. Mes parents furent retrouvés, tués par balle, le 19 mars 1978 alors que j’étais âgé de trois ans et un jour. Ce soir-là, je passais la nuit dans la maison de mes grands-parents maternels dans la vieille ville de Valenciennes. L’enquête ne donna rien. Le type, le fameux Michel fut un temps suspecté d’être l’auteur de la tuerie. Mais il n’avoua jamais et faute de preuves, il ne fut pas inquiété. La police s’intéressa à ce type parce que mon père l’avait dénoncé à la direction quelques jours avant les meurtres. Il s’était rendu coupable de vols dans l’entreprise dans laquelle les deux hommes travaillaient. Au fil des années, l’enquête se figea. Le dossier finit par être atteint par la prescription. Je commençais, dans ma véritable vie, celle de mes quarante ans passés, à me faire une raison, à accepter de ne jamais connaître la vérité. D’une certaine façon, le destin venait de m’offrir un magnifique cadeau… Il s’agissait désormais de vérifier qu’un nouvel avenir s’était mis en place. De retour dans l’impasse des cardinaux, je commençais à tâter fébrilement le mur par lequel j’étais arrivé. J’eus quelques difficultés à retrouver mon point de passage. Il se pourrait que l’ouverture se soit déplacée, mais je n’en sais rien. Je ne peux ni l’affirmer ni l’infirmer. Notez que j’appelle cela une ouverture mais que je ne sais pas davantage si le terme est approprié. Je me suis retrouvé dans ma cave, après la même séance de picotement et de chaleur. Lorsque j’ai passé ma main sur la pile de briques, l’endroit était aussi ferme qu’un mur standard. Le passage avait disparu juste après mon retour. Je regagnais mon salon et me posai dans mon fauteuil, celui des habitudes. Ma femme me fixa durant quelques secondes et me questionna. « Tu as l’air essoufflé ? Tu as fait quoi à la cave au juste ? ─ Rien de bien folichon. Je suis resté longtemps en bas ? ─ Moins d’une minute, je pense. Tu es vraiment bizarre. Tu es certain que tout va bien ? ─ Ne t’inquiète pas. Tout va pour le mieux… ─ Tu as retrouvé le vin que tu cherchais ? ─ Du vin ? Mais pourquoi du vin ? ─ Mais enfin… Tes parents viennent manger demain, pour ton anniversaire. Tu sais bien. ─ Tu as dit… Mes parents ? ─ Mais oui, tes parents… Quelque chose ne va pas ? ─ Je me suis cogné la tête au plafond. C’est idiot. Écoute, je vais me coucher, ça ira mieux demain. » Je passais une grande partie de la nuit à explorer cette foule de nouveaux souvenirs qui se mettaient en place dans mon esprit. Un nouvel avenir s’était construit, dans lequel j’avais mes parents et toute ma place. Le lendemain, mon père et ma mère prirent place autour de la table. Ils étaient là, face à moi, beaucoup plus âgés que la dernière fois, évidemment. Mon père ne cessa pas de me fixer de son regard inquisiteur et me proposa finalement de m’accompagner à la cave. J’avais oublié de remonter le vin. « Dis fiston. J’ai une question à te poser… ─ Que se passe-t-il papa ? ─ Il y a quarante ans, ta mère et nous avons bien manqué être tués. Tu te souviens de cette histoire ? ─ Oui, bien sûr que je me souviens. ─ Il s’est passé quelque chose dont je n’ai jamais parlé à quiconque ce soir-là. Mon collègue pointait son flingue sur ta mère et moi et un autre type, totalement inconnu est arrivé, comme ça, sans prévenir. ─ Oui… ─ Grâce à lui, j’ai pu désarmer Michel. On lui doit la vie. On a demandé qui il était. Il nous a répondu que dans quarante ans, on comprendrait. ─ Que veux-tu savoir Papa ? questionnai-je avoir la crainte féroce de devoir en toute fin répondre à cette question. ─ Ce type te ressemblait comme deux gouttes d’eau se ressemblent mon fils. J’ai besoin de savoir. C’était toi ? ─ Tu sais Papa… Je pense que Chronos, le dieu du temps s’est l’espace d’un instant pris pour Thémis, la déesse de la justice. ─ C’était donc toi ? ─ Je ne sais pas par quel miracle… Mais c’est arrivé… ─ C’était donc toi… »
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 19 Mar - 7:36 | |
| L'historiette du jour : Joséphine de Christiane TufferyCe soir, elle ne parvenait pas à se décider. Irait-elle ou non à cette soirée galette des Rois organisée par l’association ? Si elle voulait s’intégrer de nouveau ici, à Tulle, il lui fallait aller là où il y avait du monde. Ordinairement, elle était toujours partante pour faire la fête, aller au restaurant, au cinéma, mais ce soir elle ne se sentait pas dans son assiette. Et si elle faisait faux bond à Simone, celle-ci lui en voudrait terriblement ; or, Jeanne ne voulait pas décevoir son amie de toujours. - Lire la suite:
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Simone et Jeanne se connaissaient depuis l’année mil neuf cent quarante-trois, date à laquelle la famille de Jeanne était venue s’installer à Tulle. Elles avaient toutes deux neuf ans, fréquentaient la même école primaire, mais l’année du cours moyen deuxième année les avait rapprochées. Leurs pères étaient employés dans l’entreprise Maugein qui fabriquait des accordéons et leur amitié était sans faille. Jeanne n’eut pas la chance d’avoir des frères et sœurs tandis que Simone se plaignait d’avoir à s’occuper parfois de son petit frère âgé de quatre ans. Après la guerre, Jeanne avait quitté Tulle pour aller vivre à Lyon où elle avait fait sa vie. Maintenant veuve, ses enfants étant partis s’installer à l’étranger, elle décida, il y a quelques mois, de se rapprocher de Simone, également seule désormais, qui n’avait jamais quitté sa ville natale.
Enfin décidée, elle se dirigea vers le dressing, décrocha un tailleur pantalon, choisit un pull assorti ; elle s’habilla, choisit un collier de perles dans son coffret à bijoux puis, dans la chambre, prit place devant la coiffeuse. Elle détailla dans le miroir le visage d’une femme aux cheveux gris courts, soigneusement coiffés, yeux verts, teint mat. Machinalement, elle entama un maquillage léger ; au moment de rosir ses lèvres, elle suspendit son geste et revit une bribe du rêve de la nuit dernière : enfant, elle jouait dans la maison de ses parents, mais il lui fut impossible de distinguer parfaitement la scène. Agacée, elle termina de passer le rose sur ses lèvres et quitta sa chambre, mais elle se demandait pourquoi, soixante ans plus tard, son enfance revenait en force.
Simone devait passer la prendre à dix-huit heures trente en taxi. Il lui restait une dizaine de minutes pour finir de se préparer. À l’heure convenue, elle entendit la voiture s’arrêter devant la grille. Elle sortit et frissonna, car la température avoisinait le zéro degré.
***
Simone était exubérante ce soir, d’ailleurs, elle l’était toujours. Elle babillait et ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’elle prit conscience du mutisme de son amie.
— Tout va bien ma chérie ? — Oui, excuse-moi je ne suis pas dedans comme on dit, mais ça va aller… J’ai rêvé cette nuit… — Un homme ? — Mais non voyons ! Dans mon rêve, je me revoyais jouer dans la maison familiale, mais impossible de voir tous les détails juste une sensation d’ambiance pesante… — Hum… Tu sais, quand on vieillit, on a tendance à brasser des souvenirs d’enfance, mais nos rêves sont parfois flous… — Oui, tu as raison. Serait-ce le début de la fin ? — Allons Jeanne, pas de pensées morbides. Nous allons essayer de profiter de cette soirée, nous amuser et qui sait… rencontrer un prince charmant.
Les deux amies éclatèrent de rire.
***
Le foyer communal était bien chauffé et accueillant comme toujours. De grandes tables étaient dressées autour de la salle laissant une jolie place pour celles et ceux qui auraient envie de danser entre deux plats. Un apéritif était servi au bar. La musique d’ambiance se voulait classique pour le moment, permettant à chacun de deviser sans avoir à hausser le ton. Les deux amies se laissèrent tenter par une coupe de champagne, papotèrent de-ci de-là. Puis l’organisatrice de la soirée pria l’assistance de prendre place autour des tables, alors Jeanne et Simone s’empressèrent de s’installer l’une en face de l’autre.
Un homme vint s’asseoir à côté de Jeanne tandis que la femme qui l’accompagnait prit place à côté de Simone. Si les deux amies connaissaient de vue la nouvelle venue, elles ne la fréquentaient pas vraiment même si elle participait parfois aux activités de l’association. L’homme portait beau. Il salua les deux amies et continua sa discussion avec sa compagne.
On servit le plat de hors-d’œuvre qui eut comme effet de diminuer le fond sonore. Tout le monde avait faim et le foie gras fut dégusté comme il se doit : dans un silence divin ponctué de soupirs d’aisance. Puis les discussions reprirent.
Il fallut attendre que le plat de résistance soit servi et consommé pour que quelques couples rejoignent la piste de danse et Simone ne refusa pas une invitation pour un tango.
***
L’homme assis à côté de Jeanne, que sa compagne avait appelé Pierre, évoquait ses années de jeunesse à Tulle avec son amie. Jeanne n’aimait pas jouer les indiscrètes, mais, restée seule à table, ce fut plus fort qu’elle. Elle prêta l’oreille aux paroles de ses voisins. Pierre demandait à son amie si elle se souvenait de sa petite sœur et sortit son portefeuille pour y puiser une photographie qu’il lui tendit.
— Un peu, dit celle-ci. Il faut dire qu’elle était cinq ans plus jeune que nous et si ma mémoire est bonne, elle ne sortait pas souvent à moins d’être toujours accompagnée. Elle s’appelait Anne, n’est-ce pas ?
— Oui, Anne répondit Pierre. Tu viens finir ce tango ? Tous deux se levèrent et rejoignirent les danseurs.
Le tango fut suivi d’une valse, mais Simone ne revenait pas, accaparée par son cavalier. Restée seule, Jeanne laissa ses souvenirs vagabonder au rythme de la valse, un vieil air remis à la mode. Elle revoyait ses parents tournoyer sur cette chanson, sa mère riait aux éclats, et Jeanne les regardait en riant elle aussi.
Puis son regard se porta sur le cliché sépia aux coins dentelés écornés, abandonné sur la nappe. Elle s’en saisit pour mieux le regarder et resta interloquée, le cœur battant la chamade ; elle se retrouva une nouvelle fois propulsée loin en arrière, le jour où elle était sortie avec sa mère pour quelques courses, laissant son père qui bricolait dans le jardin. Il faisait beau. Quand elles rentrèrent, le portail et la porte d’entrée étaient grands ouverts, son père n’était plus dans le jardin. Des chaises étaient renversées dans la salle à manger. Elles l’avaient appelé tout en grimpant au premier étage, mais pas de papa. Sa mère, complètement affolée, sortit et alla frapper chez les voisins qui s’étaient barricadés ; gênés, ils expliquèrent que des Allemands étaient venus arrêter son mari. Tout s’était passé à une vitesse folle, en moins de cinq minutes.
— Mais pourquoi balbutia-t-elle ? Mon mari n’est pas juif ! — Alors, s’il n’est pas juif, il est peut-être résistant ou communiste ? Vous savez bien que les Allemands sont sur les dents et ils raflent sous n’importe quel motif depuis quelques jours… D’ailleurs, ils n’ont pas arrêté que votre mari dans le quartier… — Résistant… Communiste.... ? Mais non, non… Je ne sais pas, je ne pense pas. Je vais tâcher de me renseigner, ce doit être une erreur…
Jeanne revoit toute la scène. Elle n’ose pas interrompre sa maman pour lui dire que sa poupée n’est plus là elle non plus, car elle voit bien que ce n’est pas le moment. Sa mère est désemparée. Jeanne se rassure en pensant que peut-être papa l’a prise avec lui histoire de lui faire une blague… Mais pourquoi prendre une poupée ? Un papa n’a que faire d’un jouet… D’autant qu’il l’avait offerte à Jeanne à Noël. Un gros sacrifice financier pour une poupée de collection comme on en fabriquait à l’époque. Jeanne se souvient de la robe de sa poupée : un vichy rose avec un col Claudine. De longs cheveux bruns tressés en deux nattes tenues par des rubans blancs. Un diadème de fleurs multicolores en tissu. Un joli visage aux joues rosies…
***
Simone revenait, les joues rosies et légèrement essoufflée. Elle fut frappée par l’expression du visage de son amie.
— Jeanne ? Ça va ? Tu es toute pâle comme si tu avais vu un fantôme… — Joséphine ! souffla Jeanne — Quoi Joséphine ? Qui est Joséphine ? demanda Simone — Ma poupée Joséphine ! — Mais Jeanne, tu dérailles, là. Quelle poupée ? Tu as soixante-dix ans ma vieille, tu n’as plus l’âge… — Là sur la photo, ma poupée dans les bras de cette gosse. Elle tendit le cliché à son amie qui ne comprenait rien et s’inquiétait de voir Jeanne dans cet état. — Mais c’est quoi cette photographie ? Tu l’as eue où ? — Mon voisin de table, il l’a sortie de son portefeuille tout à l’heure. La gosse elle s’appelle Anne. Bon sang, mais que fait-elle avec MA poupée dans les bras ? Je ne la connais pas moi cette fillette !
Simone à son tour plongea dans ses souvenirs. Oui, maintenant que Jeanne en parlait, elle se souvenait de cette poupée disparue le même jour que le papa de son amie. La rafle des Allemands, le neuf juin quarante-quatre avait concerné des hommes de seize à soixante ans. Cent vingt habitants de Tulle furent pendus et dans les jours qui suivirent, cent quarante-neuf hommes furent déportés à Dachau, dont le père de Jeanne qui, comme cent autres n’en revint jamais. Il était effectivement résistant et communiste.
— Il doit y avoir une explication voyons. On va demander à cet homme. Où est-il d’ailleurs ? — Sur la piste de danse. Oui tu as raison, attendons qu’il revienne et je lui demanderai des explications. En attendant, je vais aller prendre un peu l’air, je suis trop bouleversée.
Quand Jeanne revint, son voisin de table et sa compagne avaient repris leur place. Elle se lança :
— Pardon Monsieur, je me suis permis de regarder cette photo et j’avoue être surprise, car cette petite fille tient dans ses bras ma poupée… Joséphine…
— Votre poupée ? L’homme était dubitatif, un peu goguenard. Comment pouvez-vous affirmer que c’est votre poupée ?
— Vous allez penser que je suis une folle, mais cette poupée je la reconnaîtrais entre mille. C’est une pièce unique. Elle m’avait été offerte par mon père pour le Noël quarante-trois. Je la reconnais au bouton de rose que ma maman avait brodé sur le col de la robe. Cette poupée de collection a disparu le même jour que mon père, le neuf juin quarante-quatre ici à Tulle. La rafle du neuf juin… Mais vous n’êtes pas d’ici peut-être ?
— Si bien sûr, je suis né à Tulle et j’y étais ce jour-là. Cette petite fille sur la photo, c’est Anne, ma petite sœur. Elle était simple d’esprit, très attardée mentalement. À l’époque, ces enfants-là n’allaient pas à l’école. Ma mère s’en occupait toute la journée et ce neuf juin, je m’en souviens : un moment d’inattention de ma mère provoquée par une descente des Allemands dans le quartier Souilhac : camions et voitures étaient passés devant la maison en trombe. La gamine a profité de la confusion pour se sauver. On l’a retrouvée deux heures plus tard errant dans une rue du quartier, la poupée dans les bras. On n’a pas cherché à comprendre, trop heureux de l’avoir retrouvée.
— Vous habitiez vous aussi le quartier Souilhac ?! s’exclama Jeanne. C’est fou cette coïncidence…
— Oui n’est-ce pas. Mais, cette poupée, comment a-t-elle pu se retrouver dans les bras de ma sœur ?
— Joséphine était restée dehors sur la table du jardin. Maman et moi étions sorties. Quand on est revenues, le portail était grand ouvert, mais les voisins qui s’étaient barricadés n’avaient rien vu. Votre sœur a dû passer devant la grille, voir la poupée, entrer et la prendre. Aussi simple que cela. Mon papa a été arrêté et déporté. Je ne l’ai jamais revu et pendant longtemps, dans ma tête, la disparition de cette poupée a toujours été liée à la rafle, la déportation et la mort de mon père, alors la revoir là, sur cette photo, ça a été un choc tout à l’heure....
— Je suis désolé de raviver de tels souvenirs balbutia Pierre
Jeanne ne put retenir ses larmes, mais la main de Simone, posée sur la sienne, la réconforta.
— Nous avons longtemps pensé que la poupée avait été volée par les Allemands ou un homme de la Gestapo, car à l’époque ceux qui venaient procéder aux arrestations ne se gênaient pas pour se servir : bijoux, objets de valeur et un connaisseur aurait pu détecter la valeur de ma poupée ou tout simplement la prendre pour son enfant…
— Dites-moi, vous voulez la récupérer votre Joséphine ?
— Oh oui ! Ce serait formidable. Mais votre sœur ne voudra pas s’en séparer, j’imagine ?
— Ma sœur est décédée il y a quelques jours. Je suis venue pour l’enterrement et pour récupérer ses affaires. Et je peux vous confirmer que Joséphine est toujours là, un peu fatiguée, les vêtements usés, cheveux décoiffés, mais je serais très content de vous la rendre.
— Oh je suis désolée pour votre sœur. Mais oui, je serais très heureuse de retrouver ma poupée, car elle symbolise un lien très fort entre mon papa et moi. Retrouver Joséphine, c’est comme le retrouver lui après soixante ans.
— Alors, c’est entendu, on se retrouve demain matin ici, devant le foyer pour la restitution. En attendant, profitons de cette soirée pour oublier les mauvais souvenirs !
Bien plus tard, dans le taxi qui ramenait les deux amies, le silence fut rompu par Simone :
— Tu n’as pas trop mal aux pieds ? Le ton amusé de son amie n’échappa pas à Jeanne.
— Non ça va… — Pourtant, tu t’en es donné à cœur joie ce soir ma chérie ! Danse sur danse avec Pierre. Il a su te faire oublier les mauvais souvenirs on dirait. Tu vois, on en riait sur le trajet tout à l’heure, mais j’ai bien l’impression qu’en plus d’avoir retrouvé Joséphine, tu as aussi rencontré ton prince charmant ! Veinarde.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 19 Mar - 7:54 | |
| J'ai aimé cette belle histoire.
J'avais un poupon que j'adorais, mais comme je suçais mon pouce, un jour sur la charrette (nous allions aux vignes), je l'ai lâché et il est passé sous la roue de la charrette, je l'ai enterré, qu'est-ce que j'ai pleuré !
Je lui tricotais des vêtements, je l'habillais …
Avec ma sœur nous avions eu un Noël le même cadeau, mais ma sœur était plutôt genre "garçon manque", et tout de suite elle m'a donné le sien, mais ce n'était plus pareil, ce n'était pas vraiment le mien. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 20 Mar - 7:41 | |
| belle histoire, triste, du poupon et ta soeur aimante qui t'a donnée le sien |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 20 Mar - 7:41 | |
| L'historiette du jour : Bise, bise, bise de Fab Vincent-Galtié« Comme tous les matins, mes amis, auriez-vous une petite pièce ? » Elle lève les yeux de son roman. Pour le voir. Depuis près de trois ans qu’elle fréquente cette ligne de métro, il est devenu un point de repère. Un ancrage même. C’est ce qu’elle se dit en entendant cette voix si reconnaissable, entre fragilité et rugosité. Un mélange étonnant, détonnant, de soie et de jute. Ce qu’elle se dit plus précisément, c’est qu’elle ne l’avait pas entendue depuis quelques jours cette voix si reconnaissable. Et qu’elle lui manquait. - Lire la suite:
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« Bien le bonjour, mesdames et messieurs, une petite pièce ? »
Comment un homme dont elle ignore tout sauf la régularité à quémander quelques euros pouvait lui manquer ? Comment même ose-t-elle s’avouer que cette présence incongrue lui manque ? Franchement qu’y a-t-il de « normal » à ce qu’ils se croisent tous les jours ou presque. Elle, assise, les pieds dans des escarpins de marque, muette, un livre à la main, se rendant à son bureau où elle trouvera ses dossiers, ses collègues, un café chaud, un fauteuil capitonné avec accoudoirs et repose-tête. Lui, braillant, agité… Elle l’observe mieux tandis qu’il se rapproche d’elle.
« Comme tous les jours, une petite pièce ? »
Mocassins en simili daim, jean avachi, chemise à carreaux, propre et repassée. Maigre. Tout flotte autour de lui, le jean, la chemise. Ouverte sur quelques poils bruns frisottants. Visage émacié. Cheveux soigneusement tirés vers l’arrière. Marques du peigne. Des rides, de nombreuses rides. Un faux air de Dick Rivers, sans guitare, sans banane et sans mélodie.
« Merci. Bise, bise, bise. »
Quelle a pu être la vie de ce Dick Rivers à quelques euros ? Âge incertain. Entre quarante et cinquante ans. Une famille ? Un métier ?
« Bonne journée à tous ! Merci, merci, bise, bise, bise. »
Il envoie des baisers dans l’air quand une pièce tombe dans le petit sac qu’il présente aux voyageurs. Une alliance à la main gauche. Qu’en penser ?
« Bises, bises, bises. »
Elle se souvient comme ce « bise, bise, bise » l’avait effrayée la première fois qu’elle lui avait donné une pièce. Tout au début de leur « relation ». Elle avait un instant cru qu’il allait passer à l’acte et l’embrasser. Elle s’était figée entre répulsion et honte. Mais il était juste passé, avec un sourire sur ses lèvres craquelées et ce « bise, bise, bise » devenu son cri de victoire. Une bien petite victoire. Une pièce, quelques piécettes, parfois le Graal : un ticket resto, un paquet de cigarettes entamé. Probablement jamais plus. À l’observer, elle a oublié le principal. Heureusement la progression de l’homme en chemise de bucheron est ralentie par une phrase d’encouragement et deux pièces qui tombent dans le réceptacle.
« Merci à vous, mes fidèles. Heureusement que vous êtes là. Bise, bise, bise. »
Tandis que la main va et vient entre lèvres et air. Elle a extrait de son sac un billet de cinq euros. Parce qu’elle n’avait plus que des centimes. Ridicule. Parce que ce jour de retrouvailles mérite un peu plus que d’habitude. Parce que c’est un signe, cette absence de pièces bicolores dans son sac. Quand il passe à sa portée, elle tend la main, le billet bien caché au creux du poing. Le largue dans le petit sac. Avec un sourire et un « Bonjour ! »
« Oh merci madame, merci. »
Il n’a même pas eu à regarder au fond de sa bourse. Il sait, très certainement par l’absence du tintement métallique, qu’il s’agit d’un billet. Ce pourrait être un mot de réconfort, une adresse ou… allez savoir ! mais plus vraisemblablement un billet de cinq ou dix euros, ou encore un chèque-déjeuner. Dans tous les cas, une aubaine.
« Merci beaucoup. Heureusement que vous me soutenez. Bises, bises, bises. »
Et la main navigue près de son menton. Elle sourit. Se hasarde. — Ça fait longtemps que je ne vous avais pas vu. Vous étiez malade ? » La main s’arrête, suspendue dans les airs. — J’étais à l’hôpital. »
Elle veut lui demander s’il est parfaitement rétabli, si… tout va bien. Non tout ne va pas bien, sinon il ne serait pas là à mendier. Qu’est-ce qu’on dit à quelqu’un qui n’a pas grand-chose en évitant la désobligeance ? Déjà il est parti. « Bises, bises, bises. » Entre les sièges suivants.
Elle décerne un regard compatisso-désemparé au jeune homme qui lui fait face. Qui, casque audio sur les oreilles, n’a certainement rien entendu de l’échange. Impuissance. Alors elle se lève brusquement, comme si elle allait manquer sa station, et se fraye tant bien que mal un chemin entre les voyageurs à la poursuite de l’homme en chemise à carreaux.
« Mesdames et messieurs, une petite pièce ? »
Elle se rapproche. Plus que quelques mètres. Freins. Elle manque tomber. Des sièges se libèrent. Un courant humain soudainement dans l’allée. Elle doit s’écarter. Laisser passer le flux. Dick Rivers a progressé contrairement à elle. L’habitude sûrement, hélas. Avec sa chemise à dominante rouge, sa haute stature maigre, elle ne le perd pas de vue. Quand le train repart, que les voyageurs se sont quasiment tous immobilisés, elle se rapproche à nouveau. Elle n’est plus qu’à une encablure, que le train freine à nouveau. Comment l’aborder ? était-elle en train d’hésiter. Que dire, comme ça, à brûle-pourpoint ? Le mouvement dans l’allée, finalement, la sauve. Momentanément. Dick s’écarte du flux montant, se serre contre le montant de la porte centrale. Et fait un pas sur le quai. Pourquoi quitte-t-il la rame avant d’avoir exploré la seconde moitié du train ?
Juste le temps de bousculer une femme âgée, « Pardon Madame, je suis désolée », de se ruer sur ses traces et la double porte se referme dans son dos.
Elle jette un regard autour d’elle. Il est là-bas, près du mur, assis sur un siège coque. Il sort le billet de son porte-monnaie, le fourre dans la poche-poitrine de sa chemise. Évalue le maigre butin. Elle s’est assise à côté de lui. L’air de rien. — Bonjour ! Il la regarde attentivement de ses yeux bleu-gris au blanc jauni. — Le billet, c’est vous, hein ? Elle hoche la tête. — Merci. — Je vous en prie, c’est pas grand-chose et ça faisait tellement longtemps que je ne vous avais pas vu. L’hôpital, n’est-ce pas ? — Oui, l’hôpital. Ils m’ont retapé. Ils savent faire, ça. — Je pensais que vous aviez changé de quartier. « Peut-être trouvé un travail ». N’ose le dire. — Je vais peut-être devoir changer, mais j’en ai pas envie. Cette ligne, c’est chez moi. À cause de l’hôpital, j’ai perdu ma chambre d’hôtel. C’est la vie ! Il sourit. Comme si on pouvait sourire d’une vie pareille. — Je préfère attendre que ma chambre se libère, ou une autre, plutôt que de partir ailleurs. Du coup, j’ai moins besoin d’argent. Un trottoir, ça coûte rien.
Que répondre à cela ? Qu’elle possède une chambre d’amis, qu’elle pourrait l’accueillir ? Qu’elle a peur de cette pauvreté, de cette précarité, que la faire entrer chez elle, ce serait l’accepter, lui donner une place. Qu’elle n’en veut pas. Alors elle lui offre un pauvre sourire éteint. Juste ça et c’est nul.
— J’ai gagné assez aujourd’hui. Alors je m’en vais, j’arrête. C’est fatigant vous savez de faire la manche. Plus fatigant que de travailler. Il se lève. — Attendez ! Ça coûte combien une chambre d’hôtel ? Il se tourne vers elle, hésitant. — Trente-six euros. Mais j’en ai pas pour le moment, je vous l’ai dit. Elle farfouille dans son sac, extrait deux billets bleus de son porte-monnaie et les lui tend. — On ne sait jamais. Allez voir. Un désistement peut-être. Un départ pour l’hôpital ou pour… ailleurs. Comme on dit, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Il pose sur elle ses yeux clairs. — Je ne souhaite que du bonheur à tout le monde. — Moi aussi Monsieur. C’est une formule idiote, je suis désolée. Je suis idiote en fait. Il rit. — Je ne crois pas. Les billets lui brûlent maintenant les doigts. — Prenez cet argent s’il vous plait. — Merci, dit-il en enfonçant ses prunelles dans les siennes. Avant de se diriger vers la sortie au bout du quai. Elle est mal. Oh qu’elle est mal ! — Monsieur ? Il se retourne. — Vous avez oublié quelque chose dont j’ai besoin. Froncement de sourcils. — Éminemment besoin. Sourire supplique. — Votre couplet, s’il vous plait. Il comprend, sourit, porte sa main à la bouche et s’éloigne tandis qu’il envoie des baisers dans l’air en chantant « bises, bises, bises. »
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 20 Mar - 9:20 | |
| Encore une belle histoire comme on aimerait en vivre souvent. |
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour  | |
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