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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 25 Fév - 7:39 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 25 Fév - 9:02 | |
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|  | | ghislaine *****

Messages : 13347 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 25 Fév - 21:14 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 26 Fév - 7:41 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 26 Fév - 7:41 | |
| L'historiette du jour : À la voile de Sébastien Deledicque De larges, longs et hauts tankers reposaient à l’entrée de l’anse de sable de Râs Hafûn. De ceux venus du golfe Persique ou du terminal pétrolier de Shihr, sur les côtes de la mer d’Arabie. Mais qui ne rejoindraient pas leurs destinations de sitôt. Bien que chargé de l’énergie assurant les déplacements, chaque imposant navire demeurait immobile. Enchaîné face à la Somalie. Au niveau de la mer, seuls allaient de l’avant une dizaine d’oiseaux immaculés, planants sans effort à travers cette fin de nuit. Dâhir, fils d’Absimil fils de Bahdôn, jugea la pièce de tissu qu’il finissait de coudre. De minute en minute, à force de travail, l’épaisse étoffe d’un blanc crémeux prenait la forme désirée. Étalé sur le sable humide, à la lueur des bougies, le triangle ressemblait désormais aux voiles gonflées à l’avant des yachts des étrangers que l’on voyait passer au large durant son enfance. Cela lui plut. Il la plia et la glissa dans un panier d’osier. Les anciens, vieux pêcheurs, l’ont prévenu. - Lire la suite:
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Il a écouté. Il faut une voile de cette taille, décente, au cas où le vent fraichît. La grand-voile, elle, qu’il lui fallait encore reprendre d’ici le lever du jour, mine de rien aurait suffi pour emballer tout le bateau. Si le vent devient trop fort, une telle voile serait de trop. Sur terre, parmi des hommes si agressifs en dépit de leurs faiblesses, d’égal à égal, il est parfois bon de jouer les gros bras ; face à la mer, jamais. Elle-même si paisible en dépit de sa puissance, il est évident qu’elle aime la modestie. Voilà tout. Avant de s’attaquer à la finition de la grand-voile, Dâhir releva son regard. Les silhouettes des navires à l’ancre, longs et lourds, prisonniers à peu de distance du rivage, se distinguaient dans la pénombre. Il se remémora les années passées sur les esquifs lancés tels des destriers à pleine vitesse, droit sur leurs proies. L’arme à la main. Parfois, surtout avec les Chinois, ou autres venus de l’est, Malais ou Indonésiens, les choses se passaient sereinement. Il y avait moyen de se comprendre. En échange de qat, ou juste après quelques balles tirées en l’air, ceux-ci se montraient généreux. Et amicaux. Mais avec ceux venant de l’ouest, la confrontation tournait toujours à mal. D’année en année, chacun s’était armé sévèrement. Puis des navires de guerre étaient apparus. On ne luttait plus à force égales, à vrai dire… Une pénible rancœur gagna le pêcheur. À fixer les navires prisonniers, son visage se compliquait de peine. Principalement des tankers. Qui transportaient le sang huileux extrait des profondeurs du désert. Bien sûr, on les détestait, mais on avait besoin d’eux aussi. Sorte de cycle infernal… Après avoir soufflé les bougies enfoncées dans le sable humide, le pêcheur entre deux âges détourna son regard. Il s’intéressa au sable à ses pieds, à la nuit, au ciel, au large, aux reliefs du rivage se devinant au loin, aux crabes gambadant de travers, à l’écume des vagues… Tout le reste. Qui n’était pas rien… Au-dessus de l’anse aux eaux profondes, le bas du ciel s’éclaircissait en se parant de teintes rosées, le haut s’apaisait en un bleu intense : la nuit avait presque fait son temps. Mouchetée d’argent par les ultimes reflets de la lune, étendue avec calme, la mer somnolait encore, ses eaux se contentant d’avancer pas à pas et de caresser le sable, sans causer ni remous ni écume. Des eaux clémentes envers les pirogues échouées le long du rivage, comme si une fraternité vieille de plusieurs millénaires unissait les eaux si puissantes aux barques si vulnérables. Une image de paix. Pour autant, Dâhir sait le courage et la volonté qu’il faut pour embarquer au jour naissant, tourner le dos à la terre stable, s’éloigner en direction du large. La mer est une exigeante, qui ne promet rien d’aisé. Pour autant, en son esprit, au début de cette journée qui ne serait pas comme les autres, l’image impose l’idée : oui, la paix. La force, les efforts, le courage coudoyant le calme et la sérénité – telles les deux faces d’une seule et même pièce. À la fois surpris et ravi, Dâhir se repencha sur son ouvrage. Un sourire aux lèvres. Sa gousse d’ail du matin épluchée, il la fourra dans sa bouche et releva des yeux rieurs. Dans le ciel, venant de l’horizon, des nuages se baladent d’un pas paisible ; un troupeau de moutons traînant sa blancheur sur une fin de nuit. Innocents d’accélérations, de chocs, les nuages cheminent dans le ciel sans se presser. Mais ils avancent. Simplement. Si bien même que, déjà, les voici à l’aplomb du pêcheur. Lui s’en étonne tandis qu’un dernier nuage le dépasse pour continuer à vagabonder en direction des terres. « Bon vent à toi ! » murmura-t-il en finissant de mâcher avec fermeté. Une grimace de répulsion déforma son visage, puis il déglutit en un sourire empli de malice. L’ail au matin, rien de tel pour réveiller le sang ! Surtout, ça avalé, les maladies des vents du large n’osaient même pas vous approcher. Au niveau de la plage, des équipages en arme préparent leurs esquifs rapides. Ils les chargent de bidons d’essence et de vivres. De quoi tenir durant les longues journées de chasse. Là-bas, loin du rivage. Entre ciel et mer. Au beau milieu du bleu. Dâhir lui n’avait plus qu’à finir de coudre son étoffe. Hormis celle-ci à terminer, il disposait en ce jour de tout ce dont il avait besoin. Tout le nécessaire pour s’engager dans une journée de pêche telle qu’elle devait être. La chasse aux tankers et aux grands navires étrangers, au large, l’arme à la main, il en a eu sa part. Il y est allé. Mais il en est las. Ça ne mène qu’à faire couler un autre sang. Rouge celui-ci, et vraiment précieux. En une courte incantation, il souhaita le meilleur aux équipages sur le pied de guerre. La sécurité, le courage. Et la victoire. À chacun sa tâche. Il est différentes formes de luttes. En perçant les derniers trous dans le tissu, Dâhir pressentait d’ailleurs que lui aussi s’engageait dans une résistance, non moins essentielle… Une résistance aux allures de libération. Aujourd’hui enfin, lui aussi prendra le large, mais pas trop. Plus on va loin, plus on a de chances de gagner gros. Peu avait fini par lui suffire. Depuis quelque temps, c’est ainsi qu’il concevait la pêche : avec humilité ; à l’image d’un oiseau qui se contente de la becquetée du jour, sans chercher à accumuler. Mais voici que la couture de la voile est terminée. L’air de musique siffloté entre ses dents s’égaille. Dâhir saisit une clef à molette rouillée dans le panier à outils, puis se lève afin de rejoindre son bateau. Sa main s’active. L’acte important du jour commence. Un boulon déjà d’ôté. Un peu plus loin au bord de mer, déjà à bord des esquifs rapides, les équipages grondent. Joyeux. Toutes dents apparentes. Ils sont prêts à courir le large. Ils ont au cœur la curiosité de découvrir ce que la chasse des jours à venir va leur rapporter. Profusion, rien… Qu’importe ! Chacun de ces hommes est déjà assuré de revenir (car le courageux espoir du retour lui aussi plane sur eux, soutenu par cette certitude transmise par les anciens : la vie est généreuse !) avec, au moins, la fierté d’avoir fait face. Le fier plaisir d’avoir pris un risque, d’avoir tenté sa chance. Contentement qui à lui seul donne des ailes, quand les regrets paralysent autant que deux jambes brisées. Le sifflement de Dâhir s’interrompit brusquement. Mangé de rouille, le deuxième boulon résiste sous la pression de sa main. Il force en ajoutant la force de la seconde, puis le poids du haut de son corps, le souffle retenu dans sa poitrine. Force ! Fermeté ! Conviction ! Je te dévisserai ! Enfin le boulon cède et se met à tourner. Le troisième, à l’image d’une armée qui rend les armes tant sa défaite est consommée, cède immédiatement. Le quatrième et dernier fut le plus facile à déboulonner, presque entièrement à la main. Satisfaction. Une bonne chose de faite. Mais l’effort continue. Pour dégager le très pesant moteur du tableau de proue, Dâhir doit s’y reprendre à deux fois, sans aucune précaution. Ses pieds nus s’enfoncent dans le sable humide, il prend appui dessus, voûte son dos puis dépose la lourde charge d’acier sur une épaule. Le souffle court et le corps plié, il se dirige vers le haut de la plage, là où s’ensablent quelques constructions en ruines. En son corps se trouve encore juste assez d’énergie pour répondre de bon cœur aux jurons et aux blagues que les amis, « chasseurs » et « garde-côtes », lui adressent sur son passage. Ça de posé, ça de pris, Dâhir redescendit vers son bateau. Un court, mais épais mât sur l’épaule et ses voiles en tas sous un bras. Son dos maintenant s’était redressé. Cette charge-ci se portait avec entrain. Elle ne blessait pas. De quoi aller d’un pas léger. Au loin, son frère lui fit signe pour le saluer avant son départ. Fusil à l’épaule, vêtu d’une veste de camouflage militaire, Abdi souriait allègrement : — Tu as ressorti le mât du père ? — Prends soin de ton arme, toi ! Dâhir réajusta la kalachnikov sur l’épaule de son frère puîné. L’air rigoureux. Ce n’est pas rien de détenir un fusil capable de mettre fin à une vie. Il convient qu’il soit à sa place, bien droit. Proprement porté. Un long moment, les deux hommes demeurèrent silencieux, communiquant par le regard. L’homme armé et l’homme porteur d’une voile. Deux frères se comprenant. Dans le ciel, une foule de vigoureux blancs oiseaux de mer répandaient au-dessus du rivage et de la plage un chant tout à la fois rieur et assuré. Évocateur du vaste large – dur, mais généreux. Oui, se contenta Dâhir, dans l’ordre des choses, il faut ces deux résistances. L’une ne va pas sans l’autre. Les deux assurent un équilibre. Sain. Naturel. Bénéfique. Autant que le chant de ces oiseaux, mélangeant force et joie, assurance et grâce. D’un rouge écarlate, le réservoir d’essence relié au moteur de l’esquif de son frère contrastait singulièrement avec les autres teintes, plutôt douces, de la plage de sable doré. Tant il était plein, il débordait presque. Un véritable trésor. Avec la valeur des cinq jerricans embarqués, n’importe quelle âme de ces rivages vivait un mois, voire deux. Et sans avoir à trop compter au marché. Tant qu’on disposait de ce sang huileux, pour sûr, on filait loin et vite avec insouciance, sans porter attention au monde alentour. Ni à la mer nourricière, ni au vent invisible, ni au ciel lointain. Il suffit de tourner la manette des gaz pour filer au loin… Mais que ce liquide vienne à manquer ! Le temps d’un jour, les hommes se reposaient. Le temps d’une semaine, ils s’ennuyaient en grognant d’impatience, battaient leurs femmes. Le temps d’un mois, incapables d’aller en mer, ils finissaient par tourner en rond, une sourde fureur dans leurs poitrines emplies de forces… Des lions en cage, interdits de gambader à leur guise. L’instant filait à un rythme particulier. Le rythme « Là, tout va bien ». Dâhir ne souffrait d’aucune hâte. Comme si un seul pas en arrière avait suffi pour le libérer d’un mauvais charme, en un éclair de lucidité, les yeux fixés sur les jerricans, il eut l’impression de démasquer cette essence. Une traîtresse. Rien qu’une traîtresse. Car elle avait menti ! Si celle-ci prétendait depuis longtemps avoir libéré les hommes des distances et des efforts, en vérité, elle les tenait en chaînes. Autant elle pouvait démultiplier leurs forces, autant elle pouvait les abandonner à la plus misérable impuissance. Toutes les tromperies ont le même visage : celui d’un être au sourire mielleux, faussement aimable, qui prétend vous aider pour mieux vous affaiblir. Et le pire, découvre Dâhir au fil de sa pensée mutine, le pire ce n’est pas que cette essence peut ne plus aider les hommes selon son caprice, du jour au lendemain, non, le pire c’est ce qu’elle leur a dérobé. Ou ce qu’elle leur a fait oublier. Des savoirs essentiels, transmis à travers les âges, de génération en génération, sans lesquels eux, les fils d’aujourd’hui (qui se croient les plus brillants des êtres ayant jamais foulé la terre, car les plus rapides) se retrouvent en fait incapables, désemparés, sans puissance aucune. Pareils au premier des hommes face à une nature dont il ignore tous les secrets. Détournant son visage colérique des bidons d’essence, Dâhir toisa les longs tankers à l’ancre avec la même intention. Bien sûr, ceux du nord devenaient furieux, pour peu que l’on touchât à quelques gouttes de ce sang dont ils étaient si dépendants. Qu’on les en prive totalement ! Ne serait-ce qu’une semaine ! Leur monde s’effondrerait. Une sorte d’envie rageuse se promena au fond des yeux du pêcheur, juste avant que son frère ne l’extirpe de sa rêverie en lui assénant une tape sur l’épaule : — Bonne chance à toi ! — La victoire pour vous ! Chacun rejoignit son bateau. Au loin, certains des chasseurs raillèrent gaillardement le mât et les voiles : — Tu ne vas pas aller vite avec ça ! Viens donc plutôt avec nous, hurla-t-on de loin. Reconnaissant un ami d’enfance, Dâhir lui répondit en pointant avec un puissant éclat de rire le très haut palmier isolé entre les roches de la terre et le sable de la plage : — Déjà à dix ans j’étais au sommet quand toi tu n’arrivais même pas à la moitié du tronc ! L’ami d’enfance rigola, en ajustant une lourde cartouchière autour de son torse nu qui luisait sous le soleil bien épanoui. — Bonne chasse ! — Bonne pêche ! s’échangèrent encore les deux frères de ce ton si particulier, mélange de chaleur, de respect et de pudeur dont usent ceux pas vraiment sûrs de se revoir. Fière et déterminée, la flottille des chasseurs garde-côtes démarra les moteurs. En des attitudes déjà combatives. Une nouvelle vigueur s’était emparée d’eux quelques années auparavant, après qu’un coup de main de la nature eut révélé davantage encore la vilenie de ceux qui du haut de leurs navires de guerre prétendaient représenter la morale et le droit. L’ordre juste. En vérité, non contents de piller les fonds avec leurs immenses filets, ils les souillaient également. De la pire des façons. En décembre 2004, la vague du Tsunami avait soudainement rejeté sur le rivage de Somalie des conteneurs de déchets toxiques, par dizaines. La révélation avait enténébré les hommes, puis déchaîné leur ardeur. La grande chasse avait été déclarée. À cette heure, les moteurs vrombissaient avec énergie. L’énergie de la détermination. Soudain, les esquifs bondirent en un éclat de blancheur, leurs proues relevées, et les hommes chantant. En une poignée de minutes, ce ne furent plus que des points noirs glissants vers l’horizon du nord, le sauvage Cap Gardafui. Leur territoire de chasse. Des points de plus en plus lointains. Ils disparurent l’un après l’autre, bien après que la rumeur de leurs moteurs se fut dissipée. Venu à bout de ses préparatifs, Dâhir poussa son propre bateau à l’eau. Comme il était plus léger sans le moteur ! Un bébé… La paisible danse des eaux le berçait. La pièce de bois du gouvernail plongeait profondément sous la surface. Elle avait résisté pour se fixer sur le tableau arrière, autant que le moteur avait résisté pour s’en dégager. Désormais, de calmes filets d’eau caressaient le safran. L’ensemble de la pièce de bois s’agitait sans heurts ni peine autour de ses gonds, comme si cette place était la sienne depuis des millénaires. Le mât également en place, avec sa longue antenne portant la voile en travers, l’embarcation avait fière allure. Elle avait à présent du vertical, quelque chose pointant vers le haut. Poignée de sable s’écoulant entre ses doigts, les bas commentaires ayant moqué sa voile n’avaient plus aucune consistance. De l’eau jusqu’aux hanches, Dâhir se hissa à bord. Comme ayant hâte d’emporter le bateau loin de la plage, une légère brise s’engouffra immédiatement dans le tissu. Hayya ! Allons ! Essayer… s’amuser… vivre… là-bas, sur les flots. Au milieu du vaste univers sauvage. Une heure plus tard, deux cents mètres plus loin, le bateau sous voile se traîne. Très loin, les rapides esquifs aux moteurs vrombissants ont depuis longtemps disparu derrière l’horizon. Après s’être retourné vers la plage toujours si proche, Dâhir serra sa main sur le gouvernail de bois. Autour de lui, déjà, une étendue – une étendue de silence. Le silence, le vaste silence de la mer. Tantôt effrayant, tantôt sublime. Visage impassible, le pêcheur contempla sa voile. Puis il sourit. Puis il souffla à mi-voix : « Ne faiblis pas », « Sois patient dans l’épreuve », « Aucune crainte », « La vie est généreuse », « Ne faiblis pas », « Patience »… Les sentences des anciens ! Les enseignements reçus, brefs mais forts, honnêtes. Dâhir leur renouvela sa confiance. Une heure plus tard, la main crispée sur la barre, le bateau avait à peine avancé. Mais il avait avancé. La distance est longue, son bateau est lent… Toujours ce silence. Rien. Une sorte de hâte, une envie pressante, une impulsion grossissait en sa poitrine, contre laquelle le pêcheur savait devoir lutter. En reportant son regard sur le ciel, son visage s’apaisa. Le troupeau de nuages gambadeurs avait bel et bien disparu. Eux si lents avaient traversé l’immense ciel. À fixer le ciel, une autre raison de contentement s’imposa d’elle-même. Cette nuit, les points lumineux qui brillent grâce à l’obscurité tapisseront tout l’au-dessus. En passant d’une étoile à l’autre, puis en considérant la voûte céleste dans son ensemble, des noms se formuleront en son esprit, se relieront l’un à l’autre pour donner d’autres noms. De beaux noms. De ceux que l’on trouve dans les poèmes ou les contes. Oui, c’est tout un monde de figures, d’objets et de silhouettes qui s’animera là-haut, à travers son regard. Un monde empli de sens. Généreux d’indications. Un monde qui nous soutient dans nos efforts. Dâhir sourit. Le silence de la mer, lorsqu’il se déguste. D’ailleurs, sur sa peau le vent pesait davantage. Même, il commençait à bruisser à ses oreilles. Et voici que le bateau laissait maintenant un fier sillage blanc derrière lui. Il semblait prendre un plaisir évident à filer de cette façon, en silence et sans heurts. « Tiens donc, un qui tomberait à l’eau, il ne rattraperait pas le bateau à la nage. On avance. » Étonnement. Une petite heure durant, le bateau continua de glisser à une bonne allure. Sur le visage de Dâhir, une sereine concentration. Le bateau poussé par la complicité entre voile et vent allait comme il fallait, assez. Un rythme en harmonie avec celui des éléments… Le bateau n’allait pas vite, mais le vent non plus, et la houle non plus. En somme, bateau, mer et vent partageaient la même humeur. Dâhir porte son regard au loin, sur le rivage, sur le bleu sombre des eaux, essaye de percevoir comment les différents reliefs de la côte accidentée modifient la course du vent, la freinent, ou au contraire l’accélèrent. Il y a quelque chose de fascinant à suivre les évolutions de ce fluide insaisissable. La différence entre subir une force, et l’accueillir avec plaisir pour en découvrir tous les secrets. Dâhir comprit ainsi que le vent ne frappait pas, mais qu’il glissait… se heurtait aux falaises, montait les dunes en soulevant du sable, ou accélérait en redescendant vers la mer, semblant alors tourner sur lui-même, ivre de précipitation. L’enthousiasme et la vigueur de ce nouvel allié gagnent l’homme. Il joue sur l’écoute, tire sur la drisse, procède à des essais, gonfle la voile, l’aplatit, abaisse l’antenne, la remonte, observe le sillage, s’amuse à se rapprocher du vent ou à s’en éloigner, tout en se pressant de retrouver le meilleur angle lorsqu’un trop vif ralentissement se fait ressentir. Le pêcheur découvre : ce bout de tissu, ce rien, peut prendre un nombre de formes infini. Découverte qui l’envahit l’une fascination inattendue, à tel point qu’il en vient à se demander si les tout premiers hommes qui avaient hissé une voile sur leur bateau se doutaient, eux, de tout ce dont elle était capable ? Mais, surtout, combien de temps va-t-il donc lui falloir pour les maîtriser, les pouvoirs de ce bout de tissu ? finit-il par rigoler tout en revenant à son environnement. Le vent fraîchissait. Il s’engouffrait à présent dans la voile bien creuse pour la gonfler avec générosité. Dâhir se souvint de parties de pêche avec son père sur un site se trouvant très exactement droit devant lui, au large. Ils en revenaient toujours avec le sourire aux lèvres. Depuis des années, l’endroit était délaissé. « Rien que des petites prises », répétaient les pêcheurs avec dédain. Rien qui puisse rapporter. « Rien qui puisse payer les frais d’essence », songe Dâhir avec un nouveau sourire. Le site est loin, sous cette voile son bateau est lent. Mais Dâhir est ami de son instinct. Toujours, il l’a écouté, et, si cette petite voix qui semble tant en savoir sur la vie l’a souvent surpris, jamais elle ne l’a déçu. Plus encore ! Ce fidèle allié lui a toujours apporté davantage que ce qu’il lui avait d’abord laissé entrevoir. Il lui sembla qu’il filait plutôt bien. La coque surmontait les petites vagues avec une belle efficacité. « Tu connais la mer toi ! » s’exclame-t-il en s’adressant à son bateau comme à un ensemble dont la coque, la voile et le gouvernail ajoutés au matin, constituaient les parties évidentes. Il demeura ainsi durant de longues minutes ; promenant son regard sur les différentes parties de son bateau, avec étonnement tout d’abord, puis avec un vif enthousiasme. Derrière lui, le rivage s’éloigne. Sous ses pieds, l’accélération est évidente. Le gouvernail accomplit son travail, la voile de même : le bateau avance. Dâhir observe, et constate avec un intense plaisir. Son houari vogue. Voile gonflée. Sans sembler avoir besoin de lui. « Alors, explique-moi tout… » murmura-t-il à l’adresse du gouvernail, en s’accroupissant. Deux doigts délicats, respectueux, se posèrent sur le manche en bois. « Tous les savoirs de l’humanité sont résumés là-dedans… Rien de plus beau ! Des bouts de tissus qui vous font traverser les océans ! Ces voiles sont peut-être ce que les hommes ont réalisé de plus beau. » Après avoir émis ce soupir de satisfaction, Dâhir se détendit tout à fait, étendant ses jambes sur le plat-bord : « Et quand on pense que ce sont aussi des choses comme ça qu’ils sont capables de réaliser, les êtres humains eux-mêmes sont plus beaux. » Déjà, le rivage avait disparu. Humilité de l’homme entre mer et ciel, si vulnérable. Seul, mais présent. Minuscule, infime, mais présent. Avec un rien, qui fait beaucoup – du courage. Au cœur du bienveillant silence, alors que son bateau filait allègrement, revinrent à Dâhir les commentaires entendus sur la plage depuis qu’il avait exprimé son intention de se débarrasser du moteur et d’utiliser la vieille voile de son père : « Mais tu vas aller vite avec ça ? » Dâhir demeura impassible. De la moquerie. C’est banal. Ce n’est rien. À cet instant, à défaut de chercher une juste réponse, lui se demandait s’il pouvait exister plus beau paysage que son lieu de vie, entre du côté du rivage, le brun de la terre rocheuse, et du côté du large, le vaste bleu argenté. « Mais combien de temps pour aller et revenir ? » finit-il par s’interroger. En son esprit, il se mit à estimer au plus juste le temps qu’il lui serait nécessaire pour aller puis refaire toute la distance en sens inverse, en tenant compte du vent probable pour chaque passage. Cependant, sa pensée fut aspirée par les moqueries qui revenaient à la charge, comme décidées à le faire douter, et à ne pas le laisser en paix. La pire des mers, c’est lorsque la houle et le vent vont dans une direction contraire… le marin le plus endurci y laisse son cœur : « Mais ça va vite ou quoi, alors ? avait-on insisté autour de lui avec des moues moqueuses qui, elles, signifiaient : “Tu perds ton temps donc, espèce d’âne !” » Dâhir considéra la voile, fit une moue de perplexité amusée, puis laissa le haut de son corps se reposer avec souplesse sur le banc de poupe. Autour et au-dessus de lui, de la beauté. Du silence. De la paix. Au moins, déjà, quoi qu’en disent les autres… cette voile l’a amené jusqu’ici. Où pêcher le poisson du jour. Mais aux hommes sur la plage il faut bien répondre. Dâhir se remit à ses calculs approximatifs, cette fois-ci avec une curiosité enjouée : en se levant à 3 heures du matin… la marée montante de 4 à 10… 8 milles pour aller… contre le flot de marée… quelques heures pour pêcher… 8 milles pour revenir… avec vent de travers, puis vent arrière, si ça tournait bien… À peu près 16 milles. Tout bien pesé, il serait de retour au rivage demain un peu avant ou un peu après le coucher du soleil… Avec un moteur bien entretenu poussé à son maximum, une telle distance se parcourait en une heure, une heure et demie, selon la houle. Lui allait devoir se tirer du sommeil bien avant la fin de la nuit, attendre que le vent tourne, hisser la voile, faire attention aux courants, tirer sur l’écoute, encore et encore, subir les rafales de vent, peut-être même bien ramer… « Comment c’est déjà, avant le jour... Comme quand c’est le crépuscule ? Ah oui ! Les aurores… » Alors, se dit Dâhir en retrouvant le fil de sa pensée et en redressant son dos : lui est coincé là… Soumis à la bonne volonté du vent… Il va devoir écouter sa voile et son gouvernail, lire la surface des eaux, comprendre le clapot, prévoir les vents, s’allier le rythme des marées, saisir les bons contre-courants… Afin de prendre appui sur toutes ces forces, avec respect. Il sera sur l’eau des aurores jusqu’au crépuscule… Les questions insistantes des jeunes sur la plage revinrent tourner en son esprit un temps : « Est-ce que tu vas vite avec ça ? », « Mais est-ce que tu vas vite avec ça, oui ou non ? » ; enfin, une réponse se formula d’elle-même en son esprit : «... » Après avoir bâillé, Dâhir se contenta de hausser les épaules, huma généreusement le délicieux air salé, puis se mit à sourire tout en embrassant du regard le large qu’il mettrait tant de temps à atteindre. « Peu importe… » avait-il songé en guise de réponse au pressant « Est-ce que tu vas vite avec ça ? » De toute façon, non, rien qu’au début de cette journée, pour lui la mer n’est plus telle qu’il la considérait hier encore. La mer déjà n’est plus une surface sans vie, étrangère, sur laquelle il s’agit de filer à sa guise grâce à un sang noir. Un sang huileux qui ruine tant de vies, qui sacrifie tant de vies. Oui ! Épanouissement ! Soulagement ! Libération ! Dâhir perçoit de nouveau la mer telle qu’il la percevait enfant, lors de ses toutes premières sorties : c’est un élément vierge, un mystère fascinant, qui bouge, qui remue, qui respire et nous veut du bien. Une puissance à respecter. De nouveau, la mer l’étonne et le fascine, alors, pourquoi donc se hâter au lieu d’apprécier ? Au diable la vitesse. Cette voile va le faire avancer, sûrement même bien loin et bien longtemps… alors que cette essence qui tantôt permet d’aller très vite tantôt enchaîne, en vérité, même ses narines ne s’y sont jamais fiées.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 27 Fév - 6:40 | |
| L'historiette du jour : Allez Martine ! Martine au Spa... de Mama Durodie de CharrinLe Spa n’a rien à voir avec le canyoning, n’est Spa ? La grande leçon qu’a tirée mon homme de cette sortie mémorable dans les dégoulinantes frigorifiques des flots de montagnes, c’est de ne m’offrir désormais que des « bons pour » valables pour le troisième âge. - Lire la suite:
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Nous voilà donc pour mes trente ans, en cure pour le week-end à la Thalasso de Biarritz. J’ai troqué ma tension nerveuse habituelle pour une mollesse corporelle et mentale confiante et béate et j’entre dans le hall au bras de mon homme, solennelle comme une conquérante de l’Amérique à qui il est inutile d’en raconter, fière des exploits qui ont marqué son passé, aventurière expérimentée qui s’octroie enfin une parenthèse plus que méritée dans une oasis de détente royale… La gentille hôtesse d’accueil, qui se déplace sur le carrelage comme si ses pieds ne touchaient pas le sol, vient à nous avec la hâte et la joie d’un ange qui nous ouvrirait le Ciel, et nous envoûte littéralement dès le premier instant avec son regard de biche couleur pastel, ses mots doux truffés de bien-être et son odeur romarin-chèvrefeuille. Même l’appareil à carte bleue sent la citronnelle et le ticket qu’il crache de ses entrailles après le code magique n’est en réalité rien de moins qu’un billet de rêve pour un monde idéal. Elle a préparé notre petit package : peignoir blanc cassé cotonneux, bonnet charlotte élastiqué, mules plastiques de paradis. J’ai des palpitations de bonheur à l’idée de me couler dans l’eau chaude et iodée des bains de vapeur et de passer la journée en état de liquéfaction intégrale.
Au moment d’enfourner mon corps dans le peignoir doux, je suis bien obligée d’admettre qu’une seule de ses manches suffirait à me servir de hamac ; je pourrais m’y allonger toute entière dans la longueur. La gentille dame aux yeux d’azur n’a simplement pas bien saisi mon format : je l’appelle souriante pour lui demander de faire un échange de taille, elle a dû prendre le mien dans la pile destinée aux hommes préhistoriques, on m’a déjà fait le coup avec une combi en néoprène, on ne va pas remettre ça chaque fois que je sors de chez moi… Je lui concède deux, trois battements de cils pour lui montrer que je ne suis pas du genre à m’agacer pour une broutille et, tout en lui décrochant un beau sourire de dromadaire, je récupère l’échange et m’exerce à la respiration abdominale pour ne pas perdre mon attitude intérieure tout en sérénité… Au moment de réenfourner mon corps dans ce nouveau peignoir doux, je ne peux retenir de mon gosier un gloussement de chèvre éplorée, car la gentille mignonne n’a rien trouvé de plus amusant que de me refiler exactement le même peignoir triple XL taillé pour une armoire à glace. Je ne bêle plus cette fois, je meugle, et de ma plus belle voix de vache constipée, je l’interroge sur le principe de la taille standard. Je sors des vestiaires un brin vexée, enroulée trois fois dans la largeur du mignon kimono, traînant derrière moi un bon mètre cinquante de serviette éponge, les manches pendantes à la hauteur des chevilles, la ceinture bouclée quatre fois autour de ma taille pour éviter que quelqu’un ne s’emmêle les pattes dedans. Attention me voilà, Simplet en personne est à Biarritz, le premier qui ose faire une remarque ou se marrer, je l’attrape au lasso avec cette ceinture à rallonge et je l’étrangle avec… L’hôtesse, que je ne trouve finalement pas si sympathique que ça, me conseille de sa voix de biche mielleuse d’enfiler les « pantoufles » prévues pour se déplacer près des bassins. Elle n’a manifestement pas reluqué mes pieds non plus puisque ces mules, qui par ailleurs sont d’une mocheté consternante, sont tout sauf adaptées à ma pointure : une fois les pieds dedans, ou plutôt dessus, au milieu, il m’est strictement impossible de me déplacer. Chacun de mes orteils doit se plier pas après pas à des contorsions musclées épuisantes dans le but de ventouser le plastique de la semelle pour ne pas perdre en route la godasse de piscine et espérer progresser ainsi jusqu’aux douches obligatoires. Je les atteins après cinq minutes de pérégrination improbable, contractée des guiboles comme jamais, les mandibules crispées par l’effort. En accrochant mon peignoir de bal, je m’aperçois que j’ai récupéré, en chemin, grâce à ma traîne, tout un tas de trésors restés collés sur la couture du bas : des cheveux de toutes les couleurs, quelques ongles prémâchés et une collection entière de pansements gluants, puants et dégoulinants…
Dans une longue inspiration volontaire, je me concentre sur mon abdomen, ancre merveilleuse pour un sang-froid zénifié, et j’inonde mon intérieur de qualificatifs positifs au sujet de cette belle journée, bulleuse, crémeuse, mousseuse, onctueuse, baveuse, aqueuse en essayant d’imaginer qu’une lumière douce et bleue circule dans mon système nerveux de bas en haut. Je n’ai pas le temps de terminer mon exercice, une bonne dame encore couverte de vase me fait remarquer que j’ai oublié de mettre mon joli bonnet et qu’il est obligatoire pour les bassins et pour les soins, hygiène oblige. À peine échappée de mon peignoir fantasmatique et des deux radeaux qui me servent de mules, me voilà farcie d’une coiffe Marie Rose jaune pipi anti-poux imperméable, et je me sens accéder au nirvana de la joie esthétique selon Louis Farigoule. Il est où le bonheur, il est où ?
Bravement, je vise la douche la plus proche, dans l’angle abrité des éclaboussures de vase de ma voisine, et j’enclenche la poignée au maximum du rouge bien chaud. Je suis frileuse en dehors du peignoir et j’ai besoin que l’eau fume sur ma peau en manque de gras. Toutes les trois secondes, le jet s’éteint, et après cinquante pressions frénétiques pour deux minutes et demie de douche, j’estime que j’ai le droit d’insulter le mécanisme avec lequel j’ai dû me battre littéralement en duel. Je souris de toutes mes dents exaspérées à ma copine envasée qui m’observe de biais et je slalome entre les flaques jusqu’à mon peignoir de luxe en claquant des mâchoires. Vivement les soins qu’on commence à se détendre !
Ah, ce que c’est bon de rejoindre mon homme dans les remous vaporeux, de me couler dans l’eau chaude bien salée, de sourire du ridicule de ces petits déboires esthétiques, de s’offrir cet état bienfaisant de tortue de mer flottante et insouciante ! Ah ce qu’on est bien dans son bain ! Ah comme il est facile de trouver la vie douce ! Ah ! Répit béni sous les jets massants ! Ah… vrai dire, je n’en profite pas autant que mon homme qui touche tout naturellement le fond avec ses deux pieds. Il n’est pas contraint, comme moi, de mouliner en continu des bras et des pattes pour se maintenir à la surface de l’eau. Il se déplace comme un lama princier d’un bout à l’autre du bassin, sans effort, comme porté par les flots. On dirait Jules César faisant sa revue de légionnaires, les mains dans le dos et le laurier glorieux. Mes battements de têtard désordonnés ne me permettent pas de voguer de la sorte, avec cette liberté solennelle fascinante. Je me cramponne tous les trois mètres aux rebords du bassin pour reprendre des forces avant d’attaquer la longueur suivante, j’avale autant d’eau qu’un hypo-glouton les billes de ce jeu mémorable, je bave de la mousse par les dents du bas pour évacuer le sel et le chlore. Je souris bêtement pour garder le cap, mais je n’en mène pas large quand je croise des crawleurs qui soulèvent leurs aisselles au-dessus de mon nez et que j’entrevois sous l’arcade de leurs bras mon homme qui progresse dignement de plus en plus loin, à l’horizon. Cette épreuve n’était pas indiquée sur le prospectus. J’ai chaud autant que j’ai froid, mon système thermique est complètement déglingué. J’aperçois mon bonnet de mer au hasard d’une vitre, choucroute informe avachie sur mon crâne, pissant de l’eau par tous les côtés de l’élastique jusqu’au bord des sourcils. Je rêve à cet instant des cheveux de Tina Turner, crinière de l’espace, rousse, brillante, sauvage, fière. Je me vois, lionne conquérante, le buste large aux dimensions de ma coiffe et de ma fierté. Je me vois gratter sous le menton dans une foule en délire un malabar moins musclé que moi, je lui dis « Pousse-toi de là, mon mignon », et je cours au ralenti dans les bras de Kevin Costner ému.
Dix doigts de pied sous mon nez coupent net les élans de mon fantasme. L’hôtesse qui m’avait bêtement semblé flotter au-dessus du sol me fait signe du haut de sa verticalité de sortir du bassin pour rejoindre le box où j’aurai droit au premier soin, un enveloppement mirifique aux pétales de roses. Je sautille derrière elle comme une poule échappée du grillage, recroquevillée, les mains jointes, j’attrape le premier peignoir fatal que je croise, réflexe inconscient de vengeance contre ce système impersonnel d’uniforme standardisé façon robinets, et je me laisse installer comme un tas, nue sur le lit dans une pièce à lumière tamisée et musique soporifique, avec ordre de profiter, c’est-à-dire d’attendre sans questionner ni broncher ni bouger. Le soin commence alors que la léthargie m’a déjà sérieusement entamée. La magicienne, muette comme une carpe, me badigeonne de pied en cap à grands coups de pinceau imbibé de crème fouettée, pile et face telle une crêpe de saison, puis m’embobine sauvagement dans du film cellophane sur plusieurs tours, les bras dedans, les jambes serrées, jusqu’au menton qu’elle me cloue sous une couverture chauffante pour me signifier qu’il est inutile de contester. Fière de son œuvre, elle me laisse dans cet état de gigot rôtissant, referme la porte du cuit-vapeur et annonce dans le couloir à la cantonade que c’est l’heure de sa pause et qu’elle part déjeuner. Je ris jaune, poulet emballé que je suis, à l’idée de passer là le restant de mes jours, et j’adresse tout haut une intense prière au secours à tous les momifiés d’Égypte qui sont passés par là avant moi. Je sue dans mon jus, je me liquéfie dans ce lit de sauce, je tente à coups de hanches saucissonnées quelques mouvements de saumon affolé pour remonter le courant du temps et retourner habiter dans ce peignoir finalement si douillet. Je fais mentalement le décompte des secondes qui m’échappent, y ajoute des soustractions pour m’aider à entrevoir le bout de cette expérience cuisante ; mon corps est en train de fondre, il n’en restera pas un os, je ne supporte plus les notes de ces morceaux lancinants de flûte de pan, je voudrais sonner l’alarme avec un cor de chasse, je crie de toute la puissance de mon gosier de volaille étranglée que quelqu’un vienne me sortir de ce plat. Martine est en panique totale.
J’aurais voulu pulvériser à son retour la dame repue de son déjeuner interminable, je n’ai réussi qu’à hoqueter une succession de mercis inaudibles en sanglotant comme une gosse affolée qu’on aurait oubliée trop longtemps au fond d’un tiroir rempli de boules antimite. « Profitez-bien ! » qu’elle avait dit en sortant… Je serre les dents et les boulons avec : je t’en foutrais moi des emballages détente !
Le temps de récupérer de ces émotions intenses, dans mon peignoir divin, hébétée sur un banc carrelé, j’écoute mon homme encore tout chose me raconter dans le menu détail le bonheur qu’il vient de vivre grâce à ce soin divin, emballé avec amour par une belle fée du lieu, dans un papier soyeux enduit de crème douce aux exquises senteurs de roses fraîches du Bengale… Il projette même de se mettre en rentrant à la flûte de pan !
Mais je vais pouvoir moi aussi goûter aux délices de l’Eden, car c’est maintenant l’heure du bain hydromassant, et j’ai urgemment besoin de ce puissant décontractant musculaire pour calmer les courbatures nerveuses des suites de mes ondulations de saumon en sarcophage. Antistress, promesse de sommeil profond, réparateur efficace des œdèmes, de l’arthrose et des douleurs vasculaires, stimulateur circulatoire, tonifiant des tissus, la machiniste programmeuse de baignoires n’en finit plus de me lister les incroyables bienfaits de ce moment glougloutant. Je me jette donc dans ce grand bac d’eau de mer chauffée, rassérénée, convaincue d’en ressortir intégralement reprogrammée. Je n’ai pas le temps de lui confier mes allergies que la demoiselle a déjà versé dans mon bain de rêve des échantillons d’huiles essentielles en quantité époustouflante : eucalyptus citronnade, lavande anti-poux, menthe des champs, laurier noble, marjolaine Anne Sylvestre, camomille à la Romaine, verveine désodorisante, sapin des cimes, cèdre du Liban, nard de luxe, patch-au-lit, huile d’avocat, vinaigrettes en tous genres et clous de girofle pour conclure l’arrosage. Elle oublie le petit grain et pourtant je suis certaine qu’elle en détient un, au moins aussi envahissant que le mien… Mes sinus subissent un décapage forcé accéléré avec option ouverture des chakras jusqu’à la racine. Je me cramponne aux poignées de la baignoire, car le programme détente a démarré et les remous m’emportent : me voilà soulevée violemment par les fesses, repoussée fermement d’un côté, aspirée résolument par l’autre, tiraillée par des jets opposés, éjectée en arrière par l’arrivée d’un nouveau torrent d’eau contradictoire qui vient de se mettre en route, bringuebalée comme une pâte à tarte dans un robot pétrisseur vitesse 9. C’est la noyade totale. Mes genoux me reviennent dans le pif, mon bide remonte en pont à la surface des vagues, mon cou est à angle droit de tout le reste de mon corps secoué par les convulsions frénétiques, mon bonnet de fête a rendu l’âme : descendu sur ma tronche décapée par les huiles, il me sert de masque. Martine est prête pour le grand carnaval, cette baignoire enchantée devrait être élue reine du top 5 des manèges à sensations de la Foire du Trône. Je sors de la centrifugeuse décalquée, titubante, rouge écrevisse et dévertébrée. Ah, ce qu’on est bien dans la micro-baignoire sabot de Grand-Mamie après une simple cueillette de champignons !
Dans ma bravoure de rescapée de la baignoire folle, je garde l’espoir d’un remembrement en bonne et due forme grâce au prochain et dernier soin, cette fois forcément humain et adapté, sous les mains expertes du kiné de garde. Je l’imagine bronzé, musclé, beau comme un Action Joe, les dents blanches sur lesquelles rayonnent des étoiles quand il sourit. Mon rêve n’est pas déçu, le masseur est non seulement brun aux yeux verts, mais il sent bon la crème à la violette et surtout son regard inspiré déclenche un état de confiance immédiat, qui donne envie d’entrer dans un lâcher-prise total et salutaire. C’est à peine s’il n’a pas l’air ému par ma dégaine de nain de Blanche-Neige échappé de la forêt. Je jubile aussi intensément que si je venais de recevoir le trophée des Victoires de la musique. Allez, Martine, installez-vous sur la table ! À peine décontenancée par l’altitude de la planche, je prends mon élan : je lance ma jambe droite, trop courte, j’essaie avec la gauche, je m’y reprends en arrière en poussant comme un bœuf, arc-boutée sur les bras tel un dindon nouveau-né au premier essai de décollage, je fais une tentative de face, je relance une jambe au hasard, l’autre à nouveau, on ne sait jamais, peine perdue… Le beau gosse suit mes exploits sportifs avec un air manifestement épaté. Encouragée, je ne démords pas : je suis tenace dans mon audace d’athlète, je repère une barre d’angle qui me donnera un peu plus de hauteur, j’y pose le pied et me soulève depuis ce promontoire, mon pied se coince dans l’angle obtus, je souffle à fond, car ça fait mal, je maudis cette foutue table qui m’était apparue en entrant comme une planche de salut. Au secours ! Qui pourrait sauver Martine ? Action Joe, pris de compassion et d’un fou rire incontrôlable, m’empoigne sous les aisselles, me soulève d’un coup sec et me pose face à lui au beau milieu de la table. Une vraie cruche de salle à manger. D’un geste chevaleresque, il arrache ma coiffe anti-poux et la jette en boule dans la poubelle en répétant des « Sacrée Martine quand même ! » qui le font rire de toutes les étoiles de ses dents. Je glousse bêtement d’un air benêt avant de m’affaler de toute ma honte et je ferme les yeux pour ne plus croiser son regard béat. Il passe la séance, tout en faisant craquer l’une après l’autre toutes les jointures de mon squelette, à me remercier pour cet épisode gratis de comique clownesque et me promet que, pour la prochaine fois, il prévoira la perche. Mais oui quelle bonne idée ! Martine va pouvoir compléter son palmarès !
Poire au sirop cuite dans son jus, intégralement mûrie à point par cette journée de Jeux olympiques, hagarde, moulue, pétrie, dans mon peignoir flottant, mes mules d’ogresse et mon nouveau parfum Arnica-Gaulthérie, je rejoins mon homme dans le jacuzzi. Martine a tout donné, Martine a dépassé ses espérances, Martine espère la médaille d’or.
« Allez Martine ! Ce soir après le resto, je t’emmène à la patinoire ! »
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 28 Fév - 7:30 | |
| L'historiette du jour : Quand s'envolent les notes de Chantal SourireAnnabelle range soigneusement son billet. Louis s’apprête à diriger un orchestre prestigieux dans une salle de renom, les amis se connaissent depuis le conservatoire. La soirée s’annonce exceptionnelle. La jeune femme sourit à l’idée de cette pause. Sans vocalise ni breuvage au miel censé adoucir ses cordes vocales. Elle oubliera chœurs et solos durant quelques heures. Une récréation bienvenue après une année chargée en répétitions et représentations multiples. Le plaisir à l’état pur. Pour marquer la détente, elle porte un jean et un tee-shirt blanc. Inutile de se parer davantage. Elle profite de l’instant, tapie au fond de sa loge, déjà en osmose avec la musique. - lire la suite:
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Annabelle est chanteuse lyrique, une mezzo-soprano à la voix ronde et chaude. Ce soir, elle ne chante pas, elle va se délecter, jouir du talent des autres. La perle des oratorios, le messie de Haendel, une œuvre qui caresse les cieux. C’est Noël dans quelques jours. Le hasard est heureux. Dans la salle aux murs lambrissés, on murmure de plaisir, un ronron de chat gourmand. Froufrous de satin, cols empesés. Les ors miroitent sous le grand lustre. Travées fleuries d’œillets rose et blanc, délicates fragrances. L’amie fidèle pense à Louis : elle est venue le soutenir comme il sait le faire dans les moments cruciaux. Elle imagine son excitation, celle qui porte aux nues, son appréhension aussi. Premier concert de cette classe, il s’est entraîné comme un sportif olympique, répétant à l’envi les passages épineux, visualisant l’âme des violons patinés, cuivres rutilants, hautbois et bassons. Il prévoit l’attaque du contre-ténor, l’enchanteur qui fait vibrer le public, saisit sa main par surprise et l’entraîne à la table des anges. La voix surnaturelle que l’on ne manque jamais d’associer au supplice des castrats du temps jadis. L’adrénaline doit couler dans les veines de Louis. L’artiste connaît ce mélange de joie et de fièvre au creux du ventre, l’élixir qui distille les myriades de délices au monde entier. Bonheur de lire dans les regards enflammés l’apogée de la félicité. Calée au fond de son siège, Annabelle goûte l’instant, la face opposée du miroir. Elle apprécie l’ombre offerte, précieux présent dans l’écrin de la salle. Étrangère à la lumière, la luciole s’évanouit le temps d’une soirée. Une salve d’applaudissements l’extrait de ses songes, elle a raté l’entrée des artistes, un long ruban drapé de sombre qui défile sur la scène. Chacun s’installe à son pupitre, accorde son instrument ; ça grince et ça crisse, prélude au plus beau. Les choristes droits et amples d’où jailliront les voix célestes prennent place en un cortège de dentelle et de tulle. Cinq solistes sur le devant de la scène, seules touches de couleur sur cette palette monochrome. Louis s’avance, en majesté dans son habit noir, nœud papillon incarnat comme un clin d’œil à sa jeunesse, cheveux blond vénitien. C’est un elfe qui salue, maître de l’univers, baguette magique à la main, prêt à réaliser les trois vœux du public. Émotion. Frisson. Jusqu’aux larmes. Il a gravi la marche du podium. Les lumières ambrées se tamisent, l’heure est à l’amour. Ultimes toussotements, la cathédrale s’emplit de silence. Le chef va officier. Alléluia ! Les dieux se sont concertés pour auréoler Louis d’un nuage exquis. Les notes dansent dans l’air comme des lutins. Les musiciens en totale harmonie avec le maître. On frise la perfection. Un diamant brut débarrassé des scories terrestres. Seul le contre-ténor manque à la cérémonie. L’oreille absolue d’Annabelle perçoit les phrasés qui se brisent, le souffle court et les trous d’air. Manque de puissance, le chanteur est loin de la fête, tourné vers quelque trou noir. Les choristes donnent le meilleur encore pour éviter le désastre. Applaudissements nourris néanmoins. Le public n’a rien perçu de la faille, ou bien son éducation soignée interdit-elle de critiquer. Ce sera pour plus tard. On a sonné l’entracte. Les fumeurs se détendent à l’air libre, d’aucuns se désaltèrent au bar du théâtre, les femmes se repoudrent. En coulisse, l’ambiance est tout autre. Le chanteur est aphone, pas une note ne s’envole de cette gorge divine, altérée par une mauvaise grippe au pire moment. Il en pleure de dépit. Le hasard est diabolique. Déjà on se détourne du malade, l’heure est à l’urgence. Louis active son réseau, il connaît certains ténors dans la cité qui pourraient sauver la situation. Aucun n’est disponible, les concerts s’enchaînent pour célébrer la fin de l’année. Pas une seule voix pour secourir le jeune chef ; il pense à supprimer un passage de l’œuvre, sauter une page, ou deux, gommer les portées maléfiques, mais il balaie bien vite l’indignité de l’outrage. L’entracte touche à sa fin. Louis a une idée folle. Une fulgurance. Annabelle l’ignore, mais elle va vivre les minutes les plus extravagantes de son existence. Son ami la prie de le rejoindre dans sa loge, elle avance d’un pas alerte, prête à le congratuler lorsque le doute s’insinue dans les recoins de son esprit. Un pressentiment. Louis va jouer son va-tout. Elle aussi. Louis l’accueille d’un sourire crispé, elle comprend. Les voix de contre-alto et de mezzo-soprano se confondent en une tessiture identique. Elle ne connaît pas le fameux oratorio que fredonnent les amateurs, se fustige de son ignorance, mais elle déchiffre la partition, aidée du ténor, soutenue par la violoncelliste. Elle va reprendre le répertoire du chanteur défaillant. Au pied levé dirait-on d’un coureur. On demande la prolongation de l’intermède. Le public est inquiet. Regards soucieux. Hypothèses farfelues, on se perd en conjectures. Il se murmure que le concert pourrait s’achever quand le grandiose est à venir. Amère déception, les mines s’assombrissent au gré des rumeurs. Annabelle répète le morceau une dernière fois dans sa tête enfiévrée. Pas de temps pour le trac. L’habilleuse lui propose d’enfiler une petite robe noire. Pas de temps pour la robe. Elle monte sur scène plus nature que jamais, jean et tee-shirt froissé, mais dans sa voix des farandoles de trilles rivalisent avec les sarabandes de glissandos ponctués de vibratos, un arc-en-ciel de cristal. Elle emporte tout sur son passage. Le public, dépouillé de sa carapace, remise la bienséance. Il applaudit à tout rompre en tapant du pied, ovation debout, pour un peu il se hisserait sur le dossier des fauteuils damassés. Les musiciens encensent Annabelle, clapotis des archets et dans les regards éblouis, admiration teintée de respect. Louis se prosterne devant son sauveur. Des étoiles dans les yeux de sa muse. Le hasard est triomphant.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 28 Fév - 8:00 | |
| Jolie histoire Merci Poussinnette |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 29 Fév - 7:53 | |
| L'historiette du jour : Dernier voyage pour un macchabée de Alan SmitheeC’est avec un coup de matraque dans la nuque que je le faisais taire une ultime fois. Sa tête se contorsionna dans un fracas d’os broyés dû à l’impact violent. Cet enfoiré de bookie n’avait pas voulu rembourser ses obligations envers le patron. - Lire la suite:
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Le syndicat a liquidé une dizaine de types sur la dernière année et les petites frappes des districts environnants trouvent encore le moyen de le défier en ne prenant pas les affaires avec le sérieux nécessaire. Il y a des choses que l’on ne comprend jamais.
Il fallait maintenant expédier le corps aux oubliettes en vitesse. Je me servais du combiné sur le bureau du macchabée pour appeler le nettoyeur. C’est comme ça qu’on le surnommait. Malgré les années je ne connaissais pas son nom, pas plus que son prénom. Faire disparaître un corps c’est pas le genre de truc qui vous fait tailler une bavette. J’étais rodé, je connaissais la chanson en quelque sorte. L’idée c’est de supprimer toute trace permettant d’identifier le corps. On fait sauter les dents, on coupe les doigts des mains, des pieds et on met un drap ou une serviette sur son visage avant d’y asséner quelques coups de marteau bien fournis, histoire de lui faire une petite gueule d’ange direction le paradis. Amen. Si tout va bien, il finira dans un fleuve bouffé par la poiscaille. Si c’est trop compliqué, on trouve toujours un crématoire ayant un personnel peu regardant dans la mesure de quelques billets. Voilà comment les affaires sans espoir étaient gérées avec le syndic.
La radio du défunt balançait un morceau de Art Blakey. Je décidais de m’asseoir en attendant le nettoyeur. Il serait là d’une minute à l’autre, ça me laissait le temps d’en griller une avant la sale besogne qui m’attendait. Je regardais plein d’absence la neige tomber comme un voile sur la grosse pomme à travers l’unique fenêtre crasseuse de la pièce. Trois coups nets et rapides sur la porte ont annoncé la venue de notre gars. Il ouvrit la porte calmement et scanna méticuleusement la scène de gauche à droite de ses petits yeux vifs et m’adressa un sourire laissant apparaître ses dents d’un blanc éclatant.
Il pointa le cadavre du bookie et dit :
— C’est notre gars ?
J’ai donné le change en hochant la tête à l’affirmative pendant que j’écrasais ma cigarette dans le cendrier qui vomissait les enfants consumés du rêve américain.
Le nettoyeur enchaîna :
— Ça ne devrait pas prendre trop de temps. Prends ces clefs et déplace la tire devant l’immeuble. Éteins les feux mais laisse le moteur tourner. C’est la Coronet grise sur le parking à l’angle de Lincoln et Rogers Avenue.
Il me lança les clés de sa main droite sans détourner le regard et se dirigea d’un pas calme vers le refroidi. Je descendis les deux étages rapidement pour me retrouver dehors. Les flocons dansaient jusqu’au bitume et il faisait un froid à glacer le sang de n’importe quel type bien constitué. Je dégageai le col de ma veste pour me mettre à l’aise. J’avais horreur de la neige. La voiture était la comme prévue. Je me suis garé en face de l’entrée de l’autre côté de la rue, phares éteints, moteur en marche, point mort. Le nettoyeur ouvrit la porte avec sa jambe droite et se glissa dans la nuit avec sur son épaule un épais sac noir.
— Ouvre le coffre. C’est le levier en dessous du volant à gauche.
La voiture s’affaissa de quelques centimètres quand il balança le sac à l’arrière. Il claqua le coffre et s’installa à l’arrière sur la banquette.
— Démarre en direction des docks du gros Berry en dessous de la 478. On le balancera à la flotte une fois sur place. Te fais pas de bile pour notre passage dans le bureau du type que tu as buté, il n’en restera rien quand on aura terminé le boulot.
J’ajustais le rétro pour le tenir du coin de l’œil. C’était la première fois qu’il s’installait à l’arrière et j’avais assez roulé ma bosse dans le métier pour apprendre à me méfier de ce genre de détails.
On a pas causé jusqu’aux docks. La route fut sans accroc. La neige s’était densifiée, à tel point qu’on ne voyait pas plus loin qu’à deux ou trois mètres devant nous. Saloperie de période hivernale. Il a ouvert le coffre et on a attrapé le sac chacun d’un côté. J’ai saisi le sac par ce qui semblait être les pieds et lui par la tête. On s’est dirigés vers le ponton le plus proche de la bagnole pour finir le boulot au plus vite. Une fois arrivé à destination le nettoyeur dit :
— Dépose-le là. Je vais lui ouvrir les poumons.
J’entendis la fermeture éclair du sac s’ouvrir tandis qu’au même instant j’allumais une cigarette d’un coup de briquet entre mes mains gelées. Je scrutais les alentours à la recherche d’un stimulus visuel malgré l’emprise de la tempête, tout ça dans l’unique but d’éviter cette scène qui me foutrait la gerbe à coup sûr. Il n’y avait pas une seule âme qui vive à cette heure de la nuit. Les ouvriers étaient au chaud chez eux en famille pour préparer les fêtes de fin d’années ou au bar à se saouler avec pour seule compagnie leur solitude.
— Aide-moi. On va le balancer. — Ouais. Finissons-en. — XXXXX alors ! Voilà que Monsieur a trouvé le moyen de communiquer. J’ai bien cru que tu avais perdu ta langue depuis notre dernière rencontre.
J’ai balancé ma clope sur le fleuve pour y faire suivre notre paquet qui fendit la glace pour s’enfoncer dans l’obscurité des eaux profondes.
En rebroussant chemin vers la voiture, j’ai lâché :
— Comment tu t’es débrouillé pour porter ce gaillard sur deux étages tout seul ? — T’en fait pas pour lui, il a rien senti quand il a cogné les murs.
Il avait pas tort. Qu’est-ce que tout ça pouvait bien me foutre au final ? Le boulot avait été du gâteau. C’était le moment de plier bagage et rentrer chacun gentiment chez soi sans poser plus de questions. J’ai repris ma place dans la Coronet. Il a suivi et a tiré la porte arrière pour reprendre sa place sur la banquette arrière.
— Pas possible mon vieux. Mets-toi à l’avant. Ça me dérange de t’avoir derrière mon dos quand je suis concentré sur la route.
Surpris de ma remarque, son regard s’est figé quelques secondes et puis il a souri en laissant apparaître sa denture parfaite. Il s’est finalement installé à ma droite sur le siège passager.
— Dépose-moi à l’angle de Butler et Smith boulevard. Ensuite t’iras cramer le carrosse dans un coin sans témoin et tu prendras contact avec le syndic pour leur dire qu’on a terminé. — Entendu.
J’approchais la voiture au niveau de la sortie des docks quand une patrouille est passée devant nous à bas régime en pointant son éclairage sur notre gueule. À ce stade, on pouvait encore la jouer fine.
— Restons calmes. Pour le moment, on est seulement deux types sortant d’un parking au milieu de la nuit. Ils nous prendront peut-être pour deux pédales venues s’offrir du bon temps. — Ils vont pas gober ta belle histoire longtemps. La tire est volée.
La voiture de police s’avança doucement à notre niveau pour s’y arrêter. La vitre descendit par à-coups et un type aux traits jeunes et fins se dévoila entre les flocons pour dire :
— Police. Contrôle du véhicule. Veuillez couper le moteur et mettre les mains en évidence sur le volant.
J’allais m’exécuter quand un coup de feu fendit le silence de la nuit. Mon passager venait de tirer un coup directement dans la poire du flic. L’intérieur de sa boîte crânienne se répandit comme un feu d’artifice. Ni une ni deux, on dégagea dans la rue dans un rugissement de moteur. La voiture tangua sur quelques mètres avant que je puisse enfin récupérer son contrôle.
— ****** d’enfoiré. Préviens-moi la prochaine fois que la gâchette t’excite. Je vais avoir les tympans qui vont siffler un moment avec tes conneries. — Joyeux Noël.
Il fallait se tirer vite fait du coin et ça allait être retors au vu de la météo. Je lançais un coup d’œil dans le rétroviseur pour voir que la voiture de flic avait entamé un demi-tour sans ménagement et activé la gueulante pour se mettre à notre poursuite.
— La prochaine fois tu seras gentil de finir le boulot. Tu as oublié de flinguer son équipier. — La faute à cette saloperie de neige. On y voit que dalle. — Sans déconner.
Le nettoyeur avait encore le calibre dans les mains et se retourna pour mettre en joue la patrouille qui se rapprochait de notre sillon. Il tira un premier coup dans la vitre arrière suivi d’un deuxième qui la brisa dans un fracas de verre. J’entamais un virage serré en fond de troisième. Le sol poudré fit glisser l’arrière de la Coronet qui frotta sur le trottoir dans un bruit strident. Le bas de caisse s’exprima dans une gerbe d’étincelle. Je descendis une vitesse afin de retrouver du couple et raccrocher au macadam devenu patinoire.
La voiture de flic disparue du rétroviseur à ce moment-là. Est-ce qu’il l’avait stoppée ? Difficile à dire sous cette tempête. Le bruit du moteur battant à plein régime s’engageant dans la rue me donna la puce à l’oreille. J’allais devoir sortir le grand jeu.
J’embrayais en troisième pour regagner quelques mètres. Le moteur gronda comme une bête enragée. J’ai tiré le frein à main pour m’engager dans une ruelle pied au plancher afin de rejoindre une voie plus fréquentée dans l’espoir de semer la flicaille et d’y gagner en visibilité. L’avant de la voiture entra in extremis dans le corridor mais l’arrière de la Coronet eut moins de succès et tapa franchement dans du concret cette fois-là. Le choc fit balancer la voiture qui frotta de part et d’autre sur les murs avant d’être propulsée dans le trafic. Un coup de volant sec sur la gauche nous évita de croiser le fer avec une autre auto surgissant de la droite mais fit glisser la voiture sur quelques mètres. Je me battais comme un fou avec le volant contre les changements de masse pour redresser le véhicule. On esquiva un groupe de piétons de justesse. Je pus récupérer le contrôle du véhicule non sans douleur. Les muscles de mes bras commençaient à tétaniser. J’accélérais progressivement pour éviter de patiner dans la neige et rejoignis la procession des conducteurs nocturnes en me rabattant sur la voie de circulation quand un bruit sourd de tôle pliée se fit entendre derrière nous. Le flic avait eu moins de chance.
Après quelques secondes le nettoyeur a lancé d’un ton soulagé :
— Heureusement que tu conduis mieux que tu causes. Tu devrais calmer le jeu maintenant qu’on a plus les flics au ***. — Je te dirais bien de fermer ta gueule et de me laisser faire mon job. Il me semblait que le tien était de nettoyer et non pas de flinguer à tout va. On va pas avoir le temps de faire ça proprement concernant la bagnole. On va l’amener directement à la casse d’un vieil ami sur Clampton.
Il ne rétorqua rien et on fila jusqu’au ferrailleur sur Clampton en faisant profil bas. Je me garais au niveau du portail de fer et klaxonnais deux fois pour qu’on vienne nous ouvrir. Un type en bon point avec un grand manteau rapiécé et coiffé d’un béret de la Seconde Guerre sortit du local technique en se hâtant sous la tempête. Je laissé le moteur en marche et je suis sorti du véhicule pour m’approcher du portail afin de montrer patte blanche.
— Salut Joe, ça fait un bail. J’ai un petit service à te demander. Je dois me débarrasser de la bagnole en vitesse. Moins tu en sauras, mieux c’est. — Ça alors, j’en reviens pas. Je te croyais sous terre depuis la dernière fois. — Pas encore Joe, faut croire que j’ai du bol pour avoir encore la chance de traîner ma vieille carcasse dans cette ville. — Je vais t’ouvrir, amène la voiture au niveau de la grue de démantèlement. Il faut longer l’entrepôt devant toi par la gauche. Enfin tu connais le chemin de toute façon. — Merci Joe.
La voiture s’enfonçait doucement dans la casse quand je dis en fixant mon passager droit dans les yeux :
— Ce type est fiable. C’est moi et seulement moi qui vais lui causer. Toi, tu mouftes rien et tu ranges ta pétoire dans la boite à gant. Elle partira au cimetière avec la Coronet. Ensuite on se fait une poignée de mains pleine de courtoisie et on rentre tous chez nous vivants ce soir.
Il acquiesça et s’exécuta. Il sortait du véhicule pendant que Joe s’affairait sur les commandes de la grue pour la positionner au-dessus de la future épave. Discrètement, j’ouvris la boite à gants et saisi le calibre afin de le glisser dans ma poche. Après ça, je suis sorti me geler les miches avec tonton flingueur. J’allumais la dernière cigarette de mon paquet pendant qu’il soufflait dans ses mains pour réchauffer sa peau.
La mâchoire d’acier s’approchait de la Coronet prête à la déchiqueter et n’en faire qu’un souvenir quand je dis :
— Le flic que tu as buté ce soir devait à peine être sorti de l’école. Ça aurait pu être mon gamin. — Et alors ? C’est qu’un flic. — Tu as déconné ce soir. C’est pas comme ça que j’aime bosser. — Qu’est-ce que…
J’appuyais sur la gâchette en visant sa tempe gauche au même moment. Son corps s’écroula net et une traînée rouge écarlate accompagnée des morceaux de sa caboche s’étala dans la neige.
— Joyeux Noël, dis-je la mâchoire serrée en tirant le dernier souffle de ma cigarette orpheline.
Joe arrêta la grue, s’approcha de moi et m’aida à mettre notre gars dans le coffre de la bagnole sans qu’on daigne fendre le silence. Je jetais le flingue avec ce qu’il restait du nettoyeur au fond du coffre avant de filer à Joe quelques billets du butin saisi au bookie pour le remercier.
Sur le chemin du retour, les mains dans les poches, je laissais la neige tomber sur moi comme un linceul. C’était une nuit d’hiver de plus à New York qui s’achevait. Il y a des choses que l’on ne comprend jamais.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 1 Mar - 8:04 | |
| L'historiette du jour : La Reine du royaume de Dona— Alexia ! Une petite tête blonde émerge d’un champ de blé vert, scrute la maison et se tapit aussitôt. Elle ne veut pas rentrer. Elle est bien, comme ça. Charlène est si sèche et si dure. Arthur et Tim, ses frères, jouent avec Riffi, le chien, à l’arrière de la maison. — Alexia ! crie une nouvelle fois sa mère. Elle est déjà en colère. Ne voyant venir personne, elle rentre dans la maison et pousse, avec sa violence à elle, le rideau de perles qui clôture l’entrée. Le rideau tintinnabule dans l’air. - Lire la suite:
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Alexia est rassurée. À l’abri des grands épis de blé dont les têtes barbues, soulevées par une toute petite brise d’été, dansent comme des papillons légers, elle tresse de ses doigts, trois longues tiges qu’elle a arrachées dans le chemin. Des herbes vertes et dures, de grandes tiges sur lesquelles ne pousse jamais rien. Une couronne. Une couronne royale. Elle la décorera avec les pâquerettes et les fleurs de pissenlit d’un beau jaune d’or qu’elle a ramassées. Dix rangs de tresse, une pâquerette, dix rangs de tresse, une fleur de pissenlit. Il y a dix pâquerettes et dix fleurs de pissenlits. Elle sait compter. Ce sera très joli.
Un voisin doit bricoler quelque part. Des coups du marteau arrivent à son oreille, portés par le souffle léger qui court dans le ciel et fait s’envoler des pétales orphelins, fouinant l’air comme des petits insectes. Il n’y a pas grand monde dans le lotissement. C’est un week-end férié. Il fait beau. Beaucoup de gens sont partis à la mer qui n’est pas très loin. Mais Charlène n’a pas de voiture. Du coup, on ne part pas souvent, ici. Heureusement, il y a les champs autour de la maison. Et même un petit bois. Alexia ne joue pas vraiment dans le bois, Charlène le lui a interdit. Elle ne peut y aller qu’avec ses frères. Alors, elle joue dans les champs. Mais c’est interdit, là aussi. Alors, elle se cache. Et quand Charlène crie après elle, elle fait mine de ne pas entendre.
Alexia se fait toujours disputer. Charlène, sa mère, lui claque souvent la joue, d’une main nerveuse et aride. Il faut faire ses devoirs, ranger sa chambre, nettoyer les tapis, aider à plier les draps, aider à étendre le petit linge, éplucher les légumes, mettre la table et la desservir. Ce n’est jamais fini. Et avec Charlène, ce n’est jamais assez bien. Alexia dit « Maman » quand elle s’adresse à sa mère et « Charlène » lorsqu’elle pense à elle.
Alexia aime l’école. Maintenant, elle sait parfaitement tracer les lettres et les reconnaître. Elle les prononce souvent à voix haute, avec une curiosité enjouée, les nomme une à une, joue à leur étrange élasticité en se regardant dans le miroir. Le « a » fait faire comme les bébés : il faut ouvrir la bouche en grand ; quand elle se regarde faire le « b », elle rit. Il faut avancer les deux lèvres en avant, c’est drôle. Pour le « c », il faut montrer toutes ses dents et pour faire le « d », c’est toute la langue qui vient taper contre. Mais c’est le « z » qui l’amuse le plus, la lettre la plus facile à prononcer. Il suffit de reproduire le son des mouches. Parfois, avec Tim et Arthur, ils jouent à faire le « z » en même temps, imitent trois grosses mouches en train de voler, se pourchassant les unes les autres, s’agglutinant entre elles avant de se combattre, dans des vrombissements de moteur. Avec leurs index crochus pointés en avant et une drôle de grimace qui cherche à effrayer l’adversaire, ils se foncent dessus, se rentrent dedans, tombent par terre. Et puis, ils gisent sur le dos, les jambes en l’air, font des moulinets du tonnerre, en imitant l’insecte qui tente de survivre. Et puis, ils finissent par se relever et reprennent le combat. La guerre des mouches ! C’est drôlement bien. Mais Charlène finit toujours par arriver avec des sacs des courses qu’il faut ranger ou bien un baquet de linge mouillé qu’il faut étendre. Elle n’aime pas les voir s’amuser. C’est quelque chose qui tient de l’indécence, de jouer, de se faire plaisir à ne rien faire de vrai. Elle gronde parce qu’elle ne sait pas faire autrement.
— Alexia ! crie une nouvelle fois Charlène, en direction des champs alentour. Si tu viens pas ici, j’te jure bien que tu vas le sentir, ma fille !
La fillette se résigne. Sa petite tête blonde sort du champ de blé, immergé de soleil, et bientôt, sa fine silhouette apparaît toute entière en haut du chemin forestier. Charlène est rassurée. Toujours peur pour ses gamins. Il n’y a pas loin pourtant de la maison aux champs, mais ça fait toujours peur un enfant qui ne répond pas. Charlène a peur souvent. — Rentre immédiatement, méchante ! Y a du travail pour toi !
Alexia avance à contrecœur. Elle aurait tellement aimé continuer à jouer à la reine. Elle aime ce jeu. Quand elle est reine, tous les petits insectes constituent sa Cour. Des tas de petits sujets à qui elle donne des ordres bien distincts : « Empêcher de réveiller les parents qui envoient leurs enfants à l’école quand il y a du soleil ; faire fleurir toutes les marguerites le même jour pour faire joli ; et aussi pour préparer de la poudre magique – une poudre magique qui donne du bonheur aux gens et à Charlène… » et plein de choses encore. Mais ce petit monde n’est pas obéissant. Les abeilles, les guêpes, les papillons, les coccinelles volètent dans tout le royaume : un ronronnement incessant. Ils se posent parfois sur son tee-shirt ou même sa main. Elle leur rappelle alors les devoirs à respecter et toutes les lois à appliquer pour protéger le pays des fleurs et des blés dont elle est la souveraine absolue. Les insectes insoumis, volatiles et excités, repartent aussitôt, dans une soif de conquête et de liberté qu’aucune souveraine ou impératrice ne saurait empêcher.
Les sandales de la reine se traînent sur la pelouse, écrasent exprès les herbes du jardin, chauffées à blanc sous le soleil de midi, font rouler la petite caillasse de l’allée, juste avant de franchir le seuil de la maison où Alexia n’est rien d’autre qu’une petite fille qui aide beaucoup sa mère et ne sert à rien d’autre. Des fois, elle voudrait des câlins, beaucoup plus de câlins. Elle serre très fort, dans sa poche, la couronne royale qu’elle a tressée elle-même. Un emblème, un porte-bonheur. Une autre fois, peut-être…
— Tes mains ! ordonne Charlène. Montre ! Alexia sort ses deux mains de sa grande jupe. Consternation ! — Ah c’est du joli, tiens ! siffle sa mère, méchamment. La fillette regarde ses doigts jaunis par le jus des fleurs de pissenlit écrasées dans sa paume. Mince… Les diamants de la couronne royale ont fondu sous ses doigts et déteint sur sa jupe ! — Va les laver, cochonne ! Je ne fais pas la cuisine avec les souillons ! Et tu laveras ta jupe toute seule, ça t’apprendra. Attache tes cheveux. Y a pas besoin de gâcher la nourriture avec des cheveux.
Charlène observe sa fille, de dos. Alexia bat des blancs d’œufs dans un petit saladier. Elle est trop jeune pour aller jusqu’au bout, mais il faut qu’elle apprenne. Sa mère admire son geste, déjà expérimenté. La petite fille, tenant le plat à l’oblique, fouette vigoureusement son contenu. — Faut pas s’arrêter ! râle Charlène, lorsqu’elle voit Alexia ralentir son mouvement. Une mèche ou deux, échappées du chignon, s’agite dans le cou de la petite, au rythme de son mouvement de bras. Ses épaules frémissent, la chair hâlée du soleil de juin sent bon. La santé du dehors. Charlène a envie de poser sa tête sur cette nuque enfantine, d’en sentir la sève, toute jeune, d’en écouter l’ardeur qui bat comme un pouls. Elle aimerait embrasser cette joue, charnue d’enfance encore. Embrasser sa fille, elle aimerait bien. Elle respire son odeur, parfum des herbes chaudes et de l’été. Alexia, c’est son bébé. Six ans. La seule fille. Toute petite déjà, Alexia montrait de la vigueur. Tous, ils s’amusaient de ses mimiques arrondies, de son babil incessant, de ses facéties. Ses frères avaient déjà trois et quatre ans lorsqu’elle était née. Un joli petit jouet, une jolie petite poupée. Une petite femme en minuscule s’attendrissait son père. Ma princesse, s’émerveillait Charlène.
Alexia est troublée. Elle sent la respiration de sa mère dans son cou. Cette promiscuité la rend nerveuse. Charlène l’observe, la juge. Un léger fléchissement de l’épaule. Les lèvres pincées, un peu vexée que sa force l’abandonne juste maintenant, le front plissé, tout à son effort, la fillette s’applique du mieux qu’elle peut, mais finit par s’arrêter. C’est trop difficile. — Si tu t’arrêtes à chaque fois qu’ça tire, vont pas monter bien haut, tes blancs ! La mère bouscule un peu la petite fille et d’un geste autoritaire, s’empare du saladier et du fouet. — Regarde comment on fait ! Pourquoi Charlène n’utilise-t-elle jamais le fouet électrique ? Charlène a des lubies de vieille ménagère. Il lui semble que ne pas savoir faire ces gestes simples transmis par sa mère, c’est ne rien savoir faire. Il faut être un peu dur avec les enfants. Et exigeant. Sinon, ils sont malheureux, si on leur donne tout le temps du tout fait, comme ça, sans avoir appris, sans avoir enduré un peu. C’est comme ça que Charlène voit les choses.
Une mer moussue de neige monte dans le récipient. Ou alors c’est une montagne. Plutôt une montagne de neige. Avec des petits chemins creux et des vagues crépues. — Tiens ! Regarde donc si ça va, dit Charlène, quelques minutes plus tard. Alexia prend le saladier à deux mains, le retourne, à l’envers. Et il ne se passe rien. Les blancs en neige de Charlène défient toutes les lois de l’attraction terrestre : une montagne de neige, à l’envers. Sa mère en est assez fière, le rose aux joues, un sourire aux lèvres. — Faut l’incorporer dans la pâte à gâteau maintenant, dit Charlène en se dirigeant vers le plan de travail où repose un grand plat creux.
Alexia avise le gros sel posé sur la table. Elle en prend une pincée et s’amuse à poser quelques grains sur la montagne, sans les enfoncer. Sa mère s’affaire à mélanger la pâte à gâteau, posée là-bas, sur le plan de travail. Irradiés par le soleil qui entre par la fenêtre, les grains de sel font des étoiles, démultipliant en faisceaux lumineux, la lumière. La montagne de neige, d’un blanc pur, dentelée de petites crêtes et de sillons rocheux, brille de tous ses feux. — Ho là ! Mais quelle nouille ! crie Charlène, en se rapprochant de la table. On met pas de gros sel dans les blancs, enfin ! Elle rit en cachette, Charlène. Elle aurait fait ça petite, sur les blancs battus en neige de sa mère, elle se serait fait drôlement harponner.
*
Parfois, il vient au cœur de Charlène, une douleur angoissante. Il vaut mieux ne pas trop penser. Penser à tout ce qui ne va pas ronge la force des gens malheureux et enlève leur courage. Mais quand même… Charlène pense à l’avenir. Aux trois enfants. C’est pour ça qu’elle n’aime pas la fainéantise. On n’a pas le droit d’être paresseux quand on est pauvre. La dignité, c’est dans le travail qu’on la trouve. Au moins, ça, on ne peut pas vous l’enlever, le courage. Une autre rogne la tenaille bien des fois. Une colère mélangée à du chagrin et qui la ravage en moins de deux. C’est de la colère active. Alors, elle se met à faire la cuisine avec bruit, ou bien à ranger la maison avec fracas. Enguirlande Alexia qui traîne à rien faire. Ou bien ses gars qui courent en riant.
Sa paie tombe le premier du mois. Elle est serveuse dans un restaurant de la commune voisine, à temps partiel. Elle s’y rend en car quatre fois par semaine. Le car est à 10 h 45. Charlène assure le service de salle. Après présentation du menu ou de la carte, elle sert les plats et boissons puis encaisse le prix du repas. Elle assure également la préparation et la desserte des tables ainsi que l’entretien de la salle. Avant le service, donc, elle balaye et lave la salle, s’assure de la propreté de la vaisselle du jour, fait la cave (sélection des vins à monter en salle). Elle dresse et agence les tables en vue du service, dispose les nappes et les serviettes, met les couverts, agrémente les tables en fleurs. À la fin du repas, elle présente l’addition, encaisse celle-ci et rend la monnaie. Son service terminé, elle débarrasse les tables, nettoie et range la salle, remet le linge de table au service de nettoyage. Et prend le car aux alentours de 15 h 45.
Le premier du mois, elle touche 1076, 34 euros. Le 5, elle est à découvert. Elle a quatre jours de bon temps, refait les mêmes rêves d’épuration de dettes et d’épargne, essaie de réaliser les meilleures courses pour durer le plus longtemps possible, avec toutes les promotions qu’elle a relevées sur internet ou grâce à ses cartes de fidélité. Mais le 5, le pot au lait de la laitière se renverse et il faut recommencer à survivre jusqu’au mois d’après. 29 ans. Mariée, séparée, mère de trois enfants, travail à temps partiel, mal payé, pas d’économies, des dettes, pas de vacances, dire non aux désirs des enfants, peu s’habiller, rarement le coiffeur, jamais l’esthéticienne. Depuis que Joé est parti, sa situation financière s’est dégradée. Une fois payés la mensualité du crédit-achat du pavillon, le crédit de la voiture qu’elle ne possède plus mais qu’il faut rembourser, la mutuelle, les assurances, EDF, GDF, le téléphone, internet, il ne reste plus grand-chose sur le compte. Ses parents nourrissent ses enfants tous les midis – ils mangent bien, ses enfants. Elle, elle picore au restaurant et fait un seul vrai repas, le soir, avec eux. Pendant les vacances scolaires, ce sont aussi ses parents qui gardent ses trois enfants. Le centre aéré, les colos, ça revient trop cher. Bien sûr, elle touche les Allocations Familiales mais tout ça part dans le découvert et les traites de la maison. Et puis il faut rhabiller les petits. Ils grandissent vite. Joé ne lui donne pas de pension alimentaire. Le père et la mère de Charlène paient également la moitié de cette mensualité. En tout et pour tout, la maison, mensuellement, revient à 650 euros. « Oui, mais tu as un toit » dit Catherine. Elle a un toit, oui. Et Catherine de répéter : — Tu aurais pu faire des efforts quand même ! Quand on a des enfants, on ne fait pas ce qu’on veut ! Tu aurais pu attendre qu’ils grandissent ! Prendre ton mal en patience. Réfléchir !... — Mais je n’en pouvais plus ! C’est le prix de ma liberté, maman. — Oui, ben, elle nous coûte aussi, ta liberté ! répond amèrement Catherine. — Catherine ! Tais-toi ! dit le père, mécontent.
Le père défend toujours Charlène. Sa Charlène a souffert. Alors, tant pis, payons ce qu’on lui doit. De cette façon, c’est moins de regret de ne pas l’avoir poussée aux études. On peut au moins faire ça pour elle. S’ils avaient été moins durs, et moins bêtes avec elle, Charlène ne se serait peut-être pas entichée d’un homme instable comme le sien. Instable et violent, surtout. Un impulsif qui leur a foutu en l’air quelques Noëls de trop. Mariés trop tôt, parents trop tôt. À quoi sert un pavillon neuf avec quatre chambres quand la mère pleure toute seule dans un lit trop grand ?
— Eh bien vendez-la ! Conne, va ! Tu crois que c’est facile de vendre la maison qu’on a achetée, qu’on a rêvée, qu’on a tout fait pour en avoir une ? Offrir une maison de propriétaire aux enfants ? Un immense jardin ? Tout près de leurs grands-parents ? Et de l’école ? Tu crois que c’est facile de renoncer à une maison comme ça alors qu’on n’a même pas fini de la payer ? Et puis, s’il revenait ? Hein ? S’il revenait ? Mais on ne parle pas comme ça à une assistance sociale. — Comme vous travaillez et que vous payez vos dettes, vous ne pouvez pas prétendre à un dossier de surendettement. Ou alors, il faut arrêter de payer, madame Vilard. Arrêtez de payer vos mensualités et nous pourrons agir, dit l’assistante sociale. Non. Plutôt crever la faim. Tant pis. Charlène aime encore mieux continuer comme ça que de faire exprès l’assistée. Ce n’est pas moral. Et ce n’est pas sa dignité. S’il y en a un qui se fout bien de la dignité de Charlène comme de sa chemise, c’est Joé. Joé l’a quittée, il y a trois ans. C’est simple : quand Alexia a fêté ses trois ans, Joé est parti le lendemain. C’est simple : Charlène avait alors un temps plein et gagnait plus. Joé était mécanicien chez Norauto, pas très loin du restaurant ; il gagnait bien aussi. À tel point que la banque leur avait prêté de quoi acheter le pavillon. Mais il avait de très beaux yeux bleus, Joé. À tel point que la clientèle féminine a afflué – c’est toujours ce que disait Joé, c’était grâce à lui qu’il y avait de plus en plus de clientes – il aimait faire rire les gens avec ça. On ne voit pas les choses venir quand on travaille à temps plein, qu’on a trois enfants, qu’on part en vacances dans le sud au mois d’août et qu’on achète un petit pavillon. On emmène les enfants à l’école le matin avec leur petit goûter dans leur petit cartable, on se réjouit de les voir en bonne santé en train de se bagarrer dans la 307, on dit à sa mère au téléphone : « Oui, maman, on viendra manger dimanche midi, comme d’habitude » et puis on se réveille un matin. Et ce n’est pas un matin comme d’habitude justement. C’est un matin où tout a changé.
Ce salopard de Joé la trompait. Elle avait lu le sms. Aucun doute. Une midinette, ni plus, ni moins, elle était en photo, tout en bas de la conversation sms. Et ça faisait bien un mois. Une midinette en Mini Cooper – Mini Cooper 2,0 Litres, 4 Cylindres, Turbodiesel – l’avait levé en moins de deux. Il était passé de l’autre côté, avait dit Joé, en parlant de ça. Quelque part où il n’y a pas d’enfants pour vous empêcher de partir en bringue tout le week-end, un quelque part où le mec est le seul à être adulé par la femme qui l’aime. Dans ce quelque part, lui ne voit en elle que la femme qu’il désire et la femme qu’il possède, rien à voir avec l’image de la mère de ses mioches. On peut dépenser tout ce qu’on gagne sans se soucier de savoir ce qu’on va faire à manger jusqu’au 31 du mois. Surtout, on n’est pas enchaîné par un pavillon tout neuf et par un beau-papa qui insiste pour venir tondre la pelouse, le dimanche avant de vous embarquer pour déjeuner chez lui avec sa femme. Et puis tout le reste. Alors, elle avait dit : — Tu pars ! — Mais c’est ma maison, aussi ! Et on n’a pas fini de payer ! — Tu pars ! Tu pars ! Et rien d’autre ! — Mais je veux ma maison ! — Casse-toi sinon je te tue ! Elle avait hurlé ça sans penser. Et puis elle avait pris le plus grand des couteaux de cuisine. C’était la seule chose à faire. Au moins, elle gardait la maison. Et comme ça, il allait en chier et regretter toujours de l’avoir laissée comme ça, Charlène.
Il avait eu peur, et à cause du couteau et du visage de Charlène qu’il ne reconnaissait plus, il était parti.
Du coup, Joé ne donne aucun argent : ni pour le crédit de la maison ni pour les enfants. On attend le jugement pour le divorce. Mais en attendant, il ne paye plus rien.
Au moins, il ne gueule plus. Elle a gagné ça, Charlène. Elle ne vit plus les délires de ses soûleries avec angoisse. Elle n’a plus mal au ventre avant d’aller manger chez ses parents. Elle ne craint plus pour les enfants. Mais elle doit assumer, seule, les charges qu’ils avaient à deux. Et accepter que ses parents l’aident. Accepter les commentaires de Catherine, sa mère. Alors, hein, quand l’assistante sociale dit qu’elle devrait arrêter de payer ses dettes pour s’endetter, alors hein, ça lui crève le cœur, ****** ! Elle ne sait plus où elle en est de tout ça, ça fait presque deux ans et demi et ce n’est pas qu’elle est mauvaise, ou bête ou pas assez futée. C’est qu’elle est fatiguée. Fatiguée. Il faudrait – c’est son rêve de Perrette et le pot au lait – il faudrait qu’on la laisse dormir plusieurs jours sans la réveiller et qu’une sorte de manager des ménages ou des méninges – c’est un rêve, une vision, on a le droit de dire des choses comme ça – prenne tous ses problèmes à bras-le-corps et les résolve. On la réveillerait quand tout serait réparé, assaini, fini.
— On va chez mamie Cath ? demande Arthur. — Oui, dépêche-toi. Mamie Catherine n’aime pas attendre, tu sais bien. — Ouais ! exulte Arthur. Et de joie, il zigouille trois Antipatriotes qui veulent envahir son royaume. Enfin, c’est ce qu’elle a compris, Charlène. — Viens donc, plutôt que de tuer tout le monde ! Elle crie : — Tim et Alexia ! Tim déferle dans la cour à la vitesse d’un pur-sang. D’ailleurs, il hennit comme un cheval en mimant l’arrêt brutal ordonné par un cavalier imaginaire. Toujours dans un état d’excitation incroyable, Tim. Il crève la maîtresse, use à petit feu ses grands-parents, lessive sa mère, énerve son frère et sa sœur. Faut le tenir. — Alexia ! Les deux garçons se chamaillent en attendant leur sœur. Toujours entre rires et rixes, ces deux-là. Il n’y a que quinze minutes de marche pour se rendre chez les grands-parents, mais c’est une fête dès qu’on sort sur la route. Ils ont besoin d’air, les gars, de courir et de s’entrechoquer, de se battre et de s’aimer. C’est ça des frères. Charlène s’impatiente. — Alexia ! Viens ! Mais sa fille n’apparaît pas. — Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle fout !
Alexia est une rêveuse. Toujours en retard. Jamais au bon endroit, au bon moment. C’est énervant. Charlène ordonne aux deux garçons de ne pas bouger du portail, elle va aller chercher leur sœur par la peau du ***. Ça commence à bien faire. C’est de pire en pire, faut toujours lui courir après. C’est simple, c’est comme si Alexia fuyait sa mère. C’est Catherine qui explique ça bien comme il faut, avec ses phrases de médecin : « Elle a peur de toi, tu gueules tout le temps après elle. T’aimes que les garçons, alors, elle, elle le sent. Elle se protège, mais du coup, elle s’isole. Ça peut finir en autisme, ça. » Un truc qu’elle a lu dans Femme actuelle, chez le coiffeur. Rien dans la maison. Ni à l’étage, ni dans les w.c., ni au rez-de-chaussée, ni dans le garage. Et le jardin ? — Où elle est votre sœur ? Je la trouve pas ! Arthur et Tim n’en savent rien. — Comment c’est possible ? Vous étiez bien avec elle tout à l’heure ? Tout à l’heure, oui, mais ça fait un peu longtemps, maintenant. À chercher la petite partout comme ça, Charlène s’énerve en criant après elle. Nom de Dieu, la petite salope ! Juste avant de partir !
C’est bizarre quand même. Rien dans le jardin, alors on monte aux champs. Les gars commencent à jouer à la guerre alors Charlène dit : — Non ! Arrêtez de gueuler comme ça ! On cherche votre sœur et elle fait assez chier comme ça, la ferme ! On crie son nom partout. Dans le chemin forestier qui borde les champs de blé, il n’y a personne. Le voisin, monsieur Duvrand, sort de chez lui. C’est le propriétaire des champs. — Un problème ? — Bonjour ! Je cherche ma fille… — La petite ? — Oui, la petite qui vient souvent par là. — La petite blonde ? — Oui ! Celle qui se cache souvent par chez vous… — Combien de temps qu’elle est partie ? — Je ne sais pas… une heure… Duvrand n’a pas l’air commode, mais là, tant pis. Charlène est inquiète. Duvrand fait signe à sa femme d’approcher, une petite vieille engoncée dans un tablier. — Y cherche la gamine, la petite. Tu sais ? — Rien vu, répond madame Duvrand, le menton dur, les mains croisées devant son ventre. — Ben, aide donc à la chercher, conclut son mari. Et puis, il se tourne vers Charlène : — Allez dire à ses frères de retourner voir dans la maison. P'tête que…
Les voilà tous trois à crier le nom d’Alexia. D’un coup, la colère de Charlène est tombée. Maintenant, c’est l’inquiétude qui monte en elle. Le café de ce matin lui tord le ventre, elle a froid. Tim et Arthur reviennent : ils n’ont pas vu leur sœur. Il y a plusieurs voisins, debout sur leur pas de porte. Qu’est-ce qui se passe ? On cherche une petite, celle du 3. Vous ne l’avez pas vue ? Non. Depuis quand elle est partie ? Elle a fichu le camp de chez elle, la mère sait pas bien, mais la petiote est pas là. D’accord, on arrive ! On s’organise. Quatre voisins ont rejoint le groupe. Une mère amène des petites brioches qu’elle offre aux deux garçons : « On va la retrouver vite, vous inquiétez pas ! Quand on est petit, on fait parfois des farces aux parents ! ». Mais ce n’est drôle pour personne. Et puis Catherine appelle : « Mais qu’est-ce que vous fichez pour le rôti de bœuf ? ». « On cherche Alexia ». Obligée d’expliquer. Le téléphone se tait et puis crie. « Allons maman, c’est rien, elle s’est cachée, elle fait ça parfois dans les champs ! ». « Comment ça c’est rien alors que vous êtes déjà cinq ou six à la chercher ma petite-fille ! »
C’est vrai, c’est grave. Mais ce n’est pas possible. C’est un cauchemar, ça ne va pas durer. En trois secondes, la vie bascule. Par terre, la Charlène. Trois secondes. Elle n’en a pas eu assez comme ça, Charlène ? Pas assez bavé ? Qu’est-ce qu’il faut d’autre ? Qu’est-ce qu’on peut lui prendre d’autre alors qu’on lui a pas déjà tout pris ? De sa dignité qu’elle passe à travailler pour pas grand-chose ? De tout l’argent qu’elle donne pour garder la maison et élever les enfants ? Des compromis qu’elle fait pour supporter Catherine, toujours là à lui rappeler qu’elle leur coûte de l’argent, Charlène. C’est pas assez ? — Alexia ! A-lex-i-a, crient les voisins. Leurs cris se répandent dans la campagne et font s’envoler les grands oiseaux noirs qui glanent des graines et des insectes dans les cultures. Ces grands coups d’aile et tous ces cris aigus déchirent le ciel, déchirent l’espace, déchirent Charlène. Tout, mais pas ça. Tout sauf ça. Pas Alexia. Charlène n’aura jamais ce courage.
— On va aller au bois, on a ratissé les deux champs. Il faut appeler les gendarmes, madame Vilard. — C’est plus prudent, convient Duvrand. Mais il n’ose pas regarder la mère. La terre s’ouvre et cogne dans la tête de Charlène, à grands coups de séismes qui crèvent son cœur. Elle ne tiendra pas le coup. C’est une épreuve de trop. — Appelez-les, vous, dit le monsieur du 7. La voisine des brioches entoure Charlène de ses bras : — Faut pas s’inquiéter trop vite. Elle a fugué peut-être. Elle paraît si sauvage, votre petite fille. C’est arrivé à un ami à moi, vous savez… — Elle a six ans ! s’étrangle de chagrin Charlène. Juste six ans ! Elle peut pas fuguer ! L’angoisse l’étrangle, trop forte pour tenir debout. Charlène tombe à genoux et juste là, Catherine et Paul sont au bout du chemin, le visage défait. — Mamie Cath' ! crient Arthur et Tim avant de courir vers sa grand-mère. Je ne vais pas leur faire ça, en plus. Pitié. Mais la vie est comme ça, intraitable et dure, aveugle et cruelle.
*
C’est vrai, cette petite, elle ne l’a pas aimée comme elle aime ses deux garçons, pense Charlène. Sa tendresse de petite fille qui réclame des baisers, sa délicatesse de petite fille qui ramasse des fleurs pour fleurir la table et en offrir à sa mère, sa coquetterie de petite fille qui veut des robes et des jupes plutôt que des joggings, sa voix, sa taille, ses cheveux, ses yeux… Tout cela lui a été étranger ; les garçons sont forts et endurants, autonomes aussi. Ils lui cassent bien les pieds parfois, mais ils s’en sortiront toujours, eux. Ce n’est pas comme Alexia. Elle ne s’en occupe pas. Disons qu’elle a cessé de s’en occuper quand Joé est parti. C’était déjà bien difficile de tenir le coup à cette époque-là, alors répondre à l’affection et donner autant d’affection à une enfant de trois ans, c’était au-dessus de ses forces. Mais elle n’est coupable de rien, Alexia. Sauf que ses cauchemars, ses angines, ses gastros, c’est Catherine qui les a soignés et soulagés. Ses vacances, ses Noëls, ses goûters pour l’école, ses plus belles robes, c’est mamie Cath qui les a offerts.
Charlène avait démissionné. Toute tendresse maternelle l’avait abandonnée et tout l’amour, quelle que soit sa nature, avait couru à vau-l’eau avec le départ de Joé. C’est trop difficile de donner de l’amour quand on vous a pris le vôtre. Il aurait fallu qu’on l’aide davantage, Charlène, sans la juger, sans qu’elle se juge. Il aurait fallu lui donner du temps et qu’elle s’aime un peu plus. Il aurait fallu tout ça pour reconstruire. Mais l’existence vous harcèle, les enfants grandissent, les banques sont pressées, il faut continuer, pas le temps de penser à son chagrin, obligé de composer avec. — Mais si tu t’en occupais un peu plus, aussi ! C’est toujours nous ! va dire Catherine. Pour un peu, c’est de la faute à Charlène si Joé est parti. Elle aurait pu attendre. Une fredaine, pour un homme, c’est rien ! Faut pas croire que le ciel nous tombe sur la tête parce que son homme va voir ailleurs une fois ! Ça a des besoins un homme, qu’une femme ne peut pas comprendre. Il fallait être patiente, voilà ! Au lieu de ça, Charlène a pris un couteau et a failli le saigner ! Et qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? Les gosses n’ont plus de père et les grands-parents passent à la caisse ! Voilà ce qu’elle dira, Catherine. C’est ce qu’elle dit, en général.
*
Au bout du chemin. C’est au bout du chemin, la lumière. La lumière qui vient fracasser la douleur. Tout disparaît en un éclair de lumière. Charlène court comme elle n’a jamais probablement couru de toute sa vie.
— L’a dit qu’elle était perdue, j’y ai trouvé après le bois, alors je l’ai ramenée quand elle m’a dit l’adresse, marmonne un bonhomme, un peu gêné. Il n’aime pas bien les gendarmes, ni tout ce raffut et d’un coup il a un peu peur qu’on l’accuse, lui, par rapport à la petite. — Ma reine, crie tout bas Charlène, nichée dans cheveux d’Alexia. Ma reine, dit-elle encore en l’étreignant si fort que la petite fille est obligée de le lui dire. — Pardon mon cœur, pardon ! Paul et mamie Cath, Arthur et Tim, les entourent de leurs bras affectueux. — J’ai été dans le bois et après, j’ai plus vu la route, dit Alexia avec un petit air de chat sauvage qu’on vient de sauver de la noyade. — Viens voir mamie, ma chérie ! Mais pour une fois, Alexia reste dans les bras de sa mère, le cœur gonflé de ces joies d’enfant, inconscients du trésor qu’ils représentent, de la richesse qu’ils donnent et de l’avenir qu’ils portent, avec eux.
La reine du royaume a ouvert la porte du palais. Il faudra qu’elle tresse une couronne royale pour Charlène. Elle n’a jamais fait ça, Alexia : tresser une couronne pour sa maman.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 1 Mar - 8:10 | |
| Quelle belle et triste histoire, bon elle finit bien c'est le principal.
Merci pour ce moment d'évasion. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 2 Mar - 6:28 | |
| L'historiette du jour : Jacadi n'a pas dit de Fabrice Bessard DuparcLa bûche glacée fond dans les assiettes en carton et le carton s’imbibe ; le lutin tout en sucre, perché tout en haut et tout tremblant, se retient comme il peut à la branche de houx en plastique plantée dans la crème, initialement à la vanille et déjà tiède. Il se fait tout petit le nain ; il craint le géant qui tient la carabine. Comme c’est un faux lutin, il ne peut lever les yeux et donc ne peut que fixer la ceinture du pantalon à la taille trop lâche, juste devant lui, avec l’insert dans le sixième trou, ce qui fait bouchonner le tissu et déborder la panse retenue in extremis par le coton tendu de la chemise blanchâtre et par les deux derniers boutons entre lesquels les pans se sont écartés, laissant ainsi apparaître une grosse poignée de poils humides et luisants de sueur. Jacques a toujours été poilu et ce, depuis tout petit. - Lire la suite:
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Sur la table, les bougies allumées pour la circonstance transpirent à grosses gouttes ; de grosses gouttes épaisses qui glissent, silencieuses, pour ne pas qu’on les remarque, le long des corps de cire. De grosses gouttes de peur qui ruissellent comme dégoulinent celles sur le front des invités et qui s’agglutinent les unes contre les autres dans le fond du pot de yaourt en verre, entouré de papier crépon, doré lui aussi pour la circonstance.
Jacques ne supporte plus l’odeur de la cire depuis bien longtemps, à l’époque où Brigitte, Jean-Pierre et Alain le maintenaient fermement dans la cave et l’épilaient de force avec du gros scotch à fermer les cartons, juste pour que la bande de copains tout autour se marre un peu, histoire d’occuper les mercredis après-midi quand maman était partie faire des ménages. C’est Brigitte qui avait adapté le jeu et l’avait fièrement rebaptisé Brigitte-a-dit, une variante pour elle, beaucoup plus excitante que l’original, mais beaucoup plus douloureuse pour son frère.
— Brigitte a dit : montre-nous tes fesses ! Et Jacques montrait ses fesses…
— Brigitte a dit : marche à quatre pattes ! Et Jacques, de se mettre à genoux…
— Chante ! Et Jacques chantait, puis pleurait, lorsqu’il voyait Brigitte découper un morceau de scotch et les deux garçons s’approcher pour lui tenir les pieds et les bras.
Cela dura longtemps comme longues furent les nuits à se gratter l’épiderme. Maman pensa à une allergie. Elle avait beau le questionner avec des mots simples, Jacques ne répondait pas. Il n’avait plus mal à son corps et les rougeurs répétées sur sa peau nue n’étaient qu’un détail dans la grande douleur qui torturait à présent son cœur. Aussi préféra-t-il se taire. Maman en fut très peinée et très contrariée ainsi que les médecins qui ne comprirent pas. Et Jacques grandit ainsi ; poilu, poilu et muet.
Ce soir, c’est Noël ; il fallait que tout scintille ; alors, tout a scintillé comme Jacques l’avait prévu. Dans le coin, près du téléviseur qu’il a gardé en souvenir de maman, Jacques a déplié le sapin en PVC qu’il a également gardé en souvenir de maman. De toute façon, il n’y avait rien d’autre à prendre, vu que Brigitte avait profité qu’il soit cloué au lit chez lui avec la grippe pour tout emporter, des meubles jusqu’à la dernière assiette et jusqu’au moindre couvert. C’est Jean-Pierre qui s’était procuré le camion de sa boite et c’est Jean-Pierre qui avait demandé à Alain, son pote de toujours, et l’amant de Brigitte depuis presque toujours de les aider ; mais c’est Brigitte qui avait tout manigancé ; la salope de Brigitte, la grande sœur, rongée par la jalousie, parce que Jacques avait toujours eu besoin de plus d’attention, parce que Jacques avait toujours été différent ; le petit Jacadi comme disait maman. Et Jacques a dit un bout de mot par-ci ; alors elle en faisait toute une histoire pour une syllabe prononcée ; et Jacques a dit un bout de phrase par là ; alors elle en faisait tout un monde de son arriéré de gamin, le centre d’un monde où lui seul comptait, si bien qu’elle laissa vite le prénom d’origine reposer en paix dans le livret de famille qui n’en était plus vraiment une avec la mort du père et la haine constante de Brigitte envers son taré de frère. Ainsi Jacadi prit la place de Jacques dans la bouche de maman qui trouva cela mignon pour un enfant qui ne parlait pas et dans la bouche de tous les autres qui le côtoyaient, par la force des choses.
Ce soir, c’est Noël ; il fallait donc que tout brille ; alors, tout a brillé, comme Jacadi l’avait prévu. Les guirlandes de maman que Brigitte avait fourrées à la va-vite dans un sac poubelle puis oubliées dans la précipitation du pillage en bonne et due forme, pendent au lustre, au-dessus duquel, après quelques minces centimètres de plafond, vit un autre comme lui, pas assez fou pour être mis à l’asile et trop anormal pour pouvoir avoir son pavillon, comme sa sœur. Alors le Centre d’Aide au Travail, où il bine deux trois légumes quelques heures par semaine, le loge ici, juste à côté, contre un maigre loyer. Mais bon… Jacadi est content ; il se sent utile ; c’est le plus important. Jacadi a toujours été inutile, et ce, depuis tout petit ; poilu, muet et inutile.
Mais comme ce soir c’est Noël, il fallait que tout éclate de mille feux ; alors tout a éclaté d’un coup de feu, comme Jacadi l’avait prévu, juste après le fromage. Sur la table, la dinde dépiécée agonise dans sa graisse ; elle est morte la dinde ; alors elle s’en fout. Elle s’en fout avec les pilons en moins et le *** béant, vidée de son intérieur, minutieusement préparé par Brigitte quelques heures plus tôt avec une boite de châtaignes, du pain rassis et le gésier réduit en miettes par le mixeur de poche de maman qu’elle a gracieusement laissé à son frère. Car ce soir, c’est Noël et Jacadi a dit avec ses gestes à lui qu’il voulait faire une farce. Jacadi a toujours aimé les farces et ce, depuis tout petit ; poilu, muet, inutile, gourmand et farceur.
Elle s’en fout la dinde ; elle s’en fout que Jacques se soit soudainement levé juste après que Brigitte eut découpé puis déposé des parts de bûche glacée dans les assiettes en carton. Elle s’en fout qu’il ait sans raison décroché du mur le fusil de chasse du père, fusil que Brigitte n’avait pas vu dans la remise lors du nettoyage en bonne et due forme, puis qu’il ait ouvert le tiroir et sorti la boite de chevrotines, qu’il ait chargé les deux canons et tiré sur Jean-Pierre à bout portant.
Il y a un chemin d’étoiles sur la nappe blanche qui ne l’est plus vraiment et qui serpente d’un bout à l’autre de la table. Il serpente comme s’il avait déjà su qu’il aurait à éviter les grosses taches rouges que Jean-Pierre vient de faire involontairement il y a quelques instants, lorsque les cartouches l’ont percuté en pleine poitrine. Et comme Jésus transforma l’eau en vin, Jean-Pierre a transformé la bûche glacée à la vanille en bûche glacée à la vanille avec des fruits des bois, qui bientôt ne sera plus que coulis à la framboise. Cela donne de la couleur au dessert qui tranche avec les teints blêmes recroquevillés contre le buffet ancestral, buffet qui n’intéressait pas Brigitte lors du cambriolage en bonne et due forme.
La bûche a fondu dans les assiettes en carton et le carton n’absorbe plus ; le lutin tout en sucre surnage dans le liquide épais et s’accroche à sa branche de houx en plastique pour ne pas être englouti. Et comme ce soir, c’était Noël, Jean-Pierre a voulu que sa femme enfile des collants sexy avec des paillettes d’or sur les côtés. Brigitte a le visage dévasté par les larmes et son maquillage coule comme coule à présent la bûche aux fruits des bois, du haut de la table, sur le lino. Brigitte est vulgaire ainsi, toute peinturlurée, comme fracassée par les poings de Jean-Pierre quand elle met trop de temps à enlever ses collants, comme une femme ivre de rancune qui a fait tant de mal, alors enfant. On ne voit plus les paillettes d’or car le sang de Jean-Pierre est bien rouge et il saigne abondamment. Elle hurle à présent comme hurlait Jacadi, lorsque les poils de son ventre, de sa poitrine ou de ses jambes restaient collés contre les bandes de scotch. Alain la retient pour ne pas qu’elle s’évanouisse.
Jacadi se tient debout de l’autre côté de la table, face aux amants hébétés, à genoux près du cocu. Il prend dans la boite deux autres cartouches et recharge le fusil.
— Je veux jouer à Jacques-a-dit.
Brigitte et Alain lèvent les yeux, totalement ahuris.
— Mais tu parles ! Tu parles Jacadi ! Mon petit frère… tu parles !
— Jacadi a dit : je veux jouer à Jacques-a-dit. Alors on joue !
Jacadi parle fort ; il s’approche d’eux et lentement referme le fusil chargé. Alain met une de ses mains devant lui comme pour se protéger et de l’autre maintient Brigitte contre le bas du buffet.
— Tu es cinglé ! Jacques ! complètement cinglé ! Fais pas de conneries… Jacques, et pose-moi ce fusil, ****** !
— Je veux jouer, j’ai dit ! Alors on joue ! C’est Jacadi qui l’a dit !
—OK... OK… on va jouer Jacques… on va jouer… hein Brigitte qu’on va jouer avec Jacques…
Brigitte fait oui de la tête ; elle semble presque inconsciente et pose ses mains en avant sur le sol pour ne pas s’effondrer. Jacadi sourit et prend une chaise à la table. Il la retourne et l’enfourche, dossier vers l’avant, comme font les policiers dans les films pour paraître plus méchants devant les voyous qui ne veulent pas parler. Il pose le fusil sur la table, mais garde la main dessus. Pour la première fois de sa vie, il est content Jacadi ; plus de scotch et plus de cire.
— Je commence alors… Jacques a dit : debout !
Alain aide Brigitte à se relever comme elle peut. Il passe sa tête sous son bras pour la soutenir.
— Bien… c’est bien ; j’aime bien jouer avec vous… Attention ! On recommence… Courez vers la porte !
Alain tente comme il peut d’entraîner Brigitte vers l’entrée. Brigitte a entendu l’ordre crié par son frère et, dans un sursaut de lucidité, se redresse et se précipite vers la sortie.
— Eh là… pas si vite....!
Jacadi se lève et pointe son arme vers les deux survivants qui s’arrêtent à quelques centimètres de la poignée de la porte. Brigitte se retourne et crache à son frère :
— On a fait ce que tu avais dit ! Tu as dit de courir… alors on a couru ! Tu veux quoi de plus, hein ? Tu veux quoi de plus ? Tu as tué Jean-Pierre… tu as tué mon mari… tu es fou, Jacadi… fou !
Jacadi sourit, épaule son arme et vise le couple.
— Fou ? Peut-être… mais là… j’ai pas dit Jacques-a-dit…
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 2 Mar - 7:46 | |
| Merci pour l'historiette du jour Poussinnette |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 3 Mar - 6:41 | |
| L'historiette du jour : Un nombre d’or révélateur… de jusyfa ***Le barman du Chattam revient avec la bouteille pour la seconde fois : — Double whisky sec ? Je devrais arrêter là, mais j’acquiesce d’un signe de la tête. Célia était encore en crise ce soir et j’avais préféré partir, la laisser seule avec ses sempiternels reproches. J’en étais venu à craindre mes fins de journée, subir chaque soir ses scènes était devenu insupportable. - Lire la suite:
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Directeur d’une société de mannequinat et toujours en contact avec des top models, je comprends la jalousie de Célia. Elle n’a pas tout à fait tort quand elle dit que je dois être submergé de propositions « généreuses », mais je l’aime avant tout et accepter une avance graveleuse équivaudrait à signer ma révocation immédiate. — La même chose ! Dis-je au serveur qui semble s’ennuyer. Le manque d’habitude se fait sentir, mes gestes deviennent moins précis. Quand je dis que Célia est invivable, c’est peu dire, nous faisons maintenant chambre à part et depuis peu, elle me tanne pour divorcer. Parfois, il m’arrive d’avoir des doutes quant à sa fidélité et je me demande si sa jalousie n’est pas feinte ? Tandis que je ressasse mes problèmes de couple, une super-nana vient s’installer à mes côtés. Ma vue vacille un peu, mais en connaisseur, je remarque immédiatement la beauté et la classe de ma voisine. — Je vous sers quoi ? Lui demande le fabricant de cocktails. — La même chose que monsieur, répond-elle en posant la main sur mon bras. Le contact de ses doigts me fait sursauter. Après mes trois doubles whiskies, j’ai le cerveau embué et je me demande pourquoi cette beauté vient m’accoster. — C’est gentil de vouloir me tenir compagnie, dis-je, mais je pense que j’ai suffisamment bu… Et j’ai tendance à croire que votre démarche n’a pas pour but de picoler avec moi… N’est-ce pas ? Alors, dites-moi en quoi je puis vous être utile. — Mon nom est Camilla, je vous connais grâce à la littérature de mode et j’aimerais vous parler, mais ce soir vous semblez… « Fatigué ». Peut-être accepterez-vous de me rencontrer un autre jour ? Laissez-moi votre carte et je vous appellerai… Fabriquée comme elle l’est elle peut devenir un mannequin de grande classe et je lui donne ma carte sans hésiter. Elle me balance un sourire XXL et disparaît aussi vite qu’elle était apparue… Quand je rentre Célia, n’est pas couchée. Elle m’en veut d’avoir esquivé notre dispute et s’aperçoit que j’ai bu, aussitôt, elle s’engouffre dans la brèche pour m’agresser. Sans plus m’occuper d’elle, je la laisse à ses délires pour aller prendre une douche.
Quelques jours plus tard, ma secrétaire m’annonce que la galerie Eisenstein demande une hôtesse d’accueil pour un vernissage. L’exposition a lieu le soir même et dans mon courrier, je trouve une invitation privée dont l’en-tête me laisse perplexe : « Madame Camilla, artiste-peintre, vous prie de… » Serait-elle la Camilla du Chattam ? Poussé par la curiosité, je décide d’aller voir s’il s’agit de la même personne. Je passe le costume que je garde au bureau et me rends dans le 9e, là où l’événement a lieu. L’auteure des toiles exposées est bien la femme qui m’a accosté au bar. En attendant de la rencontrer, j’ai le temps d’apprécier la qualité de ses œuvres. L’une d’entre elles attire particulièrement mon attention, loin d’être spécialiste, je dirai qu’elle représente peut-être la métaphore picturale d’un acte sexuel. Ce tableau suggère un mélange de deux corps qui s’enlacent amoureusement sans qu’on puisse deviner leur sexe. Une chose m’intrigue, sur le nombre d’or du format apparaît une tache, sa couleur plus vive se distingue de l’œuvre et attire l’œil de l’observateur. Sur le dessin, ce grain se situe sur ce qui pourrait être une chute de reins ou le haut d’une fesse… — Vous semblez subjugué, m’aborde Camilla, mes toiles vous inspireraient-elles ? — Très ! J’avoue être admiratif… Sur celle-ci, peut-être, insinuez-vous un acte homosexuel et laissez à l’observateur la charge d’imaginer, selon ses propres pulsions, la scène et le sexe du couple ? — Merci ! C’est un peu cela. — Permettez-moi une question s’il vous plaît, que représente cette tache qu’on voit sur le nombre d’or de cette œuvre ? Dis-je en montrant du doigt sur la toile l’objet de ma question. — Je vous laisse là aussi le soin d’imaginer la réponse… Mais venez prendre un verre, sourit-elle. — J’attendais votre coup de fil, mentis-je, si demain vous êtes libre je peux vous recevoir à l’heure qui vous conviendra le mieux, ajoutai-je…
Le lendemain, quand je lui propose d’intégrer le monde des mannequins, Camilla sourit. — C’est flatteur, mais vous vous méprenez ! — De quoi s’agit-il alors ? — J’aurais besoin de deux hôtesses en permanence pour assurer l’accueil et la vente de tableaux dans la galerie d’expositions que je vais ouvrir. Je voudrais si possible que vous changiez ces personnes chaque semaine : des femmes d’une beauté différente et renouvelées souvent pourraient être un atout commercial et attirer la clientèle, qu’en pensez-vous Marc ? En m’appelant Marc, Camilla avait mis le feu à mon ego. Incontestablement, cette femme magnifique cherchait à me plaire alors que Célia, continuait de se refuser à moi… — C’est une idée extra, dis-je, je prépare le contrat et si cela vous convient, je peux vous l’apporter demain à la galerie ?
Des tableaux, emballés posés à même le sol, attendent d’être accrochés. Camilla, encore plus jolie que la veille, m’accueille. Elle est seule et m’invite à la suivre dans un petit salon attenant à la galerie. Une bouteille de champagne et deux verres patientent devant un mobilier propice à la détente. — Un accord commercial ça se fête n’est-ce pas ? lance-t-elle en m’indiquant le canapé. Deux coupes et sa beauté ont vite fait de briser mes scrupules sur la fidélité conjugale. Le feu qui me brûle ne se calme qu’après l’acte d’amour que vient de m’offrir Camilla… J’ai pour principe de toujours assumer mes actes et quitte à passer pour un goujat, je les exprime. — Ce que je vais te dire n’est pas très fair-play, je veux que tu saches que mon attirance pour toi est exclusivement charnelle, ne t’attends pas à ce qu’il y ait une suite sentimentale à l’agréable moment que tu viens de m’accorder, j’aime ma femme. — Nous sommes deux à être dans le même état d’esprit et c’est bien, rétorque-t-elle. Je te remercie pour ta franchise, tu veux rester fidèle à ta femme et je comprends, car j’ai moi aussi un amour auquel je tiens beaucoup, disons que nous avons « paraphé le contrat » à notre manière et restons en là.
Le soir, quand je rentre, Célia est rayonnante. J’aimerais savoir pourquoi, mais je bute contre un mur de silence. Alors qu’elle me laisse pour aller prendre un bain, je me sens soudain mal à l’aise : sur la table du salon, quelques photos sont posées en évidence… Elles sont une preuve d’adultère incontestable ! Célia est parvenue à ses fins, je me suis fait avoir et je rage, grâce à ce piège, elle va obtenir ce divorce tant espéré. Ne pas connaître la raison qui la pousse à vouloir cette séparation me met hors de moi, un autre homme, je suppose ? Espérant une réponse, je pars la retrouver dans la salle de bains. Célia est nue et de dos.... J’avais oublié son magnifique grain de beauté posé à la chute de ses reins, juste sur le haut de sa fesse droite… Exactement comme sur le tableau de Camilla ! Ce que je devine me fait soudain l’effet d’une douche glacée…
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 3 Mar - 9:42 | |
| Ah ça je comprends la douche glacée ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 4 Mar - 6:54 | |
| L'historiette du jour : Machiavel dîne en province de Nelson MongeIsabelle jeta un regard au-delà de la pelouse blanchie par le givre. Il était à peine dix-neuf heures et l’obscurité était totale. Élodie, héritière de la manufacture de textiles Flamant créée un siècle plus tôt par un lointain parent, et Marc, son jeune mari, n’allaient pas tarder. On dînait tôt dans cette vallée du Jura. Elle soupira. Jacques semblait avoir enfin trouvé à la direction de la manufacture la notoriété à laquelle il aspirait. Un choix qui l’avait contrainte à renoncer à l’agence de tourisme qu’elle avait créée à Paris, et dont elle n’était plus certaine qu’il avait été le bon. À une vie trépidante émaillée de voyages autour du monde avait succédé l’ennui dans la villa cossue qu’ils occupaient en bordure d’une morne bourgade. - Lire la suite:
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Un miroir lui renvoya l’image d’une grande femme blonde, à la silhouette un peu sévère qu’elle avait tenté d’adoucir en adoptant une robe colorée et fluide, rehaussée par un collier ancien. Son regard se reporta sur la grande salle à manger. Les hautes fenêtres laissaient deviner au loin les sommets enneigés. La table dressée par Marthe resplendissait des arabesques de la porcelaine de Limoges, de l’éclat du cristal de Baccarat et des reflets des couverts en argent. Deux chandeliers n’attendaient qu’une allumette pour libérer les veines dorées du mobilier de merisier. Isabelle soupira à nouveau. Fallait-il qu’elle soit égoïste pour ne pas louer la Providence qui lui offrait cette vie, alors que tant d’autres en rêvaient. Ceux-là ignoraient que le vernis recouvre subtilement les fissures. L’indifférence qu’elle discernait chez Jacques depuis leur installation la préoccupait. Un air tendu durcissait désormais les traits virils qui l’avaient fait céder à leur première rencontre. Et l’empreinte laissée au plus profond d’elle-même par le décès récent de ses parents lui semblait indélébile. Elle ne pouvait se consoler de ne pas avoir su renouer les liens familiaux, distendus par la méfiance affichée par son père pour son mari, un homme plus âgé qu’elle et venu de nulle part, dont la rumeur disait qu’il devait plus ses succès à des méthodes à la limite de la légalité qu’à ses qualités de gestionnaire.
Un faisceau de phares balaya les vitraux de la porte d’entrée. Marthe se précipita. Brun et râblé, Marc dégageait une force physique que n’aurait pas reniée un boxeur, alors qu’Élodie, fine et menue, jouait la sensualité avec une robe à paillettes qui découvrait sa poitrine. Un champagne millésimé attendait les arrivants devant la cheminée. Très vite, on parla de l’hiver précoce, de l’ouverture d’un restaurant étoilé en ville et des spectacles dont les privaient parfois les routes enneigées. Isabelle, attentive à ses hôtes, s’assurait de leurs verres et des mignardises dans la confection desquelles Marthe avait mis tout son art. La table du dîner avait été dressée sur un carré de bridge jugé plus convivial que l’imposant meuble qui traversait la salle à manger. Les convives s’apprêtaient à la dégustation du foie gras poêlé accompagné de truffes du Périgord, un sommet de simplicité et de délicatesse, quand la musique du portable d’Isabelle monta de l’entrée. — Tu devrais peut-être répondre ? intervint Jacques dès les premières notes. — Si c’est important, on rappellera, objecta son épouse, qui s’était fait un principe de ne jamais céder aux sollicitations électroniques en soirée. — C’est tout de même étrange un appel à cette heure ? — Encore une publicité. Une plateforme à l’étranger qui ignore le décalage horaire. Décidément, le dîner commençait mal. Jacques, qu’elle avait connu brillant et charmeur, alternait silences et agacements, comme miné par de mystérieux soucis. Quelques instants plus tard, la dérangeante musique retentit à nouveau. Excédée, Isabelle se précipita dans l’entrée pour museler l’impudente machine sans un regard sur l’écran. Jacques se rembrunit un peu plus. Le confit de canard arriva, la peau finement craquelée, accompagné de pommes de terre rissolées à point. Quand tous furent servis, Marthe s’approcha d’Isabelle : — Il y a eu beaucoup d’appels ce soir. — Oui, j’ai entendu. — J’ai fini par décrocher. Marthe avait ordre de répondre quand elle était seule à la maison, mais ce n’était pas le cas. Isabelle fit taire son agacement : — Et alors ? — Un monsieur Belhomme demande que vous le rappeliez d’urgence. — Alfred ? — C’est bien lui, confirma la cuisinière après une seconde de réflexion. Alfred Belhomme était le directeur de l’agence bancaire du bourg. Isabelle réfléchit une seconde. Rien ne justifiait l’urgence. Ses comptes étaient largement provisionnés depuis qu’elle y avait déposé l’argent hérité de ses parents : — Merci. Je le contacterai demain, annonça-t-elle d’un ton sec. — Tu devrais le faire maintenant, insista Jacques, devenu aussi pâle que la porcelaine des assiettes. Un appel à cette heure ne peut être anodin. — Alfred est la discrétion personnifiée, intervint Élodie. C’est peut-être important. Nous comprendrions parfaitement que vous rappeliez. — Très bien. Je ne serai pas longue, se résigna Isabelle en jetant un regard noir à son mari, bien décidée à exprimer vertement son mécontentement à celui qui venait perturber son dîner. Le chef d’agence décrocha immédiatement : — Nous avons un problème grave, annonça-t-il d’emblée d’une voix couverte. — Avec mes comptes ? répliqua aigrement Isabelle, plus que jamais remontée contre son interlocuteur. J’en serais surprise. — Notre système informatique est agressé. Plusieurs comptes ont disparu. Les vôtres ne sont pas encore touchés, mais il faudrait les sécuriser. — Très bien. Faites pour le mieux. — Tous nos serveurs sont touchés. Le plus sûr serait de transférer vos avoirs vers un autre établissement. — C’est bien la première fois qu’une banque me suggère d’aller chez un concurrent ! répondit sarcastiquement Isabelle. — Ce n’est que temporaire. J’espère que vous nous garderez votre confiance quand tout sera revenu dans l’ordre. — Nous verrons. — Faites vite. Les garanties ne s’appliquent pas en cas de faillite de la banque. Quand Isabelle reprit sa place, le confit était refroidi dans son assiette. Son visage exprimait colère et désarroi. — Un problème ? demanda Marc. — La banque a été piratée. Belhomme me demande de transférer mes comptes vers une autre banque. — Il m’a appelée en fin d’après-midi. J’ai dû faire la même chose, intervint Élodie. Apparemment, le problème ne s’arrange pas. — Tu aurais pu m’en parler, intervint Marc d’un ton de reproche. — Cela ne change rien pour toi. — Voyons ce qu’en dit le net, suggéra le mari d’Élodie en pianotant sur le smartphone qu’il avait sorti de sa veste. Le verdict tomba après quelques secondes : — Personne ne semble au courant. — C’est normal. Ils veulent éviter la panique, répliqua Jacques, visiblement agacé par l’intervention de Marc. Il faut faire ce que Belhomme demande. — Tu sais que je n’ai pas d’autre banque. Et je ne me vois pas ouvrir un compte ailleurs à cette heure, objecta Isabelle que l’inquiétude gagnait. — J’ai une solution à te proposer. Tu transfères tout chez moi, le temps que Belhomme règle ses problèmes. — Ça ne changera rien. Il gère aussi tes comptes. D’ailleurs, je m’étonne qu’il ne te demande rien. Jacques sembla soudain gêné : — J’ai d’autres comptes. Isabelle sursauta, surprise : — C’est nouveau ? — Une simple commodité, en cas de besoin. — Alors, nous allons vous laisser quelques minutes, le temps de régler cette affaire, ajouta-t-elle à l’intention de ses invités. Le bureau d’Isabelle au rez-de-chaussée était petit, mais chaleureux avec son mobilier de chêne cérusé clair. Elle sortit d’un coffre-fort mural le carnet contenant ses mots de passe et s’installa face à son ordinateur. — Le mieux serait que je prenne ta place. Je connais mes numéros par cœur, suggéra Jacques. — Quelle mémoire ! Pour des comptes qui ne servent jamais ! Sans répondre, Jacques commença à pianoter sur le clavier. Un logo s’afficha : — Je n’ai jamais entendu parler de cette banque, s’étonna Isabelle. — Elle est surtout connue des cadres qui travaillent à l’international. — Où est-elle basée ? — Quelle importance ? Aux Bahamas, je crois. — Un paradis fiscal ! s’exclama Isabelle. Tu ne fais rien d’illégal au moins ? — Évidemment. Tu me connais… — Et si l’administration s’en mêle ? — Ils comprendront, c’est une situation exceptionnelle. Jacques s’affaira. En quelques minutes, les avoirs d’Isabelle avaient été répartis en plusieurs établissements dont elle ignorait tout. Avait-elle le choix ? Quand ils sortirent du bureau, Marc et Élodie étaient installés face à la cheminée, dégustant un alcool léger. — C’est fait ? demanda immédiatement la jeune femme. — Il semblerait, répondit laconiquement Isabelle. Le dessert nous attend. Ils avaient à peine terminé le savarin préparé par Marthe que le téléphone se manifesta à nouveau. C’était Belhomme. — C’est fait ? demanda-t-il d’une voix anxieuse. — Vous ne pouvez pas vérifier vous-même ? répondit Isabelle, irritée par l’insistance du gérant. — J’ai tellement de choses à faire, bredouilla-t-il. — Il faut qu’on se rencontre demain pour parler de tout cela. — Je pourrais passer en fin de journée, proposa le gérant sans enthousiasme. Que l’héritage de ses parents repose dans un paradis fiscal dont seul son mari pouvait l’extraire avait réveillé la tristesse d’Isabelle, comme si un peu de leur mémoire avait disparu, eux qui lui avaient enseigné que l’argent n’a de valeur qu’acquis légalement et dans le respect des autres. Elle en voulait à la terre entière, à Belhomme qui n’était pas capable de protéger ses clients, à son mari et ses comptes secrets, à elle-même pour n’avoir pas su anticiper ces risques. Les couples se séparèrent rapidement. Un brouillard glacé montait de la vallée et Isabelle maudit cet endroit. Elle se précipita dans son bureau : — Tu ne viens pas te coucher ? demanda Jacques. — Non, je veux étudier cette affaire à tête reposée. — Tout est réglé maintenant. — J’aimerais en savoir plus sur tes banques. — Je ne vois pas ce tu cherches, répliqua Jacques en haussant la voix. — Elles ne m’inspirent pas confiance. — Tu veux que je t’aide ? insista-t-il. — Ce sont mes affaires et je veux les traiter seule. Laisse-moi, hurla Isabelle, excédée. Il sortit sans un mot. Sur le site de la banque, rien n’indiquait la tempête qui l’agitait. Et pourtant, l’incident était bien réel : Élodie en était aussi victime. Au bout de deux heures passées en vain à consulter les sites de veille financière, elle monta se coucher. Jacques était recroquevillé sur le bord du lit. Exténuée, elle sombra dans un sommeil sans rêves.
Quand elle se réveilla, Isabelle réalisa immédiatement que les événements de la nuit étaient bien réels, même s’ils avaient tout du cauchemar. La pendule en bronze sur le chevet Louis-Philippe indiquait dix heures. Ni la radio ni internet ne faisaient allusion à l’attaque de la banque. Belhomme avait-il exagéré l’événement ? Il lui devait des explications. Et immédiatement ! Mais son portable restait désespérément muet. L’agence occupait un bâtiment massif du début du siècle sur la place centrale du bourg. L’adjointe du gérant s’avança : — Je souhaiterais parler à Monsieur Belhomme. — Il est absent pour la journée. Puis-je vous aider ? — Je voulais évoquer l’incident d’hier. — Un incident ? Hier ? Je ne vois pas. — Je comprends que vous ne vouliez pas en parler, mais je suis directement concernée, répondit Isabelle avec humeur. J’ai dû vider mes comptes en urgence cette nuit. — Je préfère que vous en discutiez directement avec Monsieur Belhomme, répondit la jeune femme, visiblement désorientée. — Quand pourrais-je le voir ? — Il sera à l’agence demain. Isabelle sentait la colère monter. La banque ne savait pas se protéger des pirates, mais elle savait dissimuler ses problèmes. À une époque où la moindre défaillance est clouée au pilori par d’obscures communautés, museler une rumeur sur le NET relevait de l’exploit. La priorité pour elle était désormais de sortir son argent de ce paradis fiscal qui ne lui inspirait aucune confiance, mais pour cela, elle devait ouvrir d’autres comptes. Son choix se porta sur une banque française, directement concurrente de celle de Belhomme. Une petite vengeance dont elle se délecterait à leur prochaine rencontre. À l’annonce des enjeux, la jeune et énergique directrice de l’agence délivra sans hésiter les précieux numéros. Quand elles se séparèrent, la nuit tombait et les signes avant-coureurs de la tempête se précisaient. Jacques ne répondait ni sur son portable ni à l’usine. Enfin, son assistante décrocha : — Je n’arrive pas à joindre mon mari. Pouvez-vous lui demander de m’appeler ? — Je le ferai dès que je le verrai. Il vérifie les machines avant leur déplacement en zone nord. — Les nouvelles machines en zone nord ? Il ne m’avait parlé de rien. Je pensais que ces vieux hangars étaient abandonnés. — Nous avons appris de projet de transfert récemment. La toiture de la production menace de s’effondrer sous le poids de la neige. — Il est prévu pour quand ? — Très bientôt. Les machines sont démontées et prêtes à partir, mais pour le moment il n’y a plus personne ici. Le personnel a été renvoyé à cause de la tempête annoncée pour cette nuit. Isabelle soupira. Elle devrait attendre pour retrouver son argent. Jacques serait le dernier à quitter l’usine, et il aurait d’autres préoccupations en tête quand il rentrerait. À la villa, une théière d’où se dégageait un subtil fumet de plantes orientales attendait Isabelle. Mais alors qu’elle se délectait à l’idée de tancer Belhomme, un SMS laconique du gérant la prévient qu’il était retenu à Dole par le mauvais temps et qu’il ne pouvait prendre aucun rendez-vous pour le lendemain. Il ne souhaitait manifestement pas rencontrer Isabelle. Peut-être n’osait-il pas lui avouer que les précautions qu’il lui avait fait prendre étaient disproportionnées ? Il ne lui restait plus qu’à attendre le retour de Jacques. Elle installa le dîner préparé par Marthe sur un plateau devant la télévision, mais le manque de sommeil eut rapidement raison de son attention. Il était près de trois heures quand elle se réveilla en sursaut. Son mari n’était pas encore rentré. La neige tombait à gros flocons. La route en lacets qu’il empruntait était dangereuse et peu utilisée par ce temps. S’il avait un accident, il s’écoulerait des heures avant d’être secouru. Folle d’inquiétude, elle laissa un message : — Je n’arrive pas à te joindre et je n’arrive pas à dormir. Je pars à ta rencontre maintenant. La route sera impraticable plus tard. Isabelle avait à peine revêtu sa parka que son mobile vibra. C’était Jacques : — Enfin ! J’essaie de te joindre depuis des heures. — J’ai du travail. Je ne rentrerai pas cette nuit. — Mais où es-tu ? demanda Isabelle, intriguée par un ronronnement de moteur. — À l’usine. Où veux-tu que je sois ? — Je peux te rejoindre ? — Surtout pas ! J’ai besoin de tranquillité. Ne sors pas par ce temps. Un claquement sec mit fin à l’appel. L’inquiétude d’Isabelle s’était muée en fureur. Non seulement Jacques n’avait pas pris la peine de l’informer de son absence, mais il rejetait jusqu’à sa compassion. Elle acceptait de jouer les épouses comblées pour lui, mais le mépris qu’il lui manifestait depuis des semaines dépassait les limites. La coupe était pleine. Elle aurait dû le comprendre plus tôt, mais ses cachotteries des derniers jours lui ouvraient les yeux.
Isabelle se réveilla sur le canapé du salon, chiffonnée et sale, une couverture roulée en boule en guise d’oreiller. Marthe lui parlait, une tasse de thé posée sur un plateau : — Je n’ai pas voulu vous réveiller, mais Monsieur a reçu plusieurs appels ce matin. Il n’est pas rentré, annonça-t-elle, alors qu’une sonnerie résonnait à nouveau. Isabelle peinait à rassembler ses idées : — D’où viennent ces appels ? — Ce sont des journalistes. Isabelle se glaça : — Il y a eu un accident à l’usine ? Marthe ne répondit pas. Elle pleurait : — Mon mari. Il est blessé ? Il y a des morts ? — Non. Je ne sais pas quoi vous dire. Il vaudrait mieux que vous répondiez. À peine quelques secondes s’écoulèrent avant que le téléphone se manifeste à nouveau. Une journaliste de la télévision régionale voulait joindre Jacques : — Il n’est pas là, coupa Isabelle. — Savez-vous où il est ? — À la manufacture Flamant, je suppose. — Vous n’en êtes pas certaine ? — Il règle des affaires sur place. Que lui voulez-vous ? — J’aimerais avoir son avis sur l’affaire de cette nuit. — Quelle affaire ? demanda Isabelle dont l’inquiétude monta d’un cran. — Le vol de l’usine. Vous n’êtes pas au courant ? — Je ne comprends rien à vos propos. Comment voulez-vous qu’on vole une usine ? La journaliste ne répondit pas. Isabelle comprit qu’elle prenait des notes. Enfin, elle reprit : — Vous devriez aller voir vous-même. — Je m’y rendrai dans la matinée. — Je serai à l’entrée. Pourrez-vous m’accorder un entretien en exclusivité ? Isabelle raccrocha brutalement. Un événement grave était survenu. Jacques n’avait même pas pris ma peine de la prévenir, à moins que… Elle ne voulait pas y penser. Elle se tourna vers Marthe : — Si vous savez quelque chose, dites-le-moi, implora-t-elle. — Ma voisine, dont le fils travaille à l’usine, m’a appelée ce matin pour me dire qu’il allait perdre son emploi. Un problème de machines. Je n’ai pas bien compris, mais je crois qu’elle non plus. — Je vais là-bas. Ne répondez à personne.
En s’approchant de la manufacture, Isabelle réalisa qu’un événement grave était survenu. Les employés étaient massés face à la grille d’entrée sur laquelle veillait une dizaine de gendarmes. Elle laissa sa voiture sur un talus enneigé, avant de se diriger à pied vers la foule. À son approche, les conversations cessèrent avant que retentissent des sifflets, puis des menaces. Les gendarmes s’interposèrent. Dès qu’elle fut en sécurité, deux d’entre eux l’encadrèrent. Partout, il régnait un désordre indescriptible. L’immense cour était jonchée de morceaux de ferrailles, de vieilles machines et de mobilier éventré. À travers les portes des hangars béantes, là où se trouvaient les énormes machines de traitement des peaux et des tissus, ce n’était que désolation. Le hangar dédié aux expéditions était vide. Au bâtiment de la direction, les couloirs étaient parsemés de papiers et de dossiers béants. Deux hommes étaient assis à l’extrémité de la grande table de réunion. Ils se présentèrent, mais elle retint seulement qu’ils appartenaient l’un à la brigade criminelle et l’autre à la direction de la répression des fraudes. Elle s’assit à leur demande, alors qu’un gendarme prenait place près de l’entrée : — Vous confirmez être l’épouse du directeur de cet établissement ? — En effet. Mais pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ? Où est mon mari ? Les deux hommes se regardèrent : — Vous ignorez où il est ? — Je ne l’ai pas vu depuis deux jours. J’ai eu un bref échange téléphonique avec lui cette nuit. C’est tout. — Vous a-t-il dit d’où il appelait ? — D’ici. Il préparait le transfert des machines vers la zone nord. — Levez-vous et regardez là-bas. Qu’y voyez-vous ? Les toits des vieux hangars rouillés de la zone nord étaient éventrés, les portes battaient, laissant apparaître des matériels d’un autre âge, des carcasses de camions, des pièces de métal rouillé à l’usage indéfinissable. Deux gendarmes s’activaient à proximité, piétinant la neige qui avait pris une teinte grisâtre. — La zone nord, telle que je l’ai toujours connue. — Sans les machines ? — C’est évident. Mais alors où sont-elles ? — Disparues. Comme les stocks de matières premières et les commandes prêtes à partir. Il ne reste ici qu’un conteneur rempli d’ordinateurs et de documents. Le camion qui le transportait a dérapé sur la neige. — Je ne comprends toujours pas. — Tout ce qui avait de valeur dans cette entreprise a été déménagé. — Mais pourquoi ? — Pour le vendre ou l’installer ailleurs. — Cela représente des tonnes de matériel ! — En matière de déménagement, tout est possible. C’est une question de préparation. — Et mon mari ? Qu’est-il devenu ? — Nous le cherchons. — Il n’est pas ici ? — Nous le soupçonnons d’être à l’origine de ce vol. — Vous êtes fous, répondit Isabelle. Mais le doute commençait à s’installer en elle. — Nous avons retrouvé la société de location des conteneurs. Il a lui-même signé les bons de commande. — Je ne vois pas ce que cela prouve. — Ces derniers jours, les employés ont mis à l’arrêt et démonté les machines à sa demande, pensant qu’elles seraient transférées vers la zone nord. Quelques heures ont suffi à une équipe bien entraînée pour charger les conteneurs sur des camions en toute tranquillité. Il n’y avait plus personne sur place à cause de la neige. — Où seraient-ils allés ? Un tel convoi ne passe pas inaperçu. — Je parierais que les conteneurs sont au milieu de centaines d’autres sur un cargo qui a déjà rejoint les eaux internationales. Rotterdam n’est qu’à sept heures d’ici. On en saura plus quand on aura retrouvé les chauffeurs. Ils n’avaient peut-être même pas l’idée de ce à quoi ils participaient. — Quel serait l’intérêt pour mon mari ? Il gagne bien sa vie dans une entreprise florissante. — Nous avons de gros doutes là-dessus. — Demandez à Élodie Flamant. C’est la propriétaire. À nouveau les deux hommes échangèrent un regard, comme s’ils se consultaient avant une décision importante. Enfin, le plus âgé prit la parole, choisissant soigneusement ses mots : — En fait, nous avons un problème avec Madame Flamant. — Un problème ? — Personne ne l’a vue depuis hier soir. — Vous pensez qu’elle a été enlevée ? L’homme hésita à nouveau : — Nous pensons qu’elle et votre mari sont complices. Peut-être plus… Isabelle se liquéfia : — Elle est incapable d’organiser une telle manigance… et du reste d’ailleurs. Mais le doute se précisait. — Votre mari est un expert des coups difficiles. Mais une opération à cette échelle coûte cher. Il a vraisemblablement profité de la complicité d’un troisième larron pour trouver le financement. Un nom vint immédiatement l’esprit d’Isabelle : — Alfred Belhomme ? suggéra-t-elle, incrédule. — Tiens ! Vous le connaissez ? répondirent en cœur les deux inspecteurs. — Nous avons des comptes dans son agence, admit-elle. — Savez-vous où il se trouve en ce moment ? — Je cherche à la joindre depuis hier. Les deux hommes sourirent : — Essayez à nouveau. Une sonnerie retentit dans une mallette posée sur la grande table. — Vous obtiendrez le même résultat avec votre mari ou Madame Flamant. Ils n’ont pas fait l’erreur de conserver leurs portables. Les pièces du puzzle se mettaient en place dans l’esprit anesthésié d’Isabelle. Les indices s’accumulaient. La distance de son mari, ses absences fréquentes, son désintérêt pour ce qu’elle entreprenait. Depuis des semaines, il préparait cette machination qu’il conclurait par un autre forfait : la mainmise sur son héritage. Le dîner de l’avant-veille lui revint en mémoire. Jamais la banque n’avait été piratée. Belhomme, son mari et Élodie s’étaient relayés pour rendre événement crédible alors que nul n’en parlait. Et pour cause ! La douleur était trop forte pour qu’elle laisse exploser sa colère. Elle devait comprendre : — Mais pourquoi ? demanda-t-elle. — Les caisses de l’entreprise étaient déjà vides quand Élodie Flamant a fait nommer votre mari à sa tête. Elle savait qu’il n’était pas un ange, c’était de notoriété publique. Leur stratégie était simple : acheter les matériels les plus performants pour les revendre par la suite. Mais il fallait les payer. Belhomme, relégué ici pour d’obscures raisons, connaissait parfaitement les rouages d’une telle machination. Il a même obtenu une aide de l’Union européenne. Ils ont fait tourner les machines tout l’été pour constituer des stocks facilement monnayables. Pour finir, ils ont inventé le risque d’effondrement du toit pour obtenir l’aide du personnel sans éveiller les soupçons. — Et en plus, ils partent avec mon héritage, intervint Isabelle. — Comment cela ? La jeune femme raconta par le menu le dîner de l’avant-veille. L’homme des finances arborait une mine blasée : — Cette arnaque n’est pas nouvelle. Mais en général ce sont de retraités qui se font piéger. Rarement de jeunes héritières, de surcroît par leur mari ! Isabelle avait honte. Honte de sa naïveté, honte de s’être fait berner par l’homme en qui elle avait mis sa confiance, honte de ne pas avoir deviné une manœuvre aussi évidente. — Que va-t-il arriver maintenant ? — Ce qui appartenait à votre mari va être saisi. S’il est démontré que vous n’êtes pour rien dans cette escroquerie, vous conservez vos biens propres… enfin ceux qui vous restent. Un juge vous convoquera dans les jours à venir. Isabelle s’étrangla de rage : — En une nuit, je perds mon mari, mon argent, ma maison, ma vie, et vous m’accusez d’être complice ? L’homme se carra dans le fauteuil avec un sourire blasé : — Cela s’est déjà vu.
L’Iliouchine entama un large virage. Vue du ciel, Pyongyang avait tout d’une capitale moderne avec ses immeubles, ses larges artères à angle droit et ses espaces de verdure. Tout juste la circulation semblait-elle moins dense qu’ailleurs. Isabelle était épuisée. Elle avait quitté Paris deux jours plus tôt pour rejoindre Pékin, d’où le vieil avion avait décollé après une escale d’une demi-journée. Les deux dernières années avaient été un cauchemar, partagées entre des contrats temporaires de démarchage téléphonique, de saisie ou de remplacements de caissières qu’une agence d’intérim lui fournissait au compte-goutte. Tout juste de quoi payer le loyer d’un minable studio parisien. La vente des bijoux qu’elle tenait de sa mère avait tout juste permis de payer les honoraires de son avocat. Jusqu’à ce que six mois plus tôt, elle reçoive, incrédule, un mél de Jacques qui demandait de ses nouvelles. Elle avait failli répondre par une bordée d’injures, mais au moment d’appuyer sur la touche, elle comprit qu’elle tenait peut-être sa vengeance. Les messages se firent plus fréquents. Celui qui était encore son mari voulait prendre un nouveau départ. Il se déclarait prêt à lui restituer ce qu’il qualifiait d’emprunt, un terme qui décupla sa rage. La condition était de venir le chercher, au prétexte que les transferts d’argent ne fonctionnaient pas dans le pays où il se trouvait. Il disait avoir fait fortune, mais il était facile de deviner que sa vie n’était pas celle qu’il avait rêvée. Élodie s’était vite éloignée et Belhomme avait tout simplement disparu, emportant une partie du pactole. Elle ne fut pas surprise quand Jacques lui annonça qu’il avait trouvé refuge en Corée du Nord. Un choix logique pour un exil tranquille. Sous embargo, le pays souffrait d’un cruel manque de technologies occidentales. Ses dirigeants n’avaient certainement pas hésité longtemps avant d’accepter les précieux matériels que Jacques était prêt à leur vendre. Sa maîtrise de leur délicate technologie lui garantissait l’impunité pour de nombreuses années. La rapidité avec laquelle les autorités avaient délivré les autorisations d’entrée sur le territoire pour Isabelle était la preuve de l’intérêt qu’elles lui accordaient. Pour le moment… Mais Jacques avait sous-estimé un paramètre essentiel : le poids du ressentiment. Isabelle ne venait pas chercher la réconciliation, mais la vengeance. Il l’avait dépouillée et humiliée. Elle allait récupérer son bien, avant de le laisser en pâture à des ennemis qui ne devaient pas manquer. Comment ? Elle l’ignorait encore, mais elle trouverait. Le dépit est un bon incubateur d’idées… Le visage du douanier n’exprima aucune expression quand il prit connaissance de la lettre qu’Isabelle avait reçue du consulat. Il quitta calmement sa petite guérite, non sans l’avoir soigneusement verrouillée. Quelques instants plus tard, un autre douanier, dont la casquette arborait plus de dorures, prit sa place. Il examina à nouveau le passeport d’Isabelle et libéra l’accès. Deux contrôles plus tard, elle pénétrait dans le hall majestueux de l’aéroport, presque désert. Au fond un homme arborait un sourire gêné. La guerre commençait.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 5 Mar - 8:21 | |
| L'historiette du jour : Bébé Sélène de Constantin LouvainConstantin LouvainJohn Tagliota, le patron de la colonie lunaire internationale, approchait la soixantaine et résidait sur notre satellite naturel depuis vingt ans. Sa nomination avait fait l’objet de tractations multiples entre les pays participants. Son histoire familiale avait plaidé en sa faveur : né en Suisse, de mère chinoise et de père italien, il avait acquis la citoyenneté américaine suite à l’émigration de ses parents. En cherchant bien, on devait pouvoir lui trouver un ancêtre japonais et un autre éthiopien. Titulaire d’un master en physique décerné par le MIT et d’un MBA obtenu à Harvard, il avait vécu en France et à Singapour, et parlait couramment italien, mandarin, anglais, français et allemand. C’était un catholique romain, mais non pratiquant, avec des bouffées d’agnosticisme. Doté d’une force de travail peu commune, d’une intelligence et d’une sensibilité remarquables, il ne se laissait jamais démoraliser et savait inspirer une équipe. - Lire la suite:
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Il fixait l’émissaire des Nations Unies qui se tenait assis devant lui. Rohit Singh, après avoir émis quelques banalités, jeta son pavé dans la mare : — En fait, votre établissement n’est pas vraiment une colonie. Voilà ce qui nous pose aujourd’hui problème. — Je ne saisis pas bien, répondit Tagliota. Nous disposons à présent de trois bases distinctes, regroupant près de mille personnes originaires d’une quinzaine de pays, mais formant une communauté soudée, réalisant des travaux d’une importance vitale pour l’humanité depuis plus de trente ans : observation de la Terre, de la Lune et de l’espace, lancement des mini vaisseaux spatiaux vers les planètes extrasolaires, extraction de l’hélium 3 pour les centrales terrestres. Nous sommes devenus autosuffisants d’un point de vue alimentaire il y a trois ans… et nous bénéficions même d’un cimetière. En quoi ne sommes-nous pas une colonie ? — Dois-je vraiment vous l’expliquer ? — Je crains que oui. — Sur vos mille habitants, combien sont nés ici ? — Ah… C’est donc cela. — Évidemment. L’humanité ne colonisera l’espace que si elle est capable de s’y reproduire et d’y mettre des enfants au monde. Le conseil de l’exploration spatiale, à qui la gestion des bases lunaires fut confiée, avait d’abord estimé, au vu de notre nature, que la question se résoudrait d’elle-même au bout de quelques années. Et nous avons attendu. Mais nous sommes à présent lassés de patienter, et nous désirons accélérer le processus. Je suis donc chargé de vous transmettre votre nouvelle feuille de route : d’ici la fin de la décade, soit trois ans, un être humain naturellement conçu doit venir au monde sur la Lune. — Je vois… et vous avez des suggestions sur la méthode ? — Bien que célibataire, je suppose que vous avez quelques idées sur la question. — Je ne parlais pas biologie et technique, mais psychologie et sociologie. Tout d’abord, nous ne disposons d’aucun couple marié. — Je ne vois pas en quoi cela pose problème. — Laissez-moi terminer. Les ravages du politiquement correct ont régressé sur Terre, mais notre petite communauté est restée… comment dire… un peu coincée. Vous ne trouverez guère de lunaire masculin désireux de conter fleurette à un membre du personnel féminin. Cela implique trop de risques de scandale et de fin de carrière brutale, un évènement impensable pour ceux qui ont tant sacrifié pour arriver ici… En fait, je crains que vous ne dénichiez même pas de sélène mâle prêt à accepter des avances de la part du sexe opposé. — Hum… Je suppose qu’on peut y remédier. — J’entendrai avec intérêt toute suggestion. Par ailleurs, notre main-d’œuvre est hautement qualifiée et pleinement occupée. Les candidats à un poste sur la Lune possèdent au moins deux diplômes universitaires, ont mené sur Terre une carrière fulgurante, mais bien remplie, et suivi un entraînement intensif avant de nous rejoindre. Résultat, l’âge de nos arrivants excède quarante ans, ce qui n’est pas vraiment optimal pour la conception chez une femme. Ils sont de plus accoutumés à vivre en solitaire, et la plupart des lunaires effectuent leurs douze heures de travail quotidiennes, sept jours sur sept, ce qui laisse peu de temps pour les distractions. Vous comprendrez que notre existence a plutôt une connotation monacale, peu idéale pour votre projet. Au fait, pourquoi cette date butoir de trois ans ? Serait-ce parce que le Secrétaire Général désire se représenter ? — C’est une coïncidence, sans plus. Je vous ai transmis le message de la direction. Je vous charge de définir un plan d’action et de nous le soumettre dans moins d’un mois. John Tagliota retourna le projet dans sa tête pendant une semaine. Il revit les dossiers de la centaine de femmes résidant sur la Lune, et conclut qu’aucune ne convenait. Une vingtaine aurait pu jouer le rôle attendu, mais elles occupaient toutes des postes clés qu’il ne pouvait laisser vacants. D’ailleurs, rien ne disait qu’elles auraient accepté ni même trouvé un partenaire masculin. Tous les sélènes avaient fait passer leur carrière loin devant leur vie sentimentale et familiale, et il pressentait qu’ils refuseraient de s’engager dans une relation matrimoniale. La conclusion s’imposait donc d’elle-même : cette mission devrait être confiée à de nouveaux arrivants, sélectionnés dans ce but. Il contacta Rohit Singh qui était retourné sur Terre, et lui proposa son plan lors d’une visioconférence. Son interlocuteur le laissa parler sans l’interrompre, et resta ensuite silencieux, bien plus longtemps que l’intervalle de deux secondes typique des conversations Terre-Lune, avant de répondre : — Est-ce là un exemple de ce fameux humour sélène ? — Non, pas du tout. — Vous envisagez donc sérieusement de créer une émission de téléréalité sur le thème : « Trouvez l’âme sœur, mariez-vous et mettez un enfant au monde sur la Lune » ? — On peut le résumer comme cela. — Avez-vous déjà vu les participants à de telles émissions ? — Oui. Ils sont choisis sur la base de profils définis par les réalisateurs, lesquels recherchent des personnes assez exubérantes, passant bien à l’écran et dont la rencontre promet des situations détonantes. Il va de soi que notre casting sera un peu différent. — Qu’avez-vous en tête ? — Eh bien, si le but est de faire naître et se développer une première génération sur la Lune, il me semble que nous devrons tout d’abord nous assurer de certaines qualités biologiques, dont l’absence de maladies génétiques, la fertilité et l’envie de procréer. Nous devrons par ailleurs garantir un avenir aux parents des enfants à venir. Nous sélectionnerons donc des personnes disposant de formations qui les rendent utiles sur place. — Le mot « sélection » est mal vu de nos jours. On vous accusera de ne laisser participer qu’une élite, de prôner la discrimination, voire l’eugénisme. — C’est possible. Vous pourrez toujours faire remarquer qu’on ne rencontre ni ingénieur ni docteur en physique dans les émissions de téléréalité terriennes actuelles. Le fonctionnaire des Nations Unies resta à nouveau silencieux un bon moment avant de répondre : — Je ne vous cacherai pas que j’espérais vous voir me proposer une solution plus rapide et discrète. Quelque chose d’informel, d’accidentel. — Cela ne se peut. Considérez qu’une grossesse peut déjà poser problème dans notre environnement naturel. Nous ne savons rien de ce qui se passera sur notre satellite, à commencer par les effets de la pesanteur réduite sur le développement d’un être humain. Les souris et les rats de laboratoire se reproduisent sans difficulté, mais cela n’implique pas qu’il en sera de même pour nous. Nous devrons donc surveiller avec attention in vivo toutes les phases de croissance des embryons, ce qui nécessite du matériel spécialisé et sophistiqué. Je n’accepterai de superviser un tel projet que si la base dispose d’une clinique obstétrique supérieure à tout ce qui existe sur Terre, servie par du personnel hautement qualifié. Et une fois les enfants mis au monde, nous devrons les confier à une nurserie, puis à une école. Qu’en pensez-vous ? — Vous avez dit « les enfants » ? — Oui. Évidemment ! Le développement normal d’une génération suppose des interactions entre bambins du même âge de façon à ce qu’ils apprennent la vie en communauté. Vous ne voudriez pas qu’un malheureux bébé se retrouve à grandir tout seul, entouré uniquement d’adultes ? — Oui… présenté comme cela, cela semble logique. Mais nous avions plutôt en tête une preuve de faisabilité avant de passer à grande échelle. — Sans vouloir vous offenser, j’ai l’impression que vous imaginiez une sorte de bricolage intime improvisé. J’estime que les risques s’avéreraient trop importants. — Bien. Je vais faire part de vos suggestions au Secrétaire Général. Nous verrons quelle sera sa réaction. — Je vous envoie de mon côté un plan détaillé avec un budget explicitant les investissements et les frais de fonctionnement du projet. Trois semaines s’écoulèrent avant que Rohit Singh recontacte John Tagliota. Il semblait de mauvaise humeur et attaqua directement le sujet qui l’agaçait. — Vos demandes m’apparaissent invraisemblables. Je peux à la rigueur comprendre la construction d’un hôtel et d’une clinique gynécologique et pédiatrique avec nurserie, mais quel besoin avez-vous d’un centre de loisirs avec piscine et bar ? — Cela me paraît constituer un décor incontournable dans les émissions de téléréalité. D’ailleurs, les royalties payées pour la diffusion des images devraient couvrir cette dépense. — Et la jungle artificielle d’un kilomètre sur trois ? — Cela fait également partie de la mise en scène. Vous observerez qu’elle est attenante au café avec terrasse. Par ailleurs, j’estime le contact avec une nature vierge nécessaire au développement harmonieux des enfants. — Et je suppose que cela n’a rien à voir avec les demandes réitérées de la Professeur Lasky qui exigeait depuis cinq ans de disposer d’un tel espace pour ses recherches ? — Maintenant que vous me le faites remarquer, je dénote en effet une certaine similitude entre les deux projets. Une coïncidence, tout au plus. La discussion se poursuivit pendant une heure sur un ton acrimonieux chez l’un et ironique chez l’autre. Lorsque la communication fut finalement interrompue d’un commun accord, le directeur de la base sourit. Son interlocuteur s’était plaint sur divers registres, mais n’avait à aucun moment refusé quelque dépense que ce soit. Il reçut au bout de deux jours un budget approuvé revu à la baisse, mais sans coupe dramatique. En fait, il estima qu’il disposait encore d’une marge de manœuvre correcte. Les travaux commencèrent six mois plus tard. Une noria de vaisseaux robots amena les matériaux qui ne pouvaient être produits sur place, ainsi que des androïdes ouvriers qui se mirent à l’œuvre. En parallèle, le Secrétaire Général des Nations Unies annonça son projet qu’il présenta comme une avancée sans précédent pour l’humanité, et le recrutement des candidats au jeu de téléréalité et à l’immigration sélène débuta dans un grand show médiatique. L’hôtel avec sa piscine et son bar furent développés comme des extensions de la partie de la base ayant vue sur la Terre. La jungle, pour des raisons pratiques, fut enterrée sous la surface lunaire et éclairée par des lampes alimentées par l’énergie solaire, mais l’architecte qui conçut l’ensemble s’arrangea pour qu’une personne installée sur la terrasse du bar ait à la fois vue sur la planète bleue flottant dans l’espace sidéral, et sur le moutonnement vert de la forêt tropicale en contrebas. La clinique gynécologique, la nurserie et l’école furent bâties sur la face obscure de notre satellite, là où se trouvait la base exploitant la mine de glace et supportant l’observatoire. Une ligne hyperloop fut construite entre les deux sites afin de faciliter les déplacements. Un peu moins de deux ans après la première visite de Rohit Singh, tout était prêt pour accueillir les trente candidats recrutés pour le projet « Amours sélènes », et l’émission démarra. De multiples caméras filmaient sous tous les angles les interactions des concurrents, et une nouvelle célébrité issue du monde des arts ou de la politique participait quotidiennement au spectacle. Ces personnalités ne se faisaient pas prier, ayant vite réalisé qu’une photo prise sur la terrasse augmentait sensiblement leur niveau de notoriété, si pas de popularité. Les quinze hommes et quinze femmes recrutés au terme d’une sélection draconienne effectuée aux quatre coins du globe répondaient à nombre d’exigences : jeunes, autour de la trentaine, en excellente santé, beaux, intelligents, surdiplômés, et tous désireux de remplir au mieux leur contrat. Le premier couple réunissant la Hollandaise Johanna et le Chinois Bao se forma dès le troisième jour, et au bout d’une quinzaine tous les nouveaux venus avaient appris à se connaître et formé des duos amoureux. Les réalisateurs du show ne reculèrent devant rien pour créer une ambiance propice, organisant des divertissements et des fêtes extravagantes, et mettant à la disposition des participants nombre d’espaces discrets où ils pouvaient se retrouver dans l’intimité. Johanna et Bao conservèrent leur avance et la jeune femme annonça après cinq semaines qu’elle était enceinte, ce que confirma la clinique gynécologique. Jamais grossesse ne fut à ce point suivie par les médias. John Tagliota, une fois la partie édification du projet terminée, ne s’y était plus impliqué directement et avait laissé les réalisateurs mener le jeu comme ils l’entendaient, se contentant d’intervenir pour limiter les risques techniques, ainsi que les atteintes possibles à l’image de la colonie. Ce dernier point lui tenait fort à cœur, car il éprouvait comme un attachement patriotique pour le complexe de bases lunaires. Une bonne part de son travail consista à museler une certaine grogne émanant des scientifiques et techniciens qui géraient le fonctionnement de la base. Plusieurs s’offusquèrent de l’attention que recevaient les nouveaux venus dont la seule activité semblait être de participer à une fête perpétuelle. Ils estimaient que leurs métiers étaient insuffisamment médiatisés et valorisés et furent entendus. John demanda aux représentants des médias de réaliser des documentaires mettant en valeur les occupations journalières des chercheurs, des mineurs et des équipes de maintenance lunaires, et obtint ce qu’il désirait sans devoir trop insister. Il fut profondément ému par l’annonce de la grossesse de Johanna, et suivit avec intérêt toutes les émissions contant par le menu l’évolution de son fœtus et celle de sa santé. Après la Hollandaise, douze autres femmes tombèrent enceintes, et l’Indienne Abilasha attira particulièrement l’attention, car elle portait des jumeaux. Le temps de la gestation humaine s’écoula, mais par un caprice du sort, Johanna ne fut pas la première à mettre un enfant au monde sur notre satellite naturel. Ce rôle revint à la Brésilienne Isabella qui accoucha d’un petit Joao après huit mois de grossesse. Le prématuré, objet de tous les soins dans la clinique la plus experte jamais constituée, se développa sans problème notoire. D’autres bébés naquirent dans les semaines qui suivirent, tous en bonne santé. Toutes les mères reçurent des félicitations du Secrétaire Général des Nations Unies, transmises par téléconférence, ce qui permit à ce politicien roublard d’apparaître à plusieurs reprises sur l’ensemble des moyens de communication planétaires. L’excitation médiatique générée par le projet, après un pic correspondant à la venue au monde de Joao, filmée en direct, se calma peu à peu. D’autres sujets plus terre à terre s’affichèrent sur les écrans que consultaient dix milliards de terriens. Les parents prirent soin de leur progéniture pendant quelques mois, puis confièrent les enfants à la nurserie durant leurs journées de travail lorsqu’ils intégrèrent le personnel de la base, occupant les emplois auxquels ils avaient droit par contrat. Un an après la fin de l’émission, Rohit Singh recontacta John Tagliota. Le terrien avait un peu perdu de vue le sélène, car le Secrétaire Général l’avait employé comme son directeur de campagne informel pendant la période électorale, et son porte-parole dans les mois qui suivirent. L’Indien reprenait à présent ses fonctions antérieures, avec la promesse d’occuper une bonne position lors des prochaines élections auxquelles son patron ne pourrait plus se représenter. De son bureau de New York, il contacta le responsable de la base lunaire. — Eh bien, toutes mes félicitations, John. Vous avez rempli votre mission avec succès et dans les temps. — Merci. Je suppose que le Secrétaire Général est satisfait. — Absolument. Personne n’avait été aussi aisément réélu avant lui, et sa popularité demeure excellente. — C’est ce que j’entends. J’ai une nouvelle pour vous. Trois de nos chercheuses sont enceintes. — C’est inattendu. — Pas tant que cela. Le projet « Amours sélènes » a simplement servi de déclencheur. J’espérais quelque chose de ce genre. — Vraiment ? Je ne me souvenais pas que vous ayez suivi des études de sociologie ou psychologie. — Je me suis documenté par moi-même. En tant que dirigeant de la colonie lunaire, c’était indispensable. Nous accueillons avec plaisir ces naissances supplémentaires. Elles confortent notre enracinement sur ce monde hostile. Vous apprendrez sans surprise que nous aurons besoin de crédits additionnels, de matériaux, et de robots pour étendre notre cité afin de faire face à cette situation probablement appelée à se répéter, ainsi que d’un surplus de main-d’œuvre, de préférence féminine, pour remplacer les scientifiques momentanément indisponibles. — Je crains que rien de tel n’ait été prévu, rétorqua le terrien. Je vous suggère de trouver des solutions moins dispendieuses à ce problème. — Je n’en ai hélas pas l’envie. Mes administrés manifestent par ailleurs d’autres revendications : des horaires de travail laissant place à une vie personnelle, des lieux de distraction, des salaires plus élevés… Je conçois que cela vous demandera un effort financier conséquent, mais… — Vous déraisonnez, John ! le coupa l’Indien. — Vraiment ? Permettez-moi de vous entretenir d’un sujet distinct, mais en rapport avec ces attentes. À votre avis, que se passerait-il si nous cessions de livrer l’hélium 3 à la Terre ? Comment couvririez-vous vos besoins en énergie sans carburant pour les centrales à fusion ? — Qu’est-ce qui vous prend ? Est-ce du chantage ? Perdez-vous la tête ? — Ne le croyez pas. Il est temps que la planète mère nous paie à leur juste prix les services que nous lui rendons, car la situation a changé. Grâce à l’émission de téléréalité, Isabella, Johanna, Abilasha et les autres sont devenues des stars sur Terre, et la station lunaire, dont les médias parlaient peu, jouit à présent d’une grande popularité. Les terriens verraient donc d’un très mauvais œil une intervention policière ou militaire destinée à nous mettre au pas. J’estime dès lors que le moment est venu pour nous de « couper le cordon » avec la Terre, si vous me permettez l’expression. Le destin de toute colonie n’est-il pas de devenir un jour un État souverain ? J’ai dans cette optique procédé à une consultation discrète parmi mes compatriotes, et vous avez devant vous le premier gouverneur de l’État lunaire. — Pardon ?! — Vous m’avez bien entendu. Nous proclamons ce jour notre indépendance. Voyez-vous, mon cher ami, nous devons dès à présent penser avant tout à nos enfants et à leurs descendants.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 5 Mar - 14:42 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 6 Mar - 8:02 | |
| L'historiette du jour : Rencontre de Dominique CosteLa terrasse du bar était bondée à cette heure de la journée. Maria chercha une place du regard et se faufila entre les tables pour atteindre tout au fond de la terrasse, la seule qui soit libre. De jeunes étudiants et étudiantes riaient bruyamment, des hommes en costume-cravate bavardaient tranquillement tandis que plus loin, une maman donnait le biberon à son enfant. La journée avait été très chaude et cette terrasse ombragée apportait une fraîcheur inespérée en ce début de soirée. - Lire la suite:
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Maria s’installa et commença alors cette attente de l’autre, de cet inconnu qu’elle allait découvrir d’ici quelques minutes. Ce qu’elle savait de lui c’est qu’il s’appelait Éric, qu’il était plutôt charmant, célibataire depuis deux ans, pas d’enfant, et qu’il travaillait dans l’industrie aéronautique. Hier soir, ils avaient eu leur première conversation téléphonique et elle avait alors découvert sa voix. Maria en avait passé des soirées devant son écran d’ordinateur à éplucher les sites de rencontres et avait eu quelques rendez-vous. Mais jusqu’à aujourd’hui, elle n’avait eu que déboires et déceptions. Tous ces hommes qu’elle avait rencontrés lui avaient semblé attendre la même chose. Elle, aurait eu la patience. Elle aurait voulu, comme aux temps passés, prendre le temps de connaitre l’autre, laisser le désir s’infiltrer doucement en elle et, pourquoi pas, résister afin que le moment venu l’extase soit au rendez-vous. Mais il fallait toujours que tout soit gâché par cette envie débordante, toujours pressante, comme une envie de pisser mal maîtrisée à laquelle il fallait pallier sur le champ, une banale nécessité qu’il fallait assouvir pour se sentir mieux après ! Maria ne supportait pas cette idée qui l’irritait au plus haut point ! Elle ne devait pas y penser, pas maintenant.
Après maintes déceptions, après avoir décidé qu’elle ne voulait plus d’hommes se jetant sur elle comme des vautours sur une charogne, elle en avait conclu qu’elle serait mieux seule. Mais depuis quelque temps, elle s’ennuyait et avait décidé de repartir à la recherche du prochain. Elle se retrouvait donc là sur cette terrasse à attendre le « fameux Éric ». Maria sursauta lorsque le serveur s’adressa à elle d’une voix un peu forte : — Vous désirez quoi, Madame ? lui demanda-t-il tout en souriant. — Un gin tonic s’il vous plait, jeune homme, répondit-elle non sans remarquer le sourire insistant du jeune serveur. Elle avait la désagréable impression que tout le monde autour d’elle avait perçu qu’elle attendait un inconnu.
Elle était arrivée un peu en avance à ce rendez-vous, mais la cloche de l’église d’en face venait de sonner 19 heures. S’il était correct, Éric n’allait pas tarder. Serait-il comme sur la photo ? Brun, les yeux clairs, un sourire ravageur, style « décontracté ». Maria devait admettre qu’elle l’avait trouvé assez beau dès que sa photo lui était apparue. Si celle-ci correspondait réellement à ce qu’elle allait découvrir dans quelques minutes, à savoir un physique plus que charmant auquel restait à ajouter la voix qu’elle avait entendue la veille, le semblant de perfection paraîtrait plus que douteux.
Tout en dégustant son gin tonic, Maria observait les gens qui l’entouraient ainsi que les passants sur le trottoir. Elle avait toujours été fascinée par ces corps se déplaçant, et ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qui se passait à l’intérieur de chacun d’eux. Elle se disait qu’un corps, sans son abject intérieur, n’est rien. La beauté, l’esthétique tout ce qui était apparent dans le corps humain n’était qu’une vision bluffante et futile de la réalité. Et cette idée-là, depuis son plus jeune âge, ne l’avait jamais quittée. Elle avait consulté plusieurs psychiatres et psychologues sous les conseils de son médecin, mais aucun n’avait pu venir à bout de cette drôle de perception.
Des hommes et des femmes passaient devant le bar, certains d’entre eux entraient, d’autres hésitaient. Elle aimait ces attentes, elle aimait ne pas savoir, même si elle se doutait déjà de ce qui se passerait après. Tout à coup, au milieu du monde, Maria le vit qui la cherchait du regard. Elle avait craint de ne pas le reconnaître, mais il était exactement comme sur les photos : charmant. Et même plutôt beau. Elle attendit qu’il regarde dans sa direction et d’un geste bref et discret, lui fit signe de la main. Maria eut alors l’impression de le voir rougir. Elle se leva d’un bond en lui tendant la main pour l’accueillir. — Bonjour. Maria ? lui dit-il avec un grand sourire. — C’est bien moi ! répondit celle-ci en riant un peu niaisement. — Tant mieux, répondit le jeune homme. Elle se rassit tandis que lui, tout en ôtant sa veste qui devait lui tenir très chaud, regarda le verre posé sur la table. — Tu bois quoi ? lui demanda-t-il semblant tout à coup très à l’aise. Je vais prendre la même chose que toi. Il commanda comme elle un gin tonic. Maria ne cessait de le regarder, ce qu’il ne manqua de remarquer. — Pas déçue ? lui demanda-t-il, souriant. La familiarité qui s’installait rapidement entre eux devait tenir au fait qu’ils avaient longtemps discuté par tchat sur le site. Cette rencontre semblait plus que surprenante, et ne ressemblait en rien à ce que Maria avait ressenti les fois précédentes. Éric était doux, parlait lentement. Elle eut rapidement la sensation de le connaitre depuis longtemps. Comme si ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient. Ils restèrent un très long moment sur cette terrasse à discuter, et c’est Éric qui proposa à Maria de l’inviter au restaurant. — Est-ce que tu veux bien que nous dînions ensemble ? Je sais que ça peut te paraître un peu précipité, mais j’adore ta compagnie, lui proposa-t-il de sa voix délicieuse. Maria pensa qu’elle n’avait de toute façon pas le choix. Il fallait qu’elle aille au bout des choses, comme chaque fois. — Avec plaisir, répondit-elle un peu trop enjouée. Éric ne connaissant pas la ville, Maria choisit un restaurant au centre de celle-ci, où ils se rendirent à pied. Sur le chemin, ils continuèrent à parler. Elle parlait peu, mais Éric avait des tas de choses à raconter, ce qui tombait très bien. Tandis qu’ils franchissaient la porte du restaurant, Maria sentit le bras d’Éric frôler le sien. Machinalement, elle se raidit. Il la regarda en souriant, mais gêné. Tous deux s’installèrent pour dîner, et la discussion continua bon train. La voix douce et chaude d’Éric était apaisante. Tant mieux, car Maria se contentait de l’écouter. De temps en temps, son esprit divaguait et pendant un court moment, elle ne percevait que les bruits des voix autour d’eux. Elle continuait de regarder Éric, et ne voyait qu’une bouche s’agitait sans entendre la moindre bribe de mots qui en sortait. Puis, lentement, le brouillard dans son esprit s’évaporait et Maria percevait à nouveau clairement ce qu’Éric était entrain de lui raconter. C’est dans un de ces moments qu’elle réalisa qu’ils avaient énormément de passions communes, telles que la peinture, la lecture, la musique. Elle s’apprêtait à parler, lorsqu’elle sentit une migraine pointer son nez, comme chaque fois. Elle se mit à se masser les tempes lentement.
Éric continuait à parler et en était à vanter la beauté du roman de Ian McEwan (son auteur préféré, et comme par hasard celui de Maria), Sur la plage de Chesil, lorsqu’il s’aperçut que Maria n’allait pas très bien. Il s’arrêta subitement, et prit les mains de celle-ci dans les siennes. Au contact de ces mains chaudes et masculines, Maria sentit tout son corps se raidir, mais essaya de cacher sa réticence comme elle le put. Ses doigts entre ceux d’Éric s’étaient contractés et lui faisaient mal. Quand allait-il la lâcher ? Qui était-il pour se permettre de la toucher, déjà ?
— Tu as mal à la tête ? demande-t-il gentiment. Excuse-moi, je suis vraiment désolé, je parle beaucoup trop. Au risque de t’effrayer, il faut que je t’avoue quelque chose, Maria. Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi bien avec quelqu’un. Il fallait qu’elle surmonte l’appréhension, à présent mue en colère, qui s’était installée en elle au contact des mains de cet homme qui lui plaisait, certes, mais qu’elle ne connaissait pas. « Dis-toi qu’il est beau, et si touchant ! » pensa-t-elle afin de s’apaiser un peu, en vain. Comme elle tardait à répondre, Éric sembla inquiet. — Excuse-moi Maria, je te fais peur, je vais peut-être un peu vite, dit-il de sa voix douce. Il voulut continuer à parler, mais Maria l’interrompit. — Tu n’a pas à t’excuser. Je suis flattée. J’ai juste besoin d’un peu de temps, lui répondit-elle en retirant un peu soudainement ses mains des siennes. Sans cesser de la regarder, Éric s’appuya au dossier de sa chaise et fit un geste vers le serveur pour demander l’addition. Il n’y avait presque plus personne dans le restaurant, seul un couple attablé un peu plus loin terminait une coupe de champagne. Après qu’Éric eut réglé, tous deux se levèrent et, tout en se dirigeant vers la sortie, Maria sentit son cœur s’emballer. Elle redoutait la séparation après cette soirée, mais surtout la façon dont ils allaient devoir se quitter. Comme certains qu’elle avait rencontrés avant lui, Éric allait lui avouer avoir passé une belle soirée en sa compagnie, et elle exagérerait ses émotions en faisant celle qui « avait eu les mêmes délicieuses sensations ». Après ça, allait-il vouloir l’embrasser ? Une bise furtive sur la joue semblait être le plus simple, mais surtout le plus supportable pour elle. Elle repousserait cet instant, et lui tendrait la main. Elle allait devoir se contenir, mais ça, elle savait le faire. Prise dans ses pensées, la jeune femme réalisa alors que rien n’avait changé. Qu’après quelques jours, Éric ne serait plus qu’un vieux souvenir. Ils marchèrent, silencieux. Maria avait l’impression d’avoir la tête dans un étau.
La soirée était douce, car une fraîcheur venue de la mer avait enfin atténué la chaleur étouffante de la journée. Ils traversèrent une rue piétonne aux terrasses encore occupées par des touristes à cette heure tardive. Des musiciens jouaient des chants tziganes rendant l’ambiance festive. — Veux-tu que nous allions prendre un verre quelque part ? proposa Éric. Des coups de marteau résonnaient dans les tempes de Maria. — Je te remercie, Éric, mais je crois que je vais rentrer, s’entendit-elle répondre un peu sèchement. « Attention Maria », se dit-elle. « Calme-toi, tu vas tout gâcher… » — Comme tu veux, lui répondit-il sans toutefois masquer sa déception. Je t’accompagne jusqu’à ta voiture. Tu es garée où ? lui demanda-t-il courtois.
Maria étant venue à pied, ils longèrent le grand canal de la ville. Tandis qu’ils marchaient, un silence s’installa qui devint lourd. Des tas de questions passaient dans la tête douloureuse de la jeune femme. Quelques minutes auparavant, Éric l’avait invitée à boire un dernier verre, mais il était hors de question qu’elle lui propose de monter chez elle pour lui rendre son invitation. Elle savait que dès qu’ils seraient confortablement installés sur son canapé devant un gin tonic, Éric essaierait d’aller plus loin. Mais après tout, pourquoi pas ? Ce serait vite réglé comme ça.
« Et puis non », se dit-elle. « Je ne suis pas pressée. Et les voisins pourraient nous voir rentrer tous les deux. Il ne faut pas que les choses se passent ici », se persuada-t-elle. Ils arrivèrent enfin au pied de son immeuble, et c’est elle qui parla la première. Son corps raidi lui faisait mal et elle n’aspirait plus qu’à retrouver son lit.
— Bonsoir, Éric, j’ai passé une excellente soirée… lui dit-elle le regardant droit dans les yeux. — Moi aussi, Maria… Il y en aura d’autres n’est-ce pas ? lui demanda-t-il tout en s’approchant d’elle et prenant son visage dans ses mains douces. Maria sentit une douleur fulgurante au creux de son estomac. — Bien sûr, répondit-elle tout en masquant du mieux possible la colère qui l’avait envahie. C’est alors qu’Éric serra Maria contre lui, et posa sa bouche sur la sienne. Une bouche douce, chaude qui lui donna envie de vomir. Le baiser devint plus sensuel, plus intime. Le corps de Maria se raidit et, comme chaque fois, une rage insurmontable l’envahit soudainement. Cette langue infâme cherchant la sienne, ces corps serrés l’un contre l’autre, ce sexe dur qu’elle pouvait sentir à travers le pantalon d’Éric. Tout ce mécanisme charnel la révoltait. Elle recula brusquement, presque violemment. Éric, surprit, la lâcha immédiatement. — Excuse-moi Maria, excuse-moi… dit-il, gêné, sans oser la regarder. — C’est un peu tôt, dit-elle tout en essayant de dissimuler le tremblement de colère de sa voix. — Je comprends. Tu as raison, répondit le garçon tout en reculant un peu honteux. Je t’appelle demain d’accord ? proposa-t-il cependant, un peu fuyant.
Maria était déjà en train d’ouvrir le portail de sa résidence et ne se retourna pas. — Bien sûr ! bafoua-t-elle.
Dans l’ascenseur qui la conduisait chez elle, elle imagina qu’elle ne le reverrait plus. Elle n’avait pas été très discrète ce soir, et s’était laissée emporter par la colère à maintes reprises. Elle se persuada qu’Éric, découragé par son attitude, ne la rappellerait pas. Dommage. Elle aurait bien voulu l’aider, le libérer comme elle avait libéré les autres de leurs corps frustrés par tant de désirs inassouvis. Elle avait compris la souffrance de tous ces hommes tributaires de ce désir charnel instinctif dont la puissance incontrôlable en conduirait certains à en faire le seul but de leurs vies. Maria savait qu’elle était capable de les aider à se libérer, et c’est ce qu’elle faisait depuis des années. Pour Éric, elle verrait bien. Comme certains avant lui, il se perdrait peut-être dans la nature et finirait comme tant d’autres, docile et résigné, bassement dépendant de ce sexe qui, un jour, devenu passif, l’abandonnerait.
Dès qu’elle eut refermé la porte de son appartement, Maria se dirigea immédiatement vers la salle de bain. Une fois sous la douche, elle se contenta d’apprécier l’eau tiède, presque froide, ruisselant sur son corps. Elle ne voulait plus penser, juste rester là, ne plus réfléchir. Mais le baiser d’Éric lui revint en plein cœur. Elle se mit alors à frotter sa peau de plus en plus fort au rythme de cette colère qui s’était à nouveau installée en elle à la seule idée de leurs deux corps serrés quelques minutes auparavant.
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Tout en regagnant sa voiture, Éric pensait à cette soirée qu’il venait de passer. Maria lui plaisait, vraiment. Assez marqué par un divorce houleux deux années plus tôt, il avait depuis décidé de se consacrer à son travail qui le passionnait. Mais un de ses amis, peu convaincu par le plaisir de la vie en solo, l’avait inscrit sur un site de rencontres. Un soir de grande solitude, Éric s’était installé devant son ordinateur, et parmi toutes les photos qui avaient défilé devant ses yeux, seule celle de Maria avait retenu son attention. Une certaine tristesse émanant du regard d’un noir profond de la jeune femme l’avait interpellée. Tandis qu’iI s’installait au volant de sa voiture, le jeune homme, encore sous le charme, se dit que la soirée avait été belle, même si par moment, Maria avait eu un comportement tout de même étrange. Elle avait choisi de prendre son temps, de ne rien entreprendre le premier soir. Éric trouvait ça très bien et rassurant. Il avait toujours aimé savourer la magie des premiers moments d’une histoire d’amour. Cette magie qui, petit à petit, rendrait l’idée de l’autre obsédante. Cette espèce d’amitié amoureuse qui s’installe d’abord, puis file délicatement vers un cheminement des sentiments qui, à coup de papillons dans le ventre et de battements de cœur enflammés, se transforme en un amour puissant. C’est comme ça qu’il avait aimé sa femme. Et Maria lui plaisait, beaucoup. Il faudrait qu’il lui en parle la prochaine fois.
Une heure après, il gara sa voiture devant chez lui. Épuisé par sa journée de travail et cette soirée pleine d’émotions oubliées, il prit une douche et se coucha immédiatement. Mais avant, il vérifia son portable. Aucun message. Il hésita puis, après tout… « Merci, Maria, pour cette magnifique soirée. J’espère ne pas avoir tout gâché par mon empressement, et te revoir très bientôt. Je te souhaite une douce nuit. » Il attendit, assis sur son lit, la réponse qui ne vint pas. Il se coucha et s’endormit, un peu agité.
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La sonnerie du réveil la fit sursauter. La nuit de Maria avait été ponctuée de cauchemars. Elle saisit son portable sur la table de nuit et, tout en traversant son salon pour aller se préparer un café dans la cuisine, lut le message d’Éric. C’est vrai qu’elle aimerait bien le revoir rapidement, mais certainement pas pour les mêmes raisons que lui. Elle reposa son portable et s’installa pour boire son café debout devant sa fenêtre comme tous les matins. La journée s’annonçait pluvieuse. À midi, tandis qu’elle déjeunait, seule comme à son habitude, à la cafétéria du grand magasin pour lequel elle travaillait, Maria repensa à sa soirée de la veille. L’homme était beau, certes, et elle avait passé un excellent moment en sa compagnie. Mais maintenant, il allait la harceler de messages, de demandes de rendez-vous et de toutes ces choses dont ils sont tous friands ! Il lui avait déjà envoyé ce message hier soir à peine rentré chez lui et c’était exactement ce genre d’attitude mielleuse que la jeune femme ne supportait pas.
Furieuse à cette idée, Maria décida qu’effectivement elle allait, non seulement répondre au message d’Éric, mais aussi organiser leur prochain rendez-vous le plus rapidement possible. Puisqu’il le désirait, il allait la revoir bientôt. Elle termina son café et quitta sa table. Tout en rabattant sa chaise très bruyamment, elle remarqua le regard de deux femmes attablées un peu plus loin. Elle bouillonnait et son énervement semblait être palpable par tous ceux qui déjeunaient autour d’elle.
Elle composa le numéro d’Éric. Celui-ci répondit immédiatement et Maria le laissa parler le premier, incapable de prononcer le moindre mot tant la violence de la migraine qui venait de la surprendre était inouïe. Une de celles qu’elle avait lorsque la pression était trop forte, lorsque les événements la dépassaient et la mettaient à bout de nerfs. Le ton de la voix douce et chaude du jeune homme ne la troubla pas le moins du monde. — Allo Maria ? demanda Éric au bout du fil. Je suis ravi de t’entendre. Comment vas-tu ? — Bien, je te remercie, répondit-elle. Débuta alors une conversation ponctuée de questions banales, qui lui parut interminable : « As-tu bien dormi ? Ta matinée s’est elle bien passée ? » Et puis enfin la question qu’elle attendait depuis le début de cette ennuyeuse discussion : — Es-tu libre ce week-end ? — Oui, bien sûr. Et c’est pour ça que je t’appelle. J’ai eu une idée pour samedi si tu es d’accord. Nous pourrions aller dîner dans le chalet de mes parents. Il se trouve à 25 kilomètres d’ici et il est bien plus agréable que mon appartement. Est-ce que tu es d’accord ? insista-t-elle d’une voix doucereuse qui lui parut sonner faux. — Bien sûr, avec plaisir, répondit Éric sans réfléchir. — Je t’envoie l’adresse immédiatement et on se retrouve là-bas samedi soir à 19 heures d’accord ? expliqua Maria déjà impatiente de raccrocher. — Très bien, parfait, répondit Éric. Merci, Maria, pour ton invitation. J’apporte le vin. Passe une bonne journée. À samedi alors. J’ai hâte de te revoir… — Oui, tu verras, le chalet est très agréable. À samedi. Elle avait repris son travail lorsqu’elle réalisa la brutalité avec laquelle elle avait raccroché. Éric risquait de se douter de quelque chose. Elle n’était pas assez discrète, et sa colère l’avait bien souvent trahie depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Il fallait qu’elle se montre un peu plus douce, si elle ne voulait pas le décourager. Elle ressentit les tensions qu’elle connaissait bien dans tout son corps. Son dos lui faisait mal tant elle était tendue. Tant de mièvreries ! Tout ça pour arriver à la même chose ! « Calme-toi Maria, calme-toi, sinon ta migraine va empirer. Samedi, tout sera terminé. » Elle coupa son portable, et termina sa journée. Nous étions mercredi, elle avait le temps pour les préparatifs.
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Le vendredi dès son réveil, Maria prit la décision de se rendre directement au chalet de ses parents le soir après son travail, ce qu’elle fit. Elle adorait cet endroit et il lui arrivait souvent d’y venir pour s’isoler le temps d’un week-end ainsi que pour d’autres petites choses. De cette maison qui était celle de son enfance, Maria avait appris les moindres recoins. Situé pas très loin d’un village, le chalet jouissait d’un emplacement idéal, caché par les nombreux marronniers qui ornaient un immense terrain. On ne pouvait apercevoir l’habitation de nulle part. C’est ce que Maria aimait. Elle ne se sentait pas trop isolée, mais savait que personne ne viendrait la chercher ici. La journée du samedi se déroula tranquillement. Maria, d’humeur joyeuse, en profita pour épousseter, ranger, nettoyer des tas de choses dont elle n’avait pas eu le temps de s’occuper lors de sa dernière visite. Le temps lui avait semblé filer à une vitesse surprenante lorsqu’elle se servit un verre de vin et commença tranquillement à préparer le repas. Une heure après, un bruit de moteur se fit entendre dans l’allée du jardin. « Tant mieux », pensa-t-elle. « Tout est prêt. » Elle attendit la sonnerie de la porte pour aller ouvrir. Vêtu d’un costume en lin bleu marine et d’une chemise blanche délicatement ouverte, Éric semblait tout droit sorti d’une scène de cinéma. — Bonsoir, Maria, lui dit-il tout en s’approchant pour l’embrasser sur la joue tandis qu’une douce odeur de parfum masculin se diffusait dans l’air. — Bonsoir, répondit-elle tout en tendant son visage vers celui d’Éric avec réticence. Tandis qu’ils s’installaient dans le salon pour prendre l’apéritif, Maria réalisa qu’elle aurait peut-être dû simuler, par quelques bougies posées ça et là, une ambiance un peu plus intime. Trop tard ! — Quel bonheur d’avoir une cheminée, s’exclama Éric confortablement installé sur le canapé tandis que Maria avait choisi de s’asseoir face à lui sur le fauteuil moelleux de son père. — Oui. Mais il fait un peu chaud pour faire un feu, c’est dommage. — Qui sait ? Peut-être aurai-je la chance de revenir cet hiver ? intima Éric tout en souriant. Maria ne répondit pas et se pencha pour remplir les verres posés sur la table. Tout en sirotant son apéritif, la jeune femme s’amusait de voir cet homme qu’elle connaissait à peine, patauger en s’efforçant de combler les vides d’une conversation proche d’un monologue. Elle n’avait pas envie de parler et l’écouter lui demandait une attention qu’elle était incapable de lui concéder. C’est alors qu’elle perçut cette foutue migraine surgir lentement des abysses de son cerveau malade. Heureusement, le moment tant attendu arriva. Éric s’approcha d’elle et prit les mains de Maria dans les siennes. — Ça va Maria ? demanda-t-il de sa voix magnifique. Je crois que ma conversation t’ennuie. Au premier contact de leurs mains, la jeune femme se figea. Maria, n’ayant pas prévu que ce moment deviendrait si rapidement insupportable pour elle, avait pensé tenir jusqu’après le repas. Pourtant, elle sut à ce moment-là que ce serait un supplice d’attendre si longtemps. — Pas du tout. Je suis juste un peu fatiguée. Si tu es d’accord, nous pouvons dîner, répondit-elle en s’efforçant d’afficher à ses lèvres un sourire enjôleur, tout en essayant de maîtriser sa colère. Elle se leva et, tandis qu’elle se dirigeait vers la table, se retourna pour proposer à Éric de s’asseoir. Le jeune homme qui l’avait suivi étant très près d’elle ; la jeune femme en profita pour rapprocher son visage du sien. Leurs lèvres se touchaient presque et, tandis que Maria sentit le souffle chaud tout près de sa bouche, un profond dégoût s’empara d’elle. Afin d’éviter le contact de leurs lèvres, elle s’empressa de poser sa tête dans le cou d’Éric, qui à présent la tenait dans ses bras.
Délicatement, comme dans une danse, la jeune femme les dirigea vers le canapé sur lequel ils étaient installés quelques minutes auparavant, tandis qu’Éric prit dans la fougue de ce moment intime ne se rendit compte de rien et se laissa mener, docilement. Le dossier du canapé était orné d’un plaid que Maria souleva d’un geste calme et précis. Puis elle se saisit du couteau de cuisine qu’elle avait caché là le matin même, s’empara de l’objet froid et frappa. De toutes ses forces. La lame entra plusieurs fois entre les deux omoplates et le bel Éric s’effondra lourdement sur le magnifique tapis persan. Malgré la migraine qui lui martelait les tempes comme bien souvent lorsqu’elle interrompait son traitement sans l’avis du médecin, Maria sentit un vrai soulagement ! Comme ça lui faisait du bien. Encore un qui ne la toucherait plus !
S’assurant qu’aucun souffle ne sortait de ce corps inerte, elle décida de dîner. Éric finirait avec les autres sous le grand marronnier au fond du jardin. Elle s’occuperait de lui plus tard.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 8 Mar - 9:37 | |
| L'historiette du jour : Méprise de pascale lecosseLa lettre provenait de Long Island, dans les Hamptons, j’ai tout de suite reconnu l’écriture de Vera. Montauk, le 28 octobre 2002, Ma chère sœur, Je ne sais par où commencer, tant les joies et les peines se succèdent ou se précèdent, c’est selon, dans ta vie, ces derniers temps… - Lire la suite:
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Depuis les attentats, je ne quitte plus ma maison de Montauk, d’ailleurs j’ai mis mon appartement de Manhattan en vente et j’ai décidé de ne plus prendre l’avion. C’est la raison pour laquelle, je ne suis pas venue aux obsèques de ce pauvre Max et que je n’ai pas assisté au mariage de Judith. Merci pour les photos (celles du mariage, évidemment). Paul, son mari est un beau garçon, ils forment un couple superbe, et qui sait, de cette union, naîtront peut-être des jumeaux ou des jumelles comme nous le sommes… Je préfère ne pas t’ennuyer en te donnant des nouvelles détaillées de ma santé, qui n’est pas très bonne. Mon arthrose de la hanche me fait souffrir et mes affreuses migraines, me condamnent, au pic de chacune des crises, à rester allongée dans l’obscurité de ma chambre. Même le bruit de l’océan que j’aime tant me fait mal. Mais c’est pour toi que je m’inquiète, ma chère Rose, après plus de trente années de bonheur absolu, passées auprès de ton cher mari, tu dois te sentir perdue, sans parler du départ de ta fille et de ton gendre qui vont s’expatrier à Shanghai, ce qui risque de peser davantage sur ta solitude. Ma maison te reste grande ouverte, viens quand tu veux, regarder l’océan apaise les chagrins… Voilà sans doute, ma chère sœur, ce que tu aimerais lire de moi et ce que j’aimerais t’écrire si nous étions restées aussi proches que nous l’étions dans notre jeunesse. Te souviens-tu de ce studio que nous partagions, près de la place Saint-Georges ? Bien sûr que tu t’en souviens, tu suivais les cours de théâtre de la rue Blanche, je venais d’être engagée chez Gallimard, comme assistante de Solange Moreau, l’éditrice du pôle jeunesse. Le soir, je te faisais répéter tes rôles, après quoi je tapais à la machine, sous une couverture, pour ne pas te réveiller, ce qui serait mon premier roman, un chef-d’œuvre, à n’en pas douter. Un peu avant Noël est arrivé un jeune éditeur, que l’on a installé dans le petit bureau, en face du mien, de l’autre côté du couloir. Ses cheveux noirs tombaient sur son front légèrement bombé, son regard restait doux, malgré d’épaisses montures en écaille, qui soulignaient ses yeux clairs. Son nez était parfait, son sourire éclatant, il se tenait légèrement voûté, comme sa haute taille l’exigeait. Je l’ai aimé tout de suite, je ne suis pas tombée amoureuse, non, je l’ai aimé. Très vite nous avons pris l’habitude de boire un verre, avant de rentrer le soir. Je voyais bien que je lui plaisais, mais il était plutôt timide et j’étais peu sûre de moi. Il était intarissable sur l’œuvre de Stefan Zweig, je l’écoutais en espérant qu’il m’embrasserait bientôt. Quand il a signé son premier auteur, il m’a invitée à dîner pour le lendemain, il tenait à ce que nous fêtions ensemble ce qui allait être l’un des plus gros succès de la maison. Le soir dit, pour ce rendez-vous que j’espérais tant, je me décidais pour ma petite robe noire, aux emmanchures américaines. Alors que je sortais de ma douche, j’ai été prise de nausées, de vertiges. Je connaissais trop bien ces symptômes qui précèdent mes migraines. Tu avais beau me dire, ma chère sœur, que ça allait passer, qu’il fallait que je me détende, la douleur s’installait. Une heure plus tard, je décidais d’annuler notre dîner, quand tu m’as proposé d’y aller à ma place.
— Pour moi, ce sera comme un entraînement d’improvisation, comme pour jouer un rôle. Après tout, nous étions si identiques physiquement, parce que pour le reste, tu étais aussi extravertie que j’étais réservée… Même coiffure, même style vestimentaire, même taille, même poids… Si j’ai d’abord trouvé l’idée saugrenue, tu as su me convaincre que c’était la meilleure des solutions.
— Écoute Vera, imagine qu’il soit déçu au point de passer à autre chose, de passer à une autre… Il peut aussi croire qu’il ne te plaît pas, que tu as accepté ce dîner comme ça, pour ne pas lui faire de peine… Ou pire encore, que tu n’es pas libre !
Je t’ai laissé enfiler ma petite robe noire et chausser mes escarpins à talons. Tu as mis le tube d’aspirine et le verre d’eau sur ma table de nuit, tu as déposé un baiser sur mon front et tu es partie. Je t’ai entendue rentrer au petit matin, tu t’es délestée de ma robe en la laissant tomber à tes pieds, comme tu avais dû le faire sous ses caresses, la veille au soir et tu t’es déchaussée pour te glisser sous les draps. J’ai fait semblant de dormir et quand le réveil a sonné, nous avons pris notre tour de douche et avalé notre café comme si de rien n’était.
— Alors ce dîner ? — Je ne vois pas ce que tu lui trouves, si ce n’est qu’il est ennuyeux à mourir, je te raconterai ce soir.
Six mois plus tard, ta robe de dentelle, comme un linceul, recouvrait mes espoirs et tu transperçais mon cœur de tes talons aiguilles recouverts de satin ivoire, en épousant l’homme que j’aimerai toujours, Max Stern ! Tu as eu la délicatesse de ne pas me demander d’être ni ton témoin, ni ta demoiselle d’honneur et nos parents étaient aux anges, tant ils craignaient que leurs filles ne se marient jamais, de peur de s’éloigner l’une de l’autre, sans savoir que c’est ce mariage qui allait nous séparer à jamais. J’ai écrit « Méprise » en deux semaines, le temps qu’il vous a fallu pour faire Judith pendant votre voyage de noces, à Capri et si tu as causé mon malheur, ma chère Rose, tu as fait de moi une femme riche et célèbre, puisque mon premier roman, inspiré de notre histoire, s’est vendu à des millions d’exemplaires et dans le monde entier. Quand j’ai dû me rendre à New York, pour en assurer la promotion, j’ai décidé de m’y installer pour toujours, fuyant ainsi votre bonheur. Je ne me suis pas mariée, je n’ai pas eu d’enfants, j’ai eu des amants bien sûr, mais je leur ai préféré mes chiens. Si tu me rends visite, je t’emmènerai au fond du jardin, voir les pierres tombales que j’ai fait ériger, pour chacun d’entre eux, en témoignage de mon attachement. Quant à toi tu as abandonné tes ambitions théâtrales, pour te consacrer exclusivement à ton mari et à ta fille. C’est si loin tout ça, que j’aurais dû te pardonner depuis longtemps, mais ce serait mal me connaître. Au lieu de cela, je me réjouis, chaque fois qu’un malheur te frappe, toi et ta famille. Je viendrai me recueillir, dans le cimetière où Max repose, sois sans crainte et sur l’air de « I got you under my skin » je danserai sur sa tombe, en buvant du champagne et si tu meurs, avant moi, ce que je te souhaite (après tout, tu es mon aînée, bien que tu sois née après moi, c’est ainsi chez les jumeaux) délaissée par ta fille Judith, trop occupée par les siens à Shanghai, je veillerai personnellement à ce que l’on t’enterre loin de celui que tu m’as volé et de votre petit Patrick, mort à l’âge de trois mois. Voilà, ma chère Rose, j’en ai fini pour aujourd’hui…
Vera
J’ai replié soigneusement la lettre de ma sœur, je l’ai rangée dans l’un des tiroirs du secrétaire de ma chambre. Quelques jours plus tard, j’ai commencé mes bagages pour me rendre à New York, et lorsque Judith, m’a demandé ce que j’allais y faire je lui ai répondu :
— Ce que j’aurais dû faire, il y a longtemps
— C’est-à-dire ?
— Demander pardon…
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|  | | Adelette Admin

Messages : 74141 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 74 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 8 Mar - 19:50 | |
| Belle histoire malgré une certaine tristesse. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 8 Mar - 21:23 | |
| Malgré la tristesse comme tu dis belle histoire |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 9 Mar - 6:31 | |
| L'historiette du jour : Pour un œil la traverse, pour une dent tout un train de Bruno CuffiniPour un œil la traverse, pour une dent tout un train : le type que j’avais devant moi était manifestement maboul et ne cessait de psalmodier cette antienne. Je l’avais récupéré en faisant ma ronde, comme chaque nuit, et entre deux vérifications de routine je m’étais écarté pour pisser contre un tas de bois quand je l’avais découvert. Il était couché là, dans les feuilles mortes humides, et tenait contre lui ce qui ne pouvait être qu’un cadavre d’enfant. - Lire la suite:
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J’avais appelé la gendarmerie sur mon portable et, aucune trace d’agressivité n’apparaissant chez mon lascar, je l’avais entraîné jusqu’au plus proche poste de garde, plus loin le long de la voie. Il n’avait pas voulu se séparer de son fardeau, ne m’avait pas non plus laissé l’approcher, mais il m’avait suivi docilement, tout en répétant sans cesse ce « pour un œil la traverse, pour une dent tout un train ». J’avais mis de l’eau à chauffer, sorti deux tasses et un truc soluble et innommable, et du sucre pour donner du goût à l’ensemble. Il n’en avait pas voulu. Il s’était collé dans l’angle de la pièce, sa charge contre lui, et ne voulait pas en bouger. Et chaque fois que j’approchais pour tenter de les séparer, lui et son autre, il montrait, au sens strict, les dents. Et il grognait. Dès que je m’éloignais, l’antienne reprenait « pour une dent… », etc. Il pouvait être quoi ? Deux heures ? Trois heures ? Je n’avais plus aucune notion du temps qui s’était écoulé ; c’est pas tous les jours qu’on tombe sur un type vautré dans les feuilles mortes et serrant dans ses bras un cadavre d’enfant roulé dans une couverture, et c’est pas tous les jours qu’on appelle les gendarmes pour un truc pareil.
J’avais pris mon service à vingt et une heure vingt-trois, comme chaque jour : le service de la voie, chez nous autres, hommes des trains, passe avant toute autre considération et commence à l’heure pile. Nous sommes la dernière trace horaire correcte et, dans le noir surtout, nous représentons le salut. Alors, un type qui dort dans les feuilles, un type qui berce une couverture pleine d’enfant mort, un type qui se laisse découvrir à côté du tas de bois où on pisse pendant les rondes, un type comme ça, c’est juste en dessous de la routine, si l’on voit ce que je veux dire. Et dans la grande nuit très noire où nous étions tous plongés depuis le dernier omnibus, finalement, ça ne faisait qu’une toute petite tache et un tout petit coup de téléphone. C’est à ce moment de mes pensées que j’ai entendu le chant, dehors. Au début, j’ai juste perçu une vibration, qui s’est amplifiée. Et puis très fort, et très clairement, les paroles reprises en chœur par des centaines de voix, par des milliers de voix. J’étais dans un cagibi de bord de voie, j’attendais les gendarmes pour leur confier un individu chargé et psalmodiant et, dehors, on en chantait les paroles. Et ça tournait autour de mon cagibi, ça tournait, ça faisait vibrer les murs. Pour tout dire, ça commençait presque à m’inquiéter. Et Dieu sait s’il m’en faut, avant de pouvoir commencer à m’inquiéter ! Toujours est-il que cette nuit-là, qui n’était jamais qu’un morceau de la grande nuit universelle, je dois bien l’avouer, j’ai eu peur. J’ai eu peur d’être en retard pour le contrôle suivant, j’ai eu peur de rater le prochain tas de bois, peur de ne pas y trouver le type qui dirait la même chose que le mien. J’ai eu peur de manquer le poteau d’après et la couverture suivante. On chantait tout autour, et si ça continuait comme ça, j’allais manquer non seulement le contrôle, non seulement le barjot suivant et son autre couverture, mais j’allais devenir totalement fou, et le seul homme qui sur cette planète s’occupait encore des trains disparaîtrait avec moi. J’étais le grand contrôleur, et le monde autour de moi hurlait « pour un œil la traverse, pour une dent tout un train ». À ce moment précis encore, le type au cadavre à couverture se mit à hurler derrière moi qu’il n’avait rien fait, que ce n’était pas sa faute, et que de toute manière ils étaient toujours en retard. Il parlait des gendarmes, ou peut-être des trains qu’il ne prendrait jamais. Mais il en parlait en hurlant et, tout à coup, la porte s’est ouverte à la volée. C’était comme dans un feuilleton sans queue ni tête, comme un train qui manœuvre. La porte s’est ouverte à la volée, poussée par un vent monstrueux, et j’ai eu le plus grand mal à la refermer. En tremblant, mais je l’ai fait. J’ai refermé la porte, malgré ma peur, malgré le type derrière moi qui s’était remis à psalmodier, malgré les zombies qui gueulaient dehors les mêmes paroles sans signification. À croire que tout ça était là juste pour donner à ma peur un support. Pour justifier une inquiétude de fond : pourquoi, depuis le début de cette histoire, aucun train n’était passé sur la voie ? Comment et pourquoi le simple fait de satisfaire une envie bien naturelle dans la nuit et derrière un tas de bois où l’on découvrait un type bizarre et mal accompagné transformait-il à ce point la réalité ? J’avais pris mon service à l’heure, les trains et les hommes pouvaient en témoigner et, malgré cela, les gendarmes n’arrivaient pas, le chant lugubre continuait tout autour d’un cagibi perdu, et la couverture du début restait obstinément fermée. Un grand chien sombre a surgi d’entre les flaques d’eau qui brillaient dans le noir, comme un halètement final, et il a bondi vers la porte après avoir tenté de mordre la couverture de mon pensionnaire hagard. Au nord, les étoiles scintillaient.
Tout cela n’avait décidément aucun sens. Je décidais de reprendre toute l’histoire à son commencement, et au présent pour éviter les interférences. Quoi qu’il arrive, il n’y aurait vraisemblablement pas d’enquête, et rien ne se serait produit. On m’avait déjà fait le coup.
Pour un œil la traverse, pour une dent tout un train : le type que j’ai devant moi est manifestement maboul et ne cesse de psalmodier cette antienne. Je le trouve en faisant ma ronde, comme chaque nuit, entre deux vérifications de routine et contre un tas de bois. Il est couché là, dans les feuilles mortes et humides ; il tient contre lui ce qui ne peut être qu’un cadavre d’enfant. J’appelle la gendarmerie sur mon portable et, aucune trace d’agressivité n’apparaissant chez mon lascar, je l’entraîne jusqu’au plus proche poste de garde, plus loin le long de la voie. Il refuse de se séparer de son fardeau, m’interdit de l’approcher, mais il me suit docilement, tout en répétant sans cesse ce « pour un œil la traverse, pour une dent tout un train ». Je mets de l’eau à chauffer, sors deux tasses et un truc soluble et innommable, et du sucre pour donner du goût à l’ensemble. Il n’en veut pas. Il s’est collé dans l’angle de la pièce, sa charge contre lui, et ne veut pas en bouger. Et chaque fois que j’approche pour tenter de les séparer, lui et son autre, il montre, au sens strict, les dents. Et il grogne. Un moment, même, il aboie, très distinctement. Dès que je m’éloigne, l’antienne reprend « pour une dent… », etc. Il peut être quoi ? Deux heures ? Trois heures ? Je n’ai aucune notion du temps qui s écoule ; c’est pas tous les jours qu’on tombe sur un type vautré dans les feuilles mortes et serrant dans ses bras un cadavre d’enfant roulé dans une couverture, et c’est pas tous les jours qu’on appelle les gendarmes pour un truc pareil.
Pour un œil la traverse, pour une dent tout un train ; et si la solution était là, dans cet énervant refrain ? Une histoire de poutre dans l’œil qui a mal tourné, une traverse de chemin de fer déclassée qui jaillit tout à coup du néant et, hop, un drame dans la nuit, une couverture, un inconnu vautré et l’histoire qui s’enclenche ? Et c’est alors que les gendarmes arrivent. Ils ont des uniformes de nuit tout neufs, des pyjamas bleu et noir, thème oblige. Ils ont aussi des moustaches, comme ceux du poste de garde, et au-dessus d’elles un regard sévère. Ils ont l’air très mécontents d’avoir été dérangés, ils n’ont rien à voir dans mes histoires de train, ils sont juste des hommes comme les autres, et j’ai peur quand même. Le grand chien sombre revient, trempé, et haletant. Il saisit à la gorge un gendarme en peluche, le moins rapide, et surtout le plus proche. Il le secoue, il le traîne au sol. Dehors le ciel, toujours étoilé, s’en désintéresse totalement. La scène ne correspond pas à ce que les dieux désirent faire de cette nuit. Plus aucun sens, que des traverses, des dents, des étoiles. Un peu peur aussi. Le type à la couverture pleine de môme a disparu, les tenues des pandores blanchissent. Les blouses remplacent les uniformes. Je ne comprends plus rien à cette histoire. Le chien se serre contre moi. Je me cramponne à mon nounours roulé dans sa couverture et je hurle. Pour un œil la traverse, pour une dent tout un train. Je n’y comprends rien, et pourtant, Dieu sait si j’aime les trains, et même les hommes, même un peu beaucoup hors sujet. C’est plus fort que moi, faut que je fasse péter les cadres, sinon j’ai peur ; et quand j’ai peur, je mords les trains qui me regardent de travers : c’est pour ça qu’on m’a enfermé.
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Messages : 6417 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 10 Mar - 7:16 | |
| L'historiette du jour : Divines couleurs de Laure PELBOISIris se hâtait par un petit matin de la mi-mars entre deux rangées d’immeubles haussmanniens vers son lycée. Le cœur n’y était pas. Le long tunnel de l’hiver semblait sans fin, jamais le temps ne se levait entre deux giboulées : la grisaille du ciel redoublait celle des trottoirs, des bâtiments sévères, et offrait un bien triste décor au malaise de cette élève d’un grand lycée parisien. C’était la semaine du Bac blanc. Cela faisait des mois que l’adolescente se levait le matin le ventre noué, que le petit-déjeuner ne passait pas. - Lire la suite:
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On voyait la jeune fille à l’appétit d’oiseau, yeux cernés et teint terreux, pâlir, s’étioler. Son anxiété croissait à mesure qu’elle voyait la fin de l’année approcher. Ce n’était pas le Baccalauréat en tant que tel qui la mettait dans cet état, car elle était certaine de le réussir, et même avec brio. On la disait douée, très douée. Là n’était pas le problème. Toutes les portes étaient censées pouvoir s’ouvrir à elle. Quel élève ne rêverait d’avoir cette chance ? Mais elle ne savait laquelle pousser. Plus l’année avançait, plus l’angoisse se faisait intense au moment de choisir une voie : aucune ne l’appelait en particulier. On attendait d’elle qu’elle fasse de longues et prestigieuses études. Elle était censée avoir des idées de carrières reluisantes à embrasser, mais ne se voyait dans aucune. Monsieur et Madame Michel avaient toujours eu pour leur fille unique, longtemps attendue, difficilement mise au monde sur le tard, toutes sortes de rêves qu’elle s’était toujours efforcée de réaliser et avaient maintenant pour elle toutes sortes d’ambitions. Ces cadres supérieurs carriéristes et soucieux par-dessus tout de réussite sociale, voyaient les choses en grand pour cette fille dont les multiples talents flattaient leur orgueil et sur lesquels ils avaient depuis toujours fondé bien des espoirs. Iris serait au minimum juge ou avocate, médecin, architecte ou ingénieure, experte en stratégie dans un cabinet de conseil ou agent de change à la Bourse. Et pourquoi ne serait-elle pas un jour carrément nommée à la tête d’un ministère, pourquoi ne dominerait-elle pas une armée mexicaine de fonctionnaires qu’elle dirigerait de main de maître ? La destinée de leur fille serait glorieuse et ils ne s’interdisaient aucune espérance. Plus l’année avançait, plus ils se faisaient de souci en la voyant désespérément indécise, comme incapable de se projeter vers l’avenir. Ils la houspillaient, multipliant conseils et suggestions, ne lui épargnaient aucune bonne idée, lui enjoignaient de faire un choix. Elle aurait bien aimé pouvoir leur faire plaisir, leur donner entière satisfaction, comme toujours. Elle avait consulté plusieurs fois la conseillère d’orientation du lycée et ils lui avaient même offert des séances chez une spécialiste dans un cabinet en ville ; mais elle était sortie de chaque rendez-vous plus inquiète, plus perdue, noyée dans le brouillard, impuissante à faire émerger un souhait, à esquisser une perspective, un rêve. Parfois, les larmes lui montaient aux yeux tant elle se sentait piégée, faite comme un rat au fond d’un ***-de-sac. Elle aurait voulu se faire oiseau dans le ciel et fuir loin, très loin. Ce matin-là, que n’avait-elle troqué sa place contre celle d’Eustache, le gros chat gris qui passait des heures entières lové sur le canapé, plutôt que de se presser ainsi, dès potron-minet, par ce temps humide et froid, pour aller récolter de bonnes notes à un examen blanc ? Que ne pouvait-elle se faire plante verte dans un pot accroché à un bord de fenêtre ou herbe folle entre deux pavés ? Ou même taupe, ou même ver de terre ? Iris avait le sentiment d’étouffer, de porter le poids du monde sur ses frêles épaules, aurait voulu s’enfoncer profondément sous terre pour échapper à tout cela. L’idée de s’en aller manger les pissenlits par la racine l’avait même fugacement effleurée. La semaine du Bac blanc se passa puis ce furent enfin les vacances de Pâques. Dans le train qui l’emportait de la gare d’Austerlitz vers la maison de ses grands-parents, dans une campagne bien-aimée du Cher où elle avait passé ses plus belles vacances, le sentiment d’étranglement qui l’oppressait desserra son étau à mesure qu’elle s’éloignait de Paris, que se clairsemaient les maisons, que l’espace semblait s’élargir, que défilaient sous ses yeux les arbres, les champs. Bienheureuses vacances ! Si seulement ces dernières pouvaient durer éternellement… L’élégante maison en grès rose de Saulzais qu’un aïeul avait jadis fait construire entre l’étang Merlin et la Sinaise dans la paisible petite ville de Châteaumeillant l’attendait avec sa tourelle. Elle se l’imaginait encore plus avenante que d’habitude. À elle, les dépaysantes soirées tout droit sorties d’une autre époque, les parties de manille jouées avec Papidoux tandis que Mamichette fignolait un ouvrage de broderie au coin du feu ! À elle, les joies du grenier où elle s’isolait pour écouter le chant de la pluie sur le toit ou pour rêvasser pendant des heures à l’écart du monde au milieu d’un pittoresque bric-à-brac ! À elle, les promenades en liberté dans la campagne environnante doucement vallonnée ! Dieu sait si elle y avait folâtré, durant toute son enfance, gracile farfadet caracolant à travers champs, empruntant des sentiers d’elle seule connus, emplissant de larges paniers de noisettes ou d’églantines dont sa grand-mère faisait de mémorables tartes et confitures, adoptant de craintifs hérissons orphelins, improvisant mille bouquets champêtres, bravant l’interdiction du grand-père de s’approcher des ruches pour observer les abeilles. Le seul fait de repenser, tandis que le train filait, à tous ces bonheurs passés, à toutes les fantaisies qui l’attendaient encore là-bas, chassait au loin ses soucis de lycéenne. Les voilà qui s’effilochaient comme de vulgaires nuages balayés par le vent. Installée à l’avant de l’antique Renault 21 du grand-père venu la chercher à la gare, elle dévorait des yeux le paysage en piaffant d’impatience tandis que l’auto filait sur les petites routes qui sinuaient entre bocages et coteaux : les derniers kilomètres étaient toujours les plus longs. Que la campagne était belle en cette fin d’hiver anormalement tardive ! Des frimas inhabituels s’éternisaient cette année ; un manteau de neige immaculée, épais, duveteux, recouvrait tout. À son arrivée, sitôt finies les embrassades des retrouvailles, Iris sortit se promener. Comme à toutes les vacances, pas un jour ne se passa sans que la jeune fille n’allât parcourir des kilomètres, seule dans la campagne. Dans le silence d’un paysage à la Brueghel l’Ancien où ne manquaient que des patineurs sur l’étang et que seul fendait par instants le cri rauque d’un corbeau, la gracieuse Iris s’élançait, aérienne, le pied et le cœur léger : on aurait dit qu’il lui était poussé des ailes. Quelle douceur dans ce camaïeu tendre de blancs, de beiges, de gris ! Entre le velours soyeux de la neige et le ciel bas dont les nuages se mêlaient à une brume persistante, les branches des arbres dénudés dessinaient leurs nervures noires sur un lavis pastel aux contours indistincts. Par moments, on voyait s’esquisser la silhouette d’un oiseau derrière quelque branchage, on entendait un bruissement d’ailes quelque part. Tout était particulièrement tranquille et serein ce jour-là. Iris marchait sans se presser, insouciante, faisant parfois un petit saut guilleret par-dessus une flaque de neige fondue ou s’amusant à faire sortir de sa bouche des volutes de buée. Le temps semblait suspendu dans un instant de grâce paisible, lorsque, tout à coup, les nuages s’écartèrent ; en l’espace d’un instant, un vent vif dissipa la brume. Une trouée de lumière s’ouvrit dans la voûte céleste et on vit apparaître le bleu du ciel. Le bleu du ciel ! Depuis combien de jours et de jours ne l’avait-elle vu ? Du firmament pleuvaient à présent des rayons de soleil : brillants, riants, rieurs, étincelants, dorés, argentés… Les rais de lumière, comme une nuée d’anges sortis de l’au-delà, éclaboussèrent la campagne, les rayons rayonnèrent de tous leurs feux, et, en un éclair, la campagne offrit à la vue ses plus beaux atours faits des mille nuances de mille couleurs. Lui revinrent alors à la mémoire les illustrations d’un des livres de chevet qui avaient bercé son enfance, un album d’Arnold Lobel, grand classique de la littérature enfantine, intitulé Le magicien des couleurs. Ces pages, qu’elle avait jadis feuilletées dans son lit le soir, avaient généreusement nourri ses rêves d’enfant. Elle revit l’enchanteur à l’œuvre dans sa cave, en train de touiller avec vigueur des matières mystérieuses dans de profondes marmites et d’inventer une à une les couleurs dont il allait peindre le monde qui se manifestait jusqu’alors en noir et blanc. Elle le revit barbouillant à larges coups de pinceaux arbres et balustrades, peinturlurant le ciel et la rue, les brins d’herbes et les toits des maisons. Le monde avait d’abord été grâce à lui tout bleu, puis tout jaune, puis tout rouge, jusqu’à ce que le magicien s’avisât qu’il était possible de faire des mélanges et des assortiments. Ce fut alors une fabuleuse explosion de teintes, un festival, un feu d’artifice de couleurs chamarrées qui venaient décorer le monde ! Navigant entre ces frais souvenirs et ses impressions présentes, Iris, émerveillée, dévorait des yeux la campagne transfigurée : c’était autour d’elle un jaillissement de verts tendres ici et de petits points rouges là, un bourgeonnement de bourgeons collants, des tapis de crocus tout juste sortis de terre, violacés, mauves, pourpres et une myriade de jonquilles d’un jaune poussin éclatant : c’était une féerie. Le printemps était enfin là, dans toute sa magnificence. Bouche bée, remplissant ses poumons à les faire craquer, Iris sentit une sève extraordinaire sourdre et monter en elle, se diffuser dans ses veines, dans toutes les fibres de son corps, elle sentit émerger du tréfonds de son être une liesse, éclore une joie indicible. Grisée, l’adolescente se mit à courir comme un cheval fou, bras écartés, ses longs cheveux vaporeux flottant au vent. Un sang neuf circulait en elle, lui faisant un teint de pêche. Tandis qu’elle humait plus fort le fond de l’air où s’éveillaient discrètement les promesses de parfums nouveaux, un sourire vermeil illumina son visage. Un espiègle zéphyr coula amoureusement dans son cou qu’aucune écharpe ne protégeait. Elle frissonna de joie. Une ivresse divine semblait s’être emparée de tout son être et la vie palpitait en elle comme jamais. Le soir, au coin du feu qui crépitait, sans doute le dernier feu de cheminée de la saison, Iris feuilleta des livres d’art qu’elle avait trouvés dans la bibliothèque : elle y chercha la neige, la trouva sous le pinceau de Monet, elle y chercha les fleurs, les trouva, piquetant à foison les prairies multicolores de Klimt, comme des champs étoilés, elle découvrit des lumières à l’éclat surnaturel irradiant les cieux sous le pinceau de Claude Lorrain, des ors, des parmes, des safrans, des carmins sublimes chatoyant sur des cyans, des outremers, des cobalts marins. Elle resta des heures à tourner les pages avec délice. Un ineffable sentiment d’élévation dilatait à présent son cœur. Se couchant, cette nuit-là, elle sut quelle porte elle voudrait désormais pousser. Sa vocation avait soudainement pris forme, avec la fulgurance de l’évidence. Son désir, tapi dans l’obscurité, au plus profond d’elle-même, avait jailli en pleine lumière comme une source vive et coulait maintenant comme un torrent irrésistible. Les idées tournoyèrent dans sa tête ce soir-là ; elle dormit peu, frétillant intérieurement d’un enthousiasme et d’une impatience folle. Elle se souvint que dans la foulée du Bac, elle allait fêter ses dix-huit printemps et qu’à partir de ce moment, elle ferait bien ce qu’elle voudrait, ne leur en déplaise. Qu’il lui tardait à présent d’y être ! Quelle ne fut pas la consternation de ses parents quand, de retour à Paris, elle leur exposa avec une pointe d’exaltation, entre la poire et le fromage, ce qui était désormais son projet à elle ! « Mais tu n’y songes pas ! Renoncer à une belle carrière ? Au confort matériel ? La pauvreté, sais-tu bien ce que c’est ? Toi qui es promise à un si bel avenir, tu ne veux tout de même pas t’enterrer vivante ? » objecta sa mère. « C’est absolument insensé ! », tonna son père. « Jamais, à aucun moment, ni cette année, ni l’année dernière, ni celle d’avant, tu n’as évoqué une idée pareille ! Jamais ! Et tu n’as plus pratiqué depuis le collège. D’où peut bien te venir cette lubie ? Par pitié, redescends donc sur terre ! » La vocation qui s’était révélée, surgie d’on ne savait où ni comment, leur semblait complètement loufoque. Incrédules, ils mirent tout d’abord cela sur le compte d’un petit accès d’adolescence et ne doutèrent pas qu’Iris y renoncerait sans tarder. Puis, la sentant décidée, ils déployèrent des trésors d’argumentation pour la dissuader de cette absurdité qui ne pouvait que la mener dans l’impasse. Ils la raisonnèrent. Elle tint bon. Ils négocièrent. Ils l’implorèrent, la menacèrent. Elle s’obstina. « Vous rêvez de savoir saisir une lueur, une vapeur, les moindres variations de l’atmosphère ? Vous désirez apprendre à capter un reflet, un miroitement, les pâleurs rosées de l’aube, les flamboiements de l’aurore ? Pour une semaine, un week-end ou à la journée, les stages d’aquarelle d’Iris sont faits pour vous ! Les sessions se déroulent dans les plus merveilleux coins de paradis qui soient, sur les quais de Seine, les bords de Marne, sur les rives du Cher, de l’Indre ou de l’Allier. Le prochain stage aura lieu le 12 avril sur l’île des Loups : vrai petit bijou situé à l’écart du monde, sur la Marne, entre Nogent et Le Perreux, facilement accessible depuis Paris par le RER, cet écrin de verdure chargé de mystère que vous aborderez en barque dévoilera ses secrets pour votre plus grand ravissement. Maximum de dix participants et convivialité garantis. N’oubliez pas votre pique-nique ! Pour plus de renseignements, veuillez prendre contact avec notre référente pédagogique à l’adresse stages@beauxarts.com. » Feuilletant distraitement un magazine dans la salle d’attente du dentiste, la mère d’Iris ne put réprimer un tremblement d’émotion lorsque ses yeux tombèrent sur cette annonce et glissa subrepticement le numéro dans son sac. Elle étouffa un commencement de sanglot. Peut-être finirait-elle par accepter un jour de considérer que sa fille ne s’était, au fond, pas complètement fourvoyée. Peut-être saurait-elle alors trouver les mots qui permettraient à son mari de cesser enfin, lui aussi, de voir la lumineuse Iris comme une ratée… Qui sait ? Artiste aux doigts de fée, reconnue pour ses talents de coloriste, Iris était également une professeure de peinture passionnée, inlassable passeuse d’enchantement. Elle enseignait à ses élèves la patiente et amoureuse observation de la nature. Ensemble, ils s’entraînaient avec bonheur à saisir les plus subtiles nuances et l’ondoiement de l’air, de l’eau, du vent, de tout ce qui se voit, de tout ce qui se sent. Il arrivait qu’ils aient encore plus de chance que d’habitude, lorsque le ciel les comblait d’une grâce spéciale, quand, après la pluie, surgissait, magique, un arc-en-ciel.
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Messages : 482 Date d'inscription : 24/02/2020 Age : 52 Localisation : province
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 10 Mar - 7:27 | |
| Merci pour cette lecture.!!!! voila ce que j'ai aimé de ce passage un momment de printemps que tu m as offert. me rapelant chez MOI Navigant entre ces frais souvenirs et ses impressions présentes, Iris, émerveillée, dévorait des yeux la campagne transfigurée : c’était autour d’elle un jaillissement de verts tendres ici et de petits points rouges là, un bourgeonnement de bourgeons collants, des tapis de crocus tout juste sortis de terre, violacés, mauves, pourpres et une myriade de jonquilles d’un jaune poussin éclatant : c’était une féerie. Le printemps était enfin là, dans toute sa magnificence.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour  | |
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