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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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Adélina *****

Messages : 14213 Date d'inscription : 18/09/2014 Age : 74 Localisation : OISE
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 15 Avr - 11:06 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 16 Avr - 8:23 | |
| Merci Adelette, merci Adelina |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 16 Avr - 8:24 | |
| L'historiette du jour : Tout le monde descend de Yannick BARBE1 « Hé, attention ! Tu te prends pour Ayrton Senna, ou quoi ? » j’ai crié. Le type, un Descendant, est passé à deux centimètres de moi, à toute bringue. Ne s’est pas retourné, ni pardon ni XXXXX. Je le regarde s’éloigner à toute vitesse, glissant sans effort à quelques centimètres du sol comme s’il était debout sur un skateboard invisible. Il est maintenant trop loin pour que je l’interpelle de nouveau, et de toute façon, il ne me répondra pas. J’ai l’habitude, on nous l’a expliqué assez souvent : rien d’incorrect de leur part, simplement ils n’ont pas le droit de nous parler. Aucune interaction avec la population : c’est la règle. Et puis de toute façon, il faut que je me grouille, parce que j’ai rendez-vous avec Mo, et ça, ça ne souffre aucun retard. - Lire la suite:
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Les premiers Descendants sont arrivés il y a presque quatre ans, vers la fin l’année 85. L’événement nous a surpris, mais pas tant que ça finalement. Depuis H.G. Wells, la quatrième dimension a fait son chemin dans l’imaginaire collectif (j’imagine que le jour où les extraterrestres viendront nous rendre visite, on aura envie de leur dire : ah, quand même, vous avez mis le temps, ça fait bientôt cinq cents ans qu’on écrit des bouquins sur vous). Pour tout dire, on avait même été prévenus : le 17 octobre, un communiqué venu de nulle part et annonçant leur arrivée était tombé dans les rédactions du monde entier. La plupart avaient cru à une blague, mais tous avaient quand même fait un papier, et quand quelques jours plus tard les premiers visiteurs avaient effectivement débarqué, il avait bien fallu admettre la chose suivante : à un moment donné dans l’histoire des hommes, le voyage dans le temps avait été inventé.
Au début, on ne savait pas grand-chose sur eux, seulement ce que disait le fameux communiqué : ils venaient d’un futur assez lointain, très différent de notre présent. Ce n’était ni plus ni moins que des touristes, qui voulaient visiter le monde d’avant, comme on irait voir une reconstitution historique au Puy-du-Fou. Sauf que là les figurants c’était nous.
Et puis sont arrivées les premières règles :
Règle n° 1 Aucun contact direct ne pourra avoir lieu entre les descendants et les natifs de l’époque qu’ils visitent. En clair, nous devons nous comporter les uns envers les autres comme des personnages de deux films différents projetés sur le même écran.
Règle n° 2 Aucune action de la part des descendants ne pourra être susceptible de modifier d’une manière ou d’une autre le cours de l’Histoire. Ce qui veut dire : ne rien laisser, ne rien prendre, ne rien déplacer.
Règle n° 3 La densité des descendants en un lieu et un temps donné ne devra pas dépasser 1 % de la population du territoire qu’ils visitent, et ceux-ci n’ont droit qu’à 10 jours par an et par personne.
Bon, les collectivités locales et quelques entrepreneurs futés ont immédiatement flairé la bonne affaire. Certains de nos contemporains n’étaient pas du tout prêts à voir débarquer quotidiennement dix mille touristes pleins aux as dans la capitale sans leur soutirer quelques nuits d’hôtel, déjeuners gastronomiques ou fauteuils au Moulin Rouge. Alors sur la question du commerce, on a fait quelques aménagements à la règle numéro 2, et tout le monde s’en est accommodé. Sauf ceux à qui ça ne profite pas, mais comme de toute façon rien ne leur profite jamais, ils ont l’habitude. Je le sais, j’en fais partie.
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Je m’appelle Matt, j’ai 23 ans, Parisien pur jus, il me faut une sacrée bonne raison pour traverser le périph. Montreuil, c’est déjà la cambrousse pour moi. Mère : concierge dans le 18e. Père : sûrement quelque part où il sera certain de ne pas avoir de nouvelles d’une famille qu’il a reniée il y a plus de quinze ans. Une sœur, qui vient d’ouvrir sur les bords du Canal Saint-Martin un bistrot nommé « l’Éphémère » (quartier merdique, nom prémonitoire si vous voulez mon avis).
La question que tout le monde s’est très vite posée c’est : pourquoi rien avant 1985 ? Franchement, si tu as les moyens de voyager dans le temps, il y a mille époques plus excitantes à découvrir que les années 80, non ? Au hasard, et rien que pour Paris : la Commune, Montmartre au temps Picasso, le Quartier latin dans les années 60… Moi c’est là que j’irais, à supposer que dans le futur je ne sois pas le même loser fauché qu’aujourd’hui. En tout cas, quand une question revient trop souvent, bien forcé d’y répondre, et on a fini par avoir connaissance de la règle numéro 4.
Règle n° 4 Afin de limiter les anomalies temporelles, aucun descendant n’aura le droit de remonter le temps au-delà de 300 ans avant sa naissance.
Ah d’accord. Donc ces types-là arrivent plus ou moins de l’an 2285, ça devient concret. Et surgissent alors les questions qu’on ne s’était pas encore posées : qu’est-ce qui s’est passé pendant tout ce temps ? Comment vivent-ils ? Et surtout : qu’est-ce qu’il va nous arriver à nous dans les années qui viennent ? Parce qu’ils doivent forcément le savoir, au moins dans les grandes lignes, à supposer qu’il y ait encore des écoles et des profs d’histoire au vingt-troisième siècle. Mais évidemment, la règle n° 1 n’est pas faite pour les chiens. Ceux qui ont tenté d’entrer en communication avec les touristes du futur se sont heurtés premièrement à un mur de silence, et deuxièmement à une garde à vue musclée à vous faire regretter l’époque pas si lointaine où Pasqua était premier flic de France. Alors on émet des hypothèses, on les observe du coin de l’œil, en essayant de décrypter dans leur costume, leur regard, leur moindre geste un quelconque indice. Éternelle soif de connaître l’avenir, d’autant plus frustrante qu’on sait que pour une fois, on n’a pas affaire à Madame Soleil, mais à de véritables témoins du futur.
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Ces derniers temps, la foule des touristes du temps s’est densifiée à Paris. Tout le monde sait pourquoi : dans une dizaine de jours, la France fêtera le Bicentenaire de la Révolution, et de l’avis général, ce sera grandiose. À défaut de pouvoir remonter à l’époque de Robespierre, nos descendants ne veulent manquer pour rien au monde une commémoration annoncée comme la plus spectaculaire du siècle. En 1986, pour la Coupe du monde à Mexico, disons-le, ça avait été la panique. À ce moment-là le phénomène était encore très nouveau, les gens n’avaient pas bien intégré les règles, et il fallait intervenir à chaque tentative de communication. Mais aux JO de Séoul, l’année dernière, les voyageurs du futur faisaient déjà partie du paysage. Alors pour le Bicentenaire, ça devrait rouler. Comme d’habitude pour ce genre d’événement, on attend le défilé des grands de ce monde, Bush, Thatcher, Kohl et consorts. Peut-être même Gorbatchev, allez savoir, depuis que les Soviétiques ont mis un peu d’eau dans leur vodka. Le dispositif de sécurité est en conséquence : de la flicaille à chaque coin de rue. Alors, les touristes du troisième type, dans tout ça, personne n’en a plus rien à faire. Personne, sauf une poignée de gens qui n’ont pas renoncé à se poser des questions simplement parce qu’on leur a dit « arrêtez de vous poser des questions ». Je fais partie de ces gens-là.
C’est vrai, quoi. Je ne suis pas obsédé par l’avenir, je traverse même en cette année 1989 une pénible période de désillusion (lot commun de tous ceux qui ont cru il y a huit ans que la gauche allait changer le monde), mais quand on me cache quelque chose, je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Et là, je sens bien qu’il y a cachotterie. Ces hommes, ces femmes du futur, j’en suis certain, connaissent aussi bien notre destin que nous connaissons celui des deux mille personnes qui ont eu la malencontreuse idée de traverser l’Atlantique le 10 avril 1912 sur un paquebot réputé insubmersible. Paranoïa ? Peut-être. Il est possible que rien de suffisamment notable n’arrive à l’humanité dans les trois cents prochaines années, mais sincèrement, quand vous êtes né dans le siècle qui a connu deux guerres mondiales, vous avez un peu de mal à y croire. Ce qui est certain, c’est que quoi qu’il arrive, nous ne serons pas prévenus. Un exemple ? Le 25 avril 1986, les Russes ont été assez surpris de l’arrivée inhabituelle de Descendants dans un trou perdu d’Ukraine, à la frontière de la Biélorussie. C’est seulement le 26 avril vers 1 h 30 du matin qu’ils ont compris que ces tordus-là s’étaient réservé les premières loges pour assister en direct à la plus belle explosion nucléaire de l’après-guerre. Et parmi eux, pas un pour alerter la population, pas un signe de la main pour dire aux malchanceux habitants de Tchernobyl « Filez aussi loin que vous pouvez, parce que ça va barder ». Donc, si dans les cinq prochaines années (hypothèse pas vraiment farfelue) un dictateur aussi cinglé que plein aux as décide de faire péter la planète sur un coup de tête, il ne faudra pas compter sur nos sympathiques arrière-arrière-arrière petits enfants pour nous en faire part. Heureusement, il y a Mo.
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Et il est vraiment temps que je vous parle de Mo.
Sous le troquet de ma sœur Isa se trouve une cave assez vaste. Isa voulait l’aménager pour y organiser des concerts, elle avait commencé les travaux, et puis l’argent n’a pas suivi et le lieu est resté à l’état de chantier. Personne n’y met jamais les pieds, sauf les serveurs pour changer les fûts, et moi parce que j’y stocke quelques affaires qui ne rentrent pas dans le placard qui me sert de logement. De temps à autre, je m’y rends pour récupérer un truc ou deux, en déposer d’autres, bref, comme tout un chacun, je brasse des bibelots dont je n’ai généralement pas le moindre usage. Ce que je faisais, donc, ce matin-là. On était dimanche, je savais que ma sœur n’était pas là, mais j’avais besoin d’une machine à café en état de marche, la mienne venait de me lâcher, et il me semblait que j’avais stocké dans un carton une de ces cafetières italiennes qui font immanquablement bouillir le café, mais qui ont l’avantage de ne jamais tomber en panne. J’avais un double des clefs du bar, que ma sœur m’avait fait faire « au cas où ». J’ai levé le rideau de fer sous l’œil soupçonneux du voisin (à qui j’ai lancé un petit signe amical de la main, tout va bien, je ne suis pas en train de cambrioler le rade le plus minable de la capitale), allumé le percolateur (un dernier espresso avant d’entamer une période indéterminée de matins glauques au goût de café brûlé), et j’ai plongé vers la cave. Et là, j’ai découvert Mo. Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’était cette forme repliée dans un coin sombre. J’ai d’abord pensé au chien de ma sœur, Antoine (du nom de son ex, quand tu dis ça t’as tout dit), mais pourquoi aurait-elle laissé son chien ici ? Et puis j’ai vu que c’était un peu gros pour un chien. Un être humain, donc, ce qui d’une certaine manière était plus inquiétant encore. Un serveur SDF ? Un client tellement bourré qu’il n’avait pas trouvé la sortie ? Non. Mo. Une jeune fille, en provenance directe du vingt-troisième siècle à en juger par sa tenue et son maquillage invraisemblables (comment en sont-ils arrivés là ? Plus un millimètre carré de peau qui ressemble à de la peau). Elle dormait comme un nouveau-né. Elle était drôlement belle, malgré ses couches de peinture et de tissu. Quand j’ai posé ma main sur son épaule, elle a tressailli, s’est redressée d’un coup, et m’a dévisagé. Je devais avoir une bonne tête ce matin-là, parce qu’elle n’est pas partie en courant (à sa place, je ne me serais pas gêné). Elle m’a vaguement souri, et puis elle m’a parlé, d’une voix rapide et précise, le genre qu’on n’interrompt pas. C’était la première fois que j’entendais parler un Descendant, bon sang, l’accent qu’elle avait, je devais m’accrocher pour saisir certains mots. « Ils me trouveront, a dit Mo. Je ne suis pas la première à faire ça. Personne ne leur échappe. J’ai quelques jours, pas plus. Alors, soit tu me balances tout de suite et t’auras aucun problème, soit tu écoutes ce que j’ai à te dire, et là je garantis rien. À toi de voir. » Au point où j’en étais, ce n’était plus une question de courage. J’avais besoin de savoir, quoi qu’il m’en coûte. Alors j’ai choisi la deuxième option. « OK, je t’écoute. — Bon. Mais vous devez être plusieurs. Ce que j’ai à dire, je ne veux pas que ça se perde. Si tu te fais arrêter, tout ça n’aura servi à rien, tu comprends ? » Mo ne m’a pas laissé le temps d’émettre un avis. Elle a enchaîné : « Tu as des amis ? C’est chez toi ici ? — C’est chez ma sœur, et considère que c’est aussi une amie. » En réalité, des amis (si on parle de gens que l’on peut convoquer du jour au lendemain à écouter les élucubrations d’une fille de l’an 2285, en précisant que ça pourrait accessoirement leur coûter la vie), je n’en ai qu’une poignée : Gus (le pote de toujours, celui des premières fois et des conneries qu’on n’arrive pas à regretter même si elles sont énormes), Mala (mon alter ego féminin, à qui je finirai bien un jour par dire que je l’aime un peu plus qu’une amie), et ma sœur (on se dit tout, saine habitude prise dès l’enfance). « Je dois pouvoir ramener trois personnes, ça suffira ? — Oui, c’est bien. Demain soir, 22 h, bar le Saint Blaise, dans le vingtième. — OK, je connais. Si tu as besoin de… — Ça fait combien de temps qu’on parle ? — Drôle de question, tu… — Combien ? — Heu, je sais pas, trois-quatre minutes ? — Alors va t’en. — Très aimable. — S’il te plaît. Au bout de 5 minutes, ils peuvent me localiser. Je ne suis pas censée parler à qui que ce soit. À demain. » Elle a attrapé une sorte de sac et a grimpé l’escalier en courant. Quand je suis remonté à mon tour, elle avait disparu.
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Première chose, donc : en parler aux copains. Je savais qu’ils allaient dire oui, je les connais, dès qu’ils flairent un truc qui peut les mettre dans une XXXXX noire, ils foncent tête baissée, il y a des gens comme ça, le pire c’est qu’ils s’en tirent bien la plupart du temps. Et donc, voilà, on a commencé à voir Mo. À coups de rendez-vous de trois minutes, chaque fois dans un bar différent de Paris. Le protocole est immuable : On arrive un peu en avance pour ne pas la rater, on commande à boire, elle se pointe à l’heure pile, et déroule la suite de son récit comme si on enfonçait la touche play d’un magnéto. Elle est maintenant vêtue comme nous, sans maquillage (bon sang, ce qu’elle est belle), et seul son accent impossible pourrait trahir son origine. Une dizaine de phrases extrêmement précises, comme si elle les avait apprises par cœur, et puis elle se lève et disparait au coin d’une rue en nous murmurant la date et l’adresse suivante. Et nous on reste là comme des cons, autour de sa chaise vide. Trois pauvres disciples, tentant chaque soir l’exégèse de ses invraisemblables prophéties. La première fois, au Saint Blaise, elle nous a dit que l’humanité de 2285 n’était plus composée que de 8 millions d’individus, très avancés technologiquement, tellement avancés que ça ne servirait à rien de nous expliquer. La deuxième fois, au Phénix, elle nous a dit que la tragédie avait eu lieu dans le premier quart du vingt-et-unième siècle, mais que pour qu’on comprenne ce qui s’était passé, il fallait qu’elle nous explique certaines choses. La troisième fois, au Bar du Marché, elle a commencé à nous parler d’une sorte de réseau mondial mis en place à la fin de notre siècle, et qui aurait merdé, mais comment ? On n’en a rien su ce jour-là parce que deux Descendants sont entrés dans le bar, elle a paniqué et s’est enfuie au bout de trois phrases. La quatrième fois, au Bistrot A l’Ouest, Mala a tenté la question qui était sur toutes les lèvres : pourquoi leur est-il interdit de parler de tout ça ? Ce à quoi Mo a répondu (la cinquième fois, au Lux-bar) : si une catastrophe annoncée vous permet d’être 8 millions bien à l’aise au lieu de 20 milliards à manquer de tout, est-ce que vous ne garderiez pas l’info pour vous ?
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La sixième fois, c’est ce soir, au Fou du Roi, pas loin du Louvre. Nous arrivons de plus en plus tôt aux rendez-vous. Autour de nous, la révolution gronde. Pas la vraie, hein, seulement tout le tintouin autour du Bicentenaire : annonces tonitruantes, décors bleu-blanc-rouge, déploiement inédit de forces de police. Les Descendants sont plus nombreux que jamais, à croire qu’ils ont dépassé les quotas. Nous les regardons à présent d’un autre œil.
« XXXXX, qu’est-ce qu’ils ont pu faire comme connerie pour dégommer quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’humanité ? dit Mala. — Eux ? Rien, dit Isa. Si tout ça s’est passé… se passera dans trente ans, c’est nous les cons. Nous qui avons fait n’importe quoi. — T’y peux rien, dit Gus. Si on arrive à l’empêcher, alors Mo aura aucune raison de venir nous avertir, et alors on sera pas au courant, et donc on pourra pas l’empêcher, vous lisez jamais de science-fiction ou quoi ? » — On s’en tape de tes théories, dit Isa, qui n’aime pas Gus. Mo va arriver, elle va certainement nous expliquer ce qui s’est vraiment passé, et on avisera. De toute façon, c’est pas pour demain, non ? »
À vingt heures pile, J’aperçois la silhouette de Mo à travers la vitrine. Sa démarche est inhabituelle (si on peut parler d’habitude avec une fille que j’ai vue en tout et pour tout moins d’une demi-heure). À nos autres rendez-vous, comme tous ses congénères, elle avait tendance à glisser plutôt que marcher. Là, elle s’agite comme un enfant de deux ans qui tenterait d’avancer face au vent. Quelque chose ne va pas. Elle nous voit, et brusquement tourne la tête sur la gauche. Dans ses yeux, la panique. Sur la vitre, avec ses doigts, elle dessine à toute vitesse trois signes, cherchant à lire sur nos visages un signe quelconque indiquant que nous comprenons. Le geste est vif, mais appliqué, il n’y a aucun doute possible : elle a tracé trois fois la lettre « W ». Puis de nouveau, un coup d’œil sur nous. Et soudain, un homme saisit son bras et la tire violemment en arrière. Un Descendant. Instinctivement, nous baissons la tête, et lorsque nous la relevons, l’homme et Mo ont disparu. Nous nous précipitons dehors. Autour de nous, piétons, autos, bus, taxis, vélos exécutent sans faux pas le ballet quotidien de Paris by night. Mais quelque chose a changé. Soudain, nous en prenons conscience : où que l’on regarde, il n’y a plus aucun Descendant. Comme s’ils n’avaient jamais existé. « XXXXX alors, où ils sont passés ? dit Mala. — Ils n’ont jamais été là, dit Gus. — Qu’est-ce que tu racontes ? dit Isa. — C’est simple. Quand ils ont vu que Mo avait commencé à balancer, ils sont remontés au moment de l’invention du voyage dans le temps, et ils ont décidé de ne pas dévoiler ça à tout le monde. Et du coup, personne n’a jamais voyagé dans le temps, et voilà pourquoi ils ne sont pas là. — Oui, mais enfin, nous, on s’en rappelle ! On l’a vécu ! dit quelqu’un, je ne sais plus qui, moi peut-être. — On oubliera. Tout passe très vite. Une chose en remplace une autre. Ça fera même pas la une des journaux. Écoute ! Du côté des Champs-Élysées, une clameur de tambours, de cris, de musiques, parvient jusqu’à nous. Les passants, saisis d’un patriotisme de circonstance, bombent le torse, et, comme d’autres l’ont fait deux cents ans avant eux, se mettent en marche vers le cœur du pouvoir, mais cette fois le sourire aux lèvres. Le Grand Défilé du Bicentenaire vient de commencer. Mes amis, happés par le spectacle comme des papillons par la lumière, se noient dans la foule.
À présent, je suis seul. Face au rideau fermé du Fou du Roi, je pense à l’avenir. À ce message que Mo a voulu nous laisser. “WWW”. Ça n’a aucun sens. Près du canal, un pigeon isolé boitille, à la recherche d’une dernière miette de pain, la trouve ; il sait que l’hiver est encore loin, et cela lui suffit.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 16 Avr - 9:11 | |
| Merci Poussinnette, science-fiction ce matin |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 17 Avr - 8:57 | |
| L'historiette du jour : Les cinéphiles de Christian CUSSET— Ainsi vous êtes diplomate. Je me reculais au fond de mon siège, un peu sceptique, mais tout de même intrigué par mon interlocuteur. Avec son large visage jovial, son front haut très dégarni, ses oreilles un peu trop décollées, il n’avait vraiment rien d’un haut fonctionnaire. Sous ses sourcils minces, pétillaient toutefois de petits yeux noirs qui trahissaient une intelligence et un esprit vifs. Il me regarda et sourit légèrement, en remontant simplement le coin droit de sa bouche : — On peut sans doute dire les choses comme cela. Il contempla son verre où miroitaient des glaçons et ajouta : « d’un type particulier tout de même. » - Lire la suite:
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J’attendais qu’il poursuive, ma curiosité aiguisée. Après un silence où il parut réfléchir, il se pencha vers moi, les coudes appuyés sur les genoux et prit un ton confidentiel : « Disons que je m’occupe des négociations difficiles, inhabituelles, qui sortent du cadre des relations diplomatiques traditionnelles auxquelles sont habitués les gouvernements. » Il eut un léger coup d’œil circulaire, comme pour vérifier si personne d’autre ne l’écoutait. Il me semblait en faire un peu trop : le grand hall de l’hôtel était désert à cette heure tardive. Un type au bar finissait son dernier verre devant le serveur qui polissait pensivement son comptoir et un couple enlacé échangeait quelques promesses tout au fond. Il reprit : « Je suis un spécialiste des cas tordus. On fait appel à moi quand les autres ont échoué. J’agis dans l’ombre. » — Et je présume que vous résolvez tous les problèmes en un claquement de doigts. Il prit un air sombre. — Non bien sûr et j’ai eu mes échecs. Mais je vois que vous ne me prenez pas au sérieux et il se fait tard. Heureux de vous avoir rencontré, jeune homme. Il fit mine de se lever et je le retins par la manche. — D’accord, d’accord, je vous ai taquiné un peu ! Oubliez ça et parlez-moi des affaires que vous avez traitées. Il hésita un instant, paraissant me jauger puis se rassit. « Vous devez détenir pas mal de secrets, j’imagine. De gros trucs dont on n’a jamais parlé à la télé ? » Il marqua de nouveau un temps en rapprochant un peu son siège du mien. — Plus que vous ne le pensez en fait, croyez-moi. J’ai trempé dans toutes les grosses affaires politiques ou économiques de ces vingt dernières années. J’ai côtoyé tout ce que la planète compte de types importants, connus ou inconnus, des chefs d’état, des dictateurs, des gens bien et des crapules. J’ai négocié des milliards, des traités de paix et des territoires grands comme le Texas. J’ai dû éviter plusieurs guerres et enrichir pas mal de personnes. Et tout ça n’était pas dans les journaux, mon petit. Il m’énervait un peu avec sa façon de me prendre pour un gosse, mais je ne voulais plus le brusquer. Il fallait que j’en sache plus. Soit ce type était un mythomane, soit j’étais tombé sur l’oiseau rare. Je décidai de l’asticoter un peu : — Attendez ! Ne me dites pas qu’avec tout ça dans la tête vous pouvez vous promener seul dans les rues et causer au premier venu. Vous n’en savez pas un peu trop, monsieur ? — Vous lisez trop de romans d’espionnage mon jeune ami. Il eut un sourire complice : « J’ai des clauses de confidentialité, mais je suis un professionnel et j’ai pris mes précautions. De toute façon, je ne vous ai jamais rencontré. » — Admettons. Alors vous avez certainement quelques bricoles à me révéler, des petits secrets d’État, le genre de choses que l’on cache aux médias. Tenez : la reddition des rebelles ukrainiens il y a trois ans. Je suis sûr que vous y étiez ! Il eut de nouveau le même sourire : — Bien sûr. Mais c’était une affaire simple : trois à quatre jours et enlevé. Par contre le pactole versé personne n’en a parlé. — Ouais ! Je me doutais bien de quelque chose comme ça. Mais dites-moi, si une affaire aussi embrouillée est une affaire simple, c’est quoi un truc difficile pour vous ? — Oh ! La plupart des négociations internationales le sont. Il faut ménager la chèvre et le chou. Il but une gorgée qu’il ponctua d’un claquement de langue approbateur. « Par exemple, le partage de la base Kepler entre Américains et Européens : interminable ! Et les dédommagements payés aux Chinois il y a dix ans quand les Russes ont obtenu la direction générale de l’OMC ! » — Ah bon ! Je croyais qu’ils étaient d’accord. — Bien sûr qu’ils l’étaient, après six semaines de palabres avec des postes clefs dans les administrations onusiennes et pas mal d’autres petites choses. Il se redressa, examina pensivement les glaçons au fond de son verre. Le bar s’était vidé et même le serveur avait disparu sans que je ne m’en aperçoive. Seule la réception plus loin restait un peu animée. L’homme reprit lentement : « Cela dit, il y a eu pire, bien pire. » J’attendais un peu, puis questionnais : — Pire ? Que voulez-vous dire ? Il me regarda et poursuivit lentement : — Vous souvenez-vous des Aliens, cher monsieur ? Je le regardais, soudain tendu et excité : — Les extraterrestres ? Mais tout le monde s’en souvient évidemment. Ne me dites pas que vous les avez rencontrés ! Il se contenta de lentement hocher la tête. Incrédule, je parvins tout de même à bredouiller : « Mais c’était hyperprotégé, top secret, verrouillé. Tout était filtré ! C’est tout juste si on en a eu une vague image sur les médias ! » — Je vous l’ai dit, je n’interviens que sur les gros coups. Je n’en revenais pas. — Vous avez approché ces créatures ! Mais pourquoi ? Il n’y avait rien à négocier. Ce n’était qu’un premier contact avec de simples échanges scientifiques, paraît-il. Il se cala dans son fauteuil et reprit, manifestement content de son effet. — C’était en fait bien plus compliqué que cela, mon cher. Les informations laissées à la presse n’étaient que des bribes : un contact de troisième type avec une espèce intelligente extraterrestre, des échanges limités et prudents, peu de communications possibles du fait des différences culturelles majeures et en définitive le statu quo depuis plusieurs années. Ça, c’est la façade. Il me laissa mariner une petite éternité avant d’enchaîner sur un ton neutre : « Voulez-vous savoir ce qui s’est réellement passé ? » La vérité sur ces mystérieux extraterrestres ! Mille rumeurs plus extravagantes les unes que les autres circulaient sur eux ! Certains racontaient qu’ils étaient repartis définitivement, bien sûr sans laisser d’adresse, ou au contraire qu’ils vivaient parmi nous, pour nous étudier ou pour nous envahir. Beaucoup sur les réseaux prétendaient même qu’ils n’avaient jamais existé et que ce n’était qu’un complot de plus pour distraire la planète des vrais problèmes. Évidemment que je voulais savoir ! J’acquiesçais, la bouche sèche et il reprit sur un ton posé : — Vous vous souvenez sans doute qu’un groupe d’Aliens a contacté la Terre il y a cinq ans. Une délégation terrestre entourée d’une équipe de scientifiques les a rencontrés sur une base lunaire, près de la Tranquillité. Jusque-là, tout est vrai. Après on a simplifié. En fait, on s’est rapidement aperçu qu’on avait très peu de choses en commun. Heureusement, nos métabolismes semblaient voisins et ils pouvaient respirer notre atmosphère. À moins qu’ils ne se soient adaptés pour la circonstance, on n’a jamais su. Ils étaient très susceptibles et n’ont pas apprécié les scanners qu’on avait dissimulés dans les couloirs d’accès. Leur aspect était nettement moins agréable que ce qui a été diffusé et on a dû retravailler les bandes pour les rendre plus sympathiques. Peu importe. Pour le langage, ils nous comprenaient très bien et s’exprimaient par leurs évents avec un drôle d’accent du sud. Nous en revanche, nous n’avons jamais réussi à déchiffrer les vibrations énigmatiques de leurs palpes dont ils se servaient pour communiquer. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé ! — Mais vous, comment vous êtes-vous retrouvés dans cette affaire ? — J’y venais. Il est apparu très vite qu’ils venaient nous évaluer et estimer l’intérêt que cette curieuse petite race isolée sur sa planète présentait pour eux. Ils ne nous ont fait quasiment aucune confidence. Nous n’étions même pas sûrs de savoir d’où ils venaient. D’un système de l’Éridan sans doute et non pas de Véga ou de Sirius comme il a été dit. Ils possédaient manifestement un niveau scientifique et une technologie sans commune mesure avec les nôtres. Par exemple, ils ont édifié en une nuit une porte qui a intrigué les experts durant plusieurs jours. Et puis on a compris qu’il s’agissait d’un système de téléportation. Rien de moins. Je ne vous décris pas l’ambiance. Aussi le but des politiques a-t-il été rapidement de récupérer toutes les retombées possibles. Il s’agissait de négocier et c’est là que je suis intervenu. — Incroyable ! — Ce qui était incroyable, c’était la psychologie de ces créatures. Durant les quatre premiers mois de rencontres quotidiennes, je n’ai pas réussi à savoir ce qui se passait derrière leurs grands yeux sombres. Ils nous rencontraient à trois, rarement plus, nous écoutaient le plus souvent, parlaient peu, très calmes, insondables. Ils se ressemblaient beaucoup, mais j’étais parvenu à en reconnaître au moins deux que j’avais surnommés Groucho et Zeppo. Ils ne semblaient suivre aucune logique, humaine tout au moins, et étaient totalement imprévisibles. Nous leur montrions les principales ressources de la planète, nos découvertes scientifiques, nos réalisations techniques. Ce qu’il fallait c’était les intéresser, trouver quelque chose qu’ils n’aient pas et que l’on pourrait troquer. Nous étions des Indiens à l’arrivée de Christophe Colomb. Mais eux manifestement avaient tout. Sauf bien sûr l’imagination et l’humour. — Que voulez-vous dire ? — Ils fonctionnaient apparemment sur un mode très pragmatique, sans improvisation, sans passion. J’ai été rapidement frappé par leurs difficultés à manipuler l’irrationnel, les idées générales, le subjectif. Comment discuter avec des créatures pareilles ! Nous piétinions avec le sentiment pénible qu’ils s’ennuyaient fermement. Honnêtement, j’étais à deux doigts de penser qu’ils allaient partir sans adieu, comme ça, un beau matin, après avoir rasé la planète avant leur départ par lassitude. — Vous avez donc échoué ? — Échoué ! Vous pensez sans doute, mon jeune ami, que les petites merveilles qui sont apparues miraculeusement ces dernières années : fusion nucléaire, hypogravité, piles supraconductrices, sont sorties toutes chaudes de nos laboratoires ? Et que notre implantation sur Mars toute récente est un grand triomphe de la technologie terrienne ? — Vous voulez dire que… — Je veux dire que nous avons obtenu de quoi occuper nos chercheurs et nos techniciens pour des décennies et que bien des innovations qui vous entourent sont de petits cadeaux de nos amis d’Éridan. — Je ne vous crois pas ! — Libre à vous. Mais réfléchissez tout de même. Toutes ces découvertes, dans tant de domaines, en quelques mois, après des décennies de vaines recherches, tout de suite bien au point et directement applicables cela ne vous parait pas étrange ? Il me regardait d’un air narquois, comme heureux d’un bon tour. Un couple passa devant la réception en discutant, troublant un instant le silence du grand hall. J’articulais péniblement : — Mais alors, vous avez trouvé une monnaie d’échange ? — Eh oui ! In extremis et un peu par hasard je dois le reconnaître. Il finit son verre d’un trait, s’installa plus confortablement dans son fauteuil, prenant son temps, comme pour me faire languir un peu plus et poursuivit : — Un soir tard je suis appelé d’urgence. Les Aliens me réclament. Il ne devait être pas loin de minuit, mais ces bougres n’avaient aucun sens des horaires. J’arrive précipitamment dans la salle de réunion, me demandant ce que j’allais pouvoir inventer et là, problème : il en manquait un ! Groucho. Nous étions paniqués : les autres s’agitaient un peu et nous risquions l’incident diplomatique à l’échelle interplanétaire. Cette base est une vraie ville, avec près de mille permanents, sans compter les effectifs scientifiques et de sécurité supplémentaires. Il a fallu une bonne heure pour trouver cet empoisonneur. Et vous savez où ? — Comment pourrais-je ? — Dans la salle de cinéma ! Et il appuya son affirmation d’une tape sur la table. — La salle de cinéma ? — Parfaitement ! La base possède un petit hôpital, un terrain de sport et une salle de cinéma. Une vraie, avec un grand écran blanc et de profonds fauteuils où nous avons retrouvé Groucho, confortablement installé devant un film. — Et il passait quoi ? demandais-je timidement. — Un film des années cinquante. Un vieux truc de ciné-club « Rio Bravo ». Comment et pourquoi il avait été programmé ce soir-là, je ne l’ai jamais su. — Et qu’avez-vous fait ? — Et bien nous avons attendu patiemment la fin du film. Il paraissait captivé, ne quittant pas l’écran des yeux, avec une lueur dans le regard que je ne lui avais jamais connue. Il a ensuite rejoint ses compagnons et palabré longuement avec eux. Je ne les avais jamais vus agités à ce point. L’un d’eux nous demanda ce que c’était et à quoi cela servait et nous avons compris qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’était un film auparavant et n’en avaient aucun équivalent chez eux. Groucho a demandé à le revoir et nous avons tous assisté à la projection. C’était surnaturel : trois extraterrestres aux formes improbables, émissaires d’une civilisation supérieure épanouie à des dizaines d’années-lumière, contemplant, fascinés, un vieux western. Ces êtres supérieurement intelligents, maîtres d’une immense technologie n’avaient jamais xxxçu de fictions et suivaient les péripéties de John Wayne et Dean Martin. — Mais comment est-ce possible ? — Je vous l’ai dit. Bien que très efficaces, leurs processus évolutifs ne les ont pas dotés de ce qui paraît si banal chez l’homme : l’imagination, de puissantes capacités de création abstraite, la faculté d’appréhender instantanément des situations fictives comme une réalité, bref d’inventer des histoires inutiles. Les légendes, les contes, les romans, le cinéma ont toujours tellement fait partie de la nature humaine que nous avons oublié que ces qualités n’étaient pas nécessairement universelles. Ces êtres ont de grosses difficultés à manipuler ce qui n’est pas concret et la confrontation brutale à des récits structurés mais virtuels les a déstabilisés et en définitive passionnés. — Incroyable ! — Et inespéré ! Ils ont demandé à inspecter le système de projection et bien sûr je leur ai fait tout de suite cadeau des bobines. Et comme ils avaient le sens du troc, ils sont revenus le lendemain avec un petit bâton translucide qui s’est révélé être une sorte de mémoire où étaient enregistrés trois démonstrations différentes du théorème de Fermat et le principe de fonctionnement d’un moteur ionique puissant. Bien sûr nous étions enthousiastes : nous les tenions. Et puis nous ressentions au fond de nous une certaine fierté à posséder enfin quelque chose que ces puissants Aliens, distants et un peu méprisants n’avaient pas : le cinéma ! Et là, les réserves étaient immenses. Déjà, j’avais demandé l’inventaire des stocks de la base. Hormis quelques documentaires nous disposions d’une vingtaine de bons films et nous avons demandé de nouveaux titres en urgence. — Que vous avez échangés, je suppose. — Bien sûr ! Mais au début ils pensaient que ce film était unique et j’ai dû les convaincre que nous en avions créé beaucoup d’autres. Prudemment nous leur avons passé dans un premier temps des westerns, car évidemment nous ne connaissions pas leurs goûts : « Impitoyable », « Quand le train sifflera trois fois » et « Il était une fois dans l’Ouest ». Et le miracle s’est reproduit : ils ont adoré. — Oui, sont de bons films. — Comme je n’avais rien d’autre sous la main, il a bien fallu que j’essaye d’autres choses et je me suis aperçu qu’ils étaient éclectiques. Ils ont aimé particulièrement les comédies musicales, les thrillers, les Woody Alen. Ils ont même vu trois fois « Alien » ! J’étais devenu incollable sur le sujet. Quant aux films comiques, je n’ai jamais bien su ce qu’ils y trouvaient, mais je leur ai donné de vieux Charlots et pas mal de films français. Il écarta les bras en s’étirant : — Quoiqu’il en soit, nous leur avons donné le maximum pellicules. Et nous avons fait une sacrée moisson de petits bâtons, croyez-moi ! — Et depuis ? — Nous avons une sorte d’accord. Nous leur passons régulièrement nos productions. Nos réalisateurs ont désormais une audience bien plus large qu’ils ne le pensent. Il eut un petit rire et fini son verre. J’étais perplexe. Cette histoire était totalement invraisemblable, mais je devais bien admettre que le personnage était convaincant. — Tout cela est vraiment extraordinaire. Je ne sais pas si je dois y croire. — Comme vous voulez ! Je vous l’ai dit, cher ami, demain je ne vous connaîtrai plus. Suivez mon conseil, oubliez cette histoire. Bon, il est décidément très tard et j’ai une grosse journée demain. Il se leva et ajusta son veston : — Merci pour le verre. Il me serra la main en m’adressant un léger clin d’œil et se dirigea vers le hall des ascenseurs où il disparut.
Je ne l’ai jamais revu. Sauf peut-être longtemps après, à peine distinct, sur la photographie d’un magazine, juste derrière un groupe de chefs d’État prise lors d’un important sommet. Mais était-ce bien lui ? Quant à moi, je vais toujours beaucoup au cinéma. Mais, je dois l’avouer, depuis, je ne regarde plus les films tout à fait de la même façon.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 18 Avr - 7:46 | |
| L'historiette du jour : Le grand remplacement de Adrien CastexJe caresse sensuellement son corps nu enveloppé sous les draps. J’apprends chaque relief, chaque courbe de cette créature féerique. Elle ouvre finalement les yeux et m’enlace tendrement. Je rapproche ma bouche de ses lèvres et l’embrasse avec toute la passion qui anime mon âme. Elle me fait un grand sourire angélique. Elle est heureuse avec moi, et je le suis avec elle. Soudainement, son visage se déforme et devient horrible, ignoble ! Tout son corps se déstructure et m’attrape pour essayer de m’avaler, de me consommer. - Lire la suite:
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Je me réveille en sursaut. Je touche mon front comme si je venais d’échapper de justesse à ce cauchemar. Je me suis encore endormi sur ma chaise. Il faudrait vraiment que j’investisse dans un lit. C’est ce que je me dis depuis si longtemps, mais ce n’est pas avec mon travail de miséreux et ce loyer exorbitant que j’arriverai à me payer quoi que ce soit. Je me lève. C’est le petit-déjeuner. Je regarde dans mes placards à la recherche de biscuits, de céréales, ou de quoi que ce soit qui pourrait me permettre de commencer cette journée avec autant d’énergie que possible, mais, malheureusement, ils sont tous vides. Cela fait plusieurs jours, au moins, que je saute ce repas pour cette même raison. Il faudrait vraiment que je pense à faire des courses, quitte à m’endetter. J’allume la télévision, plus dans le but de passer le temps, en attendant que ce soit l’heure de partir au travail, que pour savourer les émissions plus décervelées les unes que les autres. Néanmoins, aussi stupides soient-elles, je ne peux pas m’empêcher d’être captivé, comme si mon cerveau était capable de s’éteindre et d’apprécier ces programmes médiocres. Après tout, où est le mal ? Si ça me permet de m’échapper, d’une façon ou d’une autre, à cette vie insignifiante qu’est la mienne, alors pourquoi pas ? Finalement, un flash info apparaît à l’écran. Une femme aurait été tuée par un androïde déviant, dans une ruelle de la ville. Saleté de machine ! Déjà qu’elles prennent notre travail, alors si elles s’attaquent à nous en plus, où va le monde ? Mon regard arrive enfin à s’échapper de l’emprise hypnotique de la télévision pour se poser sur l’horloge. Il est très exactement six heures. C’est l’heure.
Le métro est bondé d’androïdes. Je suis en plein milieu d’eux, et la nouvelle du meurtre de ce matin ne me rassure pas. Je crains qu’aucun de ces tas de ferraille ne vienne à mon secours en cas d’agression sur ma personne. Après tout, ils n’ont pas été xxxçus pour nous sauver, mais pour nous remplacer. Le métro s’arrête et une bonne quantité d’entre eux sort en même temps que moi. J’entre dans l’entrepôt industriel gigantesque qui me sert de lieu de travail. Je suis superviseur de la chaîne de production de nombreux appareils électroniques. Lorsque j’ai été promu, l’entreprise a immédiatement employé un androïde pour me remplacer à mon ancien poste. Bientôt, plus aucun humain n’aura de travail… j’en suis persuadé. Nous sommes dimanche, et pourtant, je suis là, à devoir me lever tôt et partir tard. Je ne trouve pas cela normal, alors je me dirige vers le bureau du patron. Il est temps de s’expliquer ! Je tape à la porte et il fait un bruit que j’interprète comme une autorisation d’entrer. — Monsieur, dis-je timidement, comme si ma fougue et mon envie de révolution s’étaient cachées au plus profond de moi, j’aimerais savoir pourquoi je suis obligé de travailler le week-end. — Les machines travaillent le week-end, non ? Alors pourquoi pas toi ? Satanés androïdes ! Ils acceptent ces conditions, alors moi, superviseur, je me retrouve obligé de travailler comme eux. — Si tu es venu juste pour ça, dit-il, grincheux, tu as intérêt à retourner travailler fissa. Je sors de la pièce, la tête basse, comme humilié d’être réduit à un simple objet de production. J’essaie de me vider l’esprit. Je n’ai pas le choix, cette vie est la mienne et il faut que je fasse avec.
Il est 21 heures. La journée est enfin terminée. Je me dirige, comme tous les soirs, au bar Le Talos. Cet endroit est un petit coin de paradis pour moi, probablement le seul endroit où j’aimerais passer ma vie. — Un Officier, s’il vous plaît. Le barman me sert mon cocktail dans un gobelet métallique. C’est rustique, mais j’aime cette simplicité. Ici, pas de convention, pas de prise de tête, les gens sont simples. J’ai essayé d’autres boissons que l’Officier, mais ils me donnent tous des aigreurs d’estomac, même le jus d’orange. Comme quoi, on n’est pas tous faits pareil. Au fond de la salle se trouve Juliette, assise avec son amie, à une table, en train de discuter et de rigoler. C’est la fille de mes rêves, littéralement. Elle vient tous les jours ici, et c’est uniquement pour cette raison que je viens aussi. Je dépense mon maigre salaire dans ce liquide graisseux qui empêche le barman de m’expulser avec sa fameuse phrase : « Tu consommes, ou tu dégages ». Alors, je consomme. C’est le prix à payer pour pouvoir la regarder sourire toute la soirée, à raconter ses folles histoires à ses copines. Je rêvasse un instant qu’elle tourne la tête vers moi et me fait signe de la rejoindre. Elle me parlerait d’elle et je lui parlerais de moi. Nous serions le plus beau couple de la ville… même de l’univers. Nous aurions voyagé, loin des problèmes mondains, et nous aurions vécu des aventures qu’une vie entière n’aurait suffi à narrer. Elle est mon rayon de soleil, ma seule raison de continuer à vivre. Si, au moins, je n’étais pas aussi timide… Elle se lève, et paye sa note. Elle passe juste à côté de moi et quitte le bistrot. Elle n’a jamais été aussi près de moi ! Je suis aux anges, et je sais déjà que, ce soir, mes rêves seront l’occasion pour mon esprit de vivre ce qu’il n’a pas été capable de m’offrir : une nuit avec la déesse de mes sentiments. Je me lève et règle à mon tour avant de rentrer chez moi, seul, enivré par ce moment magique. En montant les escaliers de mon vieil immeuble, je croise Madame Cillia, une personne âgée qui a perdu son fils dans un accident de voiture, à cause d’un chauffeur de poids lourd qui n’était autre qu’un androïde défectueux. — Bonjour, Madame Cillia. Elle ne me répond pas et continue son chemin. Je ne lui en veux pas et je compatis. Je m’approche de la porte de mon logement lorsque, tout à coup, j’entends des bruits de pas métalliques raisonner dans le couloir. Je regarde dans tous sens, à la recherche de l’origine du son. Est-ce un androïde ? Est-ce un déviant qui m’a suivi ? Suis-je sa prochaine victime ? Je me dépêche d’enfoncer mes clefs dans la serrure, mais l’angoisse et la précipitation me font faire tellement de maladresses que je serais déjà rentré si j’avais pris mon temps. Je suis enfin chez moi. Je claque la porte et actionne tous les verrous, puis, j’écoute attentivement pour essayer d’entendre la machine, mais, il n’y a plus rien. Ouf ! À l’avenir, il faudra que je fasse attention. J’ouvre les placards pour essayer de trouver de quoi manger, ce soir, mais tout est désespérément vide. Tant pis, je mangerai demain. J’allume la télévision et pose mes pieds sur celle-ci tout en m’affalant dans mon siège. Le sommeil frappe à ma porte mentale, et je le laisse entrer, prêt à vivre la merveilleuse histoire qu’il a à me proposer.
Je me réveille en sursaut. Encore cette histoire de Juliette qui m’avale… Ce jour ressemble à tous les autres. Placards vides… Résolution de faire les courses… Télévision… Six heures très exactement… Métro bondé de machines… Travail dégradant… Ce soir, j’ai décidé de changer mes habitudes. J’ai réfléchi et j’ai trouvé une façon simple d’attirer l’œil de ma bien-aimée. Je vais m’habiller chic ! Je parcours la rue commerçante et entre dans un magasin de luxe. La porte vitrée du commerce autonome s’ouvre devant ma présence et je pénètre le lieu. Tous les vêtements, ici, sont à des prix exorbitants. Je ne pourrais même pas me payer les chaussettes unies qui sont présentées avec tant de soin. Tout le monde me regarde de travers. Certains chuchotent même entre eux tout en me fixant. N’ont-ils jamais vu de prolétaire ? Faut-il être un bourgeois qui l’affiche pour ne pas être une curiosité, ici ? Un vigile s’approche de moi et me demande, calmement : — Veuillez me suivre, s’il vous plaît. — Pour quoi faire ? Je regarde juste. — S’il vous plaît, insiste-t-il. Il me guide vers la sortie et, arrivé dehors, il me dit : — Ce n’est pas un magasin pour les gens comme vous, désolé. Désolé ? Il a cru que j’allais le voler ou quoi ? Je continue mon chemin, mais tous les commerces se ressemblent et tous proposent le même genre de tenues. Je n’ose plus rentrer dans aucun d’entre eux, de peur d’être humilié à nouveau de la sorte. Je retourne alors au Talos. Je m’apprêtais à entrer, mais Juliette est là, devant moi. Elle est resplendissante, comme tous les jours. Je crois que je lui bloque le passage, alors je m’écarte. Elle se faufile entre moi et la porte. Elle a manqué de me toucher, mais cela me suffit pour marquer cette date sur le calendrier. Elle me dit alors, en sortant, sans prêter plus attention à moi : — Merci. Tout le plaisir est pour moi ! Si j’étais moins timide, je lui aurais dit cela avec la plus belle voix qu’il m’est possible d’interpréter. J’allais rentrer pour prendre mon cocktail habituel, mais, à quoi bon ? Elle n’est plus là. Alors je sors et une idée me vient en tête : et si je la suivais ? Je pourrais alors lui montrer que je ne vis que pour elle et qu’elle peut me faire confiance pour la protéger contre ces dangereuses machines déviantes. Nous marchons plusieurs dizaines de minutes. Elle vient de ramener son amie chez elle. Elle est maintenant seule, sans défense, dans la rue sombre et froide, où pourrait sortir de n’importe quel recoin le psychopathe mécanique qui fait autant de bruit dans les médias. Elle doit probablement avoir peur, alors je me rapproche d’elle, de plus en plus, jusqu’à arriver à son niveau. Elle se retourne et crie de peur en me voyant. Je la saisis et mets ma main contre sa bouche, pour qu’elle arrête de faire du bruit. Il ne faudrait pas qu’elle trahisse notre présence au déviant. Elle ne comprend pas mes intentions et se débat. Je la secoue pour la calmer, mais elle glisse de mes mains et heurte violemment un poteau à côté. Elle tombe au sol, le crâne ouvert. Mince ! Je m’agenouille devant elle, ému par une tristesse profonde. Mes larmes refusent de couler, mais mon chagrin me paralyse. Si cette enflure de déviant robotique n’avait pas existé, je n’aurais pas eu à la suivre, et il ne se serait pas passé ce drame. Tout est de sa faute ! Décidément, les machines m’auront définitivement tout pris. Des gyrophares apparaissent derrière moi. Je tourne la tête et vois des agents de police s’approcher, avec des bâtons électriques qui crépitent avec intensité. Je suis prêt à me rendre, mais la violence policière des dernières manifestations prolétaires me laisse penser que je vais prendre, quoi qu’il arrive, une décharge. Je ne veux pas souffrir ! Je me lève et commence à fuir, mais l’un d’eux me fauche avec son arme, et je m’effondre au sol.
Je me réveille enfin. Je suis dans une cellule de béton. Le couloir de la prison est visible au travers de barreaux et une vitre blindée me sépare d’une autre salle. Une femme entre dans celle-ci et s’assoit sur une chaise. — Bonjour, dit-elle, je suis là pour évaluer votre état psychologique. — Bon… Bonjour. — Savez-vous pourquoi vous êtes là ? — Parce que j’ai voulu fuir face à des policiers ? — Oui, mais pas que. Vous avez été condamné pour meurtre. — Condamné ? Et le procès, il était en option ? — Le procès s’est déroulé juste après votre arrestation, et il ne nécessitait pas votre présence. — Non… J’ai des droits, Madame ! Vous devez les respecter ! Je ne suis pas comme ces sales machines sans cœur ni âme ! J’ai des droits, moi ! — Intéressant… dit-elle en notant quelque chose dans son carnet. Que pensez-vous de ces machines ? — Elles me dégoûtent. Sans elles, ma vie serait bien meilleure. Vous ne connaissez pas cela, vous, avec votre tailleur qui a probablement coûté une fortune, mais nous, on vit la réalité à grand coup dans les dents. — Je vois… dit-elle en continuant à noter. Je peux vous montrer quelque chose ? Elle ne me laisse pas le temps de répondre qu’elle me présente une photo. On voit dessus un androïde, de face. — Son visage vous est-il familier ? — Non. C’est le déviant qui rôde dans les rues, c’est ça ? Vous savez, je crois que j’ai été suivi par l’un d’entre… — Ce n’est pas important, dit-elle en me coupant la parole. Laissez-moi vous montrer autre chose. Elle me présente, maintenant, une vidéo où l’on voit, dans une cellule de prison telle que la mienne, un androïde. — Ça se passe dans la cellule 1 D. La voyez-vous d’où vous êtes ? Je me rapproche des barreaux et regarde de gauche à droite toute la prison. Au-dessus de chaque grille se trouve un chiffre avec une lettre, mais aucune ne correspond. Je me retourne et vois, peint en grand sur mon mur : 1D. — Comment osez-vous me mettre dans la même cellule qu’un de ces déviants ? C’est dégradant… Elle continue à noter dans son journal. — Depuis quand n’avez-vous pas mangé ? demande-t-elle subitement. Je réfléchis. Ce matin, mes placards étaient vides. Hier aussi. Je ne me souviens plus vraiment de la dernière fois où j’ai mis quelque chose de solide dans ma bouche. — Je… Je ne me souviens plus. Ce doit être à cause du choc du bâton électrique… — Allons… s’exclame-t-elle en se redressant. Je vais vous proposer quelque chose. Regardez cet écran et faites des mouvements. C’est la même vidéo qui exposait l’androïde enfermé dans ma cellule. Je bouge, espérant que ce petit spectacle me permettra de gagner des points pour ma libération. Je lève un bras, puis le second. Je constate alors que la machine, sur l’écran, fait de même. Lorsque je bouge, il bouge, tout comme moi. — Il m’imite, dis-je. — C’est en direct, répond-elle sèchement. — En direct ? Je regarde mes mains et m’assois lourdement au sol. Mes mains sont recouvertes de métal. Mon bras aussi. Je touche mon visage, mais il ne fait pas exception. — Que se passe-t-il ? Que m’avez-vous fait ?! — Votre nom est C-12-4A2FE8. — Non ! Mon nom est… Mon nom… est… C… 12… 4A2… FE8… Je fixe mes mains, le regard vide. J’ai l’impression que ma vie est un mensonge. Je revois chaque instant de mon passé, et plus rien n’a le même sens. Suis-je une machine qui s’est prise pour un humain, ou suis-je un humain piégé dans une machine ? Seigneur, pardonne-moi de m’être pris pour l’un de tes fils. Je ne suis, finalement, qu’un objet…
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 19 Avr - 7:29 | |
| L'historiette du jour : La vallée des femmes de Eve C. MERCE« Et si elle n’entend pas nos arguments ? — Il le faut, nous n’avons pas le choix. Nous devons essayer. — J’espère que vous avez raison. » Aélis se tenait droite sur son trône de bois. Elle ne l’avait jamais aimé, symbole de l’ego démesuré des précédents rois qui s’étaient assis dessus. Elle le trouvait de mauvais goût. Son immense sculpture en forme de dragon surplombant le dossier lui donnait le sentiment qu’il allait ouvrir sa gueule pour la dévorer. Il faudrait qu’elle le change se dit-elle. - Lire la suite:
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Une nouvelle chose à ajouter à sa liste de tâches. Mais la priorité n’était pas là, beaucoup d’autres sujets s’entassaient sur son bureau et demandaient son attention urgente. Aélis en vint à se demander comment son époux avait pu régenter la vallée durant de si longues années sans qu’il ne paraisse exténué ou débordé. Aélis ne régnait que depuis quelques mois, et déjà elle avait dû retrancher de plusieurs heures ses nuits de sommeil. Lorsqu’elle s’était regardée dans le miroir ce matin, elle avait remarqué les yeux cernés, le visage cendreux et les cheveux ternes qu’elle affichait. Elle aurait donné n’importe quoi pour s’allonger quelques heures et dormir sans que personne ne vienne interrompre son sommeil. Mais à présent qu’elle était seule, le repos était un luxe qu’elle ne pouvait plus se permettre. Son valet de chambre lui avait bien proposé de s’occuper de ses cheveux, mais qu’y connaissait-il ? Aélis préférait s’en charger elle-même. Le résultat n’était pas digne d’une reine certes, mais il n’était pas complètement raté non plus. Chaque jour elle revêtait seule son armure en remplacement de ses anciennes robes. Symbole de sa charge qui la rassurait quelque peu aussi. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’armure, quoique décorative, la protégerait tout de même face à une tentative d’assassinat. Aélis fut interrompue dans ses pensées par Sara, sa conseillère. — Votre Majesté, l’audience va commencer. Aélis jeta un œil vers Sara, sa plus proche amie. Grâce à elle, Aélis se trouvait assise sur le trône aujourd’hui. La déesse portait aussi une armure moins rutilante que celle de la reine. Elle se tenait à sa droite, plus petite et bien plus mince que la reine, elle semblait n’avoir qu’une vingtaine d’années bien que la reine sût qu’elle en accusait plutôt plusieurs centaines. Sa frêle silhouette lui donnait un air fragile. Ce qui lui valait d’avoir souvent été sous-estimée par ses pairs. Ils devaient le regretter amèrement désormais. Pour compléter l’estrade, les deux gardes personnelles de la reine étaient présentes Ada et Berthe. Sara se pencha à l’oreille de la reine alors qu’une femme d’une cinquantaine d’années s’approchait. Elle semblait engoncée dans son armure qui menaçait de craquer aux jointures. La femme se débattait avec une épée qu’elle tenait à la ceinture, mais qui n’arrêtait pas de se prendre dans ses jambes à chaque pas. Elle remontait laborieusement l’allée la menant jusqu’à la reine. La pièce était de bonne taille, suffisamment grande et haute de plafond pour impressionner. Une foule s’y entassait, car les séances d’audience intéressaient beaucoup la population. Notamment depuis que la reine Aélis y siégeait. Les femmes se déplaçaient dans l’espoir d’apercevoir leur souveraine. Les hommes y étaient interdits sauf lorsqu’ils devaient comparaître. — Il s’agit de Clervie, Votre Majesté, elle était en charge des cuisines avant… Sara n’eut pas besoin de terminer sa phrase, Aélis savait exactement ce que le « avant » signifiait. Après avoir exécuté une révérence qui agaça Aélis, ce n’était pas faute de leur répéter qu’un soldat ne faisait pas de révérence, la reine fit signe à l’ancienne cuisinière de parler. — Votre Majesté, je sollicite votre clémence pour un sujet qui me tient à cœur, dit Clervie. La femme se tordait les mains sans oser regarder la reine ni poursuivre. — Mais parle donc, ne fais pas perdre de temps à la reine. Clervie sursauta et se mit à se tordre encore plus les mains. — Je souhaiterais reprendre mon poste de marmiton en chef au sein des cuisines royales, Votre Grâce. Entendons-nous bien, je vous ai toujours soutenu dans votre grand projet. Clervie secouait les mains en signe d’apaisement. Dès que j’en ai entendu parler, j’ai été dans les premières à rejoindre votre cause et à trouver de nouvelles recrues. Lorsqu’il a fallu passer à l’action, j’étais là aussi. — Je me souviens de tout cela Clervie, alors explique-moi ce qui t’amène désormais devant moi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda Aélis en fronçant les sourcils. — Rien du tout, Votre Majesté. Je suis toujours votre obligée. C’est que voyez-vous, avant… j’étais marmiton, aucune recette n’avait de secret pour moi. Je régnais en maîtresse dans les cuisines. Je pouvais, rien qu’en entrant dans la pièce, me rendre compte si quelque chose n’allait pas. — Et cela est tout à ton honneur, lui dit la reine. — Mais à présent que… vous savez… dit Clervie en faisant un geste de la main en direction du trône, Votre Grâce. — L’insurrection oui. — Oui voilà, et bien, je suis devenue soldate. Et… Clervie sembla se dégonfler, elle se courba en laissant tomber ses bras le long de son corps. C’est que je n’y connais rien en guerre, Votre Majesté, ni en maniement d’armes, ni en rondes, ni en quoi que ce soit qui ait un lien avec ma nouvelle fonction. Et je pensais que maintenant que… — L’insurrection. — Oui, maintenant qu’elle est finie, peut-être pourriez-vous me rendre mon poste de marmiton ? Votre Majesté. Les hommes que vous avez placés en cuisine n’y connaissent rien, Votre Majesté. — Cela je l’avais remarqué, merci, dit la reine. — Ils ne savent pas faire la différence entre une marmite et une casserole, dit Clervie en hochant la tête. Comment voulez-vous qu’ils vous cuisinent des plats dignes de votre rang ? Votre Majesté. — Comment oses-tu ? commença Sara avant d’être interrompue par la reine d’un geste apaisant sur le bras. Après tout ce que la reine a sacrifié pour vous, continua tout de même Sara, mais d’une voix beaucoup plus basse afin que ses propos ne parviennent qu’aux oreilles des personnes les plus proches. — Et que ferais-tu alors des hommes qui occupent actuellement les cuisines ? demanda la reine. — Eh bien, Votre Majesté, j’y ai bien réfléchi. — Elle ferait mieux de laisser les personnes censées réfléchir, murmura Sara à la discrétion de la reine qui sourit devant l’emportement de la déesse. — Je proposerais aux nouveaux commis de reprendre leur ancien métier, pour ceux qui le veulent bien sûr. Les autres pourraient rester avec moi dans les cuisines sous mes ordres. — Et quels seraient mes gages que lesdits hommes qui réintégreraient le rang des soldats ne reprendraient pas de suite leurs vieux travers ? — Vous pourriez doubler la garde féminine qui garderait les hommes, Votre Majesté. Aélis entendit Sara renifler de dégoût. Cependant, et cela ne lui avait pas échappé, elle avait aussi senti Berthe, retenir sa respiration lorsque la cuisinière avait suggéré de reprendre ses anciennes fonctions. Aélis savait que Berthe s’était beaucoup plus épanouie en tant que dame de compagnie qu’en tant que garde personnelle. Elle qui avait toujours fait preuve d’un goût immodéré pour les belles robes, les bijoux luxueux et les coiffures complexes. Elle qui aimait plus que tout se faire courtiser, vivait très mal sa nouvelle charge de soldat. Elle avait troqué les robes contre une armure, les bijoux contre des armes et les coiffures contre un casque. Aélis n’avait aucun doute que Berthe n’hésiterait pas un seul instant à retourner à son ancienne vie si elle en avait le choix. Contrairement à Ada qui s’était épanouie. Elle resplendissait dans son armure, se tenait bien droite, un sourire aux lèvres, une main fièrement posée sur le pommeau de son épée. — Et où la reine trouverait suffisamment de femmes pour doubler la garde féminine ? demanda Sara. L’ancienne cuisinière rougit violemment. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais Sara ne lui en laissa pas le temps. — Ma question était rhétorique. La reine vous a libéré du joug des hommes, l’avez-vous oublié ? Grâce à elle, vous êtes libres de choisir vos vies, de prendre vos propres décisions, de jouir de votre liberté. Avez-vous oublié qu’avant vous deviez obéissance à vos maris ? Grâce à votre reine, vous êtes libres de travailler, plus besoin de rester à la maison à subir le bon vouloir de ces messieurs. Fini les femmes violées, les femmes battues, les femmes mariées de force. Avez-vous oublié ce que les dieux vous faisaient subir ? Et bien moi non, et il est de mon devoir de vous le rappeler. Que ces fameux dieux que vous idolâtriez n’hésitaient pas à vous enlever pour abuser de vous ou jouer à je ne sais quel jeu pervers. Qui d’entre vous n’a pas subi l’attrait d’un dieu ? Qui d’entre vous n’est pas revenue détruite ou n’a pas connu une voisine, sœur, fille rentrer chez elle éteinte ou à moitié folle d’un séjour chez les dieux ? Dois-je vous rappeler aussi vos nourrissons, garçons et filles, arrachés de vos seins parce qu’ils avaient le don pour devenir des précieux ? Bébés qui étaient ensuite élevés au temple sans que plus jamais vous n’ayez le droit de les revoir. Vous osez vous présenter devant la reine à la première difficulté pour lui demander de retourner à vos petites vies misérables ! Cette vie-là était-elle plus agréable pour qu’à la moindre difficulté vous vouliez vite y retourner comme un rat rentrant dans son trou ? En parlant, Sara s’était avancée sur l’estrade et fit un grand geste en direction de toutes les femmes présentes à l’audience. — Ne voyez-vous pas tous les sacrifices que la reine a endurés pour vous libérer, bandes d’ingrates ? Vous n’êtes pas dignes du cadeau qu’elle vous a fait ! Et parce que Sara était la déesse de la Volonté, toutes les femmes l’écoutèrent attentivement en hochant la tête. Sa voix avait un effet radical sur l’assemblée. Elle parvenait à briser, à moduler, et à façonner à son bon vouloir la volonté de chacun. Aélis avait tout de suite compris le potentiel de la déesse. Et elle ne doutait pas un instant que sa place sur le trône était étroitement liée à l’influence de Sara. Chacune désormais était convaincue que la reine leur avait offert un inestimable cadeau en les libérant des hommes, y compris Clervie la cuisinière. La reine fit un signe discret à sa conseillère pour mettre fin à l’audience au plus vite.
« Et maintenant ? — Je redoutais d’en arriver là, malheureusement elle ne nous laisse pas le choix. Prévenez les autres. — Cela sera fait. »
Aélis marchait de long en large à travers la salle de conseil. Ada et Berthe se tenaient de chaque côté de la porte d’entrée. La pièce, décorée sobrement de différentes cartes de la région, était meublée d’une table ronde entourée de fauteuils pour chaque membre du conseil. Une unique fenêtre donnait sur la cour intérieure du château, où la garde s’entraînait qu’il vente, pleuve, neige. Sara occupait l’un des sièges. Trois autres femmes étaient présentes, il s’agissait de Fleur, la chef des précieuses, Mathie, la capitaine de la garde et Yselda, une soigneuse. La reine poussa un soupir et lança : — Bien, vous avez toutes assisté à l’audience. Tout en parlant, la reine regarda brièvement ses conseillères qui hochèrent la tête. Je ne pensais pas que la situation déraperait aussi vite, je vous l’avoue. Cela ne fait que quelques mois que nous avons renversé le pouvoir des hommes et voilà déjà des femmes pour se plaindre de leur nouvelle condition. Je ne laisserai pas une poignée d’insatisfaites pleurnicheuses détruire le projet de toute une vie, dit la reine en tapant du poing dans sa main. La reine était rouge et respirait bruyamment. Elle marcha jusqu’à la desserte pour se servir un grand verre de vin qu’elle but d’un trait. Elle s’en servit un deuxième et alla s’asseoir dans un des fauteuils. Ses conseillères la connaissaient suffisamment pour attendre que la tempête se calme avant de parler. De toutes les femmes de la Vallée, la reine avait subi plus que ce qu’aucune femme n’aurait pu endurer sous le joug de son époux, le roi Theodore. Il s’était montré si cruel qu’elle avait tenu à le tuer elle-même. Personne n’avait idée de ce qu’elle lui avait fait subir dans la chambre conjugale ce fameux jour où leur vie avait basculé. Tout ce que ses conseillères savaient c’est que cela avait duré plusieurs heures et que lorsque la reine était enfin sortie, elle affichait un visage serein et résolu. — Conseillères, faites-moi un compte-rendu de la situation. Capitaine qu’en est-il des hommes ? La capitaine Mathie se racla la gorge, elle avait une carrure impressionnante qui rivalisait avec les hommes les plus musclés de la Vallée, des cheveux coupés courts et une vision pragmatique des événements. — Eh bien ! Ma Reine, l’insurrection n’a pas changé grand-chose pour une majorité des hommes. D’un point de vue du travail, je veux dire. Ils sont retournés à leur occupation. Le changement majeur a lieu dans les foyers, car ce sont les femmes qui portent désormais les armes. J’ai eu vent de plusieurs incidents où des femmes ont eu à faire usage de leurs armes. Mais de façon générale, les hommes ne protestent pas trop. Ils ont bien trop peur des représailles. Le fait que la garde soit entièrement féminine aide bien sûr. — J’entends bien Capitaine, cependant je refuse que les femmes se fassent justice. Si elles rencontrent des difficultés dans leur quotidien avec leur mari, je veux en être informée. Les hommes doivent être jugés équitablement sinon nous ouvrons la voie à l’incontrôlable. — Je propose de créer un conseil constitué de femmes de différentes professions, ma Reine, qui sera en charge de traiter toutes les questions relatives au foyer afin de vous décharger quelque peu, dit Sara. — C’est une bonne idée, dit la reine en se tapotant la lèvre du doigt, laissons les pairs juger les conflits intrafamiliaux. Chaque cas traité sera un rappel au conseil de la nature profonde des hommes. Cela donnera plus de responsabilités à la population, ce qui est une bonne chose, dit la reine Aélis en hochant la tête en direction de la déesse. Et je pense qu’à la longue les maris vont finir par se calmer lorsqu’ils comprendront qu’aucune incartade ne leur sera excusée. — Un élément m’inquiète ma Reine, poursuivit la Capitaine des gardes, les yeux rivés sur sa souveraine. — Je t’écoute, Mathie. — Cela concerne les gardes qui surpeuplent nos prisons. Tous ceux qui ont refusé de baisser les armes lors de l’insurrection. Nous devons décider de leur sort. La surpopulation des cachots entraîne de graves problèmes d’hygiène. Les maladies se répandent et mes filles commencent à chuchoter entre elles. Elles parlent des risques d’attraper elle aussi une maladie à force de les côtoyer. Certaines n’osent plus descendre au troisième sous-sol car des rumeurs circulent sur les hommes qui y sont enfermés. Ils seraient rongés par un mal inconnu qui les transforme en bêtes. — Il n’y a rien de nouveau à cela, Capitaine, les hommes se sont toujours comportés comme des bêtes, dit Fleur. — Tout cela est ridicule, Capitaine, dit Sara en rigolant. Vous n’allez pas me faire croire que vous donnez foi à ces sornettes. — Moi, non Conseillère Sara, je ne fais que retransmettre au Conseil ce qu’il se passe sur le terrain. Et que ferez-vous lorsque vous n’aurez plus personne pour vous occuper de tous ces hommes emprisonnés ? La Capitaine avait quelque peu grossi la voix, énervée d’être prise à défaut. — Mais justement, la reine vous a mis en charge de la garde de la Vallée. À vous de faire régner l’ordre dans vos rangs et de rétablir la situation. Un mal étrange, c’est ridicule. Je ne comprends même pas que vous n’ayez pas mis un terme à cette rumeur idiote. — Il suffit Sara, dit la reine. J’ai confiance en la clairvoyance de Mathie. Si elle nous fait part de cette difficulté, c’est que nous devons prendre la situation au sérieux. Que proposez-vous Capitaine ? — Nous devons prendre une décision pour les prisonniers. Les garder en prison est à mon sens un risque inutile pour votre règne, Votre Majesté. Deux choix s’offrent à vous : l’expulsion ou la peine capitale. La reine fit signe qu’elle avait entendu. Elle se tourna vers Yselda et lui demanda de poursuivre. La jeune femme était en charge des dragons de guerre et des soigneuses qui s’en occupaient. Elle portait une combinaison de cuir prêt du corps usée et rapiécée. Ses cheveux blonds relevés en chignon laissaient voir une affreuse cicatrice qui lui avait emporté le côté droit de son visage ainsi que la moitié de sa bouche. — Ma Reine, nous déplorons beaucoup de pertes dans l’équipe dédiée aux soins des dragons de guerre. Vous savez tout comme moi, comme ces bêtes sont imprévisibles et dangereuses. Les dragons ont toujours été habitués à recevoir les soins d’une seule et même personne. Ces animaux n’aiment pas du tout le changement et nous le font savoir. — Il n’est pas question de libérer les soigneurs des dragons de guerre. Si je fais cela, dragons et soigneurs constituent à eux seuls une armée capable de décimer ce pour quoi nous nous sommes battues, Conseillères. Les équipes en charge de ces bêtes vont devoir trouver un moyen de s’en occuper ou sinon nous n’aurons d’autres choix que de nous débarrasser des dragons de guerre. Ce qui serait fort dommageable, car ils représentent un précieux atout en cas de guerre. — Précieux atout qui ne nous est d’aucune utilité, Votre Majesté, si personne ne peut les approcher et encore moins les monter, répondit Yselda. — C’est pourquoi je vous demande de trouver une solution, Soigneuse. Interrogez les hommes qui s’en occupaient avant, demande-leur comment ils s’y prenaient pour créer un lien avec leur dragon sans se faire tuer. Et s’ils refusent de parler, tuez-les les uns après les autres, cela libérera très certainement des langues. Ma situation est trop instable pour que je me passe des dragons de guerre. Vous me parlez de colère au sein des hommes du commun, des gardes emprisonnés qui risquent de répandre des maladies, des femmes libérées qui souhaitent retourner à leurs marmites et maintenant des soigneuses de dragons incapables de soigner. Comment voulez-vous que je garde mon trône si toutes ces questions ne sont pas réglées, et vite ? Que pensez-vous qu’il arrivera si nos voisins apprennent que nous n’avons plus de dragons de guerre ? Que croyez-vous qu’il m’arrivera si une nouvelle insurrection au sein de la Vallée voit le jour ? Et que pensez-vous que les insurgés feront de vous ? Vous qui avez été à mes côtés depuis le début et avez contribué à faire régner l’ordre sous mon règne ? Mes amies, ne pensez pas que je serai la seule à y perdre dans cette histoire si nous ne parvenons pas à calmer les tensions. La Soigneuse allait répondre, mais la reine ne lui en laissa pas le temps, elle poursuivit : — Précieuse Fleur, quelles nouvelles du Temple ? La chef des précieuses était, en dehors de Sara, la plus ancienne de l’assemblée. Quelques cheveux grisonnants avaient fait leur apparition dans sa longue tresse. Elle affichait la corpulence d’une femme qui sait profiter des bonnes choses. Cependant son visage ne se départait jamais d’une expression concentrée et lointaine. Fleur avait pour seul bijou son diadème de kwart qui lui permettait d’être en contact permanent avec sa magie. — La situation est tout aussi compliquée au Temple, Votre Majesté. Les précieux vivent très mal de ne plus avoir accès à leur magie. Ils rechignent à la tâche, désobéissent, peuvent se montrer violents malgré nos représailles. Il y a eu plusieurs tentatives de vol. — De vol dis-tu ? — Oui, Votre Majesté, ils essayent de voler le kwart des précieuses. — En volant le bijou qui permet aux précieux d’accéder à leur pouvoir, ils espèrent récupérer leur magie, dit Sara. — C’est exactement cela, Conseillère, depuis que nous leur avons retiré leur bijou, les hommes n’ont plus qu’une chose en tête. Soit s’enfuir pour aller à la carrière d’où le kwart est extrait, soit voler un bijou de kwart sur une des précieuses qu’ils côtoient tous les jours. Il y a eu plusieurs tentatives qui auraient pu très mal finir, les victimes ont échappé à la mort de peu. — Bien, je ne vois qu’une solution, dit la reine, nous allons déplacer les précieux. Les laisser au temple au contact de leurs consœurs attise beaucoup trop leur convoitise. — Mais Ma Reine, nous avions convenu qu’il était plus sage de les garder sous notre contrôle. Comment ferez-vous face à des précieux qui auraient recouvré leur pouvoir ? Nous seules pouvons les contrer. — Non. Ce seul petit mot avait été dit avec suffisamment de force pour ne pas permettre de réponses. Je me rends compte qu’il s’agissait d’une erreur, dit la reine. Vous ne pouvez pas être partout. Et pour l’heure j’ai besoin que chaque précieuse se concentre sur la barrière déployée autour de la Vallée pour empêcher les Dieux de revenir. Sara, que pouvez-vous nous dire sur vos semblables ? — Jusqu’à présent, ma Reine, le champ de force continue à faire effet, aucun Dieu n’a réussi à le franchir. Ils sont coincés à l’extérieur. Cependant, je tiens à vous mettre en garde, vous savez comme moi que cette barrière ne les retiendra pas éternellement. Les Dieux sont vaniteux, jaloux et très rancuniers. — Quel beau portrait vous nous dressez là, déesse, dit Fleur en haussant un sourcil. Cependant même si la barrière consume beaucoup d’énergie chez les précieuses qui l’entretiennent, je tiens à vous rappeler que nous sommes les seules à avoir réussi l’exploit de contrer des dieux qui nous malmenaient depuis des générations. Tant que la barrière tient, Votre Majesté, nous n’avons rien à craindre de ces Dieux, ils sont aussi inoffensifs qu’un bébé au sein. — Ne sous-estimez pas mes semblables, précieuses, ou c’est une erreur que vous ne feriez qu’une fois. — Et vous ne sous-estimez pas le pouvoir que le kwart nous confère, il est sans limite et puissant. En disant cela, Fleur généra une boule lumineuse qui vint envelopper les deux gardes personnelles de la reine. Elles se retrouvèrent enfermées dans la sphère, les yeux exorbités, incapables du moindre mouvement ou du moindre son. Des larmes coulaient sur les joues de Berthe alors qu’Ada tremblait, la main crispée sur sa lame. — Cela suffit, Fleur, libère mes gardes de suite, dit la reine. — À votre guise, ma Reine. Elle fit alors un signe de la main comme si elle chassait un insecte invisible et la boule s’évapora dans un blop sonore, libérant d’un coup les deux gardes. Berthe s’effondra à genoux, pleurant à chaudes larmes alors qu’Ada dégainait son épée et s’approchait de la précieuse, une lueur meurtrière dans l’œil. La reine lui fit signe de s’arrêter et de s’occuper de Berthe. — Tente une nouvelle fois quelque chose contre moi, précieuse, et ce sera la dernière fois que tu vois le jour se lever, jeta Ada en direction de Fleur avant de s’intéresser à sa compagne. Fleur lui fit un sourire ironique, nullement impressionnée par la menace. — Conseillères ! Voici ma décision, Capitaine Mathie, les soldats emprisonnés seront exécutés à la prochaine lune montante. Cela sera l’occasion d’organiser une cérémonie festive pour célébrer notre victoire sur l’oppresseur. Les soldats reconvertis et qui se montrent obéissants n’ont rien à craindre pour leur vie tant qu’ils restent dans le rang. — À vos ordres, Votre Majesté. — Précieuse Fleur, j’ordonne que les précieux soient transférés dans les carrières de sel pour exécuter des travaux forcés jusqu’à la fin de leur vie. Ils sont bannis de la Vallée, si d’aventure un homme approche du kwart, il sera décapité sur le champ sans aucune forme de procès. Je vous laisse juger des mesures nécessaires pour apporter tout le soutien utile aux précieuses qui maintiennent la barrière tout autour de la Vallée contre les Dieux. — Bien ma Reine. — Déesse Sara, je compte sur toi pour surveiller les femmes récalcitrantes et agir en conséquence. Tu as aussi ma confiance pour t’assurer que les autres Dieux ne parviennent pas à trouver un moyen pour entrer dans la Vallée. Pour ce qui est des dragons de guerre, Soigneuse Yselda, si vous ne parvenez pas à une solution rapidement, nous serons dans l’obligation de nous en débarrasser aussi. Vous avez vos ordres, mesdames. Les conseillères s’inclinèrent et sortirent les unes après les autres. La reine les entendit poursuivre leurs chamailleries dans le couloir.
« Est-ce que tout est prêt ? — Oui. Je regrette d’en arriver à de telles mesures. — Comme nous toutes. Mais vous savez que l’idéal qu’elle porte ne peut pas durer. Un monde gouverné par des femmes ne saurait exister. — Je le sais bien, cependant pendant un moment j’ai eu envie d’y croire. — Moi aussi ma fille, moi aussi. »
La grande fête donnée par la Reine Aélis ne se déroula pas exactement comme cette dernière l’avait escomptée. Par cette célébration, elle espérait rappeler aux femmes de la Vallée qu’elles étaient libres de décider de leur sort et de jouir des mêmes libertés et privilèges que les hommes auparavant. Les femmes du commun rendirent les armes à leur mari. Ces derniers allèrent au cachot libérer les soldats qui devaient être décapités le soir même. Ensemble ils renversèrent les soldates, débordées par le nombre et bien moins entraînées que leurs homologues. La Capitaine Mathis fut une des dernières à tomber, la lame à la main contre cinq adversaires qui écopèrent de vilaines blessures. Certaines précieuses rendirent à leurs confrères les bijoux confisqués. Ils déchaînèrent leur magie à l’encontre de leurs geôlières. Elles n’eurent pas le temps de réagir, car toute leur attention était centrée sur le champ de force autour de la Vallée. La précieuse Fleur fut parmi les victimes. La barrière de protection détruite laissa la place aux Dieux qui ne tardèrent pas à retrouver la déesse Sara qui les avait trahis. Elle disparut de mémoire d’hommes. Son nom fut oublié à jamais. Les enclos des dragons de guerre furent ouverts par une soigneuse terrifiée qui ne supportait plus son travail. Les animaux, affamés par plusieurs semaines de mauvais traitements, ne mirent pas longtemps à faire un carnage dans le rang de leurs soigneuses, Yselda était du nombre. Pendant que le drame se déroulait, la Reine se préparait pour les festivités dans ses appartements. Pour une fois, elle avait décidé de troquer son armure contre une élégante robe de mousseline verte qui mettait en valeur ses yeux ambrés et ses taches de rousseur. Elle vit alors Berthe ouvrir sa porte pour laisser entrer Clervie. La reine eut le temps d’apercevoir le corps sans vie d’Ada au sol avant que Berthe ne referme le battant. Aélis remarqua que pour une fois la cuisinière tenait fermement son épée dans ses deux mains. Au moment où Clervie lui plongea l’arme dans la poitrine, Aélis comprit qu’elle avait eu tort de penser que ses sœurs étaient prêtes à accepter le changement.
FIN
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 19 Avr - 7:40 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 20 Avr - 8:02 | |
| L'historiette du jour : Aurélien, je m'appelle Aurélien de Corine CHAPELAIN-ROTTERLa photo, c’est mon pote Aurélien qui l’a faite. On travaille ensemble. Enfin, dans le même journal. Moi, au courrier. Lui, à la maquette. Alors les logiciels graphiques, il connait tout ça par cœur. Si tu peux m’arranger un peu, que je lui ai dit. Il faut dire que tout petit, j’ai eu la variole. Une horreur ! Des boutons et des croutes j’en avais partout. Jusque dans les cheveux ! Et cette cochonnerie m’a laissé des marques. Des trous dans la peau. Surtout sur les joues ! - Lire la suite:
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Aurélien est un as. Vraiment. Deux coups de pinceaux virtuels et me voilà prêt à séduire toutes les meufs de Meetic. — J’ai quand même de beaux cheveux, que je lui dis en contemplant ma photo retouchée. — Et de beaux yeux aussi, qu’il me répond en rigolant. Bon, mais en attendant avec ta nouvelle gueule, tu ne peux quand même pas t’appeler Roger ! — Et pourquoi donc ? — Parce que ça ne va pas avec ton personnage ! Que tes parents t’aient affublé d’un tel prénom, c’est à se demander s’ils te voulaient vraiment du bien. T’es sûr qu’ils étaient dans leur état normal, ce jour-là ? Nous sirotions notre troisième bière au comptoir du Jean Bart, l’annexe du journal. Aurélien, je l’aime bien. C’est un mec classieux. Naturellement. Comme ça. Sans rien faire. Il parle bien. Les gens l’écoutent avec plaisir. Il est drôle… Alors, même si parfois, il m’emmerde, je l’écoute. Bon, enfin je me répète… mais c’est un vrai pote. Sur la photo, je porte une chemise blanche, col ouvert. Sur son conseil. Il précise : pour le côté romantique. Style BHL, tu vois… Je vois. À peu près. Je connais BHL. Pas personnellement, mais je sais que c’est le genre de mecs qui plait aux filles. Le genre intello un peu rêveur. Alors, bien sûr… Roger, comme prénom, pour le côté rêveur ! — Je pourrais m’appeler Aurélien que je dis. Juste pour Meetic ! — Et pourquoi pas Tristan, Valentin ou Gaspard ! C’est tout aussi romantique, qu’il me rétorque. Et puis après tout, je m’en fous. Va pour Aurélien. Mais tu m’engages. Tâche d’être à la hauteur, qu’il conclut. Je l’engage… Il en a de bonnes. Il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin ! Il hausse les épaules. Et c’est ainsi que je suis devenu Aurélien. Exit mon boulot au service courrier. Pas assez romantique. Dorénavant, je suis philosophe. J’enseigne à l’université. J’anime des séminaires et des conférences. Je voyage. J’aurais pu être graphiste, mais faut pas exagérer ! Aurélien, là, il aurait piqué sa crise ! Et puis philosophe, ça fait sérieux, cultivé et romantique. Enfin peut-être. En attendant comment répondre de façon sérieuse, cultivée et romantique à toutes ces belles meufs qui fantasment déjà sur moi ? Pensez, un philosophe ! — Fais court, me conseille Aurélien. Court et bien élevé. — Et Roger dans tout ça ? Enfin moi ! Roger, il en a marre de se creuser le ciboulot pour trouver des trucs originaux à écrire. Roger, au final, il en a marre d’être Aurélien ! — Trop tard mon vieux… Ton image ne t’appartient plus. Et puis pense à la suite. Une belle rencontre, ça se mérite ! Je hausse les épaules. — Tu s’rais pas un peu catho, mon pote ? que je lui réponds. — Alors lance-toi, qu’il me rétorque et arrête de saliver sur des images ! Sitôt dit, sitôt fait. Je me lance le soir même. Elle s’appelle Asphodèle. C’est une super meuf de trente ans. Qu’elle dit. Chevelure rousse exubérante ? Exubérante ou luxuriante ? J’hésite. Il est deux heures du matin, je ne vais quand même pas déranger Aurélien à cette heure. Va pour : votre chevelure luxuriante traduit… Oui, traduit, c’est bien. Je poursuis : votre chevelure luxuriante traduit une personnalité exubérante que je suis impatient de rencontrer. Je relis. J’en suis tout retourné. C’est bien. Oui, très bien même. Et hop, j’envoie. Une si belle rousse, c’est tout de même pas courant. On dit que les hommes préfèrent les blondes. Moi, pas. Je ne peux penser aux blondes sans penser aussitôt à tout un tas d’histoires à la xxx. C’est bête, je le reconnais mais c’est comme ça ! La belle rousse a aussi mis en ligne une seconde photo. En pied, comme on dit. Pas dénudée, je précise (voire dans des positions langoureuses comme pourrait les qualifier Aurélien qui a toujours le mot juste), mais emmitouflée jusqu’aux oreilles, skis en main et sourire victorieux, devant un restaurant d’altitude. Ses messages sont courts. Elle ne me demande pas à combien j’émarge. Il paraît qu’on peut demander ça. On parle alors de kilo euros… Ni si j’aime emmener les meufs en week-end à Monaco. Elle ne s’intéresse qu’à mon métier. Ça m’ennuie un peu. Mais bon, c’est quand même pas sa faute, si la philosophie l’intéresse plus que moi. J’entends si c’est la philosophie qui l’a accrochée ! Aurélien rigole. Il me l’avait bien dit. Je la vois samedi, que je lui réponds. Samedi, au bar en bas de ma rue. Aurélien lève un sourcil. Tu la fais venir jusqu’à Vincennes ! Tu aurais pu trouver un endroit plus classieux que ce bar-tabac PMU. Que ce rade, sans terrasse… C’est tout Aurélien ça. Après le périphérique qu’il ne franchit presque jamais, il pense que c’est la toundra, une zone désolée et dangereuse juste peuplée d’ours et de loups. Moi, quand il déconne, je laisse pisser. Et puis samedi, j’ai rendez-vous avec Asphodèle. C’est tout, mon vieux, dis-je pour clore le sujet. Samedi… samedi… enfin ! Un jour, il faudra qu’il m’explique Aurélien. Qu’il m’explique comment lui, il vit le temps qui passe. Surtout celui qui précède l’attente d’un premier rendez-vous. Samedi, ce matin donc, j’ai briqué l’appartement de fond en comble, comme ma mère, à l’arrivée du printemps. Avec un peu de retard, mais tout autant d’ardeur. J’ai planqué sous un fond de teint clair les imperfections de mon visage, enfilé MA chemise de philosophe et accroché à mon cou la magnifique chaîne, cadeau de ma mère pour mes quarante ans. Dix-huit carats d’or pur. Bientôt quinze heures. Je descends ma rue sous le doux soleil de mai. J’aime la perspective de cette rue. Bordée d’arbres de chaque côté, elle coule paisiblement en direction du boulevard. Si proche et si loin à la fois du bruit incessant des bagnoles. Aurélien a peut-être raison au sujet du bistro. Plus je m’en approche et plus je le trouve banal. Avec sa tendance à tout exagérer, il dirait sordide, sans doute. Trois tables trônent devant la devanture. À l’une d’elles, un type sirote un café. Il tire sur une clope et contemple, l’air vague, les mégots épars au pied de l’arbre qui lui fait face. Les deux autres tables sont désertes. Tout comme le trottoir où, bien qu’encore à une bonne dizaine de mètres, j’aperçois Asphodèle. Debout, figée près de la porte d’entrée, elle fixe le boulevard. Sans doute, s’attend-elle à me voir arriver d’en bas. Je m’arrête. Vite un SMS. Tourne la tête, je suis là ! Elle tourne la tête. Je lève le bras. Nous nous voyons. J’accélère dans sa direction. Elle, dans la mienne. Et là, tout s’est gâté, que je dis à Aurélien. J’ai dit : salut Asphodèle. Elle a dit : bonjour Aurélien. Nous avons marché en silence en direction du café. J’ai dit : tu as trouvé facilement ? Facilement oui… mais pourquoi cet endroit ? Qu’elle a répondu. Un bar-tabac PMU, c’est quand même une drôle d’idée. À l’intérieur, et bien que toutes les vitres étaient ouvertes, il régnait une sale odeur de bouffe, de tabac et de sueur. Sur le mur du fond braillait un téléviseur. Quand elle a mis la main sur la poignée de la porte, je l’ai arrêtée. J’ai dit : on va aller chez moi. J’ai tout prévu. Elle n’a rien dit. Tout en remontant la rue, je ne la quittais pas des yeux. Ses beaux cheveux. Sa silhouette. Le léger parfum qu’elle dégageait. Sentait-elle le mien ? Ma chaîne scintillait sous les rayons du soleil. J’ai pensé : l’affaire est dans le sac. Elle m’avait plu tout de suite. Elle me plaisait très fort maintenant et je sentais, oui mon pote, qu’elle me plairait encore plus après… Au bout de quelques mètres, elle s’est arrêtée. Tout prévu… la phrase de trop ! Vous avez tout prévu… Eh bien, cher Aurélien, moi j’aimerais un peu parler d’abord. Ce d’abord me redonnait confiance. Elle avait dit d’abord. C’est donc qu’il y aurait un après. Logique, non ? J’ai failli dire : on pourra parler chez moi. Mais mon instinct m’a conseillé de fermer ma gueule. Je me suis immobilisé à ses côtés. — Qu’est-ce que tu veux savoir ? J’ai dit. — Je ne sais pas… Aurélien, c’est votre vrai prénom ou un pseudo, juste pour Meetic ? Elle me vouvoyait. — C’est comme ça… Aurélien, parce que j’aime bien… — En tout cas, c’est bien choisi… Aurélien, l’empereur romain… Aurélien, l’Aurélien, d’Aragon. — Lequel des deux, a priori ? — J’sais pas… Aragon, je connais, mais j’ai jamais lu. Et… Elle a fixé mes chaussures jaune beurre frais, ma chaîne qui brillait dans l’encolure de ma chemise largement ouverte et enfin mon visage. Je sentais mon maquillage fondre sous son regard triste et froid. — TU N’ES PAS PHILOSOPHE, qu’elle m’a lancé comme si j’avais la peste ! Je me fous de ce que tu es… postier, camionneur, boulanger… je m’en fous. Mais pourquoi raconter de telles salades ? Être aussi nul ! Donner un rendez-vous dans un rade aussi nul ! Me faire venir jusqu’ici, pour voir ça ! Va te faire foutre, Aurélien ! Tout en commençant à redescendre la rue en direction du boulevard, elle a tourné la tête et tu ne le croiras pas… elle a dit : tu dois t’appeler… Roger, dans la vraie vie. Oui Roger, ça te va bien. Voilà, mon pote !
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Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 21 Avr - 9:12 | |
| L'historiette du jour : L’enquête interrompue de Rupello« La peste soit d’Oran et des Oranais ! » pensait l’inspecteur Alfred Carmant. À peine revenu du port de commerce, il lui fallait faire son rapport à son commissaire, un pied-noir du cru pour lequel il n’avait que mépris. Imbu de sa jeune morgue d’inspecteur de police métropolitain, frais émoulu de la nouvelle école nationale de police du régime de Vichy, promotion de baptême « Pétain », il était l’archétype de ces « jeunes gens sains, droits et sans attaches politiques » que les circulaires du ministère de l’Intérieur engageaient les préfets à « diriger vers ce corps d’élite » pour « apporter une contribution très active au Redressement national ». - Lire la suite:
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Mais son mauvais classement aux examens de fin d’études ne lui avait permis d’avoir qu’un premier poste en Algérie. Ce fer de lance de la Révolution Nationale commençait déjà à s’émousser en se frottant depuis un an aux réalités du maintien de l’Ordre Nouveau dans une préfecture de l’empire colonial français. Son zèle dans l’application des lois de Vichy se heurtait au cosmopolitisme d’Oran, ville successivement espagnole, ottomane, française et toujours bien arabe. Même son commissaire lui demandait d’être plus souple, car son attitude embarrassait jusqu’à ses collègues antisémites, pourtant légion dans la police. Avec son insupportable accent pataouète, son commissaire lui faisait des remarques du genre : « Votre obsession du respect du port de l’étoile jaune est louable en métropole, mais inutile ici. À Oran, chacun a son quartier. Nous savons qui est qui et où il est. Pas besoin de signe distinctif pour aller les chercher ! Consacrez votre temps à des choses plus utiles. ». Heureusement, pensait-il, que l’armée de l’État français tenait la ville d’une main de fer, car il sentait confusément qu’en cet automne 1942 les idées gaullistes contaminaient peut-être jusqu’aux rangs de la police, surtout depuis l’échec de l’Africa Korps à El Alamein. Sous prétexte des supposées convoitises du Caudillo Franco sur l’Oranie, une indulgence qu’il trouvait coupable se dessinait envers les résistants d’Oran. En quelques mois de travail, il avait pu juger que les ennemis du gouvernement de Vichy ne manquaient pas : les Espagnols républicains, communistes et anarchistes réfugiés là depuis 39 à la chute de la république espagnole, certains européens qui sentaient le vent tourner depuis les défaites du Generalfeldmarschall Rommel, la population musulmane rêvant d’autonomie suite à l’affaiblissement de la puissance colonisatrice et pour finir, évidemment, l’importante communauté juive séfarade. Le seul côté qu’il trouvait positif était l’anglophobie des Oranais depuis l’attaque de la flotte française par la Royal Navy à Mers-el-Kébir deux ans plus tôt à l’armistice de 40. La population n’avait pas oublié le tonnerre des canonnades. Mais les rapports de police politique qu’il faisait à sa hiérarchie n’avaient pas l’écho espéré pour sa promotion. Il se retrouvait cantonné aux petites enquêtes. Ce matin du lundi 7 décembre 1942, suite à la chute accidentelle d’une barrique de vin tombée d’une grue de chargement sur le quai du port de commerce, une mini émeute avait eu lieu. À la place de vin, l’énorme tonneau brisé avait libéré des centaines de kilos de haricots secs, provoquant la colère de la foule astreinte aux restrictions alimentaires. Il avait été appelé pour calmer cette populace d’affamés qui ne supportait plus que la France paye ses dettes de guerre à l’Allemagne en pressurant ses colonies. Après une brève dispersion de la foule, il était revenu au commissariat, mais il n’eut pas le temps de faire taper son rapport. On l’informa d’une mort suspecte dans le quartier espagnol. Il repartit donc immédiatement après avoir bu un ersatz de café infusé dans cette eau du robinet saumâtre que l’on était obligé de boire à Oran par manque de source d’eau douce. Il rêvait d’eau minérale importée, de Vichy de préférence, bien au-dessus de ses moyens. Vu le manque d’essence, il ne put prendre de véhicule de service. Il dut aller au quartier espagnol en vélo. Il trouva facilement l’adresse vu l’attroupement de curieux devant l’immeuble. Une patrouille de police à vélo était déjà là. Il demanda aux « hirondelles » un résumé de la situation puis leur demanda de dégager les curieux. « Décidément, se dit-il, c’est la journée des dispersions. » Ce fut plus facile qu’au port. Dans le couloir d’entrée, il vit un médecin de quartier penché sur le corps d’une femme d’une cinquantaine d’années. « Attention de ne pas glisser ! » l’avertit le docteur. « Il y a de l’huile d’olive sur le sol. » À côté du corps, le contenu d’un cabas jonchait le sol ainsi que les débris d’une bouteille d’huile d’olive d’une marque de Tlemcen, courante à Oran. « Inspecteur Carmant. À qui ai-je l’honneur ? » Le médecin se retourna, découvrant une étoile jaune cousue sur son manteau. « Docteur Bensoussan. Je tiens à vous préciser que j’ai l’autorisation officielle d’exercer dans ce quartier vu le manque chronique de médecins. ». L’inspecteur résolut de ne pas lui serrer la main, mais d’être poli, à sa manière… « Je n’en doute pas ! C’est vous qui avez trouvé le corps ? ». « Non, c’est la concierge de l’immeuble qui m’a envoyé un des gamins du quartier venir me chercher. » « Quelle est la cause de la mort ? » « Fracture du crâne. Vu la blessure, la tête a heurté violemment le sol. Elle n’est pas morte sur le coup. Elle a dû succomber à une hémorragie intracrânienne. Elle s’est beaucoup débattue vu le désordre de ses vêtements. » En se tenant au mur, l’inspecteur examina le corps. Les vêtements étaient imbibés d’huile de tous côtés. La victime avait roulé sur elle-même sans arriver à se relever, peut-être à cause de l’huile. Il récupéra ses papiers dans une des poches du manteau. « Veuve Ángela López. » lut-il. « Combien de temps s’est-elle débattue ? » « Impossible à voir. » répondit le médecin. « Un traumatisme crânien est rarement immédiatement mortel si l’on tombe seulement de sa propre hauteur. Tout dépend de l’hémorragie. C’est peut-être aussi l’inverse, une rupture d’anévrisme qui provoque la confusion puis la chute et pas la chute qui provoque l’hémorragie. Ou alors plus simplement une crise cardiaque. Seule une autopsie pourrait le dire. » Cette réponse intrigua l’inspecteur. « Vous me semblez habitué aux morts brusques ! À moins que cette dame n’ait été une de vos clientes dont vous connaissiez les faiblesses ? » « Non, ce n’était pas une de mes patientes. Et j’étais médecin militaire jusqu’à 1940… » L’inspecteur se pinça les lèvres. Il ne savait que répondre. Un vague sentiment de honte, étrange pour lui, l’envahit. Il tourna sa tête vers l’extrémité du couloir d’entrée où des habitants de l’immeuble se tenaient silencieusement. « Bonjour. Savez-vous qui est cette dame à terre ? » Une jeune femme lui répondit. « C’est notre propriétaire. » Tiens ! Tiens ! se dit l’inspecteur. Son sens de limier s’activa. « Retournez tous dans vos logements respectifs et n’en sortez pas. Je vais passer vous interroger un à un. Qui est la concierge ? » La même jeune dame leva la main. « Je vous interrogerai la première. Allons dans votre loge. » L’entrée de l’appartement de la concierge était au rez-de-chaussée près de la porte de l’immeuble. À pas précautionneux pour éviter de glisser, le policier longea le mur en s’y tenant jusqu’à la porte de la loge. « Essuyez vos souliers s’il vous plaît » dit-elle. Après avoir vigoureusement essuyé ses chaussures sur le paillasson, l’inspecteur entra dans un intérieur simple mais propre et bien rangé. Une fillette tentait de se cacher sous une table. « Ne faites pas attention à elle. Elle se réfugie sous la table à chaque fois qu’elle a peur depuis deux ans. Un obus de marine s’était perdu dans le remblai de la voie de chemin de fer près d’ici. » Il se pencha jusque sous la table. « N’aie pas peur, petite. C’est la police française ! » Cela ne semblait pas rassurer l’enfant qui refusait obstinément de sortir du dessous de la table. Les Espagnols ne valent pas mieux que les juifs, pensa-t-il. « Avez-vous quelque chose à me dire, madame… ? » « Nieves Sánchez. À quel propos ? » « Je parle de la chute de votre propriétaire, madame López. » « Non. J’étais dans les étages. Je l’ai trouvée par terre en descendant et j’ai envoyé chercher le docteur Bensoussan par un des gamins qui jouait dans la rue. » « Vous aviez entendu quelque chose ? Le bruit de la chute, un hurlement ? » « Non. » « Où habitait-elle ? » « Au 1er étage, le plus grand appartement de l’immeuble. » « Vous savez qu’une concierge se doit de collaborer avec la police. Parlez-moi des autres locataires. Des problèmes de retard de loyer ? » « Qui n’en a pas depuis le début de la guerre ! » « Répondez à ma question ! Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un logement de fonction comme vous. » « Détrompez-vous. Mon loyer est supérieur à mon salaire de gardienne ! » Une dure en affaire, la morte ! se dit-il. « Comment faisiez-vous pour la payer alors ? » « Mon mari compense le surcoût. » « Où est-il votre mari ? Quelle profession exerce-t-il ? » « Il est tonnelier. Et il est dans son lit. » « À cette heure ? Pourquoi donc ! » « Je lui ai donné une infusion de pavot quand il est revenu soûl hier, pour avoir la paix ! » Une dure à cuire aussi la Sánchez se dit l’inspecteur. « Il a peut-être entendu quelque chose. » « C’est plutôt lui que l’on entend ronfler. » L’inspecteur ouvrit la porte de la chambre et l’entendit lui-même. « Un vrai soufflet de forge en effet ! » Il vérifia que le mari dormait comme un sonneur et retourna dans la pièce principale. « Vous n’avez pas répondu à ma question. Des retards de loyer ? » Le visage de la jeune mère se rembrunit. « Oui, comme tous les autres locataires. » « Comment cela se passait avec madame López ? » « Mal ! Elle avait le verbe haut malgré la guerre.... » L’inspecteur remarqua une bouteille d’huile d’olive sans étiquette commerciale sur la table. « Vous avez encore assez d’argent pour vous acheter de l’huile au marché noir ! » L’inquiétude se lisait sur le visage de la concierge. « J’ai juste transvasé le contenu de la bouteille. » « Allons ! Allons ! Personne ne fait cela au risque d’en perdre une partie. C’est trop visqueux et cela reste collé aux parois. Vous avez de la chance que cela ne soit pas mon problème du moment. Montrez-moi plutôt le registre des locataires. » La jeune dame obtempéra et lui tendit le registre qu’elle sortit d’un tiroir du buffet. Alfred lut les noms, les professions, les totaux des loyers impayés. Si l’immeuble espagnol ne sentait pas la misère des quartiers juifs et arabes, il sentait bien la pauvreté. Des familles ouvrières, peut-être d’anciens républicains espagnols. Il décida d’emporter le registre. La curiosité de la gamine prit le pas sur sa crainte. Elle se releva de dessous la table. Un doigt dans la bouche, elle questionna Alfred. « Bonjour monsieur. C’est vrai que les lions descendent la nuit faire pipi ? » « Ne l’écoutez pas ! Une histoire que lui raconte son père sur les lions de l’Hôtel de Ville. » dit la mère. Amusé, l’inspecteur se baissa vers l’enfant et lui répondit. « Bien sûr. Toute la journée, ils montent la garde de chaque côté du grand escalier. Mais la nuit, ils profitent qu’il n’y a plus personne pour descendre de leur piédestal pour se soulager. Je les ai vus lors d’une de mes rondes de nuit. Tu peux me croire. La police ne ment jamais ! » La petite fille sembla satisfaite de la réponse. Alfred se releva puis se tourna vers la mère. « Vous serez convoqué au commissariat si nécessaire. » « Mais quand pourrai-je nettoyer le couloir ? » « Dès que j’aurai fait enlever le corps par le service de la morgue. Au revoir, madame » Il sortit pour libérer le docteur Bensoussan et demander aux agents de s’occuper de l’évacuation du cadavre. Puis il retourna dans l’immeuble pour faire le tour de chaque appartement. Personne n’avait rien vu, rien entendu. L’omerta espagnole valait bien la Corse. Mais surtout personne n’avait vu la concierge dans les étages. Il pensait la convoquer le lendemain pour creuser ce point. Mais il ne put le faire, car l’US Army envahit l’Oranie le lendemain. Trois jours de durs combats s’ensuivirent, car les résistants d’Oran n’arrivèrent pas à prendre le contrôle de la ville comme à Alger. Alfred ne rendit les armes que le 10 novembre 1942, comme les autres forces pétainistes, quand les troupes américaines entrèrent dans Oran. Son commissaire classa l’affaire López comme accidentelle. Quelle importance pouvait avoir une morte de plus à ce moment-là dans le charnier de la guerre ? Alfred Carmant fut peu inquiété, car, pour continuer la guerre, les alliés avaient besoin de paix civile en Afrique du Nord et des troupes françaises. De « bon » fonctionnaire de Vichy, il fut recyclé en « bon » fonctionnaire et soldat de la France Libre. Il fit toute la campagne d’Italie dans la Police Militaire jusqu’au débarquement en Provence en août 44. En France, il découvrit que plusieurs copains de promotion de l’École de Police avaient fini devant les pelotons d’exécution de l’épuration. Une sorte de sélection naturelle à l’envers où les « meilleurs » élèves furent éliminés suite à leur zèle dans la répression des « terroristes » résistants. Pensif sur les circonstances qui firent de lui un héros de guerre plutôt qu’un collabo, il se forgea une étrange philosophie où le fonctionnaire est là pour faire fonction quel que soit le régime. Même si sa vie sentimentale ne fut guère brillante, les années passèrent positivement dans les différents services de la police. Ses sympathies anticommunistes allaient dans le sens des régimes des IVème et Vème républiques. Il monta en grade jusqu’à devenir inspecteur principal à la préfecture de Police de Paris. Il y brilla dans ses enquêtes contre le Front de Libération National algérien pendant la durée des « évènements d’Algérie » de 1954 jusqu’au massacre parisien du 17 octobre 1961. Pour l’État, à la guerre à outrance contre le FLN en Algérie devait correspondre la guerre à outrance en France. Alfred s’y employa avec zèle et sans état d’âme pour terroriser les terroristes suite aux vagues d’attentats contre la police parisienne. Pourtant, il goûta peu les noyades des Algériens dans la Seine. Il ne contesta pas l’efficacité de la terreur mais autant de morts trop rapides, c’était autant d’Algériens que l’on ne pouvait plus interroger… De son point de vue, courant électrique ou courant de la Seine, ce n’était pas du bon boulot de flic. Là où il y a de la gégène ou de l’hydrocution, il n’y a pas de plaisir ! La qualité de ses rapports d’enquêtes fut remarquée par le préfet de police de l’époque. Il fut convoqué par lui fin octobre 1961. L’entrevue fut courte : « Monsieur Carmant, j’ai apprécié vos états de service. Le ministère de l’Intérieur me demande une liste d’experts. Vous connaissez Oran, je crois. C’est devenu un bastion de l’Organisation de l’Armée Secrète. Une mission dirigée par le directeur de la Police Judiciaire se prépare. Serez-vous aussi efficace dans la lutte anti-OAS que dans la lutte anti-FLN ? Il vous faudra y être encore plus subtil. Nous voyons maintenant beaucoup trop de nos concitoyens en Algérie qui refusent les négociations de l’État avec le gouvernement provisoire algérien. Regardez cela. » Le préfet sortit un journal d’un tiroir et le posa sur son bureau. « C’est une édition pirate de l’Écho d’Oran du 20 octobre à la gloire de l’OAS ! Et il existe des éditions réservées aux officiers et cadres de l’armée française ! C’est intolérable pour le gouvernement ! ». Cela finit de le convaincre de répondre positivement, car il préférait toujours être du bon côté de la matraque. Suite à cette entrevue, Alfred rejoignit la mission « C » : C pour Choc. Le directeur de la Police Judiciaire l’envoya avec toute une équipe à Oran. Il redécouvrit une ville qui avait bien changé en vingt ans. L’eau du robinet était devenue douce au dégoût de certains Oranais à qui les cafetiers apportaient la salière en même temps que le café. À sa grande surprise, la guerre d’Algérie semblait à peine avoir atteint cette ville, réputée la plus européanisée d’Afrique du Nord. Les Français d’origine juive et espagnole y vivaient comme s’ils n’allaient jamais partir sous prétexte qu’ils y étaient depuis des siècles, bien avant les colons français. La rudesse de sa tâche lui était évidente. Le FLN était en milieu hostile en métropole. Mais, à Oran, la majorité de la population européenne était pour l’OAS qui exerçait la terreur contre la population musulmane. Au fur et à mesure des négociations franco-algériennes pour l’indépendance, l’OAS se déchaîna jusqu’à sa politique de la terre brûlée en Algérie lors du référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962. Volonté du FLN de purification ethnique des européens ? Ou plus simplement fureur d’une population autochtone terrorisée par les meurtres et la volonté de destruction de l’OAS ? Nul ne sait, mais le 5 juillet 1962, sur l’autel du premier jour d’indépendance algérienne, mille Oranais furent sacrifiés, car l’armée française eut l’ordre de ne plus intervenir. Alfred Carmant et son équipe d’enquêteurs avaient pourtant bien fait leur travail. Depuis quinze jours, tous les membres de l’OAS d’Oran avaient été arrêtés ou avaient déjà fui la ville. L’inspecteur principal Carmant eut plus de compassion pour les centaines d’Européens qui périrent ce 5 juillet que pour les centaines de manifestants algériens qu’il contribua à tuer le 17 octobre précédent. Le lendemain du massacre, le hasard de ses investigations le conduisit vers le quartier espagnol, devant cet immeuble, lieu du souvenir de sa seule enquête inachevée. Il vit dans la rue la même concierge, plus empâtée avec vingt ans de plus. Elle criait comme une folle qu’elle voulait partir en emportant ses meubles à défaut de partir avec son mari disparu. Des voisines tentaient de la calmer. Le regard perdu de la nouvelle veuve croisa le sien. Elle en fut pétrifiée. Une intuition soudaine lui vint. Il écarta les voisines en disant « Police » et prit son bras. Il la força à retourner dans sa loge avec lui. « Pourquoi l’avoir tuée ? » lui hurla-t-il. La femme s’effondra sur une chaise. « Vous parlez de mon mari ? » « Non ! Les gens disparus hier, il faut les oublier. Ils ne reviendront jamais et vous n’y êtes pour rien. Je parle de votre ancienne propriétaire. » « C’était un accident, un accident ! Pourquoi me parler de cela maintenant ? Il faut que je fuie l’Algérie. Ils nous tueront tous, tous ! » « Que s’était-il passé ? Parlez et je vous aiderai à partir. Sinon, débrouillez-vous seule, sans mari ! » La rudesse des propos la fit craquer. « J’avais passé toute la matinée à faire la chaîne devant l’épicerie pour avoir une bouteille d’huile avec mes rares tickets de rationnement. Au moment de rentrer chez moi, je suis tombée sur elle, seule dans le couloir. Elle m’attendait devant ma porte pour me dire qu’elle ne supportait plus l’ivrognerie de mon mari et nos retards de loyer. Elle menaçait de me renvoyer et de m’expulser de l’appartement. J’en étais tellement nerveuse… J’ai vu dans son cabas la bouteille d’huile d’olive sans étiquette achetée au marché noir. Je lui ai dit que je la dénoncerais si elle me renvoyait. Elle m’a bousculée en me riant au nez. Mon filet de course est tombé et ma bouteille s’est brisée. De rage, je me suis jetée sur elle et je l’ai poussée violemment. Elle a glissé sur l’huile et sa tête a heurté le sol. Elle a sonné creux comme une cloche fêlée. Dans la panique, je n’ai pensé qu’à prendre sa bouteille d’huile et rentrer chez moi. Comment pouvoir faire la cuisine sans huile ! Je l’ai laissée crever là. Les autres locataires ont tout entendu et n’ont rien fait. On la détestait tellement ! » Un long silence se fit. La veuve Sánchez fixait le sol. « Vous allez m’arrêter ? » lui demanda-t-elle en levant sa tête vers lui. « La France algérienne n’existe plus. À quoi bon vingt ans plus tard ! Il y a prescription. » Il retourna une des chaises, gratta le bout d’un pied et vit un petit trou rebouché. Comme tant d’autres pieds-noirs, bravant les accords d’Évian sur l’évasion des capitaux d’Algérie, monsieur Sánchez avait creusé dans l’axe des pieds des chaises et des tables pour y dissimuler des rouleaux de billets. « Combien ? » lui demanda l’inspecteur. « 3000 nouveaux francs. » Il sortit son chéquier et lui fit un chèque de la somme. « Je vous fais confiance pour le total. Partez dès maintenant sans vos meubles. Vous pourrez encaisser ce chèque dans n’importe quelle banque d’Europe. Vous retournez en Espagne ? » « Chez Franco ? Jamás ! Mi humbre était communiste ! » À cette réponse, il eut envie de déchirer le chèque, mais il savait qu’il pourrait récupérer l’argent liquide dans les pieds des meubles. Il le lui donna. « Franco a décidé d’amnistier les républicains espagnols rapatriés d’Algérie. Vous ne risqueriez plus rien ! » « Oui mais ma fille est mariée en métropole. » « Bon voyage pour Marseille, alors ! Faites votre valise tout de suite et partez vers le port en fermant bien la porte à clef. Je reviendrai récupérer les meubles avant que des Algériens ne s’en chargent ! » « À qui devrai-je donner les clefs ? » « Gardez-les en souvenir. C’est ce que font tous les exilés du monde depuis des siècles et pour toujours. Je ferai ouvrir la porte par mes services. Adios Señora. » Sur ces mots, il sortit en l’abandonnant là à son destin. Il n’ignorait pas que la première chose qu’elle verrait du bateau en arrivant au port de Marseille serait la banderole des dockers CGTistes : « PAS DE TRAVAIL POUR LES PIEDS-NOIRS ». Plutôt ironique pour une femme de communiste, se dit-il. Mais il ne tira aucun plaisir à cette idée. Et il était étranger à sa conscience d’avoir aidé une criminelle. La satisfaction d’avoir clos sa seule enquête interrompue suffisait à son bonheur de flic, même s’il était le seul à le savoir jusqu’à ce que vous lisiez cette histoire.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 21 Avr - 9:43 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mer 22 Avr - 8:01 | |
| L'historiette du jour : Orphée au royaume des morts de Audrey Hutmacher-CointeLe bar était bien là, à l’endroit qu’Apollon lui avait indiqué. Au milieu de nulle part. Les néons ne fonctionnaient qu’à moitié, ne clignotant plus en cadence. Orphée s’était garé au bord de la route, avait éteint ses phares et se demandait s’il voulait vraiment tenter le coup. Personne avant lui n’avait réussi à faire revenir quelqu’un de cet endroit sordide. Il attendit encore quelques minutes, observa le joli monde qui entrait après avoir parlé au garde posté derrière la porte. Un guichet permettait au gardien de voir qui venait et d’adresser la parole à ceux qui voulaient entrer. En baissant un peu la vitre du conducteur, il pouvait entendre la basse de la musique qui sortait de l’endroit à chaque fois que quelqu’un y mettait les pieds. Le musicien constata également que personne ne ressortait. Il fallait se faire à l’idée. Il avait trouvé l’entrée de la porte des enfers. - Lire la suite:
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Décidé, il sortit de l’auto, récupéra dans le coffre la housse contenant sa guitare puis se hâta vers l’établissement avant de changer d’avis. Au moment même où il allait donner un coup à la porte pour faire connaître sa présence, le guichet s’ouvrit et un homme barbu à la mine patibulaire le vrilla d’un regard noir. — C’est pour quoi ? demanda-t-il d’un ton sec. — J’ai un contrat pour ce soir, bluffa Orphée. Je dois voir le patron avant de commencer. Il m’a dit de venir un peu plus tôt pour régler les derniers détails. Tout en prononçant ces paroles, il montra la housse qui contenait sa guitare. — Vous vous appelez comment ? Je n’ai reçu aucun ordre de ce genre. — Orphée… C’est possible que je ne sois pas sur la liste. J’ai eu le chef il y a peu au téléphone. — Attendez un instant. Le guichet se referma d’un coup sec, coupant lumière et son. Orphée se sentit d’un coup tout seul sous l’éclairage vacillant. Il contempla d’abord le bout de ses bottes de biker avant de relever la tête et de constater qu’une petite caméra surveillait l’entrée. Il comprenait maintenant pourquoi il n’avait pas eu besoin de frapper. La solitude qui le prenait à la gorge lui fit sortir son remède, sa compagne de toujours. Il passa la sangle autour de son cou et commença à gratter un petit air qu’il accompagna d’un chant sanglotant. Il ne s’en aperçut pas immédiatement, mais le guichet avait rouvert et la brute le regardait d’un air contrit. Plus un son ne lui parvenait de l’intérieur. Même la lumière vrillante s’était calmée. La porte s’ouvrit doucement. Orphée offrit un sourire étincelant au gardien. En passant devant lui, il lui tapa l’épaule. — Merci Charon, dit-il en lisant le badge personnalisé sur la poitrine du portier. Ce dernier encore sous le charme de la musique, ne s’offusqua pas, oublia son poste et passa devant Orphée pour le guider. Les clients avaient repris leurs conversations, hurlant dans l’ambiance festive d’un bar où peu n’étaient pas grisés par les vapeurs d’alcool. Charon donc accompagna Orphée au fond du bar où il lui dévoila une petite porte en bois cachée derrière une tenture rouge. Passé la porte, Charon prit une perche posée contre le mur et traversa la salle, suivi de près par Orphée captivé. Une voûte en pierre éclairée on ne sait par quel miracle surplombait le sol en verre transparent sur lequel ils se déplaçaient. Le plus étonnant n’étant pas le sol mais ce qui se trouvait dessous : une eau mouvante, des tourbillons, un torrent multicolore à au moins quinze mètres de profondeur. L’arc-en-ciel des gouttelettes lui rappelait les licornes à la mode chez les petites filles. — Il ne vous arrive pas d’avoir peur que le sol se brise quand vous passez dessus ? demanda-t-il d’un air détaché, son regard agité trahissant pourtant son malaise. — Ce n’est pas du Styx que j’ai le plus peur, Orphée, mais bel et bien de la personne vers qui je te guide. La voix avait pris un ton lugubre. Le Styx, je l’ai apprivoisé, je lui ai fait un écrin… Non, Orphée, méfie-toi d’Hadès. C’est lui le véritable maître des lieux, lui qui décidera si ta requête est valable. Et auparavant il te faudra aussi rencontrer Cerbère… Orphée baissa la tête cachant un sourire, confiant. Comment Hadès pourrait-il lui refuser quoi que ce soit s’il lui donnait un concert digne de ce nom ? N’avait-il pas réussi à émouvoir Charon ? Cerbère ne serait qu’une épreuve supplémentaire. Son cœur battait la chamade, mais pas de peur. Il allait bientôt retrouver sa moitié et l’emporter loin du monde des âmes. Ils passèrent une arche creusée à même la roche, enfilèrent un couloir où aucune source de lumière n’était visible, tout comme la première salle qu’ils avaient franchie. Orphée frissonna en entendant un grondement sourd. Ce ne pouvait être celui du Styx qu’ils avaient passé depuis un moment. Il y avait quelque chose de plus viscéral, une vibration qui prenait aux tripes. Il comprit alors qu’ils débouchèrent dans une cave aux relents d’os brisés et de viande mastiquée. Un énorme chien noir, un peu genre bouledogue, se tenait devant une porte à double battant. Il ronflait, ses trois museaux posés sur ses pattes avant. Charon activa une petite cloche qui aussitôt mit le monstre sur ses quatre pattes, les dents découvertes, l’œil vif. Il renifla Orphée de très près, lui laissant un peu de bave sur son cuir. Orphée se retint de le nettoyer d’un revers de main de peur que cela ne soit pris pour de l’arrogance. Il fit comme si de rien n’était, plaça sa guitare, qu’il avait mise en bandoulière sur le dos avant d’entrer, sur son abdomen et commença à jouer un air calmant. Tout en sifflotant, il fit le tour de Cerbère qui le regardait intrigué et qui finalement se coucha au pied d’Orphée, se mit sur le dos et demanda des grattouilles. Entre temps, Charon avait disparu, ce qui n’étonna pas plus Orphée. Après avoir cédé au chien à trois têtes et l’avoir gratté derrière ses trois paires d’oreilles, il poussa la grande porte. — Bienvenue dans le Royaume des morts Orphée ! Une voix tonitruante l’accueillit dans un espace incommensurable. Les échos répondaient aux échos qui répondaient aux échos… À peine entré, la folie le guettait. Puis d’un coup, le silence. Mais pas de visage à mettre sur la voix. Comme plus tôt dans la soirée, pour se rassurer et mettre son esprit au calme, Orphée joua de son instrument. Une mélopée envoûtante s’éleva dans l’immensité, suivie par les visages spectraux qui commençaient à lui tourner autour. De corps solides il ne vit point. La ronde voilée, enfumée, les chimères voulaient entrer dans la guitare, comme si celle-ci était leur corps. Orphée ne ressentait rien. Seul un sentiment le tenait, son amour inconditionnel pour Eurydice. C’était sa tristesse qu’il chantait, celle d’avoir perdu l’être aimé à jamais. Il cherchait son âme sœur, mais celle-ci ne lui répondait pas. Enfin il la vit. Elle s’étirait au loin, tenue par une main invisible. Elle soupirait après son amant, se languissait de son toucher, rêvait de leur avenir brisé. Finalement de toutes ces épaves tourbillonnantes, une forme se forma puis se dressa, une ombre qui ne se révéla pas plus grande qu’Orphée lui-même. — Hadès, murmura le musicien. — En personne… ou presque, ponctua le Dieu du Royaume des morts. Que puis-je pour toi, Orphée ? Déstabilisé Orphée ne sut que répondre. Que dire, en effet, à un dieu qui ne demande qu’à servir ? — Eh bien, n’aie pas peur ! Je ne vais pas te manger… tout au plus te garder auprès de moi. Cela me ferait de la distraction, un si bon guitariste et cela me changerait des orgues et autres pompes funèbres… La forme que s’était donnée le Dieu était pour le moins déroutante. Un vrai rocker. Il s’inspirait peut-être d’Orphée, dont le jean, le cuir et les bottes laissaient penser qu’il faisait partie d’un groupe à groupies. Mais il zyeutait plutôt vers la gratte qui ne passait pas du tout avec le look rocker. C’était une ancienne caisse en bois, râpée jusqu’à la corde, où l’emplacement des mains avait laissé des marques lisses contrastant avec la rugosité âgée du reste du corps de l’instrument. Les cordes nouvelles détonnaient sur ce fond fatigué. — Bon, venons-en aux faits. Je sais pourquoi tu es là, mais je ne vois pas comment tu pourrais réussir où tous ceux qui ont essayé avant toi ont échoué. Je vais quand même te donner une chance de prouver que tu en vaux la peine et surtout qu’Eurydice te mérite. Avant même que Hadès ait terminé son discours, Orphée avait déjà sa guitare à la main et commençait à jouer cette chanson qu’il avait écrite pour sa fiancée. Amour perdu et retrouvé, désespoir sur le lit de mort alors que le venin finissait son travail sordide. Suivait la détermination de ne pas se laisser vaincre par la mort et sa recherche quasi infructueuse d’une entrée vers le Royaume de la Mort. Apollon, son mentor, lui avait alors donné un indice et c’est au milieu du désert, juste au-dessus de leurs têtes que vibrait un bar aux couleurs flash, accès insoupçonné au royaume d’Hadès. Au fur et à mesure que son jeu avançait, Orphée fermait les yeux et se laissait porter par les notes. Il ne vit pas Hadès une larme à l’œil. Qui pouvait se targuer d’avoir ému un dieu ? Quand il finit sa ballade, Orphée était en extase. La sueur perlait de son front mais il se sentait en forme et prêt à affronter n’importe quel challenge. Il fut surpris d’entendre : — Tu as gagné Orphée. Je te rends Eurydice. Une condition pourtant : jusqu’à ce que tu sois sorti du Royaume, tu ne dois à aucun prix te retourner pour la regarder, sinon elle disparaîtra à jamais. Conscient de l’immense faveur que lui faisait Hadès, Orphée se mit à genoux et commença à sangloter. Des bras fins et doux l’entourèrent, une bouche généreuse l’embrassa sur le front. Il leva les yeux et reconnut son aimée. Comment pourrait-il jamais se détourner de ce noble visage ? Charon réapparut et fit signe à Orphée de le suivre. Ce dernier lui emboîta le pas. Il entendit Eurydice qui le suivait. — Ne te retourne pas, ne te retourne pas, ne te retourne pas… psalmodiait-il entre ses dents. Le retour lui parut durer une éternité. Ils repassèrent devant Cerbère, toujours couché sur le dos, la langue pendante, les yeux fermés, gémissant comme un chiot. Ils longèrent à nouveau le long couloir avant de revenir dans la salle au-dessus du Styx. Toujours Orphée se concentrait sur son mantra. Il le disait en rythme, suivant le claquement des sandales d’Eurydice derrière lui. Ils arrivèrent enfin dans le bar. — Eh poupée ! s’exclama soudain un ivrogne. Orphée se retourna aussitôt pour protéger sa fiancée.
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 23 Avr - 7:24 | |
| L'historiette du jour : Texte librement inspiré du tableau « Femme qui tire son bas » Toulouse-Lautrec 1894 de Chantal MourelIl l’attendait dans sa loge tout en fumant une cigarette. Il avait enlevé son haut-de-forme et déposé sa redingote sur un fauteuil en osier couvert d’accessoires de toute sorte. Ah, comme elle lui plaisait cette petite ! Parfois elle le rendait fou quand elle le faisait tourner en bourrique. Ce n’était pas comme avec sa bourgeoise qu’il avait épousée pour sa fortune. Il fallait renflouer son affaire de négoce avec les îles où il avait fait plusieurs investissements qui commençaient à le ruiner. Sur les conseils de son père, il avait épousé cette jeune fille pas laide, mais sans esprit. D’ailleurs elle disait oui à tout. C’était agréable d’avoir toujours raison mais aussi cela devenait de plus en plus lassant. Même sans véritable amour il manquait cette pétulance propre aux femmes amoureuses justement. Il la regardait sans la voir et cela lui était devenu injuste. Pas pour elle, mais pour lui. Quand la raison l’emportait sur l’amour cela lui donnait encore plus de raisons de s’échapper et il avait fini par trouver ce lieu de plaisirs au cabaret. - Lire la suite:
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Le monde du jour était devenu lassant avec ses devoirs, ses obligations et rien de plus qui ne lui parut intéressant. Le devoir conjugal ne se faisait que dans l’espoir d’avoir un jour un héritier. Un soir, alors que son épouse était allée se coucher comme d’habitude en silence, il décida de découvrir le monde de la nuit. Cela faisait plusieurs semaines qu’il s’octroyait ces sorties avec parfois des gentilshommes aussi pesants quand ils fumaient leur cigares qu’insignifiants avec leurs yeux brillant quand ils regardaient les danseuses goulûment. Il les écoutait discourir sur telle ou telle danseuse sans pudeur et les mots grivois s’envolaient perdus dans les volutes de fumée. Un soir il vit Lulu. Elle dansait un french cancan plein d’entrain. Petite rousse endiablée et qui respirait la vie, la joie, tout ce dont il avait besoin. Cette pétillance ne lui échappa guère et il en fut lui-même surpris, mais également ravi. Il ne fut pas sans remarquer qu’elle était nouvelle et s’en donnait à cœur joie comme si elle avait voulu qu’on la remarquât. Le lendemain il se rendit au cabaret et prenant une table proche de la scène il fit tout ce qu’il lui était possible de faire pour se faire remarquer de la belle. Ses yeux la fixaient avec une telle intensité qu’il n’était pas possible qu’elle n’y fît pas attention. Il se sentait libre, libre et libéré de tout. Non, il n’était pas possible qu’elle ne le vît pas. Lulu dansait avec frénésie lorsqu’elle vit cet homme, juste devant elle qui la regardait comme jamais on ne l’avait regardée. Elle en fut légèrement déstabilisée et tout en jetant un rapide regard vers le gentilhomme, elle lui adressa un franc sourire. Bouleversé et à la fois flatté d’un tel attrait pour sa personne il se promit de l’attendre à la sortie. Il attendait dans la ruelle vers la sortie des artistes lorsqu’elle lui apparut. Elle portait une robe élégante quoiqu’un peu démodée mais son sourire l’enveloppa tout entier. Il lui proposa de la raccompagner, elle accepta. Ils discutèrent de choses et d’autres et elle lui proposa de la retrouver dans sa loge dès le lendemain. Ému comme un adolescent qui découvre son premier émoi il accepta d’emblée. Le lendemain après sa journée et frémissant à l’idée de revoir sa chère Lulu il se rendit au cabaret bien avant l’ouverture, au moment où tout se prépare pour le spectacle du soir. Il entra par la petite porte dérobée de derrière et grimpant les escaliers avec une légèreté qu’il ne se connaissait plus il arriva devant la loge où était inscrit un Lulu en grosses lettres noires. Il frappa doucement. Elle lui ouvrit et le fit entrer avec une certaine nonchalance. Il la découvrit portant un déshabillé soyeux plein de promesses et un long foulard de soie bleue qui rappelait la couleur de ses yeux. Sa chevelure flamboyante était négligemment relevée sur sa tête ce qui lui donnait un petit air de franche liberté. Il ne savait plus trop quoi dire, car il était empli de sa beauté. Elle, elle lui racontait sa vie comme on parle à un journaliste. Une vie de misère en Province et qui ne lui avait plus convenu. Elle avait fui et après avoir été ouvrière dans une usine qui ne lui permettait pas de vivre convenablement, elle s’était présentée comme danseuse voulant s’accorder une vie meilleure. Elle avait tout juste vingt ans. Il la contemplait tandis qu’elle parlait et de temps en temps il reprenait la conversation à son compte. Elle l’écoutait comme une femme qui a l’habitude d’écouter les hommes se raconter. Il en fut un peu surpris et en même temps pas. Elle devait plaire à beaucoup d’hommes et il ne devait sûrement pas être le premier. Après tout on était à l’époque des voluptés somptueuses accordées par les courtisanes. Son visage fin et délicat était agrémenté de couleur rose sur les joues et charbonneux autour des yeux ce qui lui donnait un visage de poupée en porcelaine que l’on avait envie d’embrasser délicatement de peur de la casser. Aussi sans gêne aucune commença-t-elle à se préparer pour le spectacle. Il ne fut presque pas étonné et pourtant légèrement gêné de voir en elle comme une habitude à se dévêtir devant un homme. En y repensant, il n’était pas habitué à voir sa femme autrement que gardant sur elle sa chemise de nuit longue autant en manches qu’en longueur, en prévision du futur descendant. Il chassa vite cette idée qui pâlissait l’instant présent. Elle enleva avec un long geste délicat son déshabillé qui flotta un moment dans l’air et finit par se répandre sur un fauteuil. Tous deux ne parlaient plus. Tout commença à devenir délectable pour lui, car elle lui apparut nue. Une peau blanche à souhait qui n’était pas sans rappeler celle des angelots qui figuraient sur certains tableaux. Tout en elle l’inspirait. Ses bras fins et énergiques, ses jambes voluptueuses et ses seins prêts à recevoir une bouche. Puis il s’attarda un moment sur ses fesses. Une croupe pleine et délicate où il eut envie d’aller caresser ce reflet de lumière qui brillait tel un appel. L’appétit lui vint rapidement. Il était un homme convenable alors il continua à la regarder. Elle se savait observée, mais aucune gêne ne la troubla dans son préparatif. Après tout elle y était habituée à ces regards d’hommes mais celui-là montrait moins d’empressement, il y avait un éclat. Il alluma un cigare et se rappelant ses vieux acolytes empesés s’empressa vite de l’éteindre. Il ne voulait surtout pas qu’elle le comparât à ces vieux indigènes. Il reposa son regard et ne put s’empêcher de penser qu’elle aurait pu servir de modèle à un peintre quelconque. Pourtant il avait déjà ce sentiment qu’il ne voulait pas la partager. Il l’imagina nue devant un autre homme avide de l’étendre sur une toile et cela lui provoqua un drôle de sentiment jusque là inconnu pour lui. Il se mit en tête qu’elle devait lui appartenir et qu’à lui seul. Nonchalamment elle se retourna et prit une paire de bas noirs. Elle commença par en enfiler délicatement un, prenant soin de ne pas le griffer. Puis elle passa au second toujours avec cette délicieuse lenteur qui caractérise les femmes lorsqu’elles veulent prendre soin des choses. Les doigts fins et délicats s’attardèrent sur leur mise en place telle une caresse. Il ne douta plus un seul instant qu’elle allait le conduire vers quelques plaisirs que les hommes comme lui ne connaissent pas. Il fixa ces jambes qui venaient de lui faire des promesses et la vie perdit son goût de sel.
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|  | | Adélina *****

Messages : 14213 Date d'inscription : 18/09/2014 Age : 74 Localisation : OISE
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 23 Avr - 15:02 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 23 Avr - 15:22 | |
| je languis demain pour voir si il y a une suite |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 24 Avr - 7:25 | |
| pas de suite... une autre |
|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 24 Avr - 9:34 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 25 Avr - 8:12 | |
| L'historiette du jour : La pelisse de Gaston, le sénéchal de Mireille BosqLa paix était enfin revenue. À l’approche de l’année 1280, après plus d’un siècle de chicanes avec les voisins espagnols et français et grâce à la signature d’un accord deux années auparavant, le languedocien Roger-Bernard de Foix maintenant coprince d’Andorre, goûtait ce moment. Resté méfiant tout de même, pressentant une possible reprise des hostilités avec l’un ou l’autre de ses anciens adversaires, il se donnait les moyens de contrôler son coprince, l’évêque d’Urgell. - Lire la suite:
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Le bouillant seigneur s’empressait donc de faire édifier un château digne de ce nom. Selon la mode du temps, il abandonnait palissades de pierre sèche et plates-formes sommitales en bois, leur préférant une solide bâtisse ornée de tourelles circulaires. La mesure s’imposait comme prudente au vu des récents progrès réalisés dans les armes d’attaque des forteresses. Nombre de féodaux remaniaient leurs bastilles de façon plus ou moins radicale. Roger-Bernard optait pour la conception d’un édifice entièrement nouveau. Que cela vaille plus tard quelques soucis à ce guerrier né n’est pas ce qui nous occupe aujourd’hui. Une humeur joyeuse régnait à l’idée à la fête donnée à l’occasion de l’achèvement d’une partie de l’ouvrage. Cette entreprise colossale avait attiré dans la région tout ce qui se comptait comme compétence en matière de taille de la pierre, du bois et de la ferronnerie. Des maçons, des charpentiers, des intendants, des ouvriers, mais aussi des fournisseurs, des colporteurs, des serviteurs, des cuisiniers, des couturières, des hommes de bouche. Toute une population sédentaire ou nomade mettait la dernière main à de longs travaux ou s’activait aux apprêts du banquet.
Depuis plusieurs jours s’y étaient ajoutés les amuseurs de toute sorte. Roger-Bernard, troubadour à ses heures, les prisait particulièrement et les avait conviés à préparer la fête d’inauguration. C’est dire le charroi et la foule qui se pressait dans la basse-cour. Là, ce n’était que cris, interpellations, rythme des marteaux du forgeron, du maréchal ferrant, hennissements, bêlements. Aux alentours des cuisines commençait à se répandre le fumet des rôtis en train de tourner à la broche. Les réjouissances qui se préparaient se devaient de se montrer à la mesure de la noblesse du seigneur et du bâtiment de granit fait pour durer autant que pour affirmer sa force. Parmi les gens attachés au service du sieur Roger qui en comptait beaucoup, se distinguait la figure de son homme de confiance le sénéchal Gaston originaire de la principauté. Séjournant longuement sur ses terres andorranes, Roger-Bernard l’envoyait en son nom, exercer ses fonctions auprès de ses vassaux du Languedoc. Chargé de représenter le prince pour les affaires de son domaine et celui de la justice seigneuriale, il effectuait un nécessaire contrôle sur les attributions et propriétés du souverain. Gaston jouissait d’un remarquable prestige. Encore jeune, grand, bien découplé, luxueusement vêtu, il attirait le regard des dames et l’envie des hommes. À ce tableau flatteur une ombre cependant : à trente-quatre ans, veuf pour la deuxième fois, il restait sans héritier. Nul ne songeait à douter de sa virilité ni n’aurait seulement osé en considérer l’idée. Cependant, il se murmurait à voix basse que ce n’étaient pas forcément les terres labourées jusque-là à mettre en cause dans son absence de descendance. Il déambulait aujourd’hui, à la nuit tombée, dans les plis flottants de sa pelisse doublée de sauvagine. Les soirées, en cette fin septembre, commençaient à se refroidir.
Le banquet et les réjouissances durèrent une grande partie de la nuit.
À la foule des invités se joignaient des visiteurs de passage, voisins frontaliers. Tout un cortège entourait la fille d’un seigneur qui partait se marier en Espagne. Sachant y trouver l’hospitalité, ils s’arrêtaient à la tombée du jour pour la halte. Leur troupe manifestait une belle humeur. Au moment où ils se retiraient de la fête, plus tôt que les autres afin de s’en aller aux premières heures du jour, un grand mouvement d’inquiétude parcourut les tablées. On recherchait une suivante. On regarda sous les tables, on interrogea l’assemblée, on courut des cuisines au garde-manger, dans les écuries, les granges, jusque dans le poulailler. La demoiselle demeura introuvable. La noce partit se coucher pensant aux réprimandes dont l’étourdie ferait l’objet lorsqu'elle se déciderait à reparaître. Or, au matin, on ne trouvait toujours pas trace d’elle. À l’inquiétude non dénuée de colère de la veille, une sorte de doute succédait : était-elle bien présente au départ ? Au vu de l’importance de la suite déployée, on ne parvenait pas à affirmer si elle s’y était jointe après tout. Tous s’interrogèrent. Qui l’avait vue en dernier, et l’avait-on bien vue ? Étiennette questionnait Adeline qui questionnait Amaury. À n’en plus finir, chacun demandait à un ou une autre de se remémorer un moment du périple où, avec certitude, on l’avait côtoyée. Convaincus de s’être trompés en définitive sur sa présence, on choisit de croire à une erreur ; la jeune fille était connue pour son caractère silencieux. On préférait ce conte à l’effrayante perspective d’un enlèvement ou d’une mauvaise chute dans quelque citerne. Un peu inquiets, mais résignés, les voyageurs reprenaient leur route.
L’homme de confiance du coprince qui toute la nuit avait tenu compagnie au seigneur s’était assoupi au point du jour. Du feu rougeoyant de la veille, il ne subsistait que quelques braises. Il se dirigea vers l’entrée de la grande salle pour y récupérer sa mante. Un réduit conduisait à cette pièce principale et les invités y laissaient choir leurs habits de dessus dans un amas désordonné. À cette heure, il n’en restait plus beaucoup. Gaston reconnaissant le sien s’en saisit et poussa un cri de stupeur. Un homme de sa trempe ne s’émeut pas pour peu de chose, mais sa découverte avait de quoi surprendre. Dans les replis du grand manteau, le sénéchal venait de retrouver la jeune fille disparue. Les premiers serviteurs commençaient à s’affairer à remettre en place les tables et les sièges. Aux bateleurs et hôtes bien vêtus de la veille succédaient les balayeurs et souillons ramassant la vaisselle. Gaston interpella l’un d’eux, lui ordonnant d’aller prévenir la maîtresse de la maison. Elle lui délégua d’abord Nourrice, sa servante, il fallait lui laisser le temps de se vêtir. Ensemble, ils tentèrent d’obtenir de la dormeuse attardée son identité. Encore engourdie de sommeil, de ce sommeil propre aux êtres juvéniles, elle n’émettait aucune parole. Émergeant enfin des brumes de ses rêves, la jeune fille prononça quelques mots. Autour d’eux, un cercle de curieux commençait à se former. À son arrivée, Dame Marguerite la châtelaine, ordonna qu’elle soit conduite en ses appartements. Il était urgent d’au moins connaître son prénom. « Yveline » Telle en fut la révélation. Pour ce qui était du patronyme de sa famille, on ne put l’obtenir. Le convoi qui l’avait amenée ne pouvait être bien loin. L’épouse de Roger-Bernard suggéra d’envoyer un cavalier à sa poursuite afin d’annoncer le retour prochain de la disparue. À cette perspective, elle fondit en larmes et supplia de n’en rien faire. Les femmes insistèrent pour connaître les raisons de sa désertion et le nom de son père, mais elle secouait la tête et redoublait de sanglots. À défaut de réponses aux questions, l’examen de sa personne et de sa vêture révéla beaucoup de sa condition. L’apparition d’ordonnances somptuaires réglementait couleurs, formes et ornements. Depuis l’année 1274, les consuls de Montauban avaient même promulgué l’interdiction de porter dans la rue certaines fourrures. Elles étaient réservées aux dames de haute naissance. Mais point n’était besoin de ces arguments pour deviner à quelle classe sociale appartenait l’égarée. Depuis le frontal d’orfèvrerie qui retenait sa chevelure aux tempes, à son surcot sans manches bordé de fourrure et enfilé sur une chemise en lin agrémenté de broderies, tout respirait la richesse de la noblesse. Malgré ces précieux accessoires, on ne pouvait identifier ses origines. Quant à son apparence, même si l’on en vit peu sous ses vêtements en raison de son attitude pudique aux moments de la toilette, elle révélait une très jeune personne déjà féminine. Avec sa silhouette gironde, mais flexible, son ventre rond et sa poitrine pleine elle incarnait la tentation. Dame Marguerite s’en émut. Il lui paraissait imprudent d’abriter pour la durée d’un hiver que l’on savait long une telle beauté. Gaston fut chargé par elle d’aller narrer au seigneur le récit de cette découverte, lui interdisant d’en décrire toutes les qualités. Roger-Bernard, ne manifestant aucun désir de rencontrer l'inconnue, pria aussitôt son officier de la reconduire à son point de départ. Cette hôte, originaire du Languedoc, quel que soit son rang, devait bénéficier de toute sa protection. Il ne pouvait être question de garder hors de sa famille une telle jouvencelle. La charge déléguée, il donna l’ordre à son féal de la raccompagner en premier lieu vers les villes frontalières. De là, il serait bien temps de chercher à savoir d’où elle venait exactement. On apprendrait facilement de quel château provenait le cortège qui se rendait à la fête de la fille d’un seigneur.
La résolution prise, d’autres affaires retardèrent le départ. Le conflit à propos de la souveraineté sur la vicomté restait latent et Roger-Bernard s’apprêtait à de nouveaux affrontements avec ses voisins. Plus d’un mois s’écoula avant de se mettre en route, il s’imposait maintenant de se hâter. Afin de se conformer à des mœurs décentes, Dame Marguerite donna l’ordre à Nourrice d’accompagner la demoiselle sur le chemin du retour afin aussi de s’assurer de son confort. Poussant quelques soupirs en pensant à l’ouvrage qu’elle devait délaisser, la brave femme s’y résigna sans trop rechigner, ayant eu l’occasion de faire connaissance avec le bon caractère d’Yveline. Avant de toucher Foix, à trois jours de route, deux haltes s’imposeraient. Gaston se vit confier des cadeaux destinés aux hôtes qui abriteraient pour la nuit la voyageuse et l’escorte mise à sa disposition. Le prince se séparait, pour cela, de trois cavaliers armés. À la monture qu’on lui proposait, une belle haquenée, Yveline, enveloppée dans le manteau du sénéchal qu’elle ne quittait plus, préféra le char attelé sur lequel Nourrice avait déjà pris place Il était temps de prendre la route dans le sens du retour. Yveline semblait goûter aux plaisirs du voyage, oubliant les raisons de l’effroi qui lui avaient fait abandonner les siens. Amusée par le sifflement de la marmotte, le grelot de son rire cascadait et s’en allait ricocher, relayé par les gorges de pierre qui bordaient le chemin plus bas dans la vallée. Elle s’enchantait aussi au spectacle du petit derrière blanc d’un jeune chevreuil. Soudain inquiète, elle demandait s’il y avait un risque de rencontrer l’ours. Ce fut au tour de Nourrice de bien rire : ce voleur et gros gourmand était bien trop prudent pour s’aventurer sur des sentes où il pouvait y trouver des hommes ! Après avoir cheminé tout le jour, au soleil déclinant lui apparut le premier manoir où l’on ferait étape. Elle n’avait toutefois toujours rien révélé qui put aider à retrouver sa maison et son point de départ. Mais dès la première journée, tous se trouvaient sous le charme. Il en fut de même le deuxième jour. Chaque heure apportait une menue distraction, le débit chantant d’une source, un arc-en-ciel là-bas dans le lointain, le vol bruyant de la perdrix débusquée... À un tournant de la route, la pluie avait creusé une profonde ornière. Il fallut mettre pied à terre pour ce difficile passage. Nourrice fit enfiler des galoches à la voyageuse afin de protéger ses fines chaussures et releva les plis de son surcot. Rien ne semblait pouvoir altérer sa bonne humeur et le plaisir qu’elle prenait à aller de l’avant, et nulle trace de fatigue sur ses joues rosies par l’altitude. Au terme du troisième jour, ayant dépassé Foix de quelques kilomètres, on se dirigea vers Tarascon-sur-l’Ariège. L’étape suivante conduisant à Montoulieu, et là tout changea. Était-ce la perspective de traverser le Pont du Diable ou l’avait-elle, en personne, entrevu entre deux nuages ? Devant une frayeur qui se transformait en larmes puis en sanglots, Gaston décida de rebrousser chemin. On retourna vers le domaine de Foix, une des possessions de Roger-Bernard, où l’on passa la nuit. Au matin, convoquant Nourrice, il la chargea d’annoncer à sa protégée la décision qui se moquerait désormais des larmes ou des caprices : on rejoindrait le fort de Lordat. Le passage en ce château féodal grâce à son rayonnement sur toute la région allait enfin résoudre le mystère jalousement gardé par celle qui s’était placée elle-même à la fois en situation d’otage et d’invitée de marque. On arrivait à la fin d’octobre. La forteresse en altitude déployait ses fortifications et ses murailles en surplomb de la vallée où le vent d’automne commençait à balayer la plaine, annonçant les rigueurs de l’hiver. Par sa situation en hauteur, le regard portait loin. Le cortège s’apprêtait à gagner le seuil lorsque la jeune cavalière aperçut, se profilant à l’horizon, un grand destrier richement harnaché. La lumière rasante du soir s’accrochait dans les ornements de la monture où elle reconnut aussitôt les armes et les couleurs de la maison où, orpheline d’un comte de petite noblesse, elle avait été accueillie dès l’enfance. Elle n’eut pas besoin de parler. Sa lividité subite disait à Gaston sa panique. Le chasseur le plus aguerri s’émeut des larmes d’une biche. Malgré la perspective des intempéries et la nécessité d’un repos, comme un seul homme, les cavaliers, Nourrice et le sénéchal tournèrent bride. Ils empruntèrent un sentier hasardeux à l’approche du soir et rien ne fut entrepris pour percer un secret qui paraissait douloureux. On s’accommoda, pour cette nuit, d’une simple auberge. Les hommes dormirent dans les écuries. Malgré la connivence protectrice du petit groupe, cette errance ne pouvait durer. Les charges de Gaston ne pouvaient plus attendre. Les trois cavaliers mis à leur disposition pour leur accompagnement montraient aussi quelques signes d’impatience. Il prit la décision de revenir en Andorre avant la chute des premières neiges. Elles ne tarderaient pas à recouvrir routes et cols.
Il restait au sénéchal à annoncer à son seigneur l’échec de sa mission. Roger-Bernard, fut surpris d’apprendre le rendez-vous manqué, car le groupe qui avait fait halte les semaines précédentes, de retour de la noce avait à nouveau fait étape chez lui. Les cavaliers avaient manifesté leur soulagement en apprenant la réapparition de la disparue. Comprenant, après explications, que par fatigue ou distraction, plongée dans son profond sommeil elle soit restée sourde à leurs appels. Ses amis se réjouirent de la savoir en bonne santé et proclamèrent qu’elle n’échapperait ni aux reproches ni aux moqueries. Le récit des festivités dont elle s’était ainsi privée serait la juste pénitence de son étourderie. On allait bien en rire ! On ferait payer cela à l’écervelée. Quel soulagement de se libérer de ce tourment, avoir à annoncer la nouvelle de sa disparition. Quant à désigner celui qui en assurerait la charge, personne encore ne s’était porté volontaire. Le chemin du retour aurait lieu dans la même atmosphère joyeuse et insouciante qu’à l’aller. Le groupe pouvait repartir.
Quand reparut l’équipage chargé de raccompagner la jeune fille en sa famille, le prince, bien que désolé de ce nouveau contretemps accordait à celle qui n’était plus l’inconnue son hospitalité sans réserve. On allait attendre le printemps et la jeune fille serait cette fois reconduite chez elle. Déléguant à sa dame le soin de veiller à son installation, il retournait à des occupations plus importantes. La châtelaine assurait encore à l’invitée les services de Nourrice. Il lui fut demandé de ménager dans les appartements de Gaston les dispositions nécessaires pour affronter l’hiver et on donna la recommandation de ne pas la laisser se montrer dans les communs. Dans le dédale des innombrables couloirs, de vastes pièces s’emboîtaient, communiquaient. Dans les salles basses, la foule des gardes, des pages, des hommes de troupe se croisait. Aux étages supérieurs réchauffés par une cheminée, vivaient les femmes, leurs enfants, leurs servantes et demoiselles de compagnie. Le sénéchal jouissait de ses appartements dans l’aile du sud-est contenant la garde-robe, son bureau et la chambre où flambaient en permanence des bûches. La délaissant galamment pour la mettre à la disposition des deux dames, il faisait arranger sa couche dans la bibliothèque. L’installation donnait à penser que le séjour aller durer. Au cours du mois de décembre, il s’absenta souvent, appelé par ses offices et devoirs. À l’approche de Noël, la neige recouvrant de son glacis uniforme un paysage dans lequel on ne pouvait plus s’orienter, Gaston ne quitta plus le domaine. Il avait pris coutume de s’enquérir auprès de Nourrice de la santé de l’involontaire captive. Elle l’informait de son bon appétit assurait qu’elle dormait beaucoup et s’adonnait à des travaux d’aiguille. Comme elle en avait été priée, elle ne se mêlait pas au train de la maison ni ne recherchait la compagnie des autres femmes. Tout juste l’apercevait-on parfois sur le chemin de ronde, frileusement drapée dans un vaste manteau. Ces apparitions, liées à l’immobilité de l’hiver, donnèrent lieu à quelques bavardages. Les récits de la veillée s’en emparèrent un temps. Il y eut quelques tentatives envers Nourrice la priant d’intercéder auprès de l’inconnue afin de recueillir quelques éclaircissements. Mais la brave femme renvoyait chacun à ses occupations avec grondements ou coups de torchon, et comme nul fait étrange ne survenait l’attention s’en détourna.
La jeune dame n’avait formulé aucune requête à part un peu de laine. Son élégant surcot n’était plus de mise. Maniant tout le jour le rouet afin d’obtenir une fine étoffe, elle pria qu’on y taille de simples robes resserrées assez bas au niveau du cou par une cordelière. Yveline en enrichissait l’apparence en tirant à la hauteur du buste des fils retenus avec habileté. Elle formula aussi le désir que lui soient conservées les chutes de coupe afin, disait-elle, de s’y exercer à quelque nouveau point de broderie. Immobilisé par les intempéries, sédentarisé dans la forteresse, le sénéchal prit l’habitude, vers le soir, de rendre visite à son hôte blottie au coin de la cheminée. Depuis longtemps, elle s’était rendue maîtresse de son cœur, mais jamais il ne l’approchait. À la fin du jour, il venait la rejoindre dans la chambre et la trouvait assise près de l’âtre dans la chaude fourrure. Occupant un siège à une extrémité du foyer, il l’interrogeait sur sa journée. Avait-elle eu quelque distraction ? Une nouvelle lui était-elle parvenue ? Yveline répondait, inventant une petite histoire ou lui racontant des légendes populaires. Gaston lui répliquait à sa façon, par un poème joliment tourné. Entre eux, un lien se tissait. Semblables à un même arbre dont le tronc se scinde en apparence au-dessus du sol et dont les racines, au plus profond de la terre, se mêlent et se confondent, leurs êtres se rapprochaient.
Un matin de février, cinq mois après leur rencontre, peu avant midi, un cri retentit dans la demeure féodale.
Gaston l’avait, depuis longtemps déjà, attendu de toute son âme. Il semblait que tout l’immense château les avait aussi entendus ces pleurs. Par les couloirs, les volées d’escaliers, les chemins de ronde, ces simples vagissements semblèrent courir, se propager, et puissamment résonner dans la maison. Chacun resta en suspens, laissant retomber sans l’abattre qui le marteau, qui la scie, un autre son chaudron ou sa brouette, l’ouvrage s’arrêta. Gaston se porta vers la chambre. Avec douceur, il prit le nouveau-né des bras de sa mère et l’enveloppa du manteau qui recouvrait le lit. Se regroupant, les gens se massaient aux portes de la salle où il se dirigeait. D’un coup de pied, il bousculait le vantail et sautait sur la grande table. Brandissant à bout de bras la forme rougeaude, braillarde et nue :
— Compagnons ! Et ouvrant la pelisse qui en avait caché et protégé la gestation :
Acclamez Bénédict, mon fils !
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 25 Avr - 8:43 | |
| Jolie histoire féodale qui va bien avec mes préoccupations actuelles ! ma généalogie !
Lol !
Merci Poussinnette |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 26 Avr - 8:13 | |
| L'historiette du jour : Le bosquet de Poline PereiraNinon était une petite fille rêveuse et pleine de vie, qui fredonnait quand elle dessinait et qui sautillait lorsqu’elle se baladait avec ses parents. Elle venait d’avoir deux chats qui avaient la particularité d’être noirs. Elle savait qu’ils avaient mauvaise réputation et qu’on leur accordait le pouvoir de porter malheur, mais elle s’en fichait ! - Lire la suite:
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Pourtant, depuis qu’ils étaient arrivés dans sa vie, l’harmonie s’était fait la belle. Elle se faisait sans cesse gronder alors que c’était les vacances (rendez-vous compte !), elle cassait ses jouets préférés et les meubles paraissaient prendre un malin plaisir à lui laisser des traces de leur passage sur ses jolies gambettes. Ninon devenait triste et Maman s’en alarma, un soir, lors du rituel des papouilles : « Voyons ma pucette, que t’arrive-t-il ? Tu me sembles bien triste… — Oui Maman, je suis triste. Il ne m’arrive que des malheurs ! — Quels malheurs ma biche ? — Papa et toi vous me grondez tout le temps, j’ai cassé ma poupée préférée et je m’cogne partout ! — On te gronde parce que tu mets 3000 ans à faire ce qu’on te demande. 3000 ans c’est long, tu t’en rends compte ? (Maman souriait dans le noir, Ninon pouvait entendre le sourire dans sa voix). Ta poupée, Papa va la réparer et les bleus, en faisant bien attention tu devrais réussir à les éviter. Tu vois, ce ne sont pas des malheurs bien grands. Allez, ferme tes petits yeux en chocolat. Je t’aime pour toujours et au-delà ! » Maman quitta la chambre après avoir déposé un doux baiser sur la tempe de Ninon. Mais la petite fille n’était pas rassurée. Tout ça, c’était à cause de ses satanés chats noirs. Elle s’endormit en se promettant de mener l’enquête, persuadée que ses fidèles compagnons étaient un couple de méchants sorciers venus semer la zizanie dans sa vie. Le lendemain, ragaillardie par sa décision de la vieille, Ninon s’installa à son bureau, bien décidée à mettre au point un plan d’action efficace. Surveiller deux chats agiles et graciles ne s’avérait pas être chose facile quand on a neuf ans ! Tout d’abord, suivre sans être vue. Elle savait que ses chats, Baba et Plume, partaient toujours en promenade après manger. Où allaient-ils ainsi tous les matins si ce n’est à une réunion top secret ? Ensuite, il faudra les enfermer et trouver une formule magique pour les désensorceler. La chance et la belle vie devraient revenir ! Elle commença par chercher une formule sur l’ordinateur que Maman avait laissé allumé. Au moins, elle serait prête si elle tombait au milieu de quelques mauvais sorts jetés par ses deux fripons ! Elle tapa donc « désensorselé des chats » dans la barre de recherches. Bien que l’orthographe fût approximative, elle trouva le site monchatestunsorcier.fr. « Parfait ! se dit-elle ». Pleine d’espoir, elle cliqua. S’ouvrit alors une page sombre, avec deux immenses yeux verts qui l’observaient sans ciller. Elle en eut la chair de poule. En descendant le curseur, plusieurs choix apparurent :
Mon chat est possédé Mon chat est un sorcier Comment désensorceler un chat ?
Elle choisit évidemment la troisième proposition, retenant sa respiration. Eurêka ! Une formule était bel et bien donnée : « Pour désensorceler votre chat, rien de plus simple. Dans une pièce où doit régner une obscurité totale, maintenez fermement votre chat, et dîtes : Chat sorcier, chat méchant, prends ton dentier et va-t’en ! Le chat doit alors miauler très fort et il sera guéri ! » Ninon ne comprit pas très bien cette histoire de dentier, mais elle n’en pouvait plus de cette vie de tristesse et d’ecchymoses ! Elle répéta la formule magique dix fois à voix haute pour bien s’en souvenir et alla se préparer pour sa mission. Elle entendait Papa appeler les chats et se hâta de choisir des vêtements sombres pour pouvoir se cacher plus facilement dans le petit bosquet attenant à la maison, où les chats allaient une fois leur repas englouti. Elle descendit doucement les marches qui menaient à la buanderie, prit un sac au passage où elle glissa son doudou Tigris, une corde et des gâteaux. Cachée sous les escaliers, elle se disait que Papa et Maman la gronderaient s’ils savaient qu’elle allait dans le bosquet. Mais déjà les chats passaient la chatière en jetant un dernier regard derrière eux, et elle les suivit sans se poser plus de questions. Lentement, Ninon ouvrit la porte qui menait au jardin en faisant attention à faire le moins de bruit possible. Elle savait l’ouïe de ses chats fine et aiguisée. Premier obstacle franchi ! Elle réussit à se faufiler derrière un arbre juste au moment où Baba entrait la première dans le bosquet, suivie de près par Plume. Ninon compta jusqu’à dix puis elle traversa rapidement le petit jardin, jeta un dernier coup d’œil à sa maison et s’engouffra dans ce bosquet qui lui était interdit.
Rapidement, elle comprit pourquoi Maman et Papa ne voulaient pas qu’elle s’y aventure seule. L’endroit était carrément effrayant ! Il y faisait très sombre, froid, et des bruits plus étranges les uns que les autres résonnaient à intervalles réguliers. Ninon prit lentement sa respiration et se concentra sur la trace de ses chats. Elle les vit tourner à gauche d’un immense chêne et hâta le pas pour ne pas se laisser distancer. Prudente, elle passa d’abord la tête et lorsqu’elle fut certaine qu’elle n’avait pas été repérée, les suivit de loin. Après plusieurs minutes qui lui semblèrent des heures, Baba et Plume s’arrêtèrent devant un rocher, étrangement posé au pied d’un rosier magnifique aux épines disproportionnées. Impossible de cueillir la moindre rose sans s’écorcher vif ! Ce que vit alors Ninon la laissa scotchée ! Baba se leva sur ses pattes arrière et vint poser sa patte avant droite dans un petit renfoncement en haut du rocher. Plume, assis, observait la scène avec attention. L’énorme pierre se souleva alors, laissant apparaître un tunnel. Les deux chats s’engouffrèrent dans le passage révélé, puis la roche reprit sa place initiale. Ninon secoua énergiquement la tête comme pour chasser cette vision, mais il fallait bien l’admettre, ses chats venaient d’utiliser un passage secret ! Elle s’avança vers le rocher et observa l’endroit où elle avait vu Baba poser sa patte. Il avait la forme d’une empreinte de chat. Comment allait-elle faire pour réussir à enclencher le mécanisme, elle qui avait n’avait pas de pattes ? Soudain, elle eut une idée. Et si la pattoune de son doudou préféré pouvait faire illusion ? Elle sortit Tigris du sac, prit sa patte et vint la déposer sur l’empreinte. Rien ne sembla se passer. Elle appuya alors davantage et là, pour sa plus grande joie, le rocher opéra sa lévitation. Ninon regarda le tunnel sombre et inquiétant. Sans plus réfléchir, entra, tremblant de tous ses membres. Elle dégringola à toute vitesse pour atterrir sur un tapis de mousse, jambes par-dessus tête ! Elle se releva rapidement et observa l’endroit. Elle se trouvait dans une immense clairière verdoyante où les rayons du soleil illuminaient des parterres de fleurs et où des centaines de papillons y butinaient paisiblement. Seul un gigantesque séquoia s’étirait au bord de cette clairière, une immense forêt d’un vert éclatant s’étalait derrière lui. Il lui semblait qu’un attroupement s’y était formé à l’ombre de ses branches. Elle décida de s’approcher. Unique moyen d’y arriver sans être vue : ramper ! Heureusement que la fillette avait pensé à mettre des vêtements verts pour se fondre dans le décor ! Lorsqu’elle fut à une distance raisonnable pour entendre et voir sans être vue, Ninon cala sa tête entre ses mains, allongée sur le ventre, et écouta. Ce qu’elle entendit alors lui glaça le sang : « Il faut à tout prix se débarrasser d’elle ! disait Baba à un auditoire d’une cinquantaine de chats, ses yeux lançant des éclairs. — Oui, elle est trop dangereuse ! » renchérit Plume. Les autres chats acquiescèrent tandis que la mâchoire de Ninon se détachait d’effroi. Ses chats parlaient ! Et en plus ils venaient se réunir avec les chats du quartier pour se débarrasser d’elle. Elle reconnaissait le gros chat roux de la voisine, qui venait sans cesse se frotter entre ses jambes, et la petite chatte blanche du voisin de la rue d’à côté qui jouait parfois avec Plume. Les larmes lui montèrent aux yeux sans qu’elle ne puisse les arrêter. Tout à son chagrin, elle n’entendit pas la suite de la conversation. Lorsqu’elle réussit à retrouver son calme, le groupe se séparait et les chats s’éparpillaient dans la clairière. Par chance (elle qui pensait en manquer), aucun chat n’eut l’idée de passer sur sa route. Quand elle fut certaine qu’ils étaient tous partis, Ninon rebroussa chemin et réussit à remonter, au prix de gros efforts, le tunnel qui l’amena jusqu’au rocher qui s’ouvrit seul. Elle courut alors jusqu’à chez elle, pleurant de nouveau à chaudes larmes. Elle déboula dans la buanderie en criant « Maman ! Papa ! Baba et Plume parlent ! Je suis sûre que ce sont des sorciers, je viens de les voir se réunir dans le bosquet ! » Mais personne ne l’entendit : Papa travaillait dans son bureau et Maman n’était pas là. Seuls Baba et Plume l’observaient, déjà rentrés, assis sur les marches menant à l’étage. « Je sais que vous parlez ! » leur lança alors Ninon. Et en moins de temps qu’il faut pour dire ouf, elle en prit un dans chaque main par la peau du cou et alla s’enfermer dans sa chambre. Elle baissa les volets électriques, lâcha Baba et prit Plume dans ses mains en disant :
« Chat sorcier, chat méchant, prends ton dentier et va-t’en ! ».
Plume se mit alors à ronronner comme un petit moteur de planeur et essaya de lui mordiller les mains. Ninon le reposa en soupirant d’énervement. « Bon ça ne fonctionne pas avec Plume mais il ne faisait que suivre finalement. C’est toi Baba, la sorcière toute puissante de votre duo ! » Et elle se saisit de la chatte qu’elle maintint fermement entre ses petites mains :
« Chat sorcier, chat méchant, prends ton dentier et va-t’en ! »
Mais Baba réagit comme Plume. Elle ajouta même une petite léchouille sur le bout du nez de sa maîtresse. Ninon se résolut alors à les laisser et à relever les volets de sa chambre. Elle ouvrit la porte et les laissa sortir. Les chats se mirent soudain à grogner, comme lorsqu’ils ne veulent pas jouer avec elle ou qu’ils ne sont pas contents. Au même instant, on sonna.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 26 Avr - 9:32 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 26 Avr - 10:47 | |
| tout le monde demande la suite,
Je la lirai tantôt, là je vais cusisiner mon repas de midi |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 27 Avr - 6:45 | |
| pas de suite aujourd'hui... donc on reste sur notre faim |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 27 Avr - 6:45 | |
| L'historiette du jour : Le brame d'une vie de Robert LacosteLa nuit avait été courte, le sommeil de plomb qui l’avait accompagnée n’avait pas apaisé Pierre, bien au contraire. Les discussions du conseil extraordinaire de la veille avaient été intenses, d’une âpreté douloureuse la plupart du temps, chacun campant farouchement sur ses positions. Finalement, l’issue du vote de clôture n’avait surpris personne, la défaite attendue fut entérinée, sans appel, Alex était destitué, définitivement viré. - Lire la suite:
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Comment avait-on pu en arriver à cette extrémité après tant d’efforts consentis ? Ce constat taraudait l’esprit de Pierre, donnant à son café une aigreur indigeste que seule sa tristesse intérieure parvenait à cacher à son estomac noué à l’excès. Alex avait sans doute toujours été excessif dans l’expression de son esprit rebelle comme dans ses prises de positions tranchées, il venait d’en payer le prix fort. Mais quand même, comment pouvait-on limoger comme un malpropre cet homme qui avait dédié une grande partie de son existence à défendre le cerf, cet animal de grande noblesse à l’instar de la sienne, écarté simplement sous prétexte que lui et sa passion pour le grand cervidé étaient d’un autre temps, qu’il était devenu un frein au développement d’une nouvelle économie moderne des plus mercantile ? Sans doute les membres du conseil avaient-ils eu une mémoire défaillante au moment du vote, au point d’oublier qu’ils devaient l’essentiel de leurs fortunes à cet homme visionnaire, qui, une vingtaine d’années plus tôt, avait créé au travers d’Elaphe le premier protocole de fécondation in vitro chez les grands cervidés sauvages. Au fil du temps, la commercialisation du brevet avait fait d’Elaphe une société mondialement reconnue et prospère, au point d’être courtisée, en vain, par bon nombre d’investisseurs, tous éconduits par Alex, arc-bouté dans sa logique d’insoumis soucieux de préserver ses choix et de ne pas trahir l’idéologie première de son projet, la réintroduction du cerf dans des biotopes n’entravant en rien sa liberté, facilitant ainsi sa reproduction naturelle future. Pourquoi n’avait-il pas au moins fait semblant d’esquisser un pas vers l’avant pensait Pierre, de faire comme s’il faisait mine d’écouter ces lobbyistes infiltrés au sein même du conseil d’administration lui demandant d’étendre son programme aux parcs privés des riches industriels qu’ils représentaient insidieusement ? La sonnerie de l’interphone ramena brusquement Pierre à la réalité, le tirant en même temps hors de ce marécage de réflexions, toutes plus sombres les unes que les autres. Valentine et les enfants ne devaient rentrer que ce soir de chez ses beaux-parents, et vu l’heure matinale, il ne pouvait s’agir ni du facteur, ni de la concierge, surtout un samedi matin. Finissant d’enfiler son pull, il se dirigea vers la porte d’entrée et décrocha le combiné : « Oui ? dit-il d’une voix rocailleuse trahissant son manque de sommeil. — C’est Alex, Pierre, ouvre-moi, il faut que je te parle, maintenant. » Stupéfait d’entendre la voix d’Alex, Pierre déclencha machinalement l’ouverture du portail extérieur, incapable de répondre sur l’instant.
Quand il ouvrit la porte, Alex était déjà sur le palier, fidèle à ses habitudes, il semblait ne pas vouloir perdre de temps. « Bonjour, j’imagine que je ne te réveille pas, c’est ça ? commença-t-il. — Pas vraiment, j’ai connu des nuits plus reposantes, tu t’en doutes... café ? — Oui, je te remercie, serré, c’est mieux. » Les deux hommes se dirigèrent vers la cuisine, Alex se calant sur le tabouret du bar, pendant que Pierre se mettait en quête d’une capsule de ristretto à presser, son cerveau soudain pleinement en éveil. Que faisait Alex chez lui, à l’aube, quelques heures à peine après cette funeste soirée marquant son éviction ? Bizarrement, ses traits étaient certes fatigués, mais Pierre ne ressentait pas l’homme accablé dans son attitude. Il lui semblait au contraire qu’au-delà de la prestance qu’il avait toujours dégagée, il émanait de lui une sorte de sérénité communicative, dont les effets semblaient déjà agir sur le comportement de Pierre, déjà plus détendu qu’en lui ouvrant la porte quelques instants auparavant. Lui tendant son café dont l’arôme achevait définitivement la mise en action de ses synapses, Pierre vint s’installer à son tour sur un des tabourets, faisant face à Alex. « Merci, lui fit ce dernier, rien qu’à l’odeur, je vois que tes séjours milanais t’ont été profitables. »
Pierre esquissa un léger sourire pendant qu’Alex vidait d’un trait sa tasse, attendant d’avoir toute son attention. « J’ai sans doute progressé au niveau du café, mais je ne pense pas que tu sois venu pour valider ma prochaine participation au concours du meilleur torréfacteur de l’année, non ? — Effectivement, tu ne trompes pas, ce n’est pas la raison principale », lui répondit-il, le fixant intensément du regard. Soudain mal à l’aise, Pierre tenta de faire bonne contenance malgré tout, et voulut engager la conversation sur les événements cruels de la veille : « Alex... pour hier soir, tu dois comprendre que... commença-t-il, quand son élan fut coupé net par ce dernier. — Bon, Pierre, prends ton blouson, on s’en va. — Pardon ? On s’en va où ? Fit Pierre dont la sensation de malaise s’accentua d’un coup. — Tu verras, pour l’instant nous y allons. — Mais Valentine et les enfants rentrent en fin de journée, si je ne suis pas là... — Ne t’inquiète pas, tu seras revenu avant qu’ils ne soient là, fais-moi confiance. » Tout à coup, « faire confiance » devenait compliqué dans l’esprit de Pierre, l’attitude brusquement devenue directive d’Alex ne l’incitait pas à lui octroyer une confiance aveugle, bien au contraire, et l’aura de sérénité qu’il semblait déceler chez l’ancien dirigeant d’Elaphe il y a quelques minutes s’était fortement estompée. Prenant son blouson, il rejoignit Alex, déjà à l’extérieur de la maison, et les deux hommes s’engouffrèrent dans la voiture conduite par Simon, son fidèle homme de confiance qui démarra aussitôt sans un mot. Le silence qui régnait dans l’habitacle ne faisait qu’accentuer la nervosité de Pierre, ce n’est pas qu’il avait peur, mais le mutisme d’Alex le pressurisait intérieurement et le fait de ne pas savoir où il était emmené ne faisait qu’amplifier le phénomène. Au bout d’une grosse heure de route, le véhicule arriva à l’aéroport du Bourget, prenant aussitôt la direction du terminal aviation d’affaires, pour finir par s’immobiliser sur le tarmac devant le Cessna Citation Mustang siglé aux couleurs d’Elaphe. Se tournant vers Alex, Pierre l’interrogea du regard, un léger sourire éclairant alors le visage de celui-ci : « Ne t’inquiète pas, tu vas bientôt comprendre... » lui dit-il, avant de sortir de la voiture et de se diriger vers la passerelle du jet. Toujours aussi perplexe, Pierre lui emboîta le pas, suivi de Simon qui referma la porte de l’avion derrière eux. Quelques instants plus tard, Simon aux commandes, le Cessna prenait son envol, mettant presque immédiatement cap au sud. À l’arrière de l’appareil, Alex et Pierre se faisaient face, assis dans les confortables fauteuils club spécialement aménagés lors de l’acquisition de l’appareil il y a six ans par la société, une idée d’Alex, qui retrouvait au contact de leur assise dodue un confort rarement apprécié dans son quotidien survitaminé de dirigeant d’entreprise. « Contempler les choses vues d’en haut est un privilège, tu ne crois pas ? » commença –t-il, regardant par le hublot le ciel matinal sans nuages qui s’étendait à perte de vue. — Sans doute, mais les comprendre en est un autre, et en ce qui me concerne, je suis un peu perdu au moment où je te parle, lui répondit Pierre. Tournant lentement la tête vers lui, Alex lui sourit : « Cela fait plus de vingt ans que nous nous connaissons toi et moi, et jamais tu ne m’as déçu tout au long de ces années, une sacrée performance vu mon pedigree de caractériel patenté ! » Entendant cela, Pierre ne put dissimuler un sourire qui en disait suffisamment long sur son avis sans qu’il ait besoin de répondre. « Oui, tu as toujours été à mes côtés, pas forcément d’accord sur tout d’après le souvenir de certaines rudes prises de têtes que nous eûmes, mais le plus fidèle d’entre –tous, ça c’est une certitude. Je suis conscient que tu es pour beaucoup dans le développement d’Elaphe et dans sa pérennité, tu as su de tout temps rassurer et motiver les équipes, même quand le bateau tanguait et que le capitaine que j’étais, obnubilé par sa passion manquait de clairvoyance au quotidien, mettant ainsi en danger ce qu’il avait lui-même créé. Avoir tenu dans ces conditions ne fait pas seulement de toi un brillant vice-président Pierre, non, cela te donne le droit de savoir ce qu’est finalement Elaphe, et pourquoi aujourd’hui mon temps est de toute façon révolu. » Ces derniers mots raisonnèrent bizarrement dans l’esprit de Pierre, de plus en plus dubitatif quant aux intentions d’Alex. « Alex, je pense pouvoir dire sans trop me tromper que je suis, avec toi, le plus ancien membre du conseil d’administration, par conséquent m’expliquer ce qu’est Elaphe ne nécessite pas forcément autant de mystères, ni un vol matinal vers une destination que je ne connais d’ailleurs toujours pas. Il serait peut-être plus simple que tu me dises maintenant de quoi il retourne, car j’avoue que ne pas savoir n’est pas très confortable. — Tu vas le découvrir d’ici peu Pierre, le voyage touche à sa fin... » lui dit laconiquement Alex. Au même moment le Cessna amorça son début de descente, dessinant un grand virage en direction de l’ouest et se mit à perdre doucement de l’altitude. Pierre se tourna vers le hublot, le vol n’avait sans doute pas duré plus d’une trentaine de minutes, et il ne voyait pas quel aéroport pouvait se trouver à une si courte distance du Bourget dans cette direction. Sous lui, la terre n’était que verdure, la forêt à perte de vue, seulement interrompue par instants par de grandes étendues d’eau de différentes formes. La densité des arbres était telle qu’il était impossible de distinguer la moindre habitation, tout n’était que nature, et Pierre se demandait comment Simon allait faire atterrir l’appareil dans un tel décor, car l’idée qu’il y ait une piste d’atterrissage lui semblait relever de l’impossible à cet endroit. Le Cessna vira une dernière fois vers la gauche, et tout à coup, une longue ligne droite déchirant l’immense tapis vert apparut droit devant. Simon fit descendre petit à petit l’avion, le posant délicatement au sol, puis arrivé en bout de piste, coupa les moteurs et alla aussitôt ouvrir la porte du jet libérant dans le même mouvement la passerelle. Quand Pierre sortit de la carlingue, il ne put s’empêcher de marquer un temps d’arrêt en découvrant le spectacle qui s’offrait à lui. Hormis la piste et un vieux Land Rover Defender kaki, la forêt régnait en maîtresse absolue, à la fois belle et inquiétante, seulement accompagnée du silence à peine interrompu par le vent caressant la cime des sapins et des chênes. La luminosité matinale donnait aux couleurs automnales un aspect presque irréel, comme si le temps s’était arrêté un instant pour lui laisser contempler ce tableau naturel. Sortant de sa fugace rêverie, Pierre descendit la petite passerelle et alla rejoindre Simon et Alex déjà installés à l’avant du Land. Aussitôt, Simon se dirigea vers l’extrémité de la piste, puis tournant vers la droite, s’enfonça dans la forêt sans la moindre hésitation bien qu’il n’y eût pas de chemin véritable, la forêt semblant s’ouvrir devant eux à chaque mètre parcouru. Se faufilant avec adresse dans une mer de fougères couleur rouille, Simon slalomait avec dextérité entre les bouleaux et les chênes tandis qu’Alex restait silencieux, les traits de son visage ayant retrouvé l’expression de cette sérénité entrevue par Pierre lors de son arrivée matinale à l’appartement. Le trajet durait depuis une quinzaine de minutes, lorsque tout à coup, le véhicule déboucha sur une immense clairière constellée d’étangs sur lesquels le soleil dardait magnifiquement ses rayons, donnant à l’endroit une majesté naturelle extraordinaire. Une longère en vieilles pierres trônait paisiblement au centre de ce tableau bucolique, un filet de fumée s’échappant d’une de ses cheminées. Simon immobilisa le véhicule à proximité de la bâtisse, et les trois hommes sortirent d’un même pas de ce dernier. « Bienvenue chez moi Pierre, lui dit doucement Alex en le regardant tendrement. — Chez toi, mais comment ? » fit Pierre stupéfait, ne pouvant détacher ses yeux de la beauté des lieux et totalement déstabilisé par cette découverte, car depuis toutes ces années, jamais Alex ne lui avait parlé de ce petit coin de Paradis à l’abri du monde. Laissant apparaitre un léger sourire, Alex commença alors son récit : « Il y a une quinzaine d’années, la commercialisation du protocole de fécondation rapporta, comme tu le sais en tant que membre du conseil, de gros bénéfices financiers à Elaphe. Mais, en même temps que le succès devint mondial, je me rendis compte que je m’éloignais de mon idée fondatrice du projet, celle qui m’avait porté tout au long de mes recherches, la réintégration du cerf dans son biotope d’origine. En effet, les demandes de fécondations n’émanaient plus seulement d’organismes spécialisés dans le repeuplement d’espèces en territoires naturels protégés, vinrent se rajouter des requêtes venant de parcs animaliers touristiques du monde entier, voire de zoos. En clair, Elaphe s’enrichissait de plus en plus, mais moi, en acceptant cette déviance à ma philosophie du début, je me reniais, il me fallait par conséquent reprendre la ligne directrice du concept d’origine. Finalement, trouver l’idée me prit deux ans, la mettre en place, presque dix, la principale difficulté étant de garder mon projet secret, tout en continuant à diriger Elaphe. D’ailleurs, je dois dire que, sans que tu le saches, ton implication sans faille au sein de la société m’a permis de me dégager un temps précieux pour finaliser et acquérir la solution, sur laquelle d’ailleurs tu te trouves à ce moment précis. — Tu as acheté une forêt ? » l’interrogea Pierre, de plus en plus décontenancé au fil de l’histoire que lui contait Alex. « — Non Pierre, un territoire. Tu es ici en Sologne, 500 000 hectares de forêts et d’étangs au centre de la France, dont 50 000 hectares sont ma propriété. — Quoi ? Comment as-tu pu acheter un tel territoire, et surtout comment as-tu fait pour convaincre les propriétaires, pour la plupart chasseurs j’imagine, de te vendre leurs parcelles ? » lui demanda Pierre. « L’argent, vu la santé d’Elaphe n’a pas été un problème, si ce n’est de trouver la bonne dénomination comptable en termes d’investissements afin que le secret ne soit pas éventé lors de la présentation des comptes annuels aux actionnaires. Racheter les terres a été par contre effectivement beaucoup plus difficile et a demandé de longs mois de négociations face aux réticences des propriétaires. Finalement, en les dédommageant pour la plupart grassement, et en m’engageant à ne pas grillager au-delà d’une certaine hauteur mon nouveau territoire pour laisser les animaux circuler en toute liberté, j’obtins ce que je voulais, la majorité des propriétaires ayant des actions de chasses plus au sud, ils pouvaient continuer à chasser, le seul vrai changement pour eux était qu’ils étaient devenus un peu plus riches qu’avant que je les rencontre. Le territoire ainsi constitué, au fil des années j’ai fait implanter une centaine de cerfs nés par fécondation, qui en se reproduisant avec les cervidés déjà présents ont contribué à reconstituer une population dense qui évolue en totale liberté, protégée des turpitudes de l’homme grâce à cet environnement naturel unique. Voilà Pierre, tu sais tout, la boucle est bouclée pour moi, la création d’Elaphe et la mise en action du protocole m’ont permis de réaliser mon rêve, celui de rendre au cerf son territoire ancestral et d’y vivre en complète liberté. Cela paraissait impossible et pourtant... » Alex s’arrêta, ému, regardant soudain derrière la longère le regard embué. « Regarde Pierre, voilà pourquoi j’ai fait tout ça... » Pierre se retourna lentement et s’immobilisa fasciné par ce qu’il voyait devant lui. Une dizaine de biches, accompagnées de quatre daguets élancés les observaient sans bruit, humant l’air doucement. Soudain, sortant de la forêt, deux jeunes cerfs firent leur apparition, un dix et un douze cors, la démarche assurée malgré la présence des trois hommes, ils s’immobilisèrent les toisant du regard sans bouger. C’est à ce moment – là que Pierre le vit arriver, lentement, avec son port de roi, ces merrains ornés de dix-huit cors parfaitement disposés conférant à sa ramure l’impression d’une fantastique couronne naturelle. Alex s’approcha de Pierre, lequel semblait subjugué par l’animal, lui mettant doucement sa main sur l’épaule. « C’est Valhalla, le premier... — Tu veux dire... — Oui, notre première fécondation réussie, il a 19 ans, et cela fait 8 ans qu’il vit ici, heureux et libre entouré de ses semblables nés ici ou comme lui réimplantés au commencement de l’aventure. » Disant cela, Alex tendit le bras dans la direction de l’animal et ouvrit lentement la main. Le grand cerf le regarda un instant, scrutant les mouvements de Pierre et de Simon, puis d’un pas noble et assuré se dirigea vers eux avec une infinie noblesse. Arrivant face à Alex, il prit le temps de fixer Pierre et Simon tour à tour l’espace d’un instant, puis vint délicatement poser son museau dans la main de ce dernier. « Lui et moi sommes devenus au fil du temps plutôt intimes comme tu peux le voir, cela étant sans doute lié au fait que quand il fut ramené ici dans le plus grand secret par Simon et moi, j’ai passé une grande partie de mes weekends et congés ici à observer son acclimatation, et que finalement, m’ayant toujours vu d’une manière régulière, je fais partie de ses repères liés à ce territoire. — Je ne sais pas quoi penser Alex, fit Pierre, sortant de sa période contemplative.. Il y a quelques heures, j’étais à une réunion à l’issue de laquelle tu étais écarté sans ménagement de la présidence de la société que tu avais toi-même créée, et là, je me retrouve avec toi dans un endroit hors du temps dont j’ignorais totalement l’existence, face à un animal extraordinaire, premier fruit réussi de ton succès, mais dont je n’avais plus jamais entendu parler depuis sa création chez Elaphe. Du coup, je me demande la raison de ma présence ici, pourquoi maintenant, et tout simplement pourquoi moi ? » Cessant de caresser le front du grand cerf, Alex se tourna alors vers Pierre, l’air soudain devenu grave. « Tu es là parce que je vais bientôt mourir Pierre. » Souffla-t-il. Sous l’effet de la révélation, Pierre ressentit comme un malaise l’envahir, incapable de répondre, regardant cet homme brillant, tellement digne même à ce moment-là. « Mon cancer de la prostate soi-disant guéri il y a trois ans a récidivé il y a un an, il me reste peu de temps, au pire quelques semaines, au mieux quelques mois. Simon était le seul au courant, gérant mes rendez-vous médicaux, mes déplacements et faisant en sorte que rien ne transparaisse durant mes moments de faiblesse quand je me trouvais dans l’entreprise. Prenant conscience de l’inexorabilité de ma situation, je me mis à réfléchir à comment préserver à la fois Elaphe ainsi que ce territoire de l’avidité de l’homme. Finalement, je décidais de convoquer les membres du conseil d’administration à une réunion extraordinaire, celle à laquelle tu as assisté hier soir, tu te rappelles je pense ? — Continue ... murmura Pierre d’une voix étranglée par l’émotion devant tant de révélations. — Il se trouve qu’avant, j’avais pris contact avec les membres du conseil que je savais de confiance, pour leur expliquer, sans faire allusion à ma maladie, que je voulais abandonner la présidence, mais que je voulais qu’ils donnent le change en votant pour moi, sauf deux, permettant ainsi à ceux qui étaient à la solde des propriétaires de parcs de chasse privés désireux d’avoir accès à mon protocole, d’avoir la majorité lors du vote de confiance. Comme tu as pu le constater, le résultat a été à la hauteur de mes espérances, je dois d’ailleurs avouer que ton intervention dressant un tableau élogieux de ma personne m’a fait craindre un moment que l’affaire ne capote en voyant l’air dubitatif de certains de mes opposants, sourit-il malicieusement. — Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de tout ça ? lui dit Pierre, les larmes aux yeux, se sentant trahi par celui qu’il considérait comme un second père, et que va-t-il advenir du protocole face à la pression des propriétaires des parcs privés ? — Pour ces derniers, comme pour la pérennité d’Elaphe, cela fait longtemps par contre que la solution m’était apparue, il fallait juste que je décide à quel moment j’allais partir, et il est maintenant arrivé... — C’est-à-dire ? l’interrogea Pierre. — C’est-à-dire que, le futur président directeur général d’Elaphe qui sera nommé lors de la prochaine assemblée extraordinaire dès lundi matin est en face de moi. Voilà pourquoi je ne t’en ai jamais parlé jusqu’à ce jour. La réponse d’Alex fit l’effet d’une bombe dans le cerveau de Pierre en pleine confusion devant cette déferlante émotionnelle. Il allait répliquer mais Alex le devança. — À qui, aurais-je pu confier l’œuvre de ma vie à part toi, dis — moi ? Présent depuis le départ du projet, tu connais par cœur la société et aujourd’hui, tu es devenu le maillon fort et référant des salariés qui travaillent au sein d’Elaphe. Tu n’as jamais trahi la confiance que je t’ai toujours accordée, allant jusqu’à mettre en péril ton avenir comme encore hier soir, en me défendant avec courage. Au gré du temps passé à mes côtés, tu as appris à comprendre ce qui m’avait poussé à créer cette société, à la ressentir, personne à part moi ne la connaît aussi bien. Je n’ai pas d’enfants et je vis comme un ermite depuis le décès de Rose, le problème d’héritage ne se posait donc pas. Pour ce qui est du vote d’intronisation, les dispositions sont prises, les deux membres qui ont contribué à ma destitution d’hier soir seront cette fois du bon côté, tous mes fidèles sont au courant de mon choix et ils l’approuvent sans réserve. Concernant les parcs de chasse privés, au regard de la loi qui sera applicable dans quatre mois, obligeant leurs propriétaires à baisser les grillages à moins d’un mètre vingt, n’étant pas ennemie de leurs intérêts financiers je n’imagine pas qu’ils continuent à se battre pour l’obtention d’un procédé de reproduction dont ils ne pourront pas garder chez eux le résultat. Ils aiment tuer des animaux, mais ils aiment l’argent bien plus encore. Enfin, concernant la gestion de ce territoire, Simon est au courant de tout, il le gère depuis le départ avec moi et il a parfaitement connaissance des dispositions que j’ai prises pour la suite, il te sera d’une aide précieuse, comme il l’a été avec moi. Voilà Pierre, tu sais tout, et tu comprends maintenant pourquoi je voulais te dire cela ici, dans mon dernier chez moi, entouré de ceux pour qui je me suis battu toute ma vie afin qu’ils puissent vivre au plus proche de leur état primitif, heureux et protégés. Tu as le droit de refuser bien sûr, je ne peux t’imposer cela si tu ne le veux pas, c’est un lourd fardeau à porter et j’en suis conscient. » Disant cela, Alex fixa Pierre avec tendresse, ce dernier marqua un temps d’arrêt, essuyant les larmes qui perlaient sur son visage, tentant de refréner la vague de sentiments qui le submergeait intérieurement. Il se tourna, fit quelques pas et regarda autour de lui, s’imprégnant du silence, des odeurs de la forêt, regardant les cervidés marcher paisiblement autour d’eux, puis ferma les yeux, laissant le vent sécher ses larmes peu à peu et revint vers Alex. « Je vais accepter, dit-il, pour l’homme que tu es, pour tout ce que tu as réalisé, Elaphe, cet endroit, et ce que tu représentes pour moi. Perpétuer ton œuvre est un honneur pour moi, une sorte d’héritage qu’un fils aimerait faire perdurer le plus longtemps possible en mémoire de son père. Je sais que Valentine cautionnera mon choix, quels que soient les changements qu’il pourra générer, elle connait la relation qui nous unit. Alors, oui, tu peux compter sur moi, je tâcherai d’être à la hauteur, sois – en convaincu. » Impassible, si ce n’est ses yeux brusquement devenus brillants, Alex s’avança, prit Pierre dans ses bras l’espace d’un instant avant de se reculer en le prenant simplement par les épaules. « Je te remercie Pierre, maintenant je sais que je peux partir en toute quiétude grâce à toi. Il est temps d’ailleurs, Simon va te ramener chez toi, il me semble que tu as Valentine et les enfants à accueillir, lui sourit Alex. — Mais, toi, que... commença Pierre. — Ne t’inquiète surtout pas, lui dit-il avec douceur. Comme je te l’ai dit, je suis maintenant en paix, il ne me reste plus qu’à me préparer pour mon dernier voyage, tout est prêt, il sera paisible et Simon s’occupera des derniers détails s’y rattachant. Va retrouver les tiens, aime-les comme ils le méritent, ils sont ta force et ta plus grande richesse, alors ne tarde pas... » Les deux hommes se regardèrent durant un long moment, sans un mot, leurs regards trahissant le flot de sentiments de l’instant. Puis, souriant une dernière fois à Pierre, Alex se dirigea accompagné de Valhalla vers la forêt, d’un pas définitivement apaisé, et il disparut pour toujours.
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Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 27 Avr - 8:04 | |
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