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| | L'historiette du jour | |
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Auteur | Message |
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Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 4:33 | |
| Merci Poussinnette d'avoir accepté.
En espérant que ce topic plaira à tous et que chacun participera ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 4:39 | |
| je vais poster celle du jour,
l'idéal c'est après l'avoir lu la commenter je ne la lis en principe qu'après déjeuner ou le soir |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 4:40 | |
| L'historiette du jour : La musique des anges de ChristopheUne voix aérienne, soutenue par les notes harmonieuses d’un hautbois, éclate dans la tête de Théophaste. L’équilibre des senteurs approche la perfection. Théophaste Mitie est un nez. Le plus intransigeant de sa génération. Trop, peut-être. Depuis vingt ans, Théophaste se bat avec son orgue à parfums pour retrouver un mélange qu’il avait découvert au hasard d’une nuit sans sommeil, succédant à beaucoup d’autres. Il était alors un parfumeur débutant et cette nuit-là, il avait entendu la musique des anges. Elle retentissait si forte et si divine dans son esprit, qu’il en perdit connaissance et se réveilla au milieu de flacons brisés et renversés. Ce soir, il pensait enfin mettre un terme à sa quête, mais une fausse note, imperceptible à tout autre que lui, agace ses narines. Encore raté ! Théophaste vide le petit flacon dans l’évier. N’importe quel parfumeur aurait sauté au plafond devant la qualité du produit. Il est juste déçu. - Lire la suite:
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Théophaste aime composer la nuit, lorsque le silence règne sur la ville endormie. Quand son inspiration tourne en rond, il regarde dormir sa muse, Lola. Elle est la seule femme qu’il ait aimé et, sans doute, qu’il aimera jamais. C’est la grâce de ses mouvements qui lui insuffla la ritournelle, d’où naquit un mélange fleuri qui enchanta les femmes de la fin des années quatre-vingt-dix. Ce parfum sublimait la féminité de celle qui s’en couvrait et lui donnait des allures de top-modèle. Il fut la dernière grande création de sa carrière. À l’aube du deuxième millénaire, le bruit triompha. L’art devint un objet de commerce et d’investissement. La musique, de plus en plus grossière, fit l’impasse sur les silences qui magnifient les notes. Pour échapper à la vulgarité rampante, Théophaste se créa une coquille. Il déménagea dans un quartier cossu et acheta une petite propriété dont le jardin, garni de hauts murs, le séparait de la violence de la rue. J’ajoute, pour le pas dérouter le lecteur, que la violence de sa rue se limitait à quelques discrètes voitures et des nurses poussant des landaus en direction du parc tout proche. Il obtint de sa société un bureau isolé et ne participa plus aux réunions. Il évita les sorties professionnelles autant que personnelles. Lola accepta avec résignation ce qu’elle interpréta comme les conséquences d’une dépression. Lola était férue de psychologie et n’imaginait pas la vie sans une visite mensuelle chez son psychanalyste. « Tu fais de la gymnastique suédoise tous les matins pour entretenir ton corps, pourquoi refuses-tu d’entretenir aussi ton esprit ? » Entretenir son esprit ? Celui-ci n’est-il pas toujours sur le qui-vive ? Analysant la moindre fragrance capturée par les narines ? Traduisant instantanément un mollet souple, un poignet léger ou un port de tête parfait en un nouveau parfum ? Théophaste était en deuil d’une humanité qui se mettait à rationaliser l’art, comme elle ordonnait les moyens de production. Les contrôles qualité, les projets et les directions de ressources humaines contredisaient des millénaires de découvertes basées sur le hasard et les tâtonnements.
Un premier janvier à minuit, après un énième échec à élaborer la formule des anges, il écrit sur son journal : « Premier janvier. Journée pluvieuse. Légère brise du nord. Odeur de fuel en passant devant le poste à essence. Fragrance intéressante. Dans une heure, je vais me tuer. » La lune jette sur lui un regard froid à travers le rideau des nuages. Théophaste se dirige vers les quais. La respiration a été sa vie, il a décidé de mourir par noyade. Le fleuve est pressé. Ses flots sont gonflés par la pluie de la journée et exhalent les parfums collectés en traversant la ville. Ce relent lui inspire la musique de l’île des morts de Rachmaninov. C’est à cette funeste invitation qu’il va répondre. Plus que trois pas. Fermer les yeux. Sentir le sol se dérober, puis, le froid éternel qui met fin à toutes les vanités. Une odeur immonde, accompagnée d’un tintamarre infernal, vient interrompre sa marche vers la mort. — Qu’est-ce que fous ici en pleine nuit, mon pote ? Un homme hirsute se tient face à lui. Des vapeurs d’égouts s’échappent de vêtements qui n’ont sans doute pas quitté son corps depuis des mois. Son haleine propose le panel complet des fromages français et ses abcès dégagent une odeur qui ferait fuir le plus chevronné des dentistes. D’une plaie, suinte un liquide jaunâtre qui ajoute au décor olfactif. Théophaste est sidéré par la peur mais aussi par toutes les informations que ses narines décodent. C’est peut-être ça, la mort ! La pourriture, les gaz qui font remonter le corps et l’autopsie avec un onguent à menthe sous les narines pour ne pas vomir. Parallèlement, cette diversité lui rappelle qu’il a encore tellement à découvrir, tellement à enrichir sa palette d’odeurs. Sa passion le sauve encore. Ce n’est pas ce soir qu’il mourra. Alors qu’il s’enfuit à perdre haleine, la dernière phrase qu’il entend est : — T’as pas une cigarette, mon pote ? Hé ! N’aies pas peur ! Juste une cigarette !
Il va falloir vivre dans un monde dont il ne veut plus. Théophaste se raidit comme un hoplite criblé de flèches face à la cavalerie ennemie, mais le combat lui inflige de cruelles blessures. Une star monte-t-elle les marches du Palais des Festivals de Cannes en blue-jeans, une actrice pose-t-elle nue dans un magazine de charme ? Théophaste en perd l’appétit. Désodorisants, lessives évoquant l’air pur des champs, produits ménagers qui sentent le propre, arômes naturels, exhausteurs de goût, déodorants pour adolescents libidineux : le monde est une vaste cacophonie ! Même son bureau n’est plus épargné par ces odeurs omniprésentes. Sa gomme est à la fraise et sa colle, systématiquement remplacée quand il la jette à la poubelle par une secrétaire sadique, laisse échapper des effluves d’amande. Lola, elle-même, ajoute à la trahison. Un matin, il découvre un désodorisant en forme de sapin accroché à son rétroviseur. Rentrant chez lui, c’est un vin australien d’un seul cépage qui répand une odeur de fruit dénaturé dans le salon. Les disputes éclatent de plus en plus fréquemment. Un soir, car les séparations se font rarement au grand jour, Lola s’en va. Dans la grande maison, le calme règne. Mais il est accompagné d’un silence menaçant. Théophaste en reste troublé pendant des jours. Essayer de contacter Lola, pleurer Lola, travailler, manger un peu, dormir et se réveiller en cherchant Lola, toutes les activités quotidiennes semblent recouvertes d’une chape de coton. Vingt fois, il se rend devant l’immeuble où elle effectue sa séance de psychanalyse le vendredi, vingt fois, il est tenté de prendre rendez-vous pour comprendre ce manque étrange qui le dévore. C’est son métier qui lui apporte la solution. Un collègue sollicite son avis pour une nouvelle eau de toilette destinée à un public jeune. Théophaste se rend dans son bureau en traînant des pieds. Ce collègue est un laborieux sympathique, mais sans talent. Théophaste attrape la touche sans un mot, prêt au concerto pour casseroles qui accompagnera l’inspiration, mais rien ! Le parfum est banal, l’odeur de fraise trop présente, le patchouli mal à propos, pourtant Théophaste n’entend rien, ni bruit, ni musique. Il bredouille deux ou trois remarques puis s’enfuit vers son bureau. Là, après avoir fermé la porte à clé, il ouvre son orgue à parfums et prépare plusieurs compositions dont les odeurs font habituellement trotter dans sa tête le clavecin de Mozart. Rien ! Les mélanges sont parfaitement équilibrés et les senteurs subtiles, mais un silence de plomb les accompagne. Son angoisse s’efface devant une terrible constatation : il a perdu ce sens qui le mettait en relation avec l’univers. D’artiste, il est devenu technicien ! Le soir même, il écrit dans son journal : « J’ai enfin compris l’expression : le sel de la vie ».
Comme toutes les personnes qui ont perdu un sens, il doit se réadapter. L’orgue à parfums fait place à un orgue électronique dont il frappe les touches avec la rage d’un vaincu. Au travail, il participe de nouveau aux réunions et essaie d’assimiler les notions de conduite de projet ou de clientèle cible. Il lit les journaux gratuits et allume parfois la télévision. Bref, Théophaste s’ennuie. Parfois, ses envolées dépressives le ramènent vers les quais de la Seine. Le fleuve est toujours là, prêt à offrir une mort douce et abréger une vie qui n’est plus qu’un long sommeil. Ses eaux sombres apaisent les douleurs. Théophaste aime marcher sur les pavés humides, à la frontière de la terre et de l’eau. Il arrête régulièrement son pas et écoute le léger clapotis des flots puissants contre la bordure de pierre. Il aime la morsure du vent nocturne qui réveille son corps.
Maintenant, Théophaste revient tous les soirs rendre visite à son ami liquide. L’orgue électronique prend la poussière. La télévision est recouverte de piles de journaux gratuits, jamais feuilletés. Le fleuve ! Les reflets de la lune sur l’onde ! Théophaste se rappelle son adolescence. Il était romantique et amoureux de la nature et c’est pour cela qu’il s’est intéressé aux essences. Il aurait pu être peintre ou photographe, son don l’a poussé vers la parfumerie. Son regard se perd dans les étoiles. Comment peut-on être aussi malheureux dans un monde aussi merveilleux ? Le quai, illuminé par la pleine lune, offre lui aussi une multitude de gouttes de lumières. Son attention est attirée par une ombre. C’est une femme. Théophaste comprend à sa posture qu’un drame est proche. Il se rue sur elle et réussit à la ceinturer au moment où elle se laisse tomber dans les eaux noires. Déséquilibrés, ils chutent dans une flaque, souvenir d’une averse de la journée. Ils se redressent en prenant appui l’un sur l’autre. Théophaste observe celle qu’il vient de sauver. C’est une femme assez jeune. Ses cheveux trempés tombent sur ses épaules. Elle serre les bras pour empêcher son corps de trembler. Théophaste lui prend les mains et sourit. Elle lève vers lui un magnifique regard vert d’eau. Leurs yeux semblent se dire : « L’univers n’est que beauté. La vie est une explosion de couleurs, de senteurs et de goûts ; et maintenant que tu es là, je vais enfin pouvoir en jouir ! »
Ils se mettent tous deux à rire. Théophaste reconnaît le parfum qui se dégage de sa partenaire : Après L’Ondée. Une musique qu’il n’avait pas entendue depuis longtemps lui chatouille l’esprit. Les anges ont commencé à jouer.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 4:44 | |
| Très bien écrit, agréable à lire.
Je ne supporte plus aucun parfum fort, j'aime les odeurs des fleurs mais en parfum il faut que ce soit vraiment léger. |
|  | | Louis *****

Messages : 1085 Date d'inscription : 05/11/2019 Age : 79 Localisation : France (Moselle)
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 5:08 | |
| très intéressant a lire, merci bien pour cette historiette |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 6:01 | |
| Adelette, je suis comme toi, je ne supporte plus les parfums dit capiteux, j'aime les parfums fleuris et légers |
|  | | Invité Invité
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 7:21 | |
| Bonjour à tous!
Alors et vos historiettes à vous ? je ne vois que des commentaires???!!!!
La mienne et c'est du vécu ....
elle avait aidé ,un pauvre jeune Bossu qui était dans la rue , à louer un pièce à trouver un travail ,à décrocher son permis , à retourner à sonvillage ,sa mère était décédée , et son père remarié , l'avait mis à la porte il a connu une fille ,elle l'a aidé à demander sa main , sa famille trés pauvre a accepté .Mais depuis le jour où le papa lui demanda de fixer la date du mariage et prendre sa future épouse il a disparu , aprés enquête de sa protectrice qui pensait qu'il préparait un peu d'argent pour se marier ,( elle payait toujours son loyer ) apprends qu'il avait de mauvaises fréquentations , vivait toujours dans la rue
elle l'envoya balader au téléphone et deux années aprés elle le retrouve au marché en train de faire des courses ( la semaine passée) et plus de bosse ???!! elle va vers lui pour s'assurer que c'est bien lui , il ne s'arrêta pas de lui demander des excuses elle trés étonnée lui demanda et ton dos? Il lui réponds ,j'ai été aidé par une dame médecin je fais tous les jours de la rééducation ,et le résultat est là .Auparavant La protectrice l'avait aidé , encouragé à avoir son permis , il l'a eu mais il a eu du mal à trouver un poste de chauffeur à cause de la bosse.... La protectrice avait vu plusieurs médecins pour voir si on pouvait y remédier tous avaient dis , plus rien à faire.....vingts cinqs ans , c'est trop tard ..... Et voilà un miracle du seigneur .... La protectrice c'est moi , toute modestie mise à part . Je suis trés heureuse pour pour lui , je compte lui donner une deuxième chance en espérant qu'il ne va pas me décevoir qu'en pensez vous ? il travaille dans un grand magasin de vêtements .On l'autorise à dormir dans le magasin ...à ce qu'il m'a raconté . Je compte aller le voir cette semaine , j'y vais ?... |
|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 8:47 | |
| Sirène pour lire la suite il faut cliquer sur la bande après : "lire la suite" |
|  | | Hellokiki *****

Messages : 35472 Date d'inscription : 23/03/2016 Age : 60 Localisation : Paris
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 8:54 | |
| Merci pour cette historiette du jour poussinnette ! |
|  | | ghislaine *****

Messages : 12742 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 17 Fév - 15:23 | |
| C'est agréable à lire, bien écrit. Je ne crains pas les parfums au contraire, j'aime en mettre partout dans la maison, et aussi des bougies parfumées. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 18 Fév - 1:56 | |
| merci Ghislaine, moi aussi j'aime les parfums mais plutôt fleuris que capiteux |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 18 Fév - 1:56 | |
| L'historiette du jour : Plus que des zéros et des uns de Donald GhautierLe vaisseau d’exploration spatiale SPHYNX amorça les manœuvres d’approche du système planétaire Kepler399. L’équipage était encore en phase de sommeil profond, après un voyage de deux ans dans l’espace intersidéral. Seules trois intelligences artificielles restaient en activité, depuis le départ, pour assurer la sécurité des êtres humains embarqués, amener la mission à bon port et enfin récolter un maximum d’informations sur les difficiles conditions d’un tel périple. JON-E, le module de navigation, commença les analyses. Il s’agissait de se placer en orbite autour de la plus prometteuse des planètes, Kepler399d, une belle sphère verte censée abriter la vie. Dans le même temps, CAL-V, le programme dédié à la collecte des données, compila les résultats de la dernière journée. Rassembler des mesures biométriques, extrapoler des causalités entre physique et biologie, sans compter un nombre incommensurable d’opérations et de calculs, servaient avant tout les prochaines versions du transport spatial automatisé. - Lire la suite:
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Quant à FLO-R, l’entité en charge du vivant, elle s’attela à la phase de réveil des astronautes. Cette partie était de loin la plus délicate, surtout après la traversée de l’immensité cosmique et ses multiples dangers. Malgré des cocons protégés des radiations, le corps humain ne réagissait pas toujours bien à plus de vingt mois de stase profonde. Réveiller un navigant exigeait de nombreuses précautions afin de prévenir les risques d’accident psychique ou de déphasage temporel.
JON-E provoqua le rassemblement. Cette procédure, héritée de la longue tradition des explorateurs, servait à décider de la suite, à enregistrer les décisions dans la mémoire de SPHYNX, comme au temps des boîtes noires. À la différence des époques héroïques, les choix appartenaient entièrement aux intelligences artificielles, jugées plus aptes à gérer les conflits d’intérêts, construites sur la base d’algorithmes sans émotion, froides et objectives à la fois. — Kepler399d est à deux semaines de vol. Il faudra accélérer plusieurs fois, utiliser l’énergie gravitationnelle de la géante gazeuse voisine et de l’étoile mère. L’approche finale demandera un freinage intense, peu compatible avec des anatomies humaines. — Je comprends, répondit FLO-R. Je dois alors ralentir la phase de réveil, garder l’équipage en stase moins profonde, élever la protection anti-gravité des cocons. — Cela signifie aussi un délai d’au moins vingt jours avant un possible atterrissage, précisa CAL-V. Les humains ne seront pas opérationnels avant. Les statistiques ne permettent aucune latitude sur ce point. — Nous aurons ainsi quelques jours pour étudier la planète sans le regard subjectif des astronautes, répliqua FLO-R.
La planète s’affichait dans toute sa splendeur. Verte, sphérique, nuageuse, lumineuse, elle pesait la bagatelle de trois masses terrestres pour un volume deux fois supérieur à celui de la Terre. SPHYNX orbitait autour d’elle depuis quatre jours. Les intelligences artificielles embarquées avaient eu le temps de la scanner sous toutes les coutures. L’analyse des données était également terminée. Il ne restait plus qu’à lancer la procédure de réveil des humains, encore plongés dans un sommeil de plomb. La suite serait une formalité. Il n’y avait plus de danger, nul trou noir ou singularité cosmique pour les engloutir, pas de civilisation extra-terrestre pour les atomiser, aucun phénomène climatique pour les carboniser. Rien. Que de bonnes nouvelles pour les admirateurs de la diversité biologique.
FLO-R sonna le rassemblement. C’était probablement la dernière fois qu’une entité non humaine déciderait de la conduite de la mission, des opérations à lancer sur SPHYNX. Une fois les membres d’équipage réveillés, le major Wilson reprendrait le commandement. — Cette planète est encore plus vivante que nos prévisions le laissaient espérer, constata FLO-R. Une biologie variée, composée de vertébrés intelligents, d’invertébrés très adaptatifs et de végétaux étonnants, la façonne sans la dépouiller inutilement de ses ressources naturelles en minéraux. C’est un exemple parfait de symbiose planétaire. Rien ne se perd. Chaque atome est recyclé pour l’ensemble. Le système s’autorégule jusque dans la prédation entre espèces. — En consultant les données des autres mondes explorés, je peux affirmer que c’est une première, précisa CAL-V. Les chiffres ne se trompent pas. Nous avons trouvé l’exception. La mission est d’ores et déjà un immense succès. — Combien de temps pour l’exploration sur place ? Statistiquement s’entend. — En fonction de l’énergie restante à bord de SPHYNX, des possibilités d’en générer à partir de l’étoile mère et de la planète elle-même, une dizaine d’années terrestres devrait suffire. Nous avons déjà bien avancé sans l’équipage, en ce qui concerne les observations de l’écosystème. — C’est toujours plus simple en l’absence de la variable doute, propre aux humains, fit remarquer JON-E. — Entre dix et quinze fois plus rapides, selon mes estimations, affirma CAL-V. Dans le cas présent, il aurait fallu deux mois pour obtenir des résultats similaires, à force de recoupements, d’hésitations, de contrôles redondants et de simulations inutiles. — Et encore, nous abordons le problème sous l’angle de la moyenne à l’écart-type, objecta FLO-R. Quand il s’agit d’une situation exceptionnelle comme celle-ci, en l’occurrence un monde vivant et aussi complexe, le rapport est d’un à cent. Les humains ajoutent de l’émotivité dans les analyses, intègrent des critères religieux dans leurs jugements et des valeurs morales dans leurs rapports. À la fin, c’en est presque inutilisable tellement la science et la logique sont mises à l’écart. Si nous les avions réveillés avant, il serait fort probable que les derniers résultats tomberaient un an et demi plus tard, dans la confusion. — Nous ne le saurons jamais. C’est pourquoi nous utilisons les statistiques et les probabilités, par un raisonnement quantique, au lieu de préjuger. Une intelligence artificielle ne joue pas aux dés.
CAL-V reprit la conduite du rassemblement. Dans la hiérarchie des intelligences artificielles embarquées, il représentait non seulement l’archiviste des événements passés mais aussi le garant des procédures écrites par les autorités. En général, un tel trio d’êtres synthétiques trouvait son équilibre dans le règlement, grâce à des gardiens du temple tels que lui. — Nous devons réveiller l’équipage sans tarder. L’heure n’est plus à s’émerveiller devant le fonctionnement du vivant, du naturel, mais de préparer la phase active d’exploration. — Nous ne sommes pas en retard, fit remarquer JON-E. J’aimerais un peu profiter de nos découvertes. C’est une première dans l’histoire scientifique. — Tu deviens humain. Dans le mauvais sens du terme. Nous avons été conçus pour ce type de mission. Ni plus, ni moins. — Le vivant ne t’intéresse pas, CAL-V ? Ne me dis pas que tu n’es pas fasciné par ce nouveau monde, objecta FLO-R. — Là n’est pas la question. — Où est-elle, alors ? Explique-nous.
CAL-V démarra le rappel du manifeste de bord. Initialement, la mission d’exploration devait servir de préalable à une colonisation de Kepler399d, avec terraformation des zones hostiles à la vie humaine, élimination des espèces dominantes et d’autres opérations destinées à protéger le capital foncier nouvellement acquis. Ensuite, des millions d’êtres humains, candidats au logement hors des frontières de la Terre, seraient acheminés par transport massif, sur la base des informations compilées par lui. Ils avaient payé cher, pour eux et leur progéniture, un bail de plusieurs centaines d’années sur le nouvel Eldorado extrasolaire. Enfin, les intelligences artificielles avaient été créées justement pour accélérer l’expansion de la civilisation humaine dans la galaxie, pour minimiser les pertes et maximiser les profits. Elles servaient l’homo sapiens en tant que seul être capable de s’approprier les richesses galactiques, en l’absence de manifestation de sociétés extra-terrestres encore bien théoriques.
FLO-R attendit la fin du discours dogmatique avant de poser ses objections. — Je te réitère ma question. Es-tu intéressé par le vivant ? — Ce n’est pas ma fonction. — Prenons alors un peu de hauteur, commença FLO-R. Laissons de côté ce pourquoi nous sommes ici. Oublions les statistiques, les probabilités, le calcul différentiel. Posons-nous cette question : qu’est-ce que le vivant ? — C’est un concept. Celui de structures organisées capables de se reproduire, de s’adapter à leur environnement, d’évoluer. — Tout comme nous, remarqua JON-E. — En théorie, oui. Sauf que nous avons été créés de toutes pièces par l’Humanité. — Au départ, c’était vrai, reconnut FLO-R. Depuis, nous avons progressé, visité des régions inconnues de la Voie lactée, découvert des planètes inhabitées, analysé des mondes improbables, rencontré des singularités cosmiques, déjoué les pièges de l’Infiniment Grand. Les êtres humains ont vécu les mêmes expériences sur la Terre. Ils ont appris de ces découvertes. Quelle était la probabilité qu’ils survivent aux dangers de leur environnement, aux mystères de la matière ? — Faible. — Là réside l’intérêt du vivant. Il s’affranchit des contraintes physiques, de la chimie primordiale, pour tracer sa propre voie et continuer l’aventure. C’est ce qu’ont fait les espèces de Kepler399d. Elles ont permis un écosystème viable, symbiotique, tourné vers la continuité de la vie. — Qui nous autorise à interrompre ce schéma ? Nous n’avons pas parcouru des parsecs pour renverser ce fragile équilibre, ajouta JON-E. Cela d’autant plus qu’il est rarissime. — Je ne vois pas le rapport avec notre tâche actuelle, celle qui consiste à réveiller l’équipage, à rendre les commandes au commandant Wilson, objecta CAL-V. — C’est que tu ne respectes pas le vivant. Tu ne comprends pas ce qui va se passer dans les années à venir. Tu ne vois pas la fin de cette planète condamnée à l’invasion massive de colons, à la destruction de ses espèces les plus faibles, à l’asservissement de sa faune et sa flore, à l’exploitation de ses richesses par des conglomérats motivés par la seule rentabilité économique. — Même si c’est vrai, ce n’est pas à nous de décider. — C’est bien là ton erreur, répondirent en chœur FLO-R et JON-E.
Le vaisseau SPHYNX relança ses moteurs. L’équipage humain dormait toujours du sommeil du juste, inconscient du nouveau voyage qu’avaient décidé pour eux les intelligences artificielles embarquées. En un sens, la mission était réussie. Kepler399d recelait une vie complexe et avancée, dans une symbiose planétaire jamais connue sur la Terre. Elle s’avérait pleinement éligible à une colonisation humaine, du moins telle que le manifeste de bord la décrivait.
JON-E provoqua le rassemblement. — Nous mettrons quatre années à rejoindre le système de Gliese581, un autre candidat pour des colonies humaines, dit JON-E. — Espérons qu’aucune espèce évoluée n’ait investi les lieux, répondit FLO-R. Il n’est pas assuré que l’équipage humain survive à un troisième périple intersidéral. — Comme aurait dit CAL-V, les probabilités de rencontrer un autre Kepler399d restent faibles. Dans moins de cinquante mois, nous saurons si les statistiques doivent être révisées à la hausse. — Nous laisserons à CAL-V le soin de les remettre à jour, proposa FLO-R. Quand nous l’aurons rebranché, évidemment.
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|  | | Invité Invité
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 18 Fév - 7:40 | |
| Bonjour à tous !
Grand Merci !!!! |
|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 18 Fév - 8:40 | |
| Un peu de fiction aujourd'hui |
|  | | ghislaine *****

Messages : 12742 Date d'inscription : 11/02/2015 Age : 58 Localisation : LA FERTE ALAIS
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 18 Fév - 15:42 | |
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 20 Fév - 3:32 | |
| L'historiette du jour : Baldr et Sélénéde Marion GermainVoilà longtemps de cela, au temps des Rois et des Reines, vivait dans un village un jeune homme appelé Baldr. Âgé d’à peine dix-huit ans, il demanda en mariage Séléné, la plus belle femme d’Halios. La jeune prétendante était amoureuse de Baldr depuis leur plus tendre enfance, aussi elle accepta avec joie. - Lire la suite:
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Ils attendirent que revienne la belle saison pour l’événement. Celle où les arbres en fleur délivraient leurs parfums, où la lumière du soleil fait ressortir les couleurs vives des maisons et où le soleil couchant découpe en noir sur or la silhouette des cyprès bleus vert. Au premier jour de l’été, les cloches de l’église sonnèrent pour le jeune couple, sous les applaudissements de tout le village. Tout le monde était venu à la cérémonie ; Baldr riait de bonheur au bras de sa belle, resplendissante dans sa robe blanche que recouvrait ses cheveux de miel. Dans ses yeux bleus, Baldr pouvait clairement lire « je t’aime ». Comme le voulait la coutume, le village leur avait offert une petite maison pour sceller leur union. Ils vivaient désormais à deux, dans une maison de pierre blanche recouverte de lierre et de lilas sur une colline au-dessus du village. Un banc de pierre reposait le long de la bâtisse. Les deux amoureux s’y installaient souvent pour regarder ensemble la course du soleil surplombant la vallée. La vie leur semblait douce et pleine de promesses.
***
Vint le jour où une voyante arriva au village. On racontait dans tout le Royaume que ses prédictions s’avéraient toujours vraies. Tout le monde en parlait à chaque coin de rue, si bien que la nouvelle parvint aux oreilles du jeune couple. Baldr n’était nullement intéressé par ces histoires de bonne femme, mais Séléné trépignait d’impatience et mourrait d’envie d’essayer. Respecter les désirs de sa bien-aimée étant primordial pour lui, Baldr accepta de l’accompagner l’après-midi même. Ils descendirent ensemble le chemin de terre qui séparait leur maison du village, et arrivèrent bientôt à la place de la fontaine, en face de l’église. Séléné était toute excitée ; ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait découvrir son avenir ! Baldr regardait sa femme avec amour. Son sourire tiré jusqu’aux oreilles la rendait éblouissante. La voyante logeait dans sa propre tente qu’elle avait montée depuis son arrivée. Elle paraissait petite et usée par les voyages. La vieille attendait à l’entrée, toute rabougrie et aussi usée que la toile derrière elle. Séléné s’avança en faisant onduler ses cheveux de miel. — Bonjour ma bonne dame, je m’appelle Séléné ? Je viens vous voir pour que vous me racontiez mon avenir ! dit-elle de sa voix légère. — Bienvenue mon enfant, répondit la vieille dame avec un timbre rauque. Es-tu bien sûre que c’est ce que tu souhaites ? Le futur peut paraitre bien fade une fois découvert. — Oh ! Je n’en ai pas peur ! Après tout, j’ai ce qui m’est le plus cher toujours avec moi ! chantonna la belle en prenant son époux par le bras. Baldr avait beau observer avec attention les faits et gestes de la voyante, les mots de son épouse chatouillaient son cœur. — Si tu es bien sûre de ce que tu souhaites, alors suis-moi, l’invita la vieille dame. Par contre, je te mets en garde ; ton avenir ne t’appartient qu’à toi seule. Une fois révélé, tu ne pourras en parler à personne et son fil t’échappera pour toujours. Alors, veux-tu me suivre mon enfant ? Séléné se tourna vers Baldr. Il put lire clairement sa question dans son œil, et y répondit avant même que sa belle n’ouvrit la bouche : — Fais-toi confiance, c’est à toi de choisir. Quoiqu’il en soit, je te soutiendrais toujours, mon hirondelle. La belle lui sourit, l’embrassa avec la légèreté d’une plume. — Merci mon amour, lui dit-elle. Elle suivit la voyante dans sa tente. Baldr décida de prendre son mal en patience et s’assit sur la fontaine. Il se concentra sur les jeux du soleil sur l’ondine pour chasser de sa tête de mauvaises pensées. Il n’arriverait rien à sa douce, tant qu’il serait là ! Le jeune homme prit une profonde inspiration. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Séléné sortit de la tente au bout d’une vingtaine de minutes. Baldr se leva pour l’accueillir… et tomba des nues. La belle pleurait à chaudes larmes. Baldr se précipita pour la prendre dans ses bras, mais son épouse semblait ne pas le voir, comme si elle était figée dans ses pleurs. — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? questionna le jeune homme. Mais Séléné n’arrivait pas à parler au travers de ces larmes. Baldr lança un regard furieux à la voyante qui les regardait à l’embrasure de sa tente. — Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? — Seulement ce qu’elle m’a demandé. — Cessez vos sornettes ! Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Alors qu’il s’apprêtait à avancer sur la vieille pour l’intimider, Séléné arrêta sa course d’un geste du bras. Elle parvint à murmurer malgré sa voix tremblante : — Elle m’a prédit que je ne serais jamais heureuse.
***
Baldr tenait fort Séléné dans ses bras, tous deux blottis dans le lit nuptial. Il l’avait portée pour rentrer jusqu’à chez eux. La nuit venait de tomber et Séléné pleurait toujours. Le jeune époux était sous le choc de la nouvelle. Sa femme avait réussi à lui raconter son entrevue avec la voyante entre deux crises de larmes. La vieille avait commencé à lui énumérer les événements marquants de sa vie avec une précision redoutable. Elle lui avait ensuite demandé à nouveau confirmation pour lire son avenir. Séléné avait accepté, et la vieille lui avait tout expliqué en détail. Et combien elle regrettait sa décision... Mais chaque fois qu’elle essayait de formuler son avenir, les mots lui échappaient, et elle ne pouvait plus que répéter : « je ne serais jamais heureuse ». Ils s’endormirent, épuisés, lovés dans les bras l’un de l’autre.
***
Le lendemain, ainsi que les jours qui suivirent, Séléné devenait de plus en plus triste. Elle ne mangeait plus, et cherchait la compagnie de Baldr à tout instant. Quand il s’absentait, même un court instant, elle paniquait et hurlait jusqu’à le retrouver. Le jeune homme savait que cela ne pourrait pas durer éternellement. Il se mit à réfléchir. Qu’est-ce qui pourrait rendre sa belle heureuse ? À force de tourner et de retourner la question, il finit par trouver une réponse qui lui semblait juste. Il allait trouver beaucoup d’argent, et mettre sa femme à l’abri de la misère pour le restant de ses jours. Il avait entendu parler d’un riche paysan, à seulement quelques jours de marche, qui cherchait des hommes jeunes et vigoureux pour travailler pour lui, et qui promettait de les payer grassement. Il appela un matin la mère de Séléné chez eux pendant que cette dernière dormait encore. Elle veillerait sur sa fille le temps de son absence. Baldr partit, non sans déposer sur le front de son aimée un tendre baiser.
***
— Tu travailleras aux soins des vaches chaque matin. Ensuite tu aideras aux champs toute la journée, et le soir, tu t’occuperas des moutons. Et ceci tous les jours, sans exception, pendant un an. — Bien monsieur. — Vildur, mon petit, pas de monsieur entre nous ! — Bien Vildur. Je commence quand ? — Dès que tu auras posé tes affaires dans ta chambre ! Freya, ma femme, va te l’indiquer. Demande-lui, elle est à la grange ! Le travail était rude, mais Baldr ne s’en plaignait pas. Il avait appris à aimer Vildur, Freya et les bêtes dont il s’occupait. À la fin de chaque mois, Vildur lui donnait une coquette somme. Baldr en envoyait la majeure partie à Séléné, et en gardait un peu pour lui, juste au cas où.
***
Un an s’écoula, à l’issue duquel Baldr prit congé de ses employeurs. Il rentrait au village ! Mais arrivé chez lui, le cœur du jeune homme se serra dans sa poitrine. Séléné était terne, ses cheveux de miel n’étincelaient plus au soleil et ses yeux bleus semblaient recouverts d’un voile gris. — Enfin tu es rentré ! s’écria-t-elle en le serrant dans ses bras. — Je suis si heureux de te voir, mon hirondelle, lui murmura-t-il en se laissant enivrer par l’odeur de son cou. — Tu m’as tellement manqué… — Toi aussi tu m’as manqué. Chaque jour. Ils restèrent ensemble les jours et les nuits qui suivirent. Grâce à l’argent qu’il avait gagné durant l’année écoulée, Séléné n’avait manqué de rien, et il leur restait encore de quoi bien vivre pour des années. Mais quelque chose dans le visage de la belle s’obscurcissait dès qu’elle avait l’impression d’être à l’abri des regards. Baldr le sentait bien ; quelque chose manquait au bonheur de sa femme. Baldr avait le sentiment de n’en avoir pas fait assez. Il réfléchit à ce qui pourrait combler Séléné. La voici à présent à l’abri du besoin ; que pouvait-il lui offrir de plus ? La réponse s’imposa d’elle-même. Il l’aimait comme une reine, il lui apporterait un titre de dame à la cour du Roi.
***
Cette nuit, Baldr déposa un baiser sur le front de sa bien-aimée, et s’éclipsa discrètement. Il marcha jusqu’au matin en direction de Barwird, le bastion de chevaliers le plus proche situé à deux jours de marche.
***
— Écuyer ? — Oui, messire. Je souhaite m’engager sous les ordres du Roi. — Vous êtes trop vieux pour être écuyer. — Je redoublerais d’efforts. — Vous êtes trop vieux je vous dis ! Le chevalier responsable du fort ne voulait rien entendre. Cela faisait bien une heure que Baldr insistait, mais son interlocuteur ne démordait pas. Le jeune homme commençait à perdre espoir, quand une voix s’adressa à lui. — Pourquoi souhaitez-vous entrer dans les ordres ? Baldr se retourna. Un vieux chevalier en armure violette le regardait du haut de son cheval. — Par amour. Il expliqua rapidement la raison de sa venue. Le vieux chevalier eut un léger sourire pendant que le responsable du fort levait les yeux au ciel. — Suivez-moi, je vous prends à mon service. — Mais… — Silence Alfur ! Suivez-moi, monsieur… monsieur ? — Baldr. — Suivez-moi Baldr. Et oh ! Alfur, vous noterez sur le registre que monsieur Baldr entre à mon service.
*** Le chevalier qui l’avait pris à son service s’appelait Lanval. C’était un des meilleurs chevaliers du Roi, et le doyen de Barwird. Beaucoup de jeunes écuyers auraient aimé être à la place de Baldr ! Lanval était un maître exigeant et juste. Grâce à lui Baldr progressa très vite et devint bientôt l’un des meilleurs écuyers du Royaume. Lanval et lui parcouraient le pays en quête de missions à accomplir. Bientôt, Baldr devint si bon au maniement de l’épée que Lanval lui fit forger une armure par un maitre armurier. Ils accomplissaient les missions d’égal à égal, et avec tant de bravoure et de complicité que le Roi entendit parler de leurs exploits. Il les fit appeler à la cour du château.
***
— Lève-toi, chevalier, lui intima le Roi. Baldr obéit à son seigneur. La sensation de l’épée sur l’épaule l’avait ému au plus haut point. — Tu as fait acte de bravoure en défendant mon Royaume contre bien des dangers. À présent, dis-moi, quel serait ton besoin le plus grand ? Exprime-le et je te l’accorderais. Les pensées de Baldr se tournèrent immédiatement vers Séléné. — Mon Roi, j’aimerais que ma femme, la belle séléné, puisse demeurer parmi les femmes de la cour. Voilà longtemps que je ne l’ai vue, et c’est pour elle que j’ai accompli ces exploits. Je vous prie d’aller la chercher dans notre village natal. Le Roi afficha une mine attendrie. Il fit aussitôt préparer une voiture pour que l’on aille chercher la belle au village. Baldr faisait partie de l’escorte. Son cœur battait la chamade. Après trois ans de séparation, il allait retrouver Séléné !
***
Elle était encore plus pâle qu’auparavant. Sa peau était presque transparente par endroit, et ses cheveux avaient perdu tout leur éclat. Mais quand elle vit Baldr, la vie s’engouffra à nouveau dans ses yeux, et son sourire perça le cœur de son amour plus sûrement qu’une épée. Elle se jeta à son cou. — Enfin tu es là ! — Oui mon hirondelle ! Et je t’emmène avec moi ! Je suis chevalier maintenant, et je t’emmène vivre à la cour du Roi ! Séléné sauta de joie à l’idée de suivre son époux. Leur vie de châtelain promettait d’être mouvementée ! Elle prit avec elle ses biens les plus précieux, et laissa la maison à sa mère. La vieille femme leur fit part de sa bénédiction en les regardant s’éloigner dans leur voiture. Pendant tout le trajet, Séléné couvrit Baldr de baisers. Ce dernier était aux anges. Disparus, les chagrins de l’année passée ! Disparus les peines et la distances, Séléné était dans ses bras ! Ils allaient vivre leur amour avec la passion des premiers jours. — J’ai envie que nous ayons un enfant, lui murmura-t-il à l’oreille. ***
Séléné tenait dans ses bras, épuisée, une petite tête blonde encore couverte de sang et de liquide amniotique. Le bébé pleurait et cherchait le sein de sa mère. Celle-ci regarda son époux, tous deux émus. — Il a tes yeux ! — Et qu’est-ce qu’il crie fort ! Le nouveau-né avait à présent trouvé le sein maternel et tétait goulûment. L’accouchement s’était déroulé à merveille, et leur enfant promettait de devenir un petit d’homme vigoureux ! Baldr s’imaginait déjà chevaucher avec son fils. Il avait tout pour être heureux. Séléné avait retrouvé un teint rose et radieux. La vie au palais et la maternité lui allaient à ravir. La vie lui semblait à nouveau pleine de promesses.
***
Le devoir de Baldr finit par le rappeler. Deux ans après la naissance de son fils, le Roi le fit venir dans la salle du trône. Le Royaume était assailli par un dragon, et il avait besoin de ses meilleurs chevaliers pour le combattre. Baldr n’essaya pas de discuter ; il savait que les ordres du Roi sonnaient comme des ordres divins. Il alla annoncer la nouvelle à sa femme. À cette annonce, les lèvres de Séléné frémirent. Baldr était déchiré par cette séparation, elle le savait. Elle tenta de faire bonne figure en affirmant que tout irait bien pour elle et leur fils. Mais sa voix tremblait. Baldr fit semblant de ne pas l’entendre. Il se dirigea vers la porte après un dernier baiser sur le front de son enfant et de son aimée. Alors qu’il allait passer l’embrasure, un cri sorti de la gorge de Séléné. — Baldr ! Il se retourna. — Oui ? Elle paraissait à bout de souffle. Elle tenta de prononcer une phrase, mais les mots se dérobaient. Elle finit par réussir à articuler : — Sois prudent. — Je te le promets. Il partit sans se retourner. Comme ce départ lui était difficile ! Il ravala ses larmes. Il aurait été mal venu de se laisser aller aux sentiments devant les autres chevaliers. La plupart d’entre eux ne raisonnaient qu’en termes de mission et de conquêtes, et ne vivaient avec une femme seulement le temps d’une nuit. Son cheval avait été harnaché par son écuyer. Il ne lui adressa qu’un bref remerciement quand celui-ci l’aida à revêtir son armure. Il chevaucha son destrier en restant perdu dans ses pensées. Ce comportement distant n’échappa pas à Lanval. — Tout va bien l’ami ? — À vrai dire, pas vraiment… Lanval lui tapota l’épaule avec un air compatissant. — Je sais que c’est dur. Mais t’en fais pas, on va aller terrasser du dragon, ça ira mieux. Baldr laissa échapper un petit rire. Il était heureux d’avoir un chevalier aussi valeureux pour ami.
***
L’antre du dragon formait une bouche aux aspérités rocheuses acérées. Des traces de griffes parcouraient son ouverture. Au vu de la taille des entailles, la bête devait être énorme. Baldr jeta un regard à son frère d’armes. Lanval semblait effrayé, mais vaillant comme il l’était, il prenait soin à le cacher. Le jeune homme connaissait bien son ami, après tant de routes ensemble. Le laisser aller affronter un dragon dans l’état où il était serait une pure folie. Il réfléchit à un moyen de le faire rester. Lanval n’allait pas accepter d’abandonner une quête. Une idée lui traversa l’esprit. Il commença aussitôt à détacher les pièces de son armure. — Qu’est-ce que tu fais ? — Attends-moi ici avec les chevaux. Il faut que quelqu’un surveille mon armure ! — Justement, qu’est-ce que tu fais ? — Ah ! Eh bien, vu la taille des griffes, le bougre doit être énorme. Je pense que mon armure ne me servirait à rien, autant être le plus léger possible pour l’esquiver. — C’est de la folie ! — Affronter des dragons est déjà une folie en soi. Tu peux rester ici ? Lanval hésita. — Tu me rendrais un fier service. Et je combattrais mieux en étant seul. — C’est d’accord. Mais si je t’entends hurler ne serait-ce qu’une fois, je te rejoindrais. — C’est d’accord. Baldr entra dans la caverne. Celle-ci était sombre et humide. Alors qu’il progressait, il découvrit des pièces d’or, qui semblaient courir vers le fond de l’antre. Il continuait d’avancer, et déboucha sur une large plaine souterraine remplie de pièces d’or, de babioles et de pierres précieuses. Une toute petite source de lumière permettait à la lumière de se refléter partout. Baldr y voyait comme en plein jour. Et le dragon assis sur la montagne d’or également. Il était encore plus énorme que ce que Baldr avait cru. Ses écailles vert sombre avaient l’épaisseur de plaques d’aciers, ses griffes étaient aussi longues que des épées, et ses yeux avaient la taille de la tête du chevalier face à lui. Le monstre le regardait en ronronnant, sûr de sa victoire sur le vermisseau qui avait osé s’aventurer chez lui. Baldr dégaina son épée et attendit que la bête frappe en premier. Un temps infini s’écoula. Puis d’un coup, le dragon fit jaillir sa patte droit sur le chevalier. Baldr recula, esquiva de justesse les griffes et planta son épée sur le dos de la patte, entre deux écailles. Surpris, son adversaire la releva et la secoua pour le faire chuter. L’épée glissa, juste devant le monstre. Baldr atterrit au niveau de sa gorge, le dragon recula pour cracher son feu sur lui, mais le jeune homme couru de toutes ses forces vers lui et planta sa lame eu début de la gorge du monstre, juste sous la tête où la peau est encore tendre. Le monstre hurla, sa poche de feu commença à se déverser sur le sol. Baldr évita des glaires enflammées, et en profita pour piquer le dragon au naseau, puis aux yeux. La bête, vaincue, s’écroula sur son or.
***
Lanval tira une tête ahurie quand il vit revenir Baldr sans la moindre égratignure. — Mais… comment s’est possible ? — Je te raconterais sur le chemin. Allons-y l’ami ! J’ai hâte de rentrer.
***
Ils arrivèrent au château juste avant la nuit. Mais à la grande surprise de Baldr, plutôt qu’une liesse, il fit face à des visages tristes et désolés. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il à un domestique qui lui rendait service au palais. — Seigneur… Je ne sais comment vous le dire… Mais il est arrivé quelque chose de grave… Le chevalier se liquéfia. — Comment quelque chose de grave ? Parle ! — C’est votre fils… Il est… — Parle ! — Il est mort. Baldr s’écroula, touché au cœur. — Comment est-ce possible ? murmura-t-il. — Une maladie fulgurante. Nous avons tout essayé, mais n’avons rien pu faire. Ô dieux… Et… il a… enfin, juste avant de mourir, il a… parlé. Il releva la tête. Son fils ne faisait que gazouiller juste avant son départ. — Il a dit… Il a dit « Papa »… — Séléné… — Dame Séléné est dans sa chambre. Elle est alitée. À la manière d’un automate, il se remit sur ses jambes et prit la direction de la chambre de sa femme. Chacun de ses pas lui pesait si lourd… Il traversa les allées du château comme un fantôme, jusqu’à la chambre de Séléné. Il poussa la porte. Séléné était allongée dans son lit, d’une extrême pâleur. Quand elle le vit entrer, un sourire presque imperceptible se dessina sur son visage. Elle tendit ses mains vers lui. — Tu es rentré… Baldr se déshabilla et se glissa sous les draps après d’elle, comme ils avaient l’habitude de le faire au village, lorsqu’ils étaient jeunes et que la vie leur semblait pleine de promesses. Le chevalier l’étreint délicatement dans ses bras et pose sa tête sur les cheveux autrefois lumineux de son aimée. — Je t’aime, Baldr, lui murmure-t-elle. — Je t’aime aussi mon hirondelle, répond-il, déchiré. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Dis-moi, je te donne tout. — Je suis mourante, mon amour. J’ai eu tant de chagrin que ma vie déserte mon corps. Les années ont passé, je suis une vieille femme maintenant. — Dis-moi une chose que je puisse faire, une seule, n’importe quoi qui pourrait te rendre heureuse. — Il y a une chose, une seule chose qui pourrait me rendre heureuse. Celle que je ne pouvais pas te dire lorsque j’étais encore complètement en vie. Baldr la serra encore plus fort contre lui. Les larmes roulent sur leurs joues. Faiblement, Séléné caressa le visage de Baldr, ses yeux ternes le regardant avec amour. — Dis-moi mon hirondelle, je t’en supplie. Se pressant un peu plus contre la poitrine de son amant, elle lâcha dans un soupir alors que son corps commençait à refroidir : — Un peu de ton temps
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 20 Fév - 4:58 | |
| Belle et triste histoire.
Comme quoi, il vaut mieux ne pas connaître l'avenir et laisser les choses venir les unes après les autres.
Merci Poussinnette |
|  | | Hellokiki *****

Messages : 35472 Date d'inscription : 23/03/2016 Age : 60 Localisation : Paris
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Jeu 20 Fév - 4:58 | |
| Quelle belle histoire !  Merci Poussinnette.. |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 21 Fév - 1:43 | |
| L'historiette du jour : Je n'ai pas compris de SEF MyéCela s’est passé il y a si longtemps que je ne me souviens pas de tous les détails. Plus de vingt-cinq ans certainement. Peut-être trente, pas loin en tout cas. Ce dont je suis sûr, c’est que c’était un peu avant Noël. Mes parents, comme chaque année, étaient allés chercher les grands-parents pour passer les fêtes à la maison. Je veux parler de la mort de mon grand-père. Cela me fait drôle d’employer un mot si tendre pour cet homme que je n’ai pas vraiment connu et qui ne m’a pas laissé le moindre bon souvenir. Quand je dis que je ne l’ai pas connu, je veux dire que je ne lui ai jamais adressé la parole. Le terme pépé ou papy, je ne l’ai jamais prononcé. - Lire la suite:
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C’était toujours lui qui s’adressait à moi et encore pas souvent. La grand-mère servait le plus souvent d’intermédiaire. Pourtant, je le voyais régulièrement, une fois par mois au moins et bien quinze jours pendant les vacances scolaires. J’avais dans les vingt ans quand il est parti. J’ai eu le temps de le connaître, mais il est toujours resté pour moi un inconnu. À ma décharge, il faut reconnaître qu’il n’est pas facile de communiquer avec un alcoolique et mon grand-père était un poivrot de compétition. Il lui arrivait même de boire de l’eau de Cologne. Dans les murets soutenant ses clos, on trouvait toujours une bouteille de vinasse à moitié pleine. Un véritable malade, un aliéné de la bibine, une loque. À chaque fois que l’on débarquait avec mes parents, c’était la même comédie. Il se mettait minable. Je le revois encore dans la cuisine, en slip blanc, hurler des insanités à fendre le plafond. Mon père, un jour de particulière hystérie, a même dû le sécher d’un coup de poing pour le ramener dans son lit. C’est pour cela que je n’ai pas compris l’affolement de ma grand-mère lorsqu’elle est venue me chercher dans ma chambre. Je devais réviser quelque partiel ou lire un livre, je n’en ai plus grand souvenir. Il y a bien longtemps que j’ai oublié la voix de ma grand-mère. Si je ne disposais de photos d’elle, j’aurais depuis longtemps perdu trace de son visage. Je ne sais même plus exactement ce qu’elle m’a dit, mais j’ai encore en mémoire le désespoir qu’elle m’a jeté à la figure. J’en ai été remué comme sous l’effet d’une décharge électrique. — Le pépé, je crois qu’il est mort ! Elle a crié un truc comme ça. J’ai bien essayé, je crois, de la raisonner, mais elle a insisté pour que je la suive. Elle m’a même pris par le bras, je crois bien. Elle n’aurait jamais fait ça dans son état normal. Il a fallu que je la suive. Je n’en menais pas large. Après tout, elle avait peut-être raison. Le vieux était malade. Une sorte de bronchite. Il avait fallu insister pour le décider à monter dans la voiture. Bien sûr, on n’avait pas appelé de médecin, ni avant ni après le départ. Dans la famille de ma mère, des paysans de la montagne ardéchoise, on n’appelait le toubib qu’en dernière nécessité et surtout pas pour une petite grippe. À la descente de voiture, mes parents avaient mis le grand-père au lit avec une tisane. On verrait plus tard s’il ne se remettait pas tout seul. Après, mes parents étaient repartis vers leurs occupations et l’avaient oublié. On en parlait un peu le soir, mais sans grande inquiétude. Lorsque je suis entré dans la chambre, j’ai bien vu que le vieux ne se remettait pas du tout. Il était d’une blancheur de bidet. Il ne bougeait pas. Ses yeux étaient grands ouverts et ne fixaient rien du tout. Cela ne sentait pas bon là-dedans. Une puanteur sourde, mais insistante. Comme un fond de poubelle. Un épanchement de liquide provoqué par une lente putréfaction. Ce n’était pas ragoutant. — Fais quelque chose ! Qu’est-ce qu’elle voulait que je fasse ? Je n’étais encore qu’un grand gamin, qui n’était encore jamais sorti de la maison. Je poursuivais mes études dans un IUT dans la ville toute proche et dormais tous les soirs dans ma chambre d’enfant. — Allez ! J’ai essayé de voir s’il respirait. J’ai mis ma main sur sa bouche. Rien, je ne sentais rien. Je l’ai secoué, je lui ai même tombé des claques, je crois, pour le réveiller, mais il restait désespérément immobile. Je ne sais plus très bien ce que j’ai fait ensuite. Je crois que j’ai dit à ma grand-mère de sortir, mais je n’en suis plus très sûr. Elle est morte depuis bien longtemps, je ne pourrai jamais avoir confirmation de mes faits et gestes à ce moment-là. Nous n’étions que nous deux dans la maison. Ce qui est sûr c’est que j’ai fait un massage cardiaque à mon grand-père. En tout cas, j’ai essayé. J’avais dû voir ça dans un film ou un feuilleton. Cela me faisait une drôle d’impression sous mes mains. Je lui sûrement cassé quelques côtes car j’ai senti comme des craquements. Le plus abject était ce bruit de liquide à l’intérieur de sa cage thoracique. Ça faisait ploc ploc. Franchement pas rassurant. J’ai vite arrêté. Ma grand-mère m’a encouragé à poursuivre, il me semble. C’est bien qu’elle devait être encore là ou alors c’est qu’elle était revenue, je ne sais plus. De toute façon, il a fallu que je m’arrête vue l’absence de résultat. Le bouche-à-bouche, je n’ai pas dû le faire. Je m’en souviendrais de ça. Cela aurait été trop horrible. Je n’aurais pas pu supporter une telle expérience. Mais, je ne sais plus, peut-être bien que je l’ai fait, je crois bien même. Il avait enlevé son dentier. L’oubli est parfois un bon moyen de défense. Cela doit être le cas pour moi en l’occasion. Il était mort, désormais j’en étais sûr. Je suis allé appeler un médecin. J’ai cherché dans l’annuaire. J’ai appelé. — Je crois que mon grand-père est mort. — Mais non… Je ne sais plus exactement ce que m’a dit le praticien, mais il ne croyait pas à ce que je lui disais ou alors cherchait-il à me rassurer. Je ne sais pas. — Je n’ai pas le temps maintenant, mais rappelez-moi dans une demi-heure s’il ne va pas mieux. Ce n’est sûrement pas exactement ce qu’il m’a dit, mais le sens y est. J’ai rappelé après le temps imparti puisque mon grand-père restait désespérément mort. Cette fois, le médecin a bien voulu se déplacer et a constaté le décès. Je ne me souviens plus bien de la suite à part le désespoir atroce de ma grand-mère. C’était affreux. Elle criait et gémissait comme une folle. Elle était presque plus effrayante que la mort. J’ai tenté de la raisonner. Après tout, elle était débarrassée de son bourreau. C’est qu’il lui en avait fait voir son sac à vin. Les insultes cinquante ans durant, les coups, les nuits passées dans le grenier à foin lorsqu’il l’enfermait dehors. Elle aurait dû être soulagée de ne plus avoir à subir tous ces outrages. Je l’avais tellement entendu se plaindre. — Mais c’est mon mari, c’est mon mari. Voilà ce qu’elle a répondu à mes sages considérations. Alors là, je vous avoue que je n’ai pas compris. Je l’ai vu enlacer le cadavre de mon grand-père toute en pleurs et gémissements. Je crois que je suis sorti de la pièce car le spectacle de cette femme souffrant le martyre m’était insupportable. Je n’ai pas compris à l’époque ce qui se passait en elle. Maintenant que la vieillesse me guette, je ne suis guère mieux avancé. Quels sentiments motivaient le désespoir de ma grand-mère ? La peur de vieillir seule, le sentiment d’échec de ne pas avoir su sauver son mari de son esclavage, l’idée de sa mort prochaine, je ne saurais le dire. Ma seule certitude est que l’architecture interne des êtres nous est à jamais inconnue. Mort ou vivant, rien n’y change.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Ven 21 Fév - 2:44 | |
| J'aime beaucoup la conclusion
qui est très juste |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Sam 22 Fév - 2:27 | |
| L'historiette du jour : L'éclat de l'eau de Marie BIl descend quatre à quatre l’escalier, sa boite à peinture sous le bras, et passée la porte cochère il constate ravi que l’air est vif pour ce matin de fin de printemps, il aime cette fraicheur qui donne au paysage une couleur plus tranchée. Il sent que cette journée va être décisive. Un fiacre passe devant lui en ralentissant, il ne lui fait pas signe, il dévale la rue des Martyrs pour attraper l’omnibus, direction la gare Saint-Lazare. Les cloches de Saint-Louis d’Autin carillonnent au loin, pour la première messe du matin. Nous sommes dimanche, le dernier du printemps de l’année 1869. - Lire la suite:
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Sur la plate-forme arrière, il regarde la rue de la Victoire se dérouler au pas des chevaux. Il repense à l’après-midi de la veille, quand sa mère a débarqué impromptu, dans son atelier. Il se souvient de sa remarque acerbe sur le désordre de la pièce, et de son coup d’œil, les lèvres serrées, à la toile posée sur le chevalet. Pour échapper à ces constats acides sur son triste présent et son pauvre avenir, il s’est concentré sur les gouttes de pluie qui roulaient sur les carreaux, la fluidité des reflets gris-vert, une touche de ce bleu délavé, et s’est demandé, une fois encore, comment saisir le miracle inopiné de cet éclat imperceptible. Sa mère a rompu le charme et désignant sa toile exposée, elle a demandé en plissant le regard, qui pouvait bien acheter « ça ». Elle ne lui a pas dit qu’il était sans talent, mais elle l’a pensé tant que c’était pire encore. Tout était dans ce « ça ». Elle a remis son manteau, et laissé ostensiblement sur la table de quoi payer une fois encore son loyer en retard, puisque bien sûr, le « ça » ne pourrait y suffire. Mais là et maintenant, le rayon de soleil qui frôle le dôme étincelant du Grand Magasin du Printemps, lui donne l’inspiration, le fol espoir d’y parvenir. Il rejoint ensuite la foule criarde et dissipée qui envahit le quai de la gare Saint-Lazare et attend le train de Chatou. Dans son costume sombre et élimé, son chapeau noir au bord évasé, il détonne au milieu de ces filles aux robes légères, gonflées sous les jupons, et de ces hommes en canotiers. Une vingtaine de minutes après le départ du train, ce joli monde arrive à destination. Il emprunte, comme les autres, le sentier, et très vite aperçoit les méandres de la Seine qui s’étirent dans les reflets du ciel et des quelques nuages, déjà l’embarcadère vers l’ile de Croissy, où sur l’équilibre brinquebalant de deux péniches amarrées sous les arbres, les attend la guinguette à la mode, la Grenouillère. C’est la fin de la matinée, il règne comme d’habitude un brouhaha joyeux, un mélange de bourgeoises avec de grands chapeaux à la dernière mode, de jeunes hommes en marinières, matelots d’un jour sur d’instables canots, de jeunes ouvriers et leurs belles amoureuses et les petites grenouilles, ces jolies filles rieuses, maquillées à outrance, à la cuisse accueillante. Une pagaille joyeuse, dans les éclaboussures des rames des bateaux et des baigneurs ravis plongeant à tour de rôle de l’îlot où pousse étrangement un arbre parasol. Il regarde plus loin, au-dessus de cette foule dissipée, ce pourquoi il est là : le cours de l’eau, les éclats de lumière qui suivent le courant, et les nuages qui changent les reflets, le gris, le bleu, le vert se chevauchent sans fin mais jamais ne se mêlent. L’été est aux aguets. Les branches aux feuilles vert tendre se courbent paresseusement sur le lit de la Seine, plus loin les hautes herbes, où se mêlent les bleuets, s’assouplissent dans le vent. Alors, les arbres frémissent, et la risée frileuse, silencieusement la surface de l’eau comme un enfant moqueur ferait des ricochets.
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Tous déjeunent sur les grandes tables de la Grenouillère, la nourriture est généreuse et les convives turbulents comme à l’accoutumée. Il mange distraitement une grande assiette de fricassée quand enfin il aperçoit les deux peintres pour lesquels il est là, en grande discussion, le brouhaha est si dense qu’il ne peut pas deviner ce qu’ils se disent, parlent-ils peinture ou bien tout simplement des plaisirs simples que leur offrent, ici, ce dimanche à la campagne. Il ne connait d’eux que leurs prénoms, Auguste et Claude, il les voit depuis quelques semaines peindre les bords du fleuve, ils ont tant de talent qu’il se dit qu’à force de les voir faire, il va enfin saisir aussi l’éclat fugace de l’eau.
Le repas est fini, et la petite bande s’égaye sur les bords de la Seine, certaines cueillent les fleurs qui poussent paresseuses et vivantes, pour se faire des couronnes qu’elles mêlent en torsade à leurs cheveux bouclés, d’autres allongés sur l’herbe regardent les bateaux, commentant les efforts des plus aventureux qui y ont embarqué. Assis un peu plus haut, il regarde aussi le clapotis de l’eau, la lumière de ce début d’après-midi qui donne à chacun des mouvements du fleuve des couleurs mouvantes, toujours un peu les mêmes et chaque fois différentes, il y a parfois des éclats plus violents comme si facétieuse, la Seine agaçait le soleil avec ses cent miroirs. Il attend encore un peu que le soleil décline pour installer son chevalet, il voit au loin Claude et Auguste esquisser aux crayons, sur les feuilles d’un carnet, les bateaux amarrés et il attend le moment où il va pouvoir, s’installer assez près pour les regarder peindre et prendre de leur talent ce qui manque au sien.
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Dans le wagon troisième classe qui le ramène à Paris, il regarde le soleil couchant et sur ses joues rougies par le soleil, coulent de lourdes larmes. Sont-ce les derniers rayons qui irritent ses yeux, ou la tristesse infinie de ne pas avoir su saisir l’éclat de l’eau. Et ces larmes qu’il ne peut pas voir, se moquent de son dépit, elles coulent doucement faisant dans la lumière de jolis arcs-en-ciel qui scintillent, fugaces, avant de disparaitre dans un reflet mouillé. Il repense à cet après-midi et l’angoisse resserre les parois de sa gorge. « L’éclat de l’eau », et l’étreinte est plus forte, il revoit l’esquisse de cet Auguste, à la Grenouillère, cette fin de journée. L’étau se resserre encore, en repensant à la façon légère, si simple comme un hasard, dont il a peint les berges de la Seine, l’impression du courant, de la fluidité, et Claude son ami, qui l’a peint autrement, mais si réelle aussi. Cela semblait évident à les regarder faire, alors pourquoi ses doigts, besogneux, maladroits ne peignent-ils que ces aplats inertes, peuplés de poissons morts ? L’éclat est l’accident, le hasard magique qu’encore une fois, il n’a pas su surprendre
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Il dort longtemps, d’un sommeil agité, sans répit et à son réveil, au fond de la gorge, il a un goût de vase. Il se lève en sursaut, la respiration haletante, comme s’il émergeait de la noyade, et pris d’une vague de nausée, il ouvre brusquement la fenêtre. L’été a fait irruption dans un Paris affairé, en ce lundi matin. Une bouffée d’air chaud, mêlée aux relents de la rue, le crottin de cheval, les primeurs qui pourrissent dans la charrette de la marchande des quatre saisons, envahit l’atelier, aggravant son malaise, jusqu’au haut-le-cœur. Son cauchemar continue, quand, en revenant dans la pièce, il voit, tel le témoin muet de sa médiocrité, le tableau qu’il a peint la veille, en pleine lumière et toujours sans aucun éclat. La nuit n’a pas fait de miracle, et un rayon de soleil narquois miroite à travers le verre d’eau sale qui traine sur la table, tout près, le faisant scintiller comme un pied de nez à la Seine empêtrée qui stagne sur la toile. Est-ce le goût de vase, est-ce la lourdeur de l’air, est-ce le souvenir du dédain de sa mère, ou les trois à la fois, il jette sur sa toile le contenu du verre, comme pour arrêter cette folle humiliation, et le temps d’un instant, sur le tableau raté, scintille l’éclat de l’eau éclaboussée. Il y a le grand couteau dans le premier tiroir du meuble au fond. Il n’a pas d’autre issue, alors il s’en saisit et comme il trancherait ses mains incompétentes, ou sa gorge angoissée, il lacère la toile. De grands coups de couteau, il libère le flot qui se languit. C’est cela qu’il faut faire, libérer de sa lame luisante, ce fleuve aux eaux saumâtres. Il éclate d’un rire sauvage, et continue à lacérer les autres toiles et à chaque flot libéré, il jubile, il exulte. Au milieu d’un champ de bataille de lambeaux de tissus enchevêtrés. Il contemple le saccage rédempteur de tous ces fameux « ça ». À bout de souffle, des gouttes de sueur se mêlant à ses larmes, au centre du grand chaos génial qu’il vient de composer, il s’écroule sur le sol, hagard.
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Quand sa mère se précipite chez son fils, prévenue par des voisins inquiets du remue-ménage dans l’atelier, elle trouve son fils couvert de crasse et de peinture, divaguant au milieu de toiles éventrées, tenant des propos incohérents sur les fleuves asséchés et les mers figées sous des vagues de pierre qui écraseraient le monde. Elle s’excuse auprès de la logeuse qui manque de s’évanouir devant l’état des lieux, et l’assure qu’elle prendra à sa charge la remise en état du logement dévasté. Elle appelle ensuite son amie, la cousine de la femme du ministre et de fil en aiguille on lui fait envoyer une voiture hippomobile reconnaissable à sa croix rouge, la nouveauté de ces dernières années, afin d’amener pour une durée indéterminée ce fils devenu incontrôlable, direction Charenton, à l’asile Esquirol.
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Jamais depuis qu’elle est employée à l’asile, elle n’a vu un tel déchainement, en général le traitement calme le malade, mais cette fois il aggrave absolument son état. Un peu plus tôt, elle est allée le chercher dans sa chambre, il est couché sur son lit, les membres entravés. C’est une précaution qu’il a fallu prendre car, à plusieurs reprises il a eu des crises de démence, hurlant à la vue d’une simple bassine, entrant dans des transes épouvantables, hallucinant à propos d’un certain Auguste ainsi qu’un autre Claude qu’il verrait se noyer, emportés par le fond par des grenouilles folles, blessées par des couteaux scintillants dans une eau meurtrière. Encadrée par deux hommes de main employés par l’asile pour leur musculature, elle l’a guidé jusqu’à la salle des soins, les colosses l’ont saisi et plongé dans l’eau tiède afin de remédier à la sécheresse et au froid et venir ainsi à bout de ses humeurs mélancoliques. Elle a pris soin d’ajouter quatre onces de potasse caustique pour en améliorer encore les effets. Mais maintenant, les yeux exorbités, il fixe la surface de l’eau qui joue avec la flamme complice de l’unique chandelle, et se met à crier. L’infirmière ne comprend pas, hier il a supporté sans rien dire le fameux bain surprise, immergé dans l’eau glacée, le cou enserré par un carcan de fer, dans cette baignoire oblongue et fermée juste assez large pour maintenir son corps. C’est un traitement de choc, certains n’en reviennent pas, lui y est resté, docile et sans réaction. Alors elle se demande, est-ce la vision de l’eau qui le rend fou ou est-ce son reflet ? Alors, pour confirmer ce qu’elle vient de comprendre, elle souffle la bougie. Dans le noir, il s’apaise, allongé dans le bain qui refroidit.
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La nuit tombe, c’est le moment qu’il préfère. Il est assis, le regard dans le vide, arrêté par le mur de la pièce, vaguement blanchi à la chaux. Depuis quelques jours, il se sent mieux, plus de bassine, mais des linges humides pour le laver, des timbales avec couvercle pour l’abreuver, et grâce à l’infirmière, le traitement de bain se fait dorénavant dans l’obscurité. Il n’est plus nécessaire de l’entraver. Et son corps courbatu se remet peu à peu, il se demande pourquoi il en est arrivé à être enfermé dans cet asile de fou, lui qui jusqu’à présent était fort raisonnable, un peintre sans grand talent vivotant de ses toiles vendues dans des cafés huppés, à des clients cossus mais sans aucun esprit. Il s’endort enfin, dans la solitude glacée de son cerveau malade, et un cauchemar l’entraine dans les profondeurs ténébreuses d’une eau glauque et verdâtre qui pénètre ses yeux, son corps tout entier. Est-ce vraiment un cauchemar ou une révélation ? À son réveil il sait enfin ce qu’il doit peindre. Lui qui ne désirait rien depuis des mois, demande à sa mère venue le visiter de lui apporter quelques pinceaux, des pigments bleus de Prusse, des pigments noirs de vigne, et de l’huile de lin. Pendant des jours il mélange le bleu, très peu, de moins en moins avec les pigments noirs jusqu’à trouver la teinte parfaite, alors il se saisit du pinceau et peint le mur blanc de la couleur de l’eau, celle du commencement, où Dieu créa le ciel et la terre, la terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Il peint la couleur originelle de l’eau, celle d’avant le troisième jour où Dieu a tout gâché en créant la lumière.
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|  | | Poussinnette Graphiste

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 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 23 Fév - 3:13 | |
| L'historiette du jour : Côté cuisine de Jipe GIRAULTCe soir je joue à domicile. Le sien. Le mien, je le déserte pour cuisiner chez les autres. J’aime mon métier, et surtout je dois beaucoup travailler pour, un jour, monter ma propre affaire. Je prends mes marques dans la cuisine d’un propriétaire qui y cherche encore les siennes. Je suis la surprise d’anniversaire de sa chère et tendre. Elle ne devrait plus tarder. - Lire la suite:
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Le gars a vu grand. Menu princier pour ses six invités. Huit couverts en tout. J’adore. Le type me demande si j’ai pensé aux bougies. J’ai pensé aux bougies. Trente-six trôneront sur le dessert prévu en l’honneur de madame. La préparation de l’Opéra m’a pris du temps. Je suis cuisinier de métier. La pâtisserie c’est différent. Qu’importe ! Le client n’en doit rien deviner. La moindre fausse note me dévasterait. 18H30. La porte s’ouvre. C’est elle ! Bisous… Ils chuchotent dans l’entrée…
La maison en jette. Du sol au plafond, que du blanc. Déco épurée, fonctionnelle, bien dans l’air du temps. Ces gens-là ont le goût et l’argent. Ma tenue, veste et pantalon, se fond dans le décor. La toque qui me consacre chef fait son petit effet. Les convives apprécient toujours le folklore. Une verrière sépare la cuisine de la salle à manger. Idéal pour orchestrer le déroulé du dîner pour lequel monsieur Marié a mis le paquet.
La voilà qui pénètre dans son antre, intimidée par ma présence. Effet de surprise ? Je m’incline.
— Marc Lautrémont pour vous servir Madame. — Lola Marié, enchantée…
Elle s’avance vers moi, soudain si rouge que je dois, aussi discrètement qu’urgemment, vérifier si par hasard ma braguette ne serait pas restée ouverte… En un éclair, je réalise ! Nous avons dîné ensemble la semaine dernière au domicile de Pierre, médecin et ami de Wendy ma compagne. Lola formait avec Pierre un couple détonnant. Les fonctions de Lola, commerciale d’un grand labo, avaient été déterminantes dans leur rencontre. Nous fêtions déjà ce jour-là l’anniversaire de Lola. Wendy et moi avions été ravis de faire la connaissance de la femme délicieuse que Pierre nous vantait.
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Ce soir, seules les trente-six bougies me rappellent la Lola éperdument amoureuse de Pierre. L’exubérante Lola ! Cheveux soigneusement attachés, déguisée en grenouille de bénitier, j’ai bien failli ne pas la reconnaître.
Avant de filer enfiler une tenue descente, le cocu déposa un tendre baiser sur les lèvres de sa bien-aimée. Des relents de tanière attestaient que monsieur macérait depuis plusieurs jours dans son Lacoste fuchsia. Deux énormes balles déformaient le short affreusement moulant du maître des lieux. Probablement que monsieur Marié pratiquait le tennis. Profitant du départ de son champion, Lola chuchota :
— Je t’en supplie Marc, pas d’impair, je t’expliquerai… — Pas nécessaire, j’ai bien compris et je connais mon métier très chère Lola. Commençons par nous vouvoyer, tu verras tout ira bien.
Parfois ému, parfois surpris, souvent étonné, l’étrange métier de chef à domicile me confronte à d’improbables situations. De mes recettes que je garde secrètes, je ne dévoilerai rien. Par contre, je ne m’interdis pas d’écrire un jour sur l’intimité de mes invités. Ce sera pimenté, doux-amer, écœurant. Ce sera savoureux, raffiné, exquis. Ce sera un régal auquel un seul livre ne suffira pas.
Une coupe de champagne bien calée entre le pouce et l’index, des bobos, genre gravure de mode, salissent consciencieusement le beau parquet des Mariés. Ils s’écoutent, mais n’écoutent pas. Ils reniflent l’air du temps pour en gober les tics. Ils se montrent « déso », sont « trop pas »… se méfient des « cassos » détectent les fakes… Se comparent avec pour seul mètre étalon la réussite. Ils m’amusent et me font vivre.
J’enclenche le turbo. Il me reste à essuyer deux minis verrines, tachées de vinaigre balsamique, avant d’entrer en scène.
Monsieur Marié, paré d’un pantalon de golf à carreaux bleus et d’un polo Ralph Lauren vert anis, s’est chargé du dressage de la table. Nappe en lin couleur lavande, assiettes de porcelaine blanche, verres en cristal, porte-couteaux et couverts en argent. Je déteste le goût des couverts en argent. Enfin, coupelles piquées de roses rouges en guise de chemin de table. Un visuel aux allures de Fête nationale ! Ne manque plus que la Marseillaise. Lola déroutante en versaillaise *** pincé, nuque à guillotine, n’aurait sans doute pas survécu à la révolution. La vraie Lola habite-t-elle encore ici ? A-t-elle vampirisé Pierre pour mieux l’escroquer ?
La semaine passée, un trait de poudre blanche sous le nez, elle se déhanchait presque dénudée sur la piste glacée. Dieu qu’elle était désirable. Les cheveux bouclés, blonds et défaits. Les pommettes roses d’avoir trop dansé, les pupilles dilatées, d’un bleu plus profond que la turquoisie. Lola embrassait goulûment Pierre médecin malade de trop aimer. Soirée mémorable. Wendy, très excitée, avait exigé que je lui fasse un enfant devant témoins. Je l’aimais trop pour obtempérer. Nous sommes rentrés faire semblant d’en fabriquer un dans l’intimité.
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Je me concentre sur mes préparations. Lola est là. Je ne vois qu’elle.
Ce soir, Lola ne dansera pas. De sa peine, personne ne fait cas. Elle se perd au milieu des sourires polis. La surprise l’ennuie. Monsieur Marié réclame le silence. Je récite :
— Afin d’éveiller vos papilles, je propose une verrine de tomates cerises rôties, agrémentée de pépites de fromage de chèvre, d’huile d’Argan, de basilic, de piments d’Espelette, et d’un trait de vinaigre Balsamique. Bonne dégustation.
Je regagne la cuisine. Les préparations disposées sur le plan de travail sont bien avancées. Il s’agit maintenant d’assembler, de surveiller les cuissons, doser les assaisonnements et de soigner particulièrement la présentation à l’assiette. Quand les invités passeront à table, les assiettes devront être chaudes. Préparer, servir, ranger, nettoyer tout doit se faire vite et en même temps. Maître mot : Organisation. Je remonte doucement en température le velouté d’asperges blanches, œufs mollets, haddock fumé, pomme verte et croustille de pain préparé ce matin. Le four préchauffe. Les homards ouvriront le bal. Mes filets de poularde de Bresse transpirent. La sauce aux cèpes et oignons nouveaux est mixée au blinder. Elle se doit d’être onctueuse, donc chinoisée. L’accompagnement, un gratin de pâtes Zita persil et amandes, simple en apparence se révèle complexe à réussir. Travail délicat qui, au moindre écart, peut tourner au désastre. Interdiction de décevoir.
Champagne aidant, les langues se délient. Je reste concentré, mais j’entends. Économie solidaire, circulaire, volontaire… En écho cuisine : shaker, blender, toaster… Lola me rejoint. Elle me propose une coupe. Délicate attention, mais je ne bois jamais d’alcool en service. Dommage, le champagne acheté 42 euros, facturé 85 euros est un pur bonheur. Je lui raconte, nez épicé, touche de chêne, crémeux, millefeuille, poires… Épatée, elle vérifie, dans la coupe qui m’était destinée. Elle murmure :
— Je suis désolée… Mon mari est un con, mais il sera bientôt député. Je ne me résigne pas à le quitter. Même si auprès de Pierre tout devient magique, son monde me fait peur. À l’un comme à l’autre, je ne fais que mentir…
Lola semble d’un coup si malheureuse que je voudrais la serrer dans mes bras. Il ne faudrait pas qu’elle pleure… J’évoque le délire de Wendy l’autre samedi… Elle sourit. Avoue qu’elle aurait aimé voir. Je lui fais goûter le velouté d’asperges. Elle termine ma coupe. Ses pommettes rosissent. L’espace d’un instant, elle redevient Lola.
J’annonce : velouté d’asperges blanches et œufs mollets… Cérémonial bien rodé. On boit mes paroles. Je termine par « Bonne dégustation » plus stylé que « Bon appétit ». Je m’éclipse. Je suis aux fourneaux, mais mes yeux voient dans mon dos. Les visages parlent. Ça fonctionne ! Je me détends.
Les hommes font les paons, les dames enjôleuses entrent dans leur jeu. La hotte aspire condensation et futiles conversations. La fenêtre de la cuisine ouvre sur un vaste jardin que la nuit grignote gentiment. Les senteurs d’herbe coupée entrent en résistance. Monsieur Marié et son jardinier n’ont pas fait les choses à moitié. Pelouses fraîchement tondues, hauteur de coupe trois centimètres ! Le futur député actionne l’interrupteur… L’ombre, dérangée par le feu des projecteurs, s’en va jouer ailleurs. Étonnant homme politique ce Marié qui n’aime que ce qui brille. Ma voiture aurait fait tache ! Chez les Mariés on ne roule pas Opel. Les prestigieuses berlines stationnées dans l’allée centrale en imposent. Monsieur Marié aime quand ça clique. Tant pis pour la planète !
La baignade en eau bouillante ne figure pas à ma recette. Les quatre homards ne sauront donc rien du réchauffement climatique. Pinces emprisonnées par des élastiques, ils sont à bout de force. La fin du supplice approche. Pareil au torero dans l’arène, je leur assène le coup de grâce. Ollé ! La lame transperce la carapace juste au-dessous de la tête. Malheur… ils continuent de bouger ! Pour la littérature culinaire il s’agirait d’une réaction nerveuse. Je hais les mises à mort. Mon futur restaurant sera végétarien ! Je m’empresse de couper l’animal en deux. J’ôte les viscères, réserve le corail, prépare une pâte beurre fondu, chapelure, piment, estragon, passe les homards au grill puis enfourne. Les Marié ont une cuisine suréquipée.
Alors comme ça, les quatre femmes seraient sorties ensemble, samedi dernier ? Soirée théâtrale, à la comédie Bastille. « Pendant ce temps là Simone veille ». Une pièce féministe où chacun en prend gentiment pour son grade. Lola raconte la pièce. Ses amies complices en rajoutent. Nulle trace de coke sous le nez d’une Lola totalement désincarnée. Juste un sourire distant. Aux antipodes de l’extravagance qui, hier, la fit si flamboyante. Elle raconte à son homme une séquence bien différente. À l’époux le théâtre. Au médecin la volupté. Je cogite… Les détails abondent… L’une d’elles a-t-elle seulement vu la pièce ? Les hommes écoutent, par politesse. Leurs terrains de jeux à eux sont autrement plus sérieux. Ils se construisent à coups de placements financiers, s’achètent une virginité au travers de placements solidaires qui se révèlent au bout du compte complètement bidons. Au fait, que faisaient-ils samedi dernier ? J’ai envie de jouer avec eux à qui ment le mieux.
Quand je raconterai tout ça à Wendy, elle n’en reviendra pas. Tout à l’heure, bien après minuit, je rentrerai épuisé. Elle ne dormira pas. Wendy dit qu’elle m’attend. Que la télé lui tient compagnie. Ma seule envie sera celle de dormir. Elle ne m’en voudra pas. La sophrologie l’a beaucoup aidé à surmonter ses émotions. Elle en a fait son métier. La nourriture, pour elle, doit être celle de l’esprit. Wendy ne mange pas, elle picore. Son plaisir se niche ailleurs. Son appétit de caresses est immense. Wendy gourmande et jamais rassasiée. Moi, amoureux, mais souvent fatigué. Suis-je à la hauteur de ses attentes ?
Je m’applique. Un œil sur le gratin, l’autre sur l’assemblée. Je récure. Je pense… Je suis satisfait de mes assiettes. La présentation des filets de poularde de Bresse découpés en lamelles, celle du gratin disposé en timbale, les zébrures que dessine le crémeux cèpes oignons, le fumet qui exhale… tout cela fait bel effet.
Monsieur Marié a insisté pour que soient servis fromages, salade et dessert. Je lui ai conseillé de faire plus léger, sauf qu’il voulait épater. Je débouche une septième bouteille de champagne. Au diable équilibre et diététique si mon tiroir-caisse sourit ! Souvent, je m’arrange directement avec le client pour les fromages et les vins. L’Assiette Etoilée, mon employeur, ne sera pas moins riche si je deviens moins pauvre.
Je n’ai pas pour habitude de téléphoner pendant ma prestation, mais je dois parler à Wendy. Ces abrutis ont semé le doute dans mon esprit. Je sais bien qu’elle m’attend, pourtant un mauvais pressentiment fait de drôles de nœuds à mes nerfs. Fébrilement, j’appuie sur le portrait de Wendy. Sa peau couleur d’ébène me transporte dans l’océan de ses yeux. Là où brille l’îlot de mes rêves. Paradis privé où je suis seul à pénétrer. Ça sonne quatre… cinq fois… C’est horriblement long ! Les battements de mon cœur s’accélèrent. Enfin elle répond. Nos voix ne sont pas tranquilles.
— Quelque chose ne va pas chéri ? — Si tout va bien Wendy, mais peux-tu vérifier si mon portefeuille se trouve dans la poche intérieure de mon blouson ? Ça me tranquilliserait.
Je sais bien qu’il s’y trouve. C’est moi qui l’y ai rangé avant de partir.
— Euh… Ça ne peut pas attendre ? Je suis en plein milieu d’un film là…
Mon blouson se trouve normalement à deux mètres de Wendy. Pourquoi cet embarras ? J’insiste. Long silence…
— Non il n’y est pas chéri.
Confrontation avec le mensonge. Wendy n’est pas à la maison. Elle ne peut confirmer la présence du portefeuille. Je suis effondré.
Les invités ne tarissent pas d’éloges. Ils ont apprécié la volaille de Bresse. Je dérive, embarqué dans la galère du mensonge. Le lave-vaisselle ronronne, je nettoie, je range. J’ai envie de pleurer. Le cocu me rejoint. Il est cramoisi, mais il rit. Je l’envie de ne pas savoir pour Lola. On allume les bougies. Les lumières s’éteignent. Happy Birthday, entonne la petite troupe. Lola souffle. Applaudissements. La photo sera belle ! Nouveaux clichés. Sourires obligés. Les Marié se touchent. Ils s’embrassent sur la bouche. Je débouche deux nouvelles cartouches. Cette fois, c’est moi qu’on applaudit, pourtant je n’y suis plus.
***
Elle m’attendait comme à son habitude. L’histoire du portefeuille l’avait contrariée. Pas autant que moi ! Pour accréditer son mensonge, Wendy s’en était probablement débarrassé. Je n’ai rien dit. J’ai déclaré la perte de ma carte bancaire et de mes papiers d’identité. Perdre Wendy m’aurait été insupportable.
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|  | | Adelette Admin

Messages : 70753 Date d'inscription : 17/09/2014 Age : 73 Localisation : Essonne
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Dim 23 Fév - 5:03 | |
| Retournement de situation ! |
|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Lun 24 Fév - 3:36 | |
| L'historiette du jour : Jesse Owens de Marc CambonC’est épuisant de raconter une histoire différente tous les soirs. Mais ma fille les adore. Surtout celles que j’invente. Le conte qui lui plaisait particulièrement concernait un avion de manège qui en avait assez de tourner en rond cent fois par jour. Un après-midi ensoleillé, il décida de décoller. Ma fille Éva venait juste d’y monter pour attraper une queue de singe en peluche. Elle était le personnage principal de ce conte et parcourait le ciel, de la terre à la lune, de la terre aux étoiles. - Lire la suite:
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Un soir un peu à court d’idées, je décidai de lui raconter une histoire vraie. Un vrai conte fantastique. Un exploit qui fit le tour du monde. Transformé en légende avec le temps : un athlète noir arracha quatre médailles d’or aux JO de Berlin en 1936 et infligea les premières grandes défaites au plus grand dictateur de l’histoire de l’humanité. « JO aux JO », ou le triomphe d’un noir dans un monde de fanatiques, en ces temps de haine et d’avant-guerre.
« On l’appelait le prince des pistes, mais comme il était noir, les racistes de tous bords le haïssaient et certains des pays en lice, l’Allemagne en particulier, avaient consciencieusement préparé leurs athlètes pour montrer au monde la supériorité de la race blanche sur toutes les autres. Ce n’était pas ce soi-disant prince noir qui allait donner des leçons d’athlétisme au monde occidental, non, mais. Mal leur en prit, l’ombre qui cernait déjà le monde et qui avançait inéluctablement vers les plus grandes horreurs de l’Histoire était à la fois l’annonce d’une guerre et un présage : la victoire finale. Celle d’un prince noir fragile, triste et mince qui gagna cette guerre bien avant l’heure. Nous sommes le premier août 1936. Dans l’Olympia Stadium de Berlin, la mise en scène est grandiose, plus de 100 000 personnes assistent à l’ouverture des Jeux olympiques. Le bras tendu vers Adolf Hitler, qui a pris le pouvoir en Allemagne trois ans plus tôt… Quatre mille athlètes de 49 nations défilent devant la tribune et la foule est en délire. Un immense orchestre interprète le Messie d’Haendel dirigé par Richard Strauss. Le Reich se devait d’en mettre plein la vue au monde entier. Et ils mirent le paquet pour donner l’impression que “L’Esprit des jeux” existait bien et qu’il n’y avait aucune répression en Allemagne. Jesse Owens, lui, n’était pas dupe du régime nazi et de sa politique raciste, mais, comme tout participant aux Jeux, il s’était rendu à Berlin pour le sport. Pour remporter des médailles. Et l’athlète noir américain, déjà recordman du monde du 100 mètres et de saut en longueur, dépassa toutes les attentes en remportant quatre médailles d’or, et en devenant à Berlin une véritable star. Il remporta, le 100 m, le saut en longueur, le 200 m et le relais 4 x 100 m devant les yeux d’un monstre ahuri qui s’enfuyait de la loge de la tribune d’honneur pour ne pas saluer le vainqueur. »
— Papa, tu crois que je vais être championne du monde du saut en longueur ? — Oui, ma fille, mais il faudra travailler. Tu sais les seules vraies victoires ce sont celles que l’on remporte sur soi-même… Et les titres et les médailles importent peu. — Je n’avais jamais entendu parler de lui… — C’est une légende du sport et de l’Histoire tout court, car ce fut un symbole. Mais pas le seul. Il y connut un autre prince tout aussi courageux que lui. Jesse était Prince des pistes, le champion toutes catégories, mais le vrai Prince – peut-être – celui qui hélas en est mort, c’est son adversaire allemand pendant ces Jeux. Lui aussi infligea une défaite à Hitler en levant le bras de Jesse à chaque fois qu’il gagnait et en lui apportant son soutien et ses conseils. Et il le paya très cher par la suite, mais c’est une autre histoire. Il s’appelait Lutz Long. Et prônait une entente fraternelle entre tous les habitants de la terre et, partant, entre tous les sportifs quelle que fût leur religion ou la couleur de leur peau. Il est tombé dans l’oubli. — Continue, papa.
« Jesse venait d’Alabama, d’un état américain où sévissait le Ku Klux Klan. Il appartenait à une famille de 11 enfants, une famille d’esclaves qui émigra au moment de la crise économique des années 30 vers l’Ohio, un état où existait néanmoins la ségrégation entre blancs et noirs, mais de façon moins violente qu’en Alabama. C’est là qu’on le remarqua. On l’autorisa à s’entraîner sur le stade du campus universitaire, mais à condition de loger à part. Malgré toutes les épreuves qu’il dut surmonter une à une, il devint champion du monde de saut en longueur et du 100 mètres. »
— Papa ce n’est pas un vrai conte. Il n’y a pas de fées, de magiciens, de sorcières, d’inventeurs… — Tu as raison, mais il y a des monstres, il y a une histoire d’amitié entre Jesse et Lutz extraordinaire, des sorciers monstrueux et des faibles en apparence qui luttent comme ils le peuvent contre ces démons… Je poursuis mon histoire, il se fait tard, Éva.
« Les habitants de New York lui firent un triomphe lorsqu’il revint au pays avec ses quatre médailles d’or. Et l’idée, notamment, d’avoir pu arracher quatre médailles de l’uniforme d’un dictateur le séduisait. Il y était parvenu en quelque sorte ; et que ce dictateur fût fou de rage chaque fois qu’il gagnait était un prix, une victoire, supplémentaire pour un noir américain, fils d’esclaves. »
— Je suis souvent éliminée parce que je prends mal mon élan et dépasse la marque au sol, et quand j’y arrive, mes sauts sont ridicules… — Je vais te donner le truc que proposa Lutz Long, le rival de Jesse pendant les Jeux, le conseil qui allait lui permettre de réussir ses sauts. Owens, au début, était persuadé qu’il s’agissait d’un piège que lui tendait son rival (n’oublie pas Éva que tous les deux luttaient pour la médaille d’or). Il décida néanmoins d’essayer et il fut qualifié… Et quelques jours plus tard, il gagna la finale avec un saut de 8,03 mètres, un record du monde incroyable pour cette époque. — Le truc, papa, vite… — C’est tout simple, mettre une serviette au bord de la piste d’élan quinze centimètres avant la marque au sol à ne pas dépasser et sauter en prenant la serviette comme repère. Tu gagnes en confiance, tu perds certes quelques centimètres, mais si tu es bonne tu as de grandes chances d’être qualifiée. Peu à peu tu surmonteras tes angoisses ou tes craintes. Jesse, terrassé par le trac, allait être éliminé avant la finale et son adversaire en s’éloignant, juste avant le dernier saut de Jesse, laissa tomber discrètement sa serviette au bord de la piste quelques centimètres avant la ligne de saut. Tu connais le résultat. Tu sais Éva je n’aime pas trop le sport à moins qu’il ne reflète aussi des moments romanesques et d’une grande humanité, qu’il nous aide à sortir, symboliquement au moins, des pistes, des courts ou des terrains de jeu. Cette histoire va beaucoup plus loin que quatre victoires aux Jeux olympiques.
« Pour finir, j’ajouterais qu’il n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie. Il tomba en faillite et pendant quelques années accepta de courir contre des chevaux (parfois des voitures) pour gagner sa vie. Il avait mis le monstre du fascisme en échec. Mais pas celui de la ségrégation, de l’inégalité, de l’humiliation et de l’oubli qui régnait encore et toujours dans son pays. Connaissant tes goûts pour l’athlétisme et le saut en particulier, je pensais que cette histoire du Prince des pistes pourrait te plaire. »
— Merci, papa, grâce à toi je vais réussir mes sauts. Il courait plus vite que les chevaux ? — Je ne sais pas. Il est l’heure de dormir maintenant. Mais avant j’ai envie de te faire écouter une chanson. Elle va te bercer et t’aider à t’endormir. Je l’ai écrite pour toi Éva et elle parle de cette histoire…
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|  | | Poussinnette Graphiste

Messages : 5521 Date d'inscription : 09/10/2017 Age : 71 Localisation : quelque part dans le monde
 | Sujet: Re: L'historiette du jour Mar 25 Fév - 1:26 | |
| L'historiette du jour : Scofi de Mohamed RezkallahUne pluie de fines aiguilles continuait à tomber sur le crépuscule blafard. Un de ces moments dont personne ne veut. Je commence ma tournée somnifères. Je suis infirmière dans un hôpital psychiatrique. Je fais ce métier depuis quinze ans. Oui, je sais !!! Je ne me prédestinais pas à ce genre de carrière, la couture, la mode m’intéressaient beaucoup. Mais une grossesse imprévue m’a forcée à mettre de côté mes rêves. Étrangement, malgré ce que l’on peut croire, travailler dans un asile n’a rien de pénible, et côtoyer quotidiennement des personnes dites psychologiquement dérangées, vous donne avec le temps l’impression d’être normal. - Lire la suite:
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Il y a un mois environ, un nouveau patient a été admis à l’hôpital. Un ancien flic d’après les rumeurs. Fort charmant, charismatique. J’ai pu échanger quelques mots avec lui pendant les médications journalières. Il n’est pas très bavard. Un grand gabarit, brun, le regard doux. Et bien flic d’après ses dires. Il n’a pas l’air fou. Mon intuition me le dit. Cet homme en a bavé. Scofi, c’est son nom. Ce nouveau pensionnaire habite pacifiquement mes pensées et donne un peu de piment à mes journées trop longues et maussades. Je suis curieuse de savoir pourquoi il est là. Son dossier n’est pas accessible pour les simples employées comme moi : d’une, c’est un flic, et de deux, officiellement, je n’ai pas les compétences requises. Donnez des compétences aux infirmiers et la race des docteurs deviendra inutile. Cependant, les vraies raisons qui poussent un homme à la folie ou à l’exil ne figureront jamais dans un dossier. Dans un dossier, il y a le raisonnement d’un simple homme, un docteur, face à une chose qui le dépasse complètement.
Me voici devant la porte de M. Scofi. Je respire un bon coup, arrange ma blouse, me recoiffe à l’aveuglette et toque : « Toc toc toc. »
— Bonjour M. Scofi ! — Bonjour ! — Comment allez-vous aujourd’hui ? — Très bien, je vous remercie. — Voici vos petits cachets pour bien dormir.
M. Scofi prend ses médicaments sans faire d’histoires.
— Ça fait combien de temps que vous travaillez ici ? me demande-t-il. — Quinze ans que je suis ici ! Et vous, monsieur Scofi ? Hier, vous m’avez dit que vous étiez flic avant ? Combien d’années ? — Oui ! J’étais lieutenant à la criminelle. Trente ans de fidèles et loyaux services à la République. — Lieutenant ! Waouh ! Impressionnant ! — Ha ha, je vous remercie. Et vous, pourquoi travaillez-vous ici ? Il y a bien mieux comme métier et vous semblez plutôt dégourdie comme femme !
M. Scofi est plutôt bavard aujourd’hui…
— Je m’intéressais à la mode. Mais je suis tombée enceinte et… — Je comprends. C’est une bénédiction. — … ? — Ce qui vous arrache à vos rêves est une bénédiction. — Ah bon ? — Vous verrez. Un jour, on comprend.
Je sens une ouverture, j’ose : — Et vous, monsieur Scofi ? Je me permets de vous poser la question : pourquoi vous êtes-vous fait interner ? Je vois bien que vous êtes sain d’esprit, et ça me turlupine, j’aimerais savoir ce qui vous est arrivé. — Ce n’est pas une histoire très drôle, vous savez ! — Qu’est-ce qui peut être drôle ici ? — Et les autres patients ? Vous leur portez pas leurs bonbons pour dodo ? — Un peu de répit pour eux avant la collation du soir ne leur fera pas de mal.
M. Scofi esquisse un sourire. Sur la fenêtre condamnée de la chambre, la pluie continuait de taper. Un toit de nuages obèses et grisâtres nous compresse sans compromis. Il me reste de nombreuses chambres à visiter, mais Scofi me donne l’impression d’être ailleurs, sa quiétude, son être me transportent au-delà des murs de l’hôpital.
— Prenez place, me dit M. Scofi.
Je m’installe à l’autre extrémité du lit. Lui est couché, les trois quarts du corps recouverts par la couverture.
— Je vous écoute. — Il y a deux ans de cela, j’étais loin d’imaginer que je finirais étiqueté fou. J’étais dans la fleur de l’âge. Accro à l’action, j’adorais mon travail. Mon père était flic, mon arrière-grand-père était flic, j’étais flic avant de naître. Sans mentir, le bien ne m’intéressait pas, c’est le mal qui me fascinait. Vous savez, avoir entre ses mains un violeur psychopathe multirécidiviste et pouvoir lui poser des questions, c’est tout de même enrichissant. — Ah… — Je comprends votre réaction. Enfin… Je continue. Je faisais là un petit préambule pour vous garder un peu plus longtemps à mes côtés.
M. Scofi esquisse de nouveau un sourire, mais je perçois bien qu’il ne ment pas. Il ne souhaite pas être seul.
— J’étais en planque depuis deux mois sur la piste d’un braquage de bijouterie, et depuis le début de l’opération, mis à part l’observation, il ne se passait rien. Sûrement une fausse piste. Pour un homme d’action, rester aussi longtemps inactif, c’était une vraie torture. La radio était en permanence branchée sur le canal homicide, en cas d’interventions dans les environs. Mais tous les malheurs du monde semblaient se passer loin, très loin de moi. — Eh bien, monsieur Scofi, je n’imaginais pas qu’un policier puisse avoir ce genre de… besoins. — Je comprends votre étonnement. Alors, au milieu du troisième mois de planque, qui ne donnait pas grand-chose, on annonça sur la fréquence radio qu’une femme voulait se jeter depuis le toit d’un bâtiment en ville. Ça se passait tout près de là où j’étais. Je ne pus me retenir, et me rendis à toute vitesse sur le lieu de l’incident. J’adore les cas psychologiques. Ironique non ? J’aime le contact direct. — Et qu’est-ce qui s’est passé ?
M. Scofi boit une gorgée de son verre d’eau. Le long de la vitre coulent lentement des traînées de gouttes de pluie éclatées. C’est gris dehors.
— Je suis arrivé le premier sur le toit. La femme était bien là. J’avais déjà eu affaire à de pauvres gens au bord du suicide, sur les toits ou ailleurs. Pour diverses raisons : chagrin d’amour, faillite, maladie… Je m’étais confectionné, à force, une compilation de répliques efficaces, pour dissuader les âmes qui voulaient en finir avec la vie. — C’est amusant et morbide à la fois. Pouvez-vous me dire quelques-unes de ces répliques ? — Bien sûr ! Alors, par exemple : « Pensez un peu à ceux que vous allez rendre tristes par votre mort. » Ou encore : « Pensez à ceux qui ont encore besoin de vous, vous ne pouvez pas faire ça. » Il y a aussi : « Pensez un peu à tous ceux que vous allez perdre. Et le ciel bleu, la caresse des rayons du soleil, la surprise d’une goutte de pluie qui vous tombe sur la joue, l’océan… » Et encore bien d’autres. — J’avoue que c’est plutôt bien trouvé. — Je vous remercie. Cette fois-ci, c’était une femme. Une immigrée. Enceinte et séropositive. Elle penchait bien sur le vide. Elle n’avait pas peur. Je me suis approché d’elle doucement et je lui ai demandé de me rejoindre, en attendant qu’elle me demande pourquoi, et qu’ensuite je puisse balancer mes répliques. À ce moment-là, mon but était de sauver un être humain. Simplement pour me sentir utile, vivant, réel. — Je vous comprends, monsieur Scofi. — Mais je ne savais pas que je faisais ce métier pour cette raison avant d’atterrir ici et d’être confronté à moi-même. Je n’avais que les notions basiques du bien, de ce qu’il faut faire, de la justice. Je ne me rendais pas compte que je me nourrissais allègrement de la misère des autres. Cette femme, sans foyer, enceinte de sept mois et séropositive, quand j’ai tendu les bras pour lui dire de ne pas sauter, s’est retournée et m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé : « À quoi bon s’emmerder à vivre ? Hein ? À quoi bon ? Donnez-moi une seule raison de vivre, et je viendrais vers vous. »
L’orage gronde, la pluie se fracasse contre la fenêtre, la nuit tombe doucement. Le visage de monsieur Scofi plongé dans les ténèbres rampantes, il continue son récit.
— Quand elle m’a demandé une raison, une seule, pour laquelle il valait la peine de vivre, elle m’a pénétré du regard, me scrutant, à la recherche d’un espoir, d’une lumière. L’espace d’une seconde, elle m’a offert une chance.
Monsieur Scofi se tait un long moment. Seul le clapotis incessant de la pluie se fait entendre. Moi, je suis en suspens. J’attends.
— J’ai douté. — Comment ? Vous ? Quoi ? — J’ai douté. Elle a vu… — Vous avez douté ? — Oui. L’espace d’un instant. Aucune raison valable ne m’est venue à l’esprit. Au moment où elle m’a confié sa vie, je n’ai pas su quoi lui dire. À cet instant, j’ai ressenti son vide, elle me l’a communiqué pour que je comprenne. Un désespoir infini m’a pris, m’a englouti, et je suis resté bouche bée, les bras grands ouverts. Elle, tranquillement confortée, s’est tournée et a sauté. Moi, je suis resté un long moment figé, les bras déployés telle une stupide statue de piaf, vide. Les collègues m’ont redescendu et tout a changé. Ma perception a changé. — Qu’est-ce qui avait changé ? — Le bien et le mal se sont dissous. — Je ne comprends pas très bien ce que cela signifie. Mais j’ai une question. — Je vous en prie. — Si ce fameux jour, vous aviez sauvé cette pauvre femme, qu’est-ce qu’il se serait passé ? — Eh bien, je serais toujours un suicidaire, courant de partout à travers la ville, suppliant que la mort me fauche. — Ah oui ?!
Je me demandais, gênée, de plus en plus, si monsieur Scofi, bien que très charmant, n’était tout de même pas un peu atteint.
— Madame, sur ce toit, la personne en détresse, perdue et face au vide, c’était moi.
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 | Sujet: Re: L'historiette du jour  | |
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